Notes
-
[*]
Doctorant en sociologie à l’université Paris Diderot-Paris VII et au Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain.
-
[1]
Selon la définition de Dan FERRAND-BECHMAN, Le métier de bénévole, Paris, Economica, 2000, 158 p.
-
[2]
Doug McADAM, Ronnelle PAULSEN, “Specifying the Relationship between Social Ties and Activism”, American Journal of Sociology, n° 3, nov. 1993, p. 640-667.
-
[3]
Cet exemple est tiré de notre travail de Master 1 à l’École normale supérieure de Cachan et à l’Université Paris IV-Paris Sorbonne. Effectuée sous la direction de Pierre-Paul Zalio, cette recherche s’est fondée sur des méthodes d’enquête qualitatives (entretiens biographiques et observations sur les sites de l’association). L’enquête s’est déroulée entre 2006 et 2007. L’anonymat ayant été garanti aux interviewés, le nom de l’association ne sera pas divulgué et les prénoms utilisés par convention ont été modifiés.
-
[4]
Olivier FILLIEULE, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de sciences politiques, n° 51, 2001, p. 199-215.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Jacques ION, L’engagement au pluriel, Saint Etienne, Université de Saint-Etienne, 2001, 228 p.
-
[9]
Dan FERRAND-BECHMANN, Les bénévoles et leurs associations : autres réalités autre sociologie ?, Paris, L’Harmattan, 2005, 318 p.
-
[10]
Bénédicte HAVARD-DUCLOS, Sandrine NICOURD, Pourquoi s’engager : bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Paris, Payot, 2005, 212 p.
-
[11]
Voir notamment Patricia PAPERMAN, Sandra LAUGIER, Le souci des autres: éthique et politique du care, Paris, EHESS, 2006, 348 p.
-
[12]
Patricia PAPERMAN, Sandra LAUGIER, Le souci des autres: éthique et politique du care, Paris, EHESS, 2006, 348 p. ; Sandra LAUGIER, La voix et la vertu : variétés du perfectionnisme moral, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, 537 p.
-
[13]
Luc BOLTANSKI, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1990, 381 p.
1La généralisation du terme « aidant naturel » au cours des années 1980 et 1990, terme encore usité de nos jours, ne peut que poser problème au sociologue ; en effet, cette discipline s’est construite contre les formes d’explication par la nature, et pour tout dire, contre le terme « nature » lui-même. Dans le cas de l’aidant, on est en droit de se demander ce qui est naturel dans le fait d’aider autrui, dans ces gestes et cette disposition vis-à-vis d’autrui. Peut-elle être naturelle cette disposition que l’on voit inégalement répartie dans la population selon des fractures de classes sociales et de genre ? Et pourtant, pour bon nombre de ces « aidants naturels », il semble naturel d’aider la ou les personnes qu’ils aident. L’aspect « naturel » de cette aide désigne donc plutôt l’élan de l’aidant et le peu d’intermédiaires institutionnels entre cette disposition et l’aide elle-même. L’épouse aide « naturellement » son mari malade et ce sans passer par une formation d’aide soignante ou un concours d’entrée dans un centre de formation au travail social. Cela semble bien « naturel ».
2Reprendre ce terme du sens commun pose problème au sociologue, mais aussi aux praticiens et concepteurs des politiques sociales parce qu’il occulte une question essentielle. Pourquoi les aidants naturels deviennent-ils aidants ? Et symétriquement, pourquoi certaines personnes correspondant au « type naturel » de l’aidant ne le deviennent-ils pas ?
