Notes
-
[*]
Titulaire de la Chaire de Travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers.
-
[1]
Le fait même de parler d’« autres travailleurs » et non de bénévoles pour désigner les « non professionnels » suggère d’emblée une possible continuité des deux mondes.
-
[2]
Everett C. HUGHES, Le regard sociologique, Paris, Ed. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1996, p. 67.
-
[3]
Thème traité in « Coopérer, coordonner : nouveaux enjeux », Vie Sociale, n° 1/2010.
-
[4]
Voir le rapport sur Le partage des informations dans l’action sociale et le travail social remis récemment par Brigitte Bouquet dans le cadre du Conseil supérieur du travail social.
-
[5]
Emmanuel HIRSCH, préface à Hugues JOUBLIN, Le proche de la personne malade dans l’univers des soins – Enjeux éthiques de proximologie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2010, p. 9 à 13.
-
[6]
S. H. ZARIT, « Le fardeau de l’aidant », in : Les aidants familiaux et professionnels : du constat à l’action, Fondation Médéric Alzheimer, Paris, Serdi Ed., 2002, p. 20 sq.
-
[7]
Annie ERNAUX, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Paris, Gallimard, 1996, p. 26-27.
-
[8]
Hugues JOUBLIN, op. cit., p. 79-80.
-
[9]
Le Guide de l’aidant familial, Paris, La Documentation française, 2e éd., 2008.
-
[10]
Circulaire n° DGCSDGCS/SD3A/2011/111 du 23 mars 2011 relative à la mise en œuvre des mesures médico-sociales du Plan Alzheimer (Mesure 2)
-
[11]
ONFRIH, Rapport annuel 2009, audition de Hélène Davtian, psychologue chargée du développement de l’aide aux familles à l’Unafam (Union nationale des familles et amis de malades psychiques).
-
[12]
ONFRIH, Rapport triennal, Paris, La Documentation française, 2011, p. 82.
-
[13]
Hugues JOUBLIN, Le proche de la personne malade dans l’univers des soins – Enjeux éthiques de proximologie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2010.
-
[14]
Luca PATTARONI, « Le care est-il institutionnalisable ? », in Patricia PAPERMAN, Sandra LAUGIER, Le souci des autres, Paris, Ed. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005.
-
[15]
Cf. Claire WEIL (coord.), Les Assistants familiaux, de la formation à la professionnalisation, Paris, L’Harmattan, 2010.
-
[16]
Voir le très éclairant rapport de Florence WEBER, avec les contributions de Ghislaine Doniol-Shaw, Anne Dusset, Jean-Claude Henrard, pour la fondationTerra Nova : Quels métiers de l’aide médico-sociale aux personnes handicapées et dépendantes, Projet 2012, n° 28.
1L‘accompagnement de proximité, dans le cadre d’une solidarité dite primaire, n’est pas une nouveauté. Que ce soit comme traduction d’une théologie du Salut pour les porteurs de la philanthropie chrétienne, comme illustration des valeurs démocratiques de solidarité ou comme expression d’une affection qui n’a pas besoin d’être réfléchie, l’aide apportée par des proches à des personnes vulnérables, dépendantes ou tout simplement en difficulté sociale, est donnée pour une réalité assez banale. Perçue de l’ordre de l’évidence, elle n’a pas posé, pendant longtemps, problème en soi. Avant que la thématique du care n’occupe une place centrale dans la réflexion sur le lien social, l’aidant n’existait pas comme personnage identifié par une fonction spécifique. Il était quasiment invisible, sauf en cas de maltraitance manifeste ; d’abord en raison de la clôture de l’espace privé sur lui-même, ensuite de la banalité supposée de la relation d’aide.
2Or, non seulement cette figure sort de l’invisibilité, mais elle se démultiplie avec des formes complètement nouvelles : interventions de proches extérieurs à la famille de la personne aidée, sans contrepartie monétaire (amis, anciens collègues, voisins, visiteurs de divers obédiences…), ou combinaisons avec l’intervention de professionnels selon une grande variété de profils et de compétences sollicitées. Par ailleurs, la figure de l’aidant semble se teinter de professionnalisme, donc se modifier radicalement à l’occasion de demandes de formation qu’il est souvent difficile de cerner. Du coup, les distinctions qui nous étaient familières entre proches et bénévoles d’un côté, professionnels de l’autre s’atténuent et se transforment.
