Notes
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[*]
Professeure émérite, Chaire Travail social-intervention sociale, Cnam.
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[1]
Anja SCHÜLER, Frauenbewegung und soziale Reform. Jane Addams und Alice Salomon im transatlantischen Dialog, 1889-1933, Stuttgart. Franz Steiner Verlag, 2004.
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[2]
Brigitte BOUQUET, « Mary Richmond: una semblanza personal e intelectual (1861-1928) », Cuadernos de trabajo social, vol. 24, 2011, p. 13-21.
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[3]
Son père, Quaker, a été pendant seize ans sénateur de l’État et ami d’Abraham Lincoln. Après le décès de sa femme, quand Jane avait deux ans, il s’est remarié et sa nouvelle épouse a apporté deux nouveaux demi-frères à la famille déjà grande.
-
[4]
Elle y a été major.
-
[5]
Elle estimait que si ses frères avaient pu faire carrière en médecine et en sciences, pourquoi ne le ferait-elle pas. D’autant, qu’elle n’aimait pas les tâches ménagères ni la perspective de rester au foyer pour élever des enfants.
-
[6]
Jane Addams biography. Lakewood Public Library. Au cours de sa deuxième année d’existence, Hull House recevait deux mille personnes chaque semaine.
-
[7]
C’est là que les ouvrières du textile créèrent le premier syndicat féminin.
-
[8]
Lors du rassemblement du 1er mai 1886 à l’usine McCormick de Chicago pour revendiquer la journée de huit heures, au moment où la foule se dispersait, 200 policiers chargèrent les ouvriers. Il y aura un mort et une dizaine de blessés.
-
[9]
Communication au Réseau histoire du travail social du CEDIAS, à partir de son ouvrage La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Paris, Ed. du Seuil, 2001.
-
[10]
Elle rencontra son plus grand succès de librairie avec la sortie de son livre autobiographique, Twenty Years at Hull-House, New York, MacMillan, 1910.
-
[11]
Herbert Clark Hoover (1874-1964) a été Quaker. Il s’est énormément inverti dans l’aide humanitaire aux pays européens pendant la guerre 1914-1918. Il devint le 31e président des États-Unis de 1929 à 1933. J. Addams en parle dans son livre Peace and Bread in Time of War, New York, Macmillan, 1922.
-
[12]
Son père mourut quant elle était encore scolarisée.
-
[13]
À la suite de la disparition de Jeannette Schwerin, en juillet 1889.
-
[14]
Elle a notamment suivi les cours de Gustav Schmoller, Max Sering et Alfred Weber.
-
[15]
Parmi les quatre thèses en économie politique, qui ont été déposées par des femmes, entre 1899-1908 à l’Université de Berlin, celle d’Alice Salomon se distingue particulièrement. Elle a été publiée en 1906 dans la collection « Staats- un sozialwissenschaftliche Forschungen » dirigée par M. Sering et G. Schmoller.
-
[16]
Cité dans Dora PEYSER, « Une pionnière allemande de l’enseignement du service social. Alice Salomon : sa vie et son œuvre », Le Service social, Bruxelles, mars-avril 1949, p. 30.
-
[17]
Elle surveille le travail des femmes et des enfants pour la production militaire, organise les activités administratives et d’intendance près du front, est responsable de l’aspect sanitaire.
-
[18]
Onze écoles en étaient membres à sa création.
-
[19]
Conférences données par des personnes éminentes, notamment Albert Einstein, Carl Gustav Jung, Helene Weber.
-
[20]
Durant les années 1920 et le début des années 1930, le service de recherche de la Deutsche Akademie für soziale und pädagogische Frauenarbeit publia treize monographies sur les conditions sociales et économiques des pauvres en Allemagne.
-
[21]
Ce comité a tenu de nombreuses séances sur le travail social international.
-
[22]
Alice SALOMON, Charakter ist Schicksal. Lebenserinnerungen, Weinheim-Basel, Beltz, 1983.
-
[23]
Comme l’écrit Joachim Wieler, « l’heure exacte, la date et la cause de sa mort n’ont jamais été établies. Sa mort a été annoncée dans la presse, avec une nécrologie impressionnante, mais la femme qui avait aidé et enseigné de nombreux travailleurs sociaux, le défenseure des droits des femmes et qui avait créé une prise de conscience internationale et une structure pour l’enseignement du travail social est allée rejoindre son dernier repos en présence de quatre personnes. Il n’y eut pas de cérémonie » (« Alice Salomon », Journal of teaching in social work, vol. 2, n° 2, 1988, p. 170).