3Cette problématique ne peut se traiter qu’en considérant cette entrée dans l’« aide » comme une forme d’engagement, c’est-à-dire un acte par lequel une personne se lie au futur [1]. La sociologie de l’engagement, si elle s’est focalisée sur les figures de l’engagement militant et la participation à des mouvements collectifs de lutte sociale, n’en a pas moins développé une palette d’outils qui peuvent éclairer au-delà de la sphère proprement politique. C’est d’autant plus vrai qu’une partie de cette « aide informelle » est dispensée par le biais d’associations, objet de nombreuses études dans cette tradition analytique. De plus, l’arsenal théorique développé par les sociologues de l’engagement est particulièrement adapté à la compréhension du rapport ambigu entre professionnalisation des pratiques et motivation des aidants.
4Dans cet article, nous nous concentrerons sur un modèle de l’engagement particulièrement heuristique sur le thème des aidants informels et ayant déjà largement fait ses preuves dans le domaine de l’engagement associatif. Nous présenterons donc le modèle d’engagement processuel développé par Doug McAdam au début des années 1990. Principalement développé dans son article Specifying the relationship between social ties and activism [2] (co-écrit avec Paulsen), ce modèle s’attaque directement au problème de l’écart entre déterminants sociaux traditionnels et engagement (ou non) des personnes prédisposées en portant attention aux processus de recrutement dans les activités étudiées. Après avoir situé ce modèle dans son contexte d’émergence et en avoir exposé les éléments principaux, nous le mettrons au travail en l’appliquant au cas des bénévoles accompagnants en unités de soins palliatifs. Ceci nous permettra d’en montrer l’intérêt et le caractère heuristique pour les travaux portant sur la professionnalisation et la diversité des rapports à l’aide [3].
La sociologie de l’engagement dans l’action collective : vers le modèle de l’engagement processuel de Douglas McAdam
5Le courant traditionnel de l’analyse de l’action collective se structure, depuis 1965 et l’ouvrage Logique de l’action collective par M. Olson, autour de la question des coûts de l’engagement [4]. À cette question, divers types de réponses ont été données. Le paradigme du choix rationnel dans la lignée d’Olson a produit des modèles basés sur l’idée d’intentionnalité et de stratégies déployées par les acteurs. Le courant héritier dit de mobilisation des ressources tentera dans les années 1970 d’introduire les déterminants sociaux comme ressources et comme structure dans laquelle se déroulera la prise de décision (voir parmi d’autres les études d’Obserschall [5]).
6Ce type d’analyse butant sur le problème de recrutement différentiel (differential recrutment [6]), c’est-à-dire le fait que certaines personnes aux mêmes caractéristiques structurelles et se trouvant dans des situations très similaires ne s’engagent pas nécessairement dans la même voie, un grand nombre de sociologues ont depuis tenté de les remplacer. Ainsi, le fait que tous ces sous-courants laissent opaque le passage des prédispositions aux actes ou supposent des caractéristiques individuelles des individus, d’ordre psychologique ou attitudinal, conduit à une insatisfaction théorique. Cette insatisfaction face à ce rejet hors du domaine de la sociologie prendra de l’ampleur dans les années 1970 avec les travaux de Muller et McPhail [7]. De nombreux auteurs tenteront de résoudre ce problème au cours des années 1980 en faisant référence aux réseaux personnels des individus.
7Dans cette trajectoire, les travaux de D. McAdam du début des années 1990 se sont révélés décisifs. Ainsi, en affirmant l’importance d’une analyse en termes d’inscription dans des réseaux et liens sociaux, tout en critiquant les limites des avancées des années 1980 dans ce domaine, cet auteur a fortement participé d’une nouvelle perspective d’analyse de l’engagement militant. Ses trois critiques principales, adressées au courant des années 1980, consistent à souligner l’absence de théorie quant à l’influence de l’inscription dans un réseau sur l’engagement effectif des individus, le flou qui entoure l’importance de ces liens censés faciliter l’engagement et enfin ces études ne tiennent pas compte de la multitude des réseaux et organisations dans lesquels s’inscrit l’individu et la contradiction de leur influence. Le modèle de McAdam cherche donc à combler ces lacunes, donc à formaliser le rôle que jouent les « social ties », les liens sociaux, dans l’engagement militant. Pour ce faire, McAdam tiendra compte de la multiplicité des ancrages individuels et se basera sur le concept d’« identity salience », prépondérance identitaire, pour expliquer sociologiquement ces différences par une définition de soi ancrée dans des relations avec des groupes.