3Cela redonne de l’intérêt aux analyses d’Everett C. Hughes. Ce dernier avait montré, dès les années 1950, les intrications entre ces différents acteurs, du fait de la complexité des dispositifs, et sans doute, même s’il ne pose pas la question en ces termes, en raison de la complexité des besoins et des attentes des personnes censées en bénéficier :
« La totalité ou presque des nombreux services fournis par les professionnels le sont de nos jours dans un cadre institutionnel complexe. Les membres de ces professions doivent travailler avec un foule de non-professionnels (et les membres des professions établies ont en général la vue suffisamment courte pour se gargariser de ce terme péjoratif) ».
5Il expliquait encore la nécessité de prendre en considération l’écart entre l’obligation de coopération et l’absence de fongibilité des cultures :
« Ces autres travailleurs [1] apportent dans le cadre institutionnel leurs propres conceptions de la nature des services offerts, de leurs droits et privilèges, de leur carrière et de leur destin […]. Comme toujours en pareil cas, ils n’acceptent pas complètement la définition du rôle qui leur est imposée d’en haut, mais élaborent leur propre définition en communiquant avec leurs pairs et en interagissant avec les populations qu’ils servent, supervisent ou traitent [2] ».
7C’est d’ailleurs par les questions de coopération et de coordination [3], que les demandes de formation des aidants vont de plus en plus être l’occasion de se confronter à l’effacement des frontières entre aidants informels et professionnels de l’aide à autrui : à la fois pour mieux articuler les réponses des multiples acteurs de l’accompagnement social et pour trouver des réponses adéquates à la difficile question de la transmission et du partage des informations [4].
L’irruption de l’aidant informel comme problème
8Comme l’explique Emmanuel Hirsch dans sa préface d’un livre de Hugues Joublin, la mise en avant du rôle des aidants informels a été la pandémie du sida, « lorsque la fraternité dans la maladie suscitait des générosités et une créativité jusqu’alors inédite ». L’implication des proches croisait la mobilisation militante. Les ressorts ne sont pas les mêmes pour la maladie d’Alzheimer, mais nous retrouvons une semblable affirmation d’un principe moral, le « devoir de non-abandon », qui donne à la solidarité une autre dimension que la seule compassion. Emmanuel Hirsch y voit une forme de « résistance morale » au rejet social ou à l’indifférence, une révolte face à l’impuissance des traitements et aux limites des dispositifs institutionnels.
9Cette nouvelle « manière d’être affecté par la vulnérabilité d’autrui » a une signification sociale plus large : « Penser notre proximité à l’autre, c’est concevoir le sens de la vie en société, les principes de la démocratie, les fondamentaux de la solidarité ». Est en jeu le vivre ensemble, dans un contexte de recul de l’État Providence, mais aussi de limites objectives aux alternatives marchandes en raison des problèmes de solvabilité des personnes dépendantes et de leurs familles. Il faut donc aller plus loin que l’incantation philanthropique, donc « conférer une reconnaissance politique aux proches de la personne malade en identifiant mieux leurs rôles et fonctions, mais également les différents aspects de leur vie au quotidien, l’impact psychologique, les conséquences socio-économiques de la maladie grave [5] ».
10En même temps, il importe de ne pas sous-estimer les effets induits par la maladie grave ou par la dépendance dans une relation de proximité. Des personnes considérées comme un « fardeau [6] » peuvent susciter de l’indifférence, parfois de l’hostilité et un rejet franc de la part des plus proches. Le récit de Annie Ernaux est là pour rappeler les relations difficiles, parfois haineuses, mettant jeu une mère atteinte par la maladie d’Alzheimer et sa fille. Cette dernière a donné une illustration très crue du désir de violence de la part des personnes chargées d’aider leurs proches : honte, colère, sadisme, sont les mots qui reviennent sous la plume de Annie Ernaux, lorsqu’elle se confronte à la maladie d’Alzheimer de sa mère [7].