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[24]
La présidente était Gertrud Bäumer, écrivain, journaliste, féministe et femme politique allemande.
-
[25]
Lady d’Aberdeen (1857-1939) fut présidente de l’International Council of Women pendant trente-six ans, de 1893 à 1936.
-
[26]
Le refoulement dont fut victime son œuvre en faveur du travail social persista bien au-delà du nazisme. Ce n’est qu’avec la fin des années 1970 et le début des années 1980 qu’on redécouvre et reconnait à nouveau son action remarquable et son travail écrit considérable : elle a publié 28 livres et environ 250 articles dans des revues professionnelles et les journaux, sur le travail social, l’analyse de la politique, l’éducation, l’aide internationale et interculturelle.
1L’américaine Jane Addams (1860-1935) et l’allemande Alice Salomon (1872-1948) sont deux femmes qui ont vécu des deux côtés de l’Atlantique, chacune avec son propre déroulement de vie, dans un pays ayant une autre langue et comportant un système politique et culturel très différent. Mais, comme le dit Anja Schüler [1], leur vie sociale et professionnelle comporte d’importantes similitudes.
2Ces deux pionnières – malheureusement moins connues en France que Mary Richmond [2], fondatrice du case work, dont on a fêté le cent cinquantième anniversaire de la naissance en 2011 – sont pourtant tout aussi importantes. Confrontées aux grands problèmes sociaux de leur époque, elles ont créé un travail social ouvert, collectif et communautaire et ont activement contribué aux projets de réforme sociale, à une redéfinition des enjeux sociaux et une recherche de solutions. Elles ont aussi été des protagonistes majeurs du mouvement des femmes dans leur pays et ont eu un rôle international très important et reconnu.
3Cet article a pour objectif de rappeler l’apport collectif et social remarquable de Jane Addams et d’Alice Salomon.
Jane Addams
4Connue surtout en tant que membre fondateur du mouvement Settlement House et pour son action auprès des pauvres, Jane Addams a également été influente dans le domaine des réformes du travail et a agi toute sa vie pour les causes sociales, le droit des femmes et la paix dans le monde.
5Elle est née le 6 septembre 1860 dans une famille aisée à Cedarville (Illinois) ; son père [3] a eu une forte influence sur elle et lui a enseigné la tolérance, la philanthropie et l’éthique du travail. Inscrite au « Séminaire Rockford » pour jeunes filles, Jane Addams a excellé dans ses études [4] durant lesquelles elle a également fait preuve d’un grand leadership : ses camarades de classe l’admiraient et suivaient son exemple. En 1881, elle fut diplômée mais le baccalauréat ne lui a été accordé que l’année suivante après que l’école ait été accréditée comme Rockford College for Women.
6Au cours des années suivantes, elle a entrepris des études de médecine mais elle dut les interrompre [5]. Son père qui l’avait encouragée à poursuivre des études supérieures, n’acceptait pas que cela soit au détriment de sa « féminité » et de la perspective d’un mariage. Jane se laissant aller au découragement, ses parents ont décidé que la meilleure solution était qu’elle fasse un grand tour d’Europe pendant un ou deux ans. Elle a donc voyagé et étudié en Europe pendant vingt et un mois. Mais au cours de cette période, elle a commencé à montrer des signes révélateurs d’une grave maladie et a dû subir plusieurs hospitalisations par intermittence. À son retour, son père décéda et Jane, en proie à un fort sentiment de culpabilité, sombra dans une profonde dépression. Sa maladie physique progressa ensuite au point qu’elle fut atteinte d’invalidité ; elle pouvait à peine se déplacer sinon au prix de grandes douleurs. Elle dut subir une opération chirurgicale au niveau de la colonne vertébrale et se retrouva sanglée dans un harnais pendant environ un an. Cette année qu’elle a passée en lecture et en écriture lui a donné le temps de réfléchir sur ses objectifs pour l’avenir.