8L’appréhension du militantisme en termes d’identité s’inscrit dans un contexte de renouveau d’intérêt pour le vécu des acteurs dans les interrogations de la sociologie en général (par exemple, chez Alain Touraine) et de développement de la problématique des nouveaux mouvements sociaux. Douglas McAdam, comme Jacques Ion [8] en France, propose donc une vision des mouvements sociaux comme lieux privilégiés de construction et de perpétuation de l’identité des individus.
9La sociologie des mouvements sociaux constitue une spécialisation dans la discipline sociologique. Il n’est par conséquent pas étonnant que la sociologie du bénévolat, spécialisation de cette dernière, ne soit que peu représentée dans le champ de la sociologie générale. Les travaux de D. Ferrand-Bechmann et B. Havard-Duclos en constituent les références incontestables. Ces travaux montrent un changement dans le champ du bénévolat depuis la seconde guerre mondiale. Une valeur montante de ce bénévolat de la deuxième moitié de siècle serait l’accompagnement. Cette évolution serait d’ailleurs à relier à l’évolution du secteur des services décrite ci-dessus. L’accompagnement, nous explique D. Ferrand-Bechmann [9], serait à la fois une technique et une valeur mais surtout un terme en vogue depuis près de vingt ans et qui remplacerait les termes aider, soigner, enseigner, encadrer, former, retirant à la personne visée son autonomie. Il serait surtout employé, dans un premier temps, dans le domaine du travail social pour ensuite voir son usage démocratisé et prendre un caractère normatif. Ces transformations correspondent parfaitement à ce qui est appelé « nouveaux mouvements sociaux », justifiant par là le recours aux concepts élaborés, à l’origine, pour expliquer l’engagement dans des mouvements directement politiques.
Un modèle en trois étapes
10L’un des outils les plus heuristiques de cette tradition est le modèle de l’engagement processuel développé par D. McAdam conjointement avec R. Paulsen. Dans leur article principal, ils proposent un modèle de l’engagement en trois étapes principales. Leur objectif étant de rompre avec une simple étude des déterminants sociaux généraux de l’engagement, ces étapes se veulent le processus de concrétisation des prédispositions à cette activité sociale :
- dans un premier temps, l’individu doit faire l’objet d’un appel à l’engagement dans un mouvement ;
- dans un second temps, l’individu doit pouvoir concevoir un lien entre sa participation et son identité ;
- dans un troisième temps, l’individu s’assure d’un soutien quant à cette activité de la part des personnes en rapport avec cette facette de son identité, et de l’absence d’opposition de la part des autres personnes.
11De plus, en envisageant l’individu comme inscrit dans des réseaux différents qui peuvent s’opposer, cette perspective permet d’analyser pourquoi certaines personnes s’engagent et d’autres non alors même qu’elles sont soumises à des influences communes. Cette perspective permet donc de ré-envisager le rôle des organisations comme décisif quant au recrutement. La question des inégalités de recrutement (differential recruitment) étant au cœur des problématiques de la sociologie des mouvements sociaux, l’on comprend le retentissement qu’a pu avoir une telle proposition.
12La force de ce modèle est que nous pouvons autant l’envisager comme une modélisation d’un processus menant à l’engagement que comme la mise en évidence des types de rétribution qui permettront à cet engagement de perdurer. Ceci nous permet de ne pas uniquement nous placer dans une perspective de construction identitaire mais aussi envisager l’engagement comme une pratique sociale ayant un coût donc devant faire l’objet d’un arbitrage par l’individu concerné.