11Face à des situations de ce genre qui produisent à la fois du désarroi et de l’épuisement, les demandes des aidants ont valeur d’appel. Dans le cas des proches parents, les difficultés s’accroissent au fur et à mesure de leur avancée en âge. L’allongement de l’espérance de vie percute à la fois les personnes accompagnées et les aidants qui se vivent de plus en plus eux-mêmes comme des « usagers » présents ou à venir de formes d’accompagnement professionnalisées.
12Cela dit, les appels à l’aide des aidants ne se situent pas uniquement sur un terrain psychologique ou psychopathologique. La demande de reconnaissance se fonde aussi sur la perception de la dimension économique de l’implication des proches. Certes, pour une personne âgée sur cinq à domicile, l’aide est uniquement formelle, c’est-à-dire émanant de professionnels exclusivement rémunérés à cet effet. Mais pour les quatre autres, l’aide est uniquement informelle ou mixte. Dès lors, la question se pose : à combien d’emplois l’aide informelle équivaut-elle ?
13Un des exemples donné par Hugues Joublin est particulièrement parlant : « La disponibilité d’une épouse comme aidant principal générait une économie annuelle moyenne de plus de 21 600 euros par personne dépendante aidée dans les dépenses de soins de longue durée de quinze pays de l’OCDE en 1995. En France, le coût annuel de la prise en charge d’un malade d’Alzheimer en domicile ordinaire est de l’ordre de 15 000 euros, contre 21 000 à 24 000 euros en institution. L’explication tient dans le fait que dans la prise en charge à domicile, le temps d’aide informelle est 8,6 fois plus important que le temps d’aide professionnelle (300 heures par mois contre 35) et que son coût apparent est nul [8] ».
14S’ajoutent à cela plusieurs facteurs qui expliquent l’intérêt nouveau et massif pour la question des aidants :
- le contrecoup de la crise de légitimité des professions sanitaires et sociales reconnues et de la crise de confiance dans les institutions spécialisées ; dans les deux cas, les 15 000 décès en France attribués à la canicule en 2003, dont 7 500 dans des établissements, ont fait l’objet d’une médiatisation qui n’a pas manqué d’interroger la collectivité sur sa capacité à répondre à une demande d’aide de proximité d’importance vitale ;
- le changement de perception sociale des aidants et des aidés : l’approche compassionnelle peut laisser place, aujourd’hui, à la reconnaissance d’un soutien plus technique, avec des dispositifs permettant le répit, des actions de formation et, en fin de compte, une amorce de professionnalisation qui protège les aidants et leur permet de tenir sur la longue durée.
Les multiples visages de la formation des aidants informels
15Les demandes de formation de la part des aidants se font de plus en plus pressantes. Mais elles sont souvent très différentes selon les initiateurs, les prestataires de formation, les associations et les personnes directement concernées : elles se traduisent par des demandes de connaissances techniques, juridiques…, des demandes d’espaces de paroles et d’échanges entre pairs, des demandes d’appui à des projets de parcours professionnalisants en vue d’une VAE…
16Un premier constat s’impose : sans avoir l’intention de réguler l’offre de formation dans le contexte de l’émergence d’un véritable marché, comme c’est le cas pour l’offre de formation tout au long de la vie et tous secteurs confondus, le législateur a pris position : la pression des associations l’a conduit à proposer plusieurs réponses aux demandes des aidants informels. Certaines de ses décisions ne pouvaient pas laisser les professionnels indifférents. Elles ont même entraîné des réactions très hostiles vis-à-vis de la perspective d’une concurrence de légitimités pouvant conduire à des pertes de revenus du côté des professionnels de l’aide à domicile.
17De fait, l’article 9 de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées donne la possibilité pour une personne durablement empêchée de choisir un « aidant naturel » qui, après formation, pourrait notamment accomplir « des gestes liés à des soins prescrits par le médecin » que la personne handicapée ne peut pas faire elle-même, compte tenu de son handicap.