Son action sociale
7À l’âge de vingt-sept ans, elle fit un deuxième voyage touristique en Europe avec son amie Ellen Gates Starr. En Angleterre, elle visita par curiosité le settlement house Toynbee Hall, dans l’East End londonien. Elle n’a pas immédiatement réalisé que le travail social serait sa vocation et il lui a fallu un certain temps après son retour pour s’engager dans la création d’une maison similaire dans un quartier défavorisé de Chicago. C’est en 1889 qu’elle loua avec son amie, Ellen Starr, une grande maison au milieu des taudis de Chicago, construite par Charles Hull et qu’elles baptisèrent "Hull House". Elles y emménagèrent, leur but étant « de créer un centre pour la vie civique et sociale, d’instituer et de maintenir des activités philanthropiques et d’éducation, d’étudier et d’améliorer les conditions de vie dans les quartiers industriels de Chicago ». Convaincues de la nécessité d’apporter de l’aide aux familles, de prendre soin des enfants, de soigner les malades, d’écouter les personnes en difficulté, d’offrir un lieu d’accueil où les immigrants de diverses communautés pourraient se rassembler, elles recueillirent de nombreux fonds grâce à la générosité de mécènes. Jane Addams était considérée comme « une boule de feu », créatrice, innovatrice et leader. « Les gens affluaient vers elle [6] ».
8Suite à des agrandissements successifs, le centre possèdera treize bâtiments et une cour, ainsi qu’un camp situé à proximité du lac Geneva, dans le Wisconsin. En quelques années, Hull House offrit plusieurs services : soins médicaux, classes maternelles et garderies, aide juridique ; elle créa des cours d’apprentissage de l’anglais pour les immigrants, des cours pour acquérir une compétence professionnelle [7], et mit en place un bureau de placement. Les locaux abritaient une cuisine publique, un café, un gymnase, une piscine, un atelier de reliure, un atelier d’art, une école de musique, un groupe de théâtre, une bibliothèque de prêt, un musée du travail…
9Mais en 1896, en raison de son appui aux travailleurs lors de l’émeute de Haymarket [8], Jane Addams perdit le soutien financier qu’elle avait acquis pour Hull House. Elle dut compléter le financement avec des recettes provenant de tournées et conférences. Jane Addams, qui n’avait jamais revendiqué le titre de travailleur social, a présenté entre 1897 et 1933, dix-huit communications aux réunions annuelles de la National Conference of Social Work. Elle a écrit de nombreux articles et ouvrages ; son premier livre fut publié en 1910 et les autres ont suivi au rythme d’un tous les deux ans.
10Ses activités de fondatrice du travail social étaient étroitement imbriquées à celles des fondateurs de la sociologie de l’université de Chicago ; elle y enseigna à mi-temps avec d’autres femmes proches d’elle. Comme le montre Jean-Michel Chapoulie [9], « le mouvement des Settlement House est une des origines communes à la sociologie et au travail social » et Hull House a été un lieu où vécurent des étudiants qui poursuivaient leurs études à l’université et où des professeurs de cette université ont apporté leur contribution. Ainsi, poursuit-il, « il y a une grande proximité entre les fondateurs de la sociologie à Chicago et le travail social : ils sont de la même génération et issus du même milieu, ayant suivi en partie les mêmes études, et ayant partagé les mêmes activités ».
Son action politique nationale et internationale
11En 1893, une grave dépression économique secoua l’Amérique. Jane Addams réalisa qu’il n’y aurait pas de fin à la pauvreté si les lois n’étaient pas modifiées et elle engagea une action « politique » en ce sens. Se joignant aux travailleurs, elle lutta pour que l’État de l’Illinois examine les lois régissant le travail des enfants, mette en place l’inspection du travail et établisse un système de justice pour les mineurs. Elle travailla sur la législation pour protéger les immigrés contre l’exploitation, limiter les heures de travail des femmes, développer la scolarisation des enfants, reconnaître des syndicats, assurer la sécurité industrielle… Elle dirigea des enquêtes sur les sages-femmes, la consommation de stupéfiants, les approvisionnements en lait, les conditions sanitaires, allant même jusqu’à accepter le poste officiel d’« inspecteur des ordures » du XIXe district de Chicago.
12Cependant Jane Addams est devenue une figure controversée en raison de son action en faveur de réformes économiques. Notamment, lorsque les conditions de travail ont conduit à l’émeute de Haymarket, elle a été personnellement attaquée pour son soutien aux travailleurs.