Le recrutement des bénévoles accompagnants en unité de soins palliatifs
13Notre recherche s’était concentrée sur les motifs d’engagement dans une association relative aux soins palliatifs et le rapport à la pratique d’accompagnement. Une des conséquences de ce déroulement de la recherche est que nous n’avons pu vraiment interroger l’inscription identitaire de l’accompagnement dans la vie des individus qu’à travers la valeur et le sens attribué à cette pratique. Néanmoins, comme nous venons de le préciser ci-dessus, ce modèle d’engagement fonctionne aussi dans ce cadre là.
Première étape : L’appel
14Nous avons pu identifier trois types de processus d’appel à l’engagement dans une association de bénévoles accompagnants en unités de soins palliatifs.
Un événement déclencheur
15Le premier type de processus est centré sur un événement particulier : la personne se trouve confrontée à un accompagnement. Remarquons que, dans notre étude, cette trajectoire est surtout féminine. Constance nous dit ainsi :
« En fait moi ce qui s’est passé, et comme je le dirais à tout le monde : il y a onze ans donc ben mon mari et moi on a perdu respectivement nos pères à quelques mois d’intervalle. Donc bon ils étaient assez jeunes et puis ben à quelques mois d’intervalle, ça secoue quand même un petit peu! »
17Cependant cet élément déclencheur est à relier au contexte particulier de la décision d’effectuer ce bénévolat. Ainsi cette décision, comme le met en évidence O. Fillieule dans ses travaux, se trouve au confluent des différentes facettes d’un parcours biographique donc implique différentes sphères de l’identité de chaque individu. Le parcours professionnel des personnes est ici déterminant quant à la portée de l’appel recruteur. Constance nous dit ainsi :
« Donc bon ils étaient assez jeunes et puis ben à quelques mois d’intervalle, ça secoue quand même un petit peu! et puis je pense que c’était aussi à un âge où euh… voila on… pffff on est lancé dans la vie professionnelle, on s’est installé, on a des enfants et puis, et puis on se pose des questions pour donner un sens à sa vie. »
19Ou Marianne pour laquelle l’évènement ne fait qu’orienter une décision déjà prise et marquée par l’absence d’activité salariée:
« Et comme j’arrivais à un âge où mes enfants étaient plus grands, donc je savais que j’aurai du temps à consacrer à du bénévolat et que je cherchais depuis un certain temps, dans quelle orientation me diriger, ça m’a paru évident (petit temps) après sa mort, que c’était dans cette voie là que je voulais m’orienter, en tout cas pour une de mes activités de bénévole. »
Un thème important
21Pour le second groupe identifié, l’appel recruteur a pris la forme… d’un appel recruteur classique (témoignage dans un magazine, intervention de bénévoles dans un salon, dans une formation professionnelle, etc.). C’est donc davantage comme appréhension d’une cause que peut être interprété l’appel recruteur. Par opposition au groupe précédent, aucune des personnes constituant ce groupe n’a connu d’accompagnement personnel dans leur vie. De plus, leur récit ne met pas en évidence, comme ci-dessus, une congruence entre un appel et une période de « trouble » ou de questionnement identitaire. Bien au contraire les récits se présentent comme des processus détachés de toute sphère professionnelle ou privée. Dans ces cas, l’accompagnement n’apparaît que comme suggéré par la démarche d’entrer dans une association. L’appel recruteur peut donc être vu comme plus global : s’engager dans une cause que serait l’aide psychologique aux personnes en souffrance dans un milieu médical ou la réflexion générale sur le statut de la mort. L’accompagnement en tant que pratique surgit donc comme une phase tardive du processus d’appel, phase qui survient alors même que la personne a entamé une réflexion sur cette question.