18Dans la même perspective, la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST) introduit la formation de l’aidant au titre des actions d’accompagnement faisant partie de l’éducation thérapeutique du patient et de son entourage : « les actions d’accompagnement […]ont pour objet d’apporter assistance et soutien aux malades ou à l’entourage, dans la prise en charge de la maladie » (art. L 1161-3 du Code de la Santé publique).
19Par ailleurs, les services de l’État ont produit un outil d’auto-formation pour les aidants familiaux : le Guide de l’aidant familial, destiné aux personnes « qui se consacrent à un proche dépendant ». Diffusé par le ministère du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, ce guide explique notamment comment valoriser les acquis de son expérience d’aidant familial pour se reconvertir dans le secteur des services à la personne ou pour accéder à une formation diplômante dans les métiers du travail social [9].
20Autre initiative : l’axe 1 du Plan Autisme a tendu à développer des outils de formation et de soutien pour les parents, les fratries et les aidants. Les formations doivent avoir pour objet de contribuer à l’élaboration d’un corpus de connaissances partagées. En effet, l’amélioration des connaissances communes aux aidants et aux professionnels a été donnée comme un objectif prioritaire du Plan qui, de ce fait, reconnaît l’expertise des aidants au même titre que celle des professionnels.
21Enfin, la mesure 2 du Plan Alzheimer 2008-2012 a prévu l’accès renforcé des « aidants familiaux » à la formation : 62 500 aidants devaient être formés en 2012 [10]. La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), en charge de la formation des aidants familiaux depuis la loi HPST, a signé une convention de formation avec l’Association France Alzheimer et la Secrétaire d’État chargée des aînés, le 24 novembre 2009. La formation est dispensée en petits groupes (onze personnes en moyenne) par un binôme (un psychologue et un aidant familial formé pour cela), selon un référentiel unique sur l’ensemble du territoire. Elle se présente sous la forme de cinq modules sur une durée totale de 14 heures :
- la connaissance de la maladie ;
- les aides sociales, financières, techniques, juridiques ou de répit ;
- l’accompagnement au quotidien ;
- la communication et la compréhension des personnes et des situations ;
- la place et le rôle de l’aidant.
22Dans les ateliers d’entraide Prospect, le processus relève de la formation par les pairs. Ils organisent, à travers des exercices dont la progression est structurée et respecte les rythmes des participants, une réflexion collective, une mise en commun des savoirs et une co-construction des réponses à apporter. Ils se déroulent sur dix modules de deux heures avec l’objectif d’aider les participants à :
- revenir sur la détresse profonde, le traumatisme que la maladie grave a causé dans leur vie ;
- se comprendre mutuellement et susciter l’envie de changer personnellement ;
- examiner et échanger les moyens de réduire l’isolement et les stratégies réactionnelles à court terme pour faire face ;
- identifier et apprendre à utiliser des stratégies plus efficaces pour faire face ;
- réfléchir à l’avenir en s’appuyant particulièrement sur le réseau d’aides disponibles dans leur vie de tous les jours ;
- commencer à retrouver une certaine confiance et estime de soi.
23Pour autant, la demande de formation des aidants informels est-elle assimilable à une demande de professionnalisation ?
24L’onfrih s’est fait l’écho d’un débat parfois vif autour de cette question et a demandé, en 2011, une meilleure connaissance de cette problématique avant de se prononcer sur des recommandations. Dans son rapport triennal, il explique qu’il convient de « dissocier d’emblée, la nécessité de formation de ces aidants familiaux informels ou naturels et la reconnaissance sociale de leur rôle qui devrait être valorisé, mais pas nécessairement en termes de professionnalisation [12] ».