13Malgré cela, sa réputation grandit, et elle fut de plus en plus sollicitée. En 1905, elle fut nommée au conseil de l’éducation de Chicago, et par la suite présidente du comité de gestion scolaire. En 1908, elle participa à la fondation de l’École d’éducation civique et de philanthropie de Chicago et l’année suivante elle devint la première femme présidente de la Conférence nationale des organismes de bienfaisance et de criminologie. Elle devint membre fondateur de l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (NAACP), après avoir répondu en 1909 à « l’appel » qui a conduit à la formation de l’organisation.
14Compte tenu de sa propre aspiration à lutter contre la guerre, Jane Addams a saisi les opportunités pour faire avancer cette cause. En 1906, elle donna des conférences à la session d’été de l’université du Wisconsin dont elle tira l’année suivante un livre, Les nouveaux idéaux de la paix. D’autres livres ont suivi tous les deux ans [10]. En 1910, Jane Addams reçut le premier Honorary Degree jamais attribué à une femme par l’Université de Yale.
15Elle fit campagne à l’échelle nationale pour Théodore Roosevelt et le Parti progressiste en 1912. En 1913, elle prononça un discours en faveur de la paix lors d’une cérémonie commémorant la construction du Palais de la Paix à La Haye et au cours des deux années suivantes, en tant que conférencière parrainée par la Fondation Carnegie. Elle se déclara publiquement contre l’entrée de l’Amérique dans la première guerre mondiale. Cela lui valut d’être attaquée par la presse qui l’étiqueta « la femme la plus dangereuse d’Amérique ». En conséquence, elle fut expulsée de l’association les Filles de la Révolution américaine. Pour fournir des secours et de la nourriture aux femmes et aux enfants des différents pays, elle devint l’assistante de Herbert Hoover [11].
16Lorsque la dépression des années 1930 a frappé, la longueur et la gravité de la crise ont mis en cause la manière dont les politiques économiques avaient été conduites et ont avalisé les nombreuses propositions faites par Jane Addams. Elle a reçu plusieurs prix au cours de cette période.
Son action féministe
17Jane Addams fut une ardente féministe. Elle travailla pour le suffrage des femmes et devint la première vice-présidente de la National American Woman Suffrage Association (NAWSA) en 1911. Elle fut membre fondateur de l’American Civil Liberties Union (ACLU). En janvier 1915, elle devint la présidente du Women’s Peace Party, organisation américaine, et quatre mois plus tard, la présidente du Congrès international de la femme qui s’est tenu à La Haye en grande partie à l’initiative du Dr Aletta Jacobs, chef de file des suffragettes, néerlandaise, aux talents nombreux et variés. Lorsque ce congrès a ensuite fondé la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL-WILFP), elle fut présidente de 1915 à 1929, années au cours desquelles eurent lieu six conférences internationales, et elle fut par la suite nommée présidente d’honneur à vie. Les luttes ont conduit à la reconnaissance du droit de vote pour les femmes, le 26 août 1920, l’ensemble des États ratifiant le XIXe amendement voté par le Congrès le 4 juin 1919.
Un remerciement mondial
18Après avoir subi une crise cardiaque en 1926, Jane Addams n’a jamais pleinement retrouvé la santé. Elle fut admise dans un hôpital de Baltimore le 10 décembre 1931, le jour même où elle obtint le prix Nobel de la Paix, partagé avec Nicholas Butler (président de l’Université Columbia), pour ses actions sociales dans le domaine de l’éducation, de la prévention médicale et de la santé et pour ses efforts en vue de l’amélioration des conditions de travail et d’éducation des femmes. Ses médecins ayant estimé qu’il serait imprudent qu’elle parte à l’étranger, Jane Addams n’a pas pu faire sa conférence de réception du prix Nobel.
19Elle a continué son travail jusqu’à sa mort, le 21 mai 1935, à l’âge de 74 ans, trois jours après une opération ayant révélé un cancer insoupçonné. Le service funèbre eut lieu dans la cour de Hull House, en présence de milliers de personnes venues lui rendre hommage, puis elle fut enterrée à Cedarville.
20Ainsi, bien que ses positions de « militante activiste » lui aient valu l’accusation d’être pacifiste, socialiste, anarchiste et communiste, Jane Addams est devenue une « héroïne nationale » qui a eu un rôle central dans le mouvement réformateur local. De plus, elle fut mondialement reconnue dans le premier tiers du XXe siècle en tant que pionnière du travail social, féministe et internationaliste.