Toute une vie
22Le troisième groupe identifié, quant à lui, rend beaucoup plus complexe la question de l’appel. Ces aidants font remonter la question de l’accompagnement comme fil conducteur de leur vie, ou du moins comme une longue histoire dépassant largement leur engagement dans l’association dont ils sont membres présentement. Par exemple, Jacques est un prêtre à la retraite qui considère que toute sa vie il a accompagné des personnes. Que ce soient des mariés, des jeunes en errance dans les bidonvilles de Saint-Etienne ou des adultes désirant se faire baptiser, jusqu’à ses activités dans cette association de soins palliatifs, toute sa vie a été un bénévolat et un accompagnement. Marianne, quant à elle multiplie depuis son adolescence les accompagnements personnels, dans le cadre de structures associatives et même en dehors. Le récit de leur engagement correspond donc à une forme de récit de vie au sens propre, qui ne connaît donc pas de début. L’appel est ici très difficilement identifiable.
Le lien entre l’engagement d’aide et l’identité de l’aidant
Être utile
23Le fait d’apporter quelque chose à « la société » est satisfaisant en soi, ce qui fait que s’engager dans une association est perçu comme valorisant nous disent B. Havard-Duclos et S. Nicourd [10]. Seulement ce facteur intervient très différemment selon les personnes interrogées. Ainsi, seule une minorité des personnes interrogées évoque clairement la volonté de faire quelque chose pour les autres, d’être utile. Par contre, nombreux sont ceux qui parlent de la beauté de certains accompagnements, de l’impression, la joie mutuelle ressentie dans certaines situations d’accompagnement et d’être dans le « vrai » avec les personnes accompagnées.
24Cette ambigüité des réponses sur la question de l’utilité est à ramener à la définition de l’accompagnement proposée par l’association dans laquelle ils sont engagés. Ainsi, que ce soit dans les écrits produits par l’association ou les discours des cadres et des bénévoles interrogés, qui sont d’une congruence étonnante, l’accent est systématiquement mis sur l’absence d’objectifs, sur l’inexistence d’un projet pour l’autre et sur l’ « être » par opposition au « faire ». À tel point que certains bénévoles, pourtant engagés de longue date en viennent à évoquer les limites de leur action, comme Marie-Chantal :
« Mission d’ailleurs c’est un bien grand mot. Ben c’est d’être à l’écoute des gens qui sont très gravement malades, qui sont en fin de vie ou qui sont tellement malades qu’ils pensent à leur mort. Et ben c’est d’être à leur écoute et d’éventuellement de les aider un tout petit peu, mais bon faut pas se faire d’illusion, face à la mort ce qu’on peut leur apporter c’est pas grand-chose…mais… ben en tout cas leur montrer qu’ils sont pas seuls, qu’il y a des gens qui pensent à eux, voila… »
Donner un sens à sa vie
26Cette ambiguïté quant à la nature de la satisfaction tirée de la relation se transmet au second critère. B. Havard-Duclos et S. Nicours en proposent une double définition. L’un des éléments attractifs et facteurs de pérennité de l’engagement serait le fait que celui-ci propose des points d’ancrages identitaires tout en permettant à la personne de mettre en scène sa trajectoire biographique. En s’inscrivant dans des collectifs d’engagement, l’individu se verrait proposer des ressources, langages, valeurs et personnes charismatiques, qui participeraient à la construction de son identité. La référence est donc clairement à la « cause » défendue implicitement ou explicitement dans l’engagement.