25Son rapport annuel 2009 montrait déjà une grande prudence et demandait de ne « pas prendre pour acquis, sans réflexion politique et économique, qu’il faille former des aidants ». Il distinguait trois niveaux d’objectifs susceptibles de se croiser, mais n’ayant pas les mêmes implications : soutenir les aidants, les informer, les former. Pour ce troisième objectif, le risque d’une substitution d’aidants informels à des professionnels pour des actes semblables et à moindre coût a été d’emblée identifié. C’est pourquoi l’Unapei a pris soin de souligner que le rôle des aidants n’était pas de se substituer au rôle fondamental des professionnels dans l’obligation de solidarité nationale. Telle est aussi la position du Ciaff (Collectif inter associatif des aidants familiaux). Néanmoins, dans le parcours de vie de la personne handicapée, les aidants informels jouent un rôle d’accompagnement qui implique souvent d’apprendre des « gestes professionnels » pour nourrir, porter, stimuler, administrer des médicaments, rééduquer… Ils sont donc fondés à demander de véritables formations et pas seulement de l’information pour les gestes à accomplir, les postures à corriger…
26Or, si l’on reconnaît aujourd’hui les compétences spécifiques des aidants ou si l’idée avance de les former pour qu’ils acquièrent les compétences requises, les revendications de reconnaissance statutaire et salariale émergent : mouvement que décrit bien Hugues Joublin [13] à propos de l’univers anglo-saxon des organisations de caregivers.
27Dans le cas français, la tentation de la professionnalisation reste présente. Mais cela n’empêche pas de maintenir une distinction dans laquelle semblent pouvoir se rejoindre les aidants informels et les professionnels. En effet, dans la plupart des cas, la demande de formation des aidants correspond à une demande de soutien, dans le présent ou dans un futur proche. Cela n’exclut pas que ces mêmes aidants informels envisagent un parcours de formation qualifiante, ce qui est une façon de se projeter dans un avenir en lien avec leur implication dans une relation d’aide.
28Subsiste un débat de fond qui concerne plus largement le champ de l’aide à autrui dans toutes ses formes : ainsi, lorsqu’il est question du care, faut-il aller dans le sens de l’institutionnalisation et de la construction de nouveaux métiers ? [14]. En s’institutionnalisant, le care ne risque-t-il pas de s’éloigner de la sollicitude pour aller vers la distance professionnelle et la recherche de l’autonomie chez l’usager ?
L’obligation de repenser les contours de la professionnalité
29La proximité est telle entre les aidants informels développant principalement des qualités humaines et les professionnels dont l’action s’organise à partir de références, voire de référentiels formalisés, qu’il convient de s’interroger sur la pertinence d’un dualisme radical. Le paysage de la formation est en effet structuré autour d’un système bipolaire : professionnels / non professionnels, professionnels / bénévoles, professions « canoniques » / nouveaux métiers. On y verra une dérivation d’autres couples d’opposition : institution / désinstitutionnalisation, institué / instituant…
30Ces distinctions ont joué un rôle important dans la construction d’une sociologie des professions, même si celle-ci reste encore traversée par une grande diversité d’approches et d’orientations théoriques. Mais aujourd’hui, la diversification à l’extrême des professions et la complexité croissante des processus de professionnalisation imposent d’aller au-delà de ces clivages et au-delà même de l’idée d’interactions entre des pôles distincts, pour mieux analyser les intrications, les hybridations de formes d’activité relevant ou susceptibles de relever de l’un ou l’autre pôle.
31La question des aidants en est l’occasion ; elle est devenue une porte d’entrée pour analyser les contours de la professionnalité.
32Ainsi, les couples d’opposition qui nous servent à penser le travail dans l’univers protéiforme de l’action sociale et médico-sociale sont des clivages opératoires (au sens où l’on parle de concepts opératoires) à l’opérationnalité limitée pour la compréhension des évolutions en cours. En effet, une des conséquences de la mise en lumière des réalités et des demandes des aidants informels est de faire bouger les lignes de répartition entre les intervenants. Mis en relation avec le grand nombre de catégories qui se trouvent à la frontière du bénévolat et du professionnalisme ou qui présentent des formes ne correspondant pas de manière très claire à l’un ou l’autre de ces mondes, les aidants informels incitent à s’interroger sur une nouvelle approche de la professionnalité.
33La question n’est plus la délimitation d’un champ de compétences calé sur un statut – l’identification des lignes de partage et les passages de frontières entre les professionnels et les autres – mais celle de la distance, de la distanciation qui, à l’époque du rappel des valeurs philanthropiques et démocratiques, ou de la priorité donnée à la notion de qualité, remet en cause les impératifs de mise à distance qui étaient censés fonder la professionnalité.