Alice Salomon
21Alice Salomon a été l’une des fondatrices du travail social, en particulier de la formation en travail social, mais son action a aussi concerné les activités politiques et organisationnelles des femmes, la politique, l’aide internationale et interculturelle.
22Née 19 avril 1872 à Berlin, Alice Salomon était la troisième des huit enfants d’une famille juive de condition aisée. Après sa scolarité, dans une petite école privée dont elle est sortie à l’âge de 15 ans, elle désirait se consacrer à l’enseignement mais sa mère [12] refusa de donner son accord. Alice Salomon vécut alors avec regret le fait de devoir rester chez elle. En novembre 1893, invitée à une réunion à l’Hôtel de ville organisée par un comité qui voulait fonder un organisme de service social volontaire, elle rejoignit cet organisme appelé Mädchen und Frauengruppen für soziale Hilfsarbeit (Groupes de femmes et de jeunes filles pour le service social volontaire), dit plus brièvement die Gruppen (les groupes). Dans son autobiographie, elle indiqua que c’était là que « sa vie avait commencé ». Elle s’intéressait à la politique sociale, particulièrement à la protection de la femme dans l’industrie. En 1896, alors qu’elle avait rejoint son frère en Angleterre pour quelques semaines, elle en profita pour aller rencontrer le mouvement des Settlements House. En 1897, elle devint secrétaire bénévole des Groupes et en 1899, elle fut nommée présidente [13] pour ouvrir en octobre le tout premier cours de formation au service social en Allemagne.
23Parallèlement à son action de création de l’enseignement social, elle poursuivit des études universitaires. De 1902 à 1906, n’ayant aucun diplôme mais ses publications ayant été suffisantes pour entrer à l’université, elle s’inscrivit comme étudiante libre en économie à l’Université Friedrich-Wilhelm de Berlin [14]. Après une forte opposition pour son inscription en doctorat en 1905, elle l’obtint l’année suivante avec une thèse intitulée Die Ursachen von ungleichen Entlohnung von Männer- und Frauenarbeit (Les causes de l’inégalité salariale entre hommes et femmes) [15], jugée avec la mention « très bien » (cum Laude).
24Sous l’influence de ses amies anglaises, Alice Salomon s’est convertie à la religion luthérienne en 1914, mais elle conserva une place de choix dans les services sociaux juifs.
Enseignement social, national et international
25Bien qu’elle ait elle-même acquis un titre universitaire, Alice Salomon estimait que les universités allemandes ne convenaient pas à l’enseignement du travail social car, disait-elle, « le service social est à la fois l’art et la science de bâtir une communauté [16]. »
26À partir du premier cours de service social, d’une durée d’un an, qu’elle dirigea dès 1899, elle fonda en 1908 la Soziale Frauenschule, première école de service social pour femmes, avec un cycle d’études sur deux années.
27Quand la guerre de 1914 éclata, elle était en Irlande auprès de Lady Aberdeen et pendant six semaines elle essaya en vain de rentrer dans son pays. Pour elle la guerre était une catastrophe, elle se sentait en décalage avec son pays et essaya sans succès de mobiliser en faveur de visites de prisonniers. Cependant elle accepta d’être nommée directrice du département des femmes [17] dépendant des services de guerre, dans sa région d’origine. En 1917, bien que le département de la santé publique et le département de l’éducation s’opposent à la reconnaissance du travail social, elle créa la Konferenz sozialer Frauenschulen Deutschlands [18] (Conférence allemande des écoles féminines sociales) et en devient la présidente. Mais en 1918, le département de la santé publique désirant des infirmières et le département de l’éducation voulant des jardinières d’enfants, ils légiférèrent sur les écoles de service social, accordant le statut d’infirmière seulement après deux ans d’études et celui d’institutrice jardinière d’enfant après un an et demi. À la fin de la guerre, le nouveau gouvernement revint sur ces dispositions et accepta la plupart des propositions de la conférence des écoles : deux ans d’études, troisième année de travail pratique…
28En 1923-1924, elle fit des tournées de conférences aux États-Unis, et fut notamment invitée à la cinquantième célébration de l’anniversaire de la Conférence nationale du travail social, à Washington. Elle en rapporta le livre Social Diagnosis de Mary Richmond, dont elle connaissait l’importance mais ne voulut pas en faire une traduction intégrale.