27Ce lien identitaire se retrouve chez certains à travers la mobilisation de la valeur de l’aide. Mais la valeur de l’aide, comme l’impression d’utilité vue ci-dessus, n’est clairement pas la principale référence identitaire. La beauté des moments d’accompagnement ou la joie que peut apporter la rencontre d’une personne, constituent, dans les récits recueillis, les principaux facteurs de rétribution. Ainsi, Constance, Pierre et Christophe évoquent le fait qu’ils sont dans « l’essentiel » lorsqu’ils sont en contact avec ces malades. L’essentiel étant considéré comme une relation en dehors des rôles sociaux :
« Là, on est dans la simplicité, on est face à quelqu’un qui est, je dirais dans sa simplicité la plus élémentaire. Et… bon je dis on discute vraiment (incompréhensible une phrase). Il y a une grande harmonie quand la personne veut bien. Donc je dis effectivement, on rencontre l’homme dans sa… dans son, dans sa simplicité. Alors cela étant ce que ça m’apporte effectivement, ben je trouve que ça c’est de l’humanité, c’est se repositionner par rapport à pleins de choses qui existent, les futilités de la vie de tous les jours. »
29D’une autre manière, certaines (uniquement des femmes) insistent davantage sur les joies de cette relation qui se concrétise dans l’instant. Ce rapport existentiel porte donc là davantage sur la beauté des moments passés que sur l’adhésion à un principe de distinction des types de relations humaines. Marianne nous dit ainsi :
« Et ensuite si je veux dire que ça me donne un certain bonheur c’est parce que, ce n’est pas toujours le cas mais quand il y a quelque chose qui passe, quand la personne arrive à parler, euh à s’exprimer, à sortir quelque chose qui est au fond d’elle-même, ben je vous dis c’est génial ! Moi qui suis rien ! Simplement une oreille écoutante, elle a sorti quelque chose qui est au fond d’elle-même et ça lui a fait du bien. Alors rien que par ma présence, j’ai rien fait ! »
31On comprend à travers cet extrait que plusieurs dimensions sont interdépendantes dans cette joie que procure l’accompagnement. Il y a à la fois une dimension de partage humain, une dimension de reconnaissance de son rôle par l’autre, mais aussi une dimension d’émerveillement devant ses capacités d’écoute.
32Ceci nous amène à une troisième façon d’envisager le lien entre accompagnement et identité en tant que sens attribué à la vie. La pratique de l’accompagnement, enrichie d’une formation à l’écoute est pour certains un moyen de progression morale. Ainsi, l’écoute comme ouverture au monde est particulièrement valorisée par ces personnes comme sens à attribuer au comportement humain. On y perçoit une dimension de retrait de l’ego associé à la vanité. Christophe explicite cette satisfaction morale [11] :
« Euh je suis depuis 2-3 ans, trois fois plus attentif à, dans la vie courante, à des moments où : tiens untel il écoute pas du tout ce que l’autre a dit, ou tiens il y a la petite sœur qui a commencé une phrase mais personne n’a répondu alors qu’il faudrait peut-être qu’on y apporte une réponse, ou tiens, là on a eu un repas, c’était un dialogue de sourds, on a eu 15 sujets en même temps mais personne ne s’est vraiment écouté, ou bien telle personne parle de ce thème avec ces mots-là, mais en fait ce qu’il veut dire c’est plus sur un autre plan et donc moi j’entends quelque chose en tout cas d’un peu différent et peut être un peu plus poussé que ce qu’on entend à première oreille. Là c’est assez factuel et j’allais dire d’assez patent, le fait d’accroître son écoute. Et ça c’est clairement une vraie joie, une vraie force, et ça peut même être quelque chose qui vous met même en décalage par rapport aux autres. Par exemple ça m’arrive souvent, quand je suis avec des amis de vouloir corriger les mots qu’ils emploient en disant mais là tu, tu…, je le fais pas à chaque fois bien sur sinon ce serait lourdingue, mais euh… le degré d’écoute et le sens des mots qu’on emploie, c’est sur que là quand on est bénévole chez Morévi, on, de fait on avance sur ces deux axes là. »
34Enfin, l’adhésion à des conceptions et jugements à valeur sociétale ou politique, si elle est étonnamment peu dominante dans ces récits n’en est pas absente pour autant. Ainsi, certains mettent au centre de leur processus d’adhésion à l’association la question du rapport à la mort dans nos sociétés. Différemment mais de manière congruente, Marie-Pierre nous dit que ce qui l’intéresse de plus en plus dans son bénévolat dans cette association dont elle est devenue peu à peu la présidente, est la dimension de sensibilisation à la situation des personnes en fin de vie.