Un éventail de possibles
34La multiplication des dispositifs et des organisations destinées à répondre aux besoins des personnes en difficulté s’est accompagnée d’une spécialisation des intervenants. L’adaptation à l’emploi supposait la reconnaissance d’un statut et l’identification de connaissances indispensables à la compréhension des publics et des situations. Mais peu de ces intervenants ont bénéficié, aux origines du secteur social et médico-social, d’un statut professionnel et d’une qualification. Encore étaient-ils issus du monde de la santé, pour ne parler que des assistantes de service social héritières des infirmières-visiteuses de l’enfance et de la tuberculose (décret du 12 janvier 1932 ayant institué leur brevet de capacité professionnelle). En fait, la plupart des intervenants qui vont se retrouver sous l’appellation « travailleur social », tout particulièrement dans le champ de l’éducation spécialisée, proviennent des mouvements caritatifs, du scoutisme, du militantisme associatif. Il a fallu attendre les années 1960-1970, avec les impulsions du décret du 22 février 1967 créant le diplôme d’État d’éducateur spécialisé, pour voir se structurer un secteur avec des corps de métiers entérinés par des statuts de la fonction publique et des conventions collectives. Les créations de diplômes se sont succédé. Prenant acte de ce mouvement, le Code de l’action sociale et des familles a fini par poser un cadre précis en donnant une assise juridique forte à quatorze certifications professionnelles, marquant ainsi l’achèvement de la première phase de la professionnalisation du secteur social.
35Par la suite, dans les années 1980, la question de nouvelles qualifications s’est posée du fait de nouvelles politiques publiques : des métiers émergents ont d’autant plus retenu l’attention que la création d’emplois nouveaux passait avant la conception de nouvelles certifications. Mais les clivages n’étaient déjà pas aussi nets que l’on aurait pu le croire. Il existait, en effet, des métiers ayant des statuts dérogatoires à la fois au Code du travail et aux catégorisations traditionnelles des professions. Ces catégories se sont consolidées et organisées.
- Les assistants maternels à titre permanent avec une multitude de cadres d’emploi, dont celle des lieux de vie et d’accueil non traditionnels, devenus en 2004 « assistants familiaux », l’expression « assistant maternel » étant conservée pour l’accueil non permanent. Même si le statut de travailleurs sociaux à part entière ne leur est pas acquis, il ne s’agit pas non plus de bénévoles. Cela étant, la difficile séparation entre leur vie privée et leur vie professionnelle ainsi que leur niveau de rémunération en fait des salariés au statut particulier : depuis la loi du 11 mai 1977, les assistants familiaux relèvent d’un chapitre spécial du Code du travail (Livre VII, « Dispositions particulières à certaines professions »). Ils bénéficient également d’un régime fiscal particulier et la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a précisé leur statut au regard de la durée du travail et des droits aux congés.
- Les « accueillants familiaux à titre onéreux » (dénommées ainsi depuis la loi du 17 janvier 2002) de personnes âgées et de personnes handicapées. Depuis la loi du 10 juillet 1989, à l’initiative du ministre délégué aux Personnes âgées, Théo Braun, les personnes qui accueillent à leur domicile, à temps partiel ou à temps complet, des personnes âgées ou handicapées adultes, contre rémunération, doivent être agréées par le président du conseil général et faire l’objet d’une convention d’habilitation au titre de l’aide sociale. D’autre part, chaque personne accueillie passe un contrat écrit avec la personne agréée, sans que cela soit un véritable contrat de travail. La rémunération de cette dernière consiste en une indemnité journalière conforme à un plafond fixé par le président du conseil général, ayant le statut juridique d’un salaire, versée par la personne accueillie.