29Alice Salomon n’était pas complètement satisfaite du niveau de la formation au travail social en Allemagne, le souhaitant plus élevé. Aussi, après avoir choisi une autre directrice pour son école, elle créa en 1925, dans le même local, la Deutsche Akademie für Soziale und Paedagogische Frauenarbeit (Académie allemande pour le travail social et pédagogique des femmes). Cette académie dispensait une formation continue, organisait des conférences publiques [19], montait une section recherches et enquêtes et publiait de nombreux ouvrages [20].
30Le Dr René Sand lui demanda de présider la section de formation au service social dans le cadre de la première Conférence internationale de service social qui se tint du 8 au 13 juillet 1928 à Paris. Les travaux de cette section entraînèrent la création du Comité international des écoles de travail social (devenu aujourd’hui l’Association internationale des écoles de travail social - IASSW), dont elle a été élue présidente [21]. Un des principaux objectifs du comité était la création d’une école internationale du travail social, mais ces plans allaient être contrariés par les événements économiques et politiques.
31Lors de son soixantième anniversaire, en 1932, Alice Salomon fut reconnue comme chef de file mondial dans le domaine social. De nombreux honneurs lui ont été accordés et parmi ceux-ci la délivrance du diplôme honoraire de docteur en médecine pour son travail en matière d’hygiène sociale.
32Dans le même temps, l’école qu’elle avait créée à Berlin fut officiellement dénommée École de service social Alice Salomon en hommage à son travail en tant que leader et professeure (aujourd’hui appelée Alice-Salomon-Fachhochschule für Sozialarbeit und Sozialpädagogik Berlin (École supérieure Alice Salomon pour le travail social et la pédagogie sociale de Berlin). Beaucoup de ses anciennes élèves ont témoigné : « Vous ne vous souvenez pas, mais vous avez donné la direction de toute ma vie », et certaines ont ajouté : « Votre influence a changé non seulement ma propre vie, mais la vie de mes enfants ».
33Mais par la suite, le travail d’Alice Salomon fut grandement entravé par l’antisémitisme allemand. En 1933, quand le parti nazi a accédé au pouvoir, elle a été empêchée de pénétrer dans son école et a dû démissionner de toutes ses activités. Mais malgré cela, elle n’a jamais eu l’intention d’émigrer. Elle essaya de mobiliser l’opinion internationale, en vain, et partit en tournée de conférences aux États-Unis. Elle aida de son mieux les familles juives en difficulté. En mai 1937, elle dut faire face à un interrogatoire de quatre heures par la Gestapo. Les nazis dénoncèrent ses origines, ses idées humanistes, son pacifisme et sa réputation internationale. Mise devant l’alternative de rester en renonçant à ses relations internationales ou de quitter l’Allemagne dans un délai de trois semaines, elle n’hésita pas et partit pour New York, en mauvaise santé et avec très peu d’argent en poche. Devenue citoyenne américaine en 1944, elle fut nommée, un an plus tard, présidente honoraire de la Fédération internationale de la femme et de l’Association internationale des écoles de travail social. D’une très grande faiblesse physique, son médecin lui interdit de travailler. Elle entreprit d’écrire son autobiographie [22]. Très seule, malade et déprimée, elle décéda dans son minuscule appartement le 30 août 1948 [23].
Ses actions politiques nationales et internationales
34Outre ses actions nationales et internationales pour le travail social qui l’ont conduite à voyager dans de nombreux pays étrangers, Alice Salomon eut une vie « politique ». Toute sa vie, elle participa activement au mouvement d’émancipation des femmes dont elle fut une des pionnières.
35En 1900, elle rejoignit le Bund Deutscher Frauenvereine (Conseil national des femmes allemandes), dont elle devint la secrétaire puis la vice-présidente [24], poste qu’elle conserva jusqu’en 1920. Cette organisation avait pour objectif le soutien des plus démunis, des mères abandonnées, des mères célibataires et des enfants négligés… Très sensible à la situation difficile des ouvrières, Alice Salomon fit une conférence sur la protection de la maternité lors de la conférence nationale sur la loi des pauvres et fut la première femme à prendre la parole dans une telle assemblée.