35La question de la professionnalisation des aidants informels voit se définir son terrain à cet endroit. La force de recrutement et de pérennisation du recrutement de ces associations réside dans la définition d’une pratique, l’accompagnement. La grande formalisation de cette pratique (manuels, recours à des figures intellectuelles fondatrices comme Elisabeth Kuebler-Ross, textes distribués par l’association, rappel de ses principes lors des réunions mensuelles de partage d’expérience, etc.), son encadrement strict par l’association et le long processus d’apprentissage (six mois de formation des bénévoles avant de les mettre « sur le terrain ») indiquent une forme avancée d’encadrement assimilable à une professionnalisation. Par contre, la définition de l’accompagnement contre le travail salarié assimilé au raisonnement stratégique, place cette forme d’accompagnement dans une position complexe vis-à-vis de ce mouvement de professionnalisation de l’aide.
Les autres comme soutiens à l’engagement personnel : Le paradoxe de ces bénévoles
Des autres absents ?
36La démarche mise en évidence par D. McAdam et par O. Fillieule, consiste à inscrire dans leurs réseaux de sociabilité, donc de construction identitaire, les personnes et leurs récits. Il s’agit donc de repérer dans les récits de vie de bénévoles les inscriptions dans des groupes sociaux ou des relations avec des types d’acteur qui, du fait de leur émergence, peuvent être considérés comme des sites d’inscription acceptables par les acteurs.
37Ce qui frappe immédiatement à l’écoute et à la lecture de ces récits, c’est la relative inexistence de tels sites d’inscription. Les personnes interrogées n’évoquent que très marginalement le rôle d’autres personnes dans la décision prise de s’engager dans ces associations d’accompagnement en unité de soins palliatifs. Certaines personnes (surtout des hommes) n’évoquent d’ailleurs personne d’autre que leur propre cheminement pour expliquer leur engagement. De plus, aux questions portant sur l’engagement de ces bénévoles dans ces associations la plupart ont répondu en évoquant la pratique de l’accompagnement. Il semblerait donc que les associations elles-mêmes ne constituent pas un site d’inscription identitaire fort.
38Par contre, le soutien identitaire semble assuré par le contact avec les personnes aidées elles-mêmes. Nous avons évoqué plus haut l’enthousiasme exprimé à propos de l’exercice d’accompagnement lui-même. La spécificité de l’application de ce modèle au cas des aidants est que les aidés peuvent être vus comme constituant eux-mêmes une partie du réseau identitaire de l’individu, renforçant par là l’attractivité de cette pratique bénévole qui tient ainsi presque sur elle-même.
Un arbitrage travail/accompagnement
39Néanmoins, l’engagement dans une association de bénévoles accompagnants en unité de soins palliatifs peut, dans certains cas, refléter la recomposition de l’identité professionnelle, notamment des femmes. Ainsi, les entretiens avec certaines bénévoles placent leur décision d’engagement au cœur d’une période qui correspondrait à une réflexion sur les rôles sociaux qu’elles peuvent adopter pour donner sens à leur vie. Certaines adoptent clairement la perspective bénévole comme compensation ou au détriment de leur rôle professionnel. L’une prendra un mi-temps pour pouvoir effectuer ce bénévolat et une autre le choisira par opposition à un nouveau début de carrière. Les enfants devenant grands, le rôle social de mère ne permet plus d’occuper un emploi du temps qui ne peut se voir rempli professionnellement de perspectives attractives, tandis que le compagnon (dans les cas observés) pouvait largement subvenir aux besoins de l’ensemble de la famille. Il n’est pas étonnant que les femmes ayant ce profil soient aussi celles qui s’investissent le plus dans les activités hors-accompagnement de l’association. L’association et l’accompagnement prennent la place et le rôle socialisant de l’activité professionnelle. Néanmoins, ces caractéristiques ne sont pas spécifiques aux femmes. Ainsi, pour les hommes interrogés, l’engagement dans l’association et la pratique de l’accompagnement correspond aussi à des moments où leur activité professionnelle se fait moins source d’épanouissement. Dans ces cas aussi, devenir aidant s’inscrit dans une trajectoire professionnelle.