36Ainsi, la formation théorique des assistants maternels à titre permanent, devenus depuis « assistants familiaux », a vu son nombre d’heures doubler (de 120 heures à 240 heures). Cette formation doit les aider à comprendre les mécanismes psychologiques en jeu dans le développement de la personne accueillie et dans les relations avec la famille d’origine, à affronter les carences affectives, à intégrer leurs responsabilités et leur rôle social. Elle donne d’autre part accès à la délivrance d’un diplôme d’État. Nous n’en sommes pas là pour les accueillants familiaux, ni pour les aidants dits familiaux ou informels ; mais il n’est pas exclu qu’une modélisation se dessine à l’avenir et que les écarts se réduisent encore plus.
37À cet égard, la loi HPST a pris acte de la proximité de deux de ces catégories, aidants familiaux et accueillants familiaux, tout en ne remettant pas en cause les différences de statut. Son article 124 permet de développer les actions de formation des aidants familiaux, de la même façon que celles des accueillants familiaux qui, eux, sont agréés, rémunérés et peuvent accéder au diplôme d’État d’assistant familial.
38Des convergences existent donc. Elles suggèrent que les clivages hérités de logiques historiques hétérogènes perdent pour partie leur force, voire de leur pertinence. D’où l’hypothèse de la constitution d’un continuum entre aidants informels et professionnels, avec toute une série de formes intermédiaires incluant une redéfinition des « tiers dignes de confiance » ou des aspects moins nobles, telles les dérives constatées faisant craindre l’émergence d’une nouvelle domesticité [16].
Mots-clés éditeurs : solidarité, professionnalisation, famille, aidant, profession
Date de mise en ligne : 05/10/2013
https://doi.org/10.3917/vsoc.124.0097Notes
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[*]
Titulaire de la Chaire de Travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers.
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[1]
Le fait même de parler d’« autres travailleurs » et non de bénévoles pour désigner les « non professionnels » suggère d’emblée une possible continuité des deux mondes.
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[2]
Everett C. HUGHES, Le regard sociologique, Paris, Ed. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1996, p. 67.
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[3]
Thème traité in « Coopérer, coordonner : nouveaux enjeux », Vie Sociale, n° 1/2010.
-
[4]
Voir le rapport sur Le partage des informations dans l’action sociale et le travail social remis récemment par Brigitte Bouquet dans le cadre du Conseil supérieur du travail social.
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[5]
Emmanuel HIRSCH, préface à Hugues JOUBLIN, Le proche de la personne malade dans l’univers des soins – Enjeux éthiques de proximologie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2010, p. 9 à 13.
-
[6]
S. H. ZARIT, « Le fardeau de l’aidant », in : Les aidants familiaux et professionnels : du constat à l’action, Fondation Médéric Alzheimer, Paris, Serdi Ed., 2002, p. 20 sq.
-
[7]
Annie ERNAUX, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Paris, Gallimard, 1996, p. 26-27.
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[8]
Hugues JOUBLIN, op. cit., p. 79-80.
-
[9]
Le Guide de l’aidant familial, Paris, La Documentation française, 2e éd., 2008.
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[10]
Circulaire n° DGCSDGCS/SD3A/2011/111 du 23 mars 2011 relative à la mise en œuvre des mesures médico-sociales du Plan Alzheimer (Mesure 2)
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[11]
ONFRIH, Rapport annuel 2009, audition de Hélène Davtian, psychologue chargée du développement de l’aide aux familles à l’Unafam (Union nationale des familles et amis de malades psychiques).
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[12]
ONFRIH, Rapport triennal, Paris, La Documentation française, 2011, p. 82.
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[13]
Hugues JOUBLIN, Le proche de la personne malade dans l’univers des soins – Enjeux éthiques de proximologie, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2010.
-
[14]
Luca PATTARONI, « Le care est-il institutionnalisable ? », in Patricia PAPERMAN, Sandra LAUGIER, Le souci des autres, Paris, Ed. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005.
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[15]
Cf. Claire WEIL (coord.), Les Assistants familiaux, de la formation à la professionnalisation, Paris, L’Harmattan, 2010.
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[16]
Voir le très éclairant rapport de Florence WEBER, avec les contributions de Ghislaine Doniol-Shaw, Anne Dusset, Jean-Claude Henrard, pour la fondationTerra Nova : Quels métiers de l’aide médico-sociale aux personnes handicapées et dépendantes, Projet 2012, n° 28.