36En 1904, elle participa activement à la Conférence internationale des femmes à Berlin sous la double qualité de présidente des « Groupes » et de secrétaire nationale du Conseil national des femmes (programme, réunions, assemblées particulières…) ; elle y apprécia sa présidente Lady Aberdeen [25] qui devint une amie intime pour le reste de sa vie. En 1909, elle devint secrétaire honoraire du Conseil international des femmes.
37En 1919, elle se rendit à Oslo de sa propre initiative, pour participer au Conseil international des femmes ; mais désapprouvée par le Conseil national des femmes allemandes, elle dut donner sa démission du comité exécutif et ne reprit jamais de fonction dans cet organisme. Cependant ce comité accepta son élection en tant que vice-présidente du Conseil international des femmes.
38Elle participa, tant pour le travail social que pour son action féministe, à de nombreuses autres rencontres à Vienne, La Haye où Jane Addams l’invita à la Ligue internationale pour la paix et la liberté, à Londres où elle fut la première femme invitée par l’Institut des relations internationales, à Paris, Rome, Bruxelles, Copenhague, Stockholm. Son travail était si célèbre que le ministère allemand des Affaires étrangères lui donna un passeport spécial faisant d’elle une sorte de voyageuse diplomate de bonne volonté. En outre, lors de son soixantième anniversaire, Alice Salomon reçut le titre de docteur en médecine honoris causa de l’Université de Berlin et la médaille d’argent du ministère d’État de Prusse.
39Alice Salomon eut une grande réputation avant le nazisme, puis elle entra dans une longue période d’oubli ; mais elle fut redécouverte et reconnue à partir des années 1980. Personnalité marquante de Berlin dans le premier tiers de ce siècle, elle a créé et développé le travail social, en a posé les bases théoriques, pédagogiques et celles de la pratique sociale. Tout au long de sa vie, elle a cherché à démontrer que le travail social était nécessaire pour la contribution aux efforts de paix, et a souligné l’importance de cette question dans la formation des travailleurs sociaux. De plus, elle s’est battue pour le droit des femmes, a défendu les droits des travailleurs et fait évoluer les problèmes sociaux. Son objectif central était la justice sociale et la responsabilité sociale – particulièrement pour obtenir l’émancipation des femmes –, tant dans la formation et la pratique sociale que dans la réflexion et l’action politiques [26].
Un riche apport collectif
40Porteuses d’une vision proche et partageant une idée commune, Jane Addams et Alice Salomon ont ressenti chacune un appel intérieur et ont fait preuve d’une forte volonté pour s’engager et devenir des actrices de la transformation sociale. Elles ont utilisé pour leur combat souvent les mêmes arguments et d’autres plus spécifiques à chacun de leur pays, selon le contexte et l’opportunité.
41Résumons leur apport sous la forme de quatre visions interactives et enchevêtrées les unes avec les autres :
42– Une vision du travail social et d’un enseignement social
43Les deux pionnières ont créé et développé une action sociale innovante. Si Jane Addams a en priorité promu une pratique sociale collective concrète, elle n’en a pas moins contribué à l’enseignement du travail social ; si Alice Salomon a créé la première école de service social en Allemagne, elle n’en a pas moins développé des actions conduisant à des réformes sociales. De plus, considérant que le travail social était international et non lié aux frontières, toutes deux ont engagé de multiples formes d’internationalités et d’interculturalité. Elles ont beaucoup écrit. Actuellement dans les deux pays, plusieurs Écoles sociales portent leur nom et veulent continuer la mission de ces deux fondatrices.
44– Une vision sociale
45Les deux pionnières ont construit leurs projets de réforme dans les années 1890, luttant contre la pauvreté. Elles ont été influentes dans les domaines du travail, des droits sociaux… bref, elles ont largement contribué à poser les problèmes sociaux, à comprendre les enjeux humains et sociaux, à proposer des lois et des actions pour apporter des solutions. Partageant les idéaux du progressisme, elles ont eu une forte légitimité dans le mouvement social, ce qui leur a valu une reconnaissance particulière avant le nazisme pour Alice Salomon et à partir des années quatre-vingt, où elles furent redécouvertes et ont acquis une grande renommée.
46– Une vision d’émancipation féminine
47Les deux pionnières se sont considérées comme responsables en tant que femmes d’une mission réformatrice. Elles ont réfuté le rôle féminin qui leur était imposé, elles ont critiqué les structures familiales conservatrices et ont avancé les mêmes arguments pour défendre les femmes tant dans leur vie sociale que dans le monde du travail. Elles n’ont pas hésité à mener leur action nationalement et internationalement.
48– Une vision politique
49Les deux pionnières ont eu d’une part un engagement politique remettant en question le déséquilibre des forces sociopolitiques et économiques et revendiquant la réalisation d’une politique sociale cohérente et adaptée. D’autre part, elles se sont fortement engagées pour la promotion de la paix mondiale. Leur implication dans le mouvement pour la paix et leur association pour le désarmement ont souvent été incomprises et mal perçues de leur temps. Malgré cela, elles ont joui à leur époque d’une reconnaissance certaine pour leur vision politique et sociale.
Pour conclure, les redécouvrir…
50À leur époque, ces deux pionnières de grande réputation nationale et internationale ont eu beaucoup d’influence. Malheureusement, elles sont encore trop peu connues en France. Les redécouvrir n’a pas seulement été un objectif historique. Elles portent témoignage en effet d’une riche philosophie sociale et politique, fondée sur le respect des personnes, la compréhension des problèmes sociaux, une action sociale collective concrète et novatrice, l’enseignement social et la recherche pour réfléchir et mener l’action avec compétence.
Mots-clés éditeurs : action internationale, action féministe, engagement social, action politique
Mise en ligne 08/10/2013
https://doi.org/10.3917/vsoc.122.0011Notes
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Professeure émérite, Chaire Travail social-intervention sociale, Cnam.
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Anja SCHÜLER, Frauenbewegung und soziale Reform. Jane Addams und Alice Salomon im transatlantischen Dialog, 1889-1933, Stuttgart. Franz Steiner Verlag, 2004.
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Brigitte BOUQUET, « Mary Richmond: una semblanza personal e intelectual (1861-1928) », Cuadernos de trabajo social, vol. 24, 2011, p. 13-21.
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Son père, Quaker, a été pendant seize ans sénateur de l’État et ami d’Abraham Lincoln. Après le décès de sa femme, quand Jane avait deux ans, il s’est remarié et sa nouvelle épouse a apporté deux nouveaux demi-frères à la famille déjà grande.
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Elle y a été major.
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Elle estimait que si ses frères avaient pu faire carrière en médecine et en sciences, pourquoi ne le ferait-elle pas. D’autant, qu’elle n’aimait pas les tâches ménagères ni la perspective de rester au foyer pour élever des enfants.
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[6]
Jane Addams biography. Lakewood Public Library. Au cours de sa deuxième année d’existence, Hull House recevait deux mille personnes chaque semaine.
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[7]
C’est là que les ouvrières du textile créèrent le premier syndicat féminin.
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[8]
Lors du rassemblement du 1er mai 1886 à l’usine McCormick de Chicago pour revendiquer la journée de huit heures, au moment où la foule se dispersait, 200 policiers chargèrent les ouvriers. Il y aura un mort et une dizaine de blessés.
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[9]
Communication au Réseau histoire du travail social du CEDIAS, à partir de son ouvrage La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Paris, Ed. du Seuil, 2001.
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[10]
Elle rencontra son plus grand succès de librairie avec la sortie de son livre autobiographique, Twenty Years at Hull-House, New York, MacMillan, 1910.
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[11]
Herbert Clark Hoover (1874-1964) a été Quaker. Il s’est énormément inverti dans l’aide humanitaire aux pays européens pendant la guerre 1914-1918. Il devint le 31e président des États-Unis de 1929 à 1933. J. Addams en parle dans son livre Peace and Bread in Time of War, New York, Macmillan, 1922.
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[12]
Son père mourut quant elle était encore scolarisée.
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[13]
À la suite de la disparition de Jeannette Schwerin, en juillet 1889.
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[14]
Elle a notamment suivi les cours de Gustav Schmoller, Max Sering et Alfred Weber.
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[15]
Parmi les quatre thèses en économie politique, qui ont été déposées par des femmes, entre 1899-1908 à l’Université de Berlin, celle d’Alice Salomon se distingue particulièrement. Elle a été publiée en 1906 dans la collection « Staats- un sozialwissenschaftliche Forschungen » dirigée par M. Sering et G. Schmoller.
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[16]
Cité dans Dora PEYSER, « Une pionnière allemande de l’enseignement du service social. Alice Salomon : sa vie et