Conclusion
40Le modèle de l’engagement processuel permet donc de mettre à plat les facteurs d’engagement dans l’accompagnement. Par contre, son application au domaine de l’accompagnement rend plus problématique la mobilisation des typologies construites pour expliquer l’engagement politique. Ainsi, le caractère individuel de la pratique et la nature des valeurs qu’elle porte rend difficile d’inscrire les différentes trajectoires évoquées ci-dessus dans une opposition comme celle que dresse J. Ion entre militant affranchi et militant affilié. La réflexion sur l’engagement politique a ainsi étrangement mis de coté le rapport à la pratique engagée elle-même et la question du plaisir moral ressenti à exercer un certain type de pratique. Nous avons avancé l’idée que ce modèle est particulièrement heuristique lorsqu’appliqué au domaine de l’engagement dans l’aide. Il se pourrait donc que l’enrichissement soit mutuel. L’étude de l’engagement dans l’accompagnement en unité de soins palliatifs, parce que son objet se construit sur les valeurs du care voire d’un perfectionnisme moral [12] qui posent problème aux catégories classiques de l’engagement politique, semble suggérer la nécessité d’ajouter un nouveau type dans la typologie des militants. Dans la lignée des travaux de Boltanski sur la justification par l’agapè [13], la relation d’amour avec le monde, on pourrait définir l’aidant informel comme un type nouveau de militant, un militant moral.
Notes
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[*]
Doctorant en sociologie à l’université Paris Diderot-Paris VII et au Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain.
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[1]
Selon la définition de Dan FERRAND-BECHMAN, Le métier de bénévole, Paris, Economica, 2000, 158 p.
-
[2]
Doug McADAM, Ronnelle PAULSEN, “Specifying the Relationship between Social Ties and Activism”, American Journal of Sociology, n° 3, nov. 1993, p. 640-667.
-
[3]
Cet exemple est tiré de notre travail de Master 1 à l’École normale supérieure de Cachan et à l’Université Paris IV-Paris Sorbonne. Effectuée sous la direction de Pierre-Paul Zalio, cette recherche s’est fondée sur des méthodes d’enquête qualitatives (entretiens biographiques et observations sur les sites de l’association). L’enquête s’est déroulée entre 2006 et 2007. L’anonymat ayant été garanti aux interviewés, le nom de l’association ne sera pas divulgué et les prénoms utilisés par convention ont été modifiés.
-
[4]
Olivier FILLIEULE, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de sciences politiques, n° 51, 2001, p. 199-215.
-
[5]
Ibid.
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[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Jacques ION, L’engagement au pluriel, Saint Etienne, Université de Saint-Etienne, 2001, 228 p.
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[9]
Dan FERRAND-BECHMANN, Les bénévoles et leurs associations : autres réalités autre sociologie ?, Paris, L’Harmattan, 2005, 318 p.
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[10]
Bénédicte HAVARD-DUCLOS, Sandrine NICOURD, Pourquoi s’engager : bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Paris, Payot, 2005, 212 p.
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[11]
Voir notamment Patricia PAPERMAN, Sandra LAUGIER, Le souci des autres: éthique et politique du care, Paris, EHESS, 2006, 348 p.
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[12]
Patricia PAPERMAN, Sandra LAUGIER, Le souci des autres: éthique et politique du care, Paris, EHESS, 2006, 348 p. ; Sandra LAUGIER, La voix et la vertu : variétés du perfectionnisme moral, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, 537 p.
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[13]
Luc BOLTANSKI, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1990, 381 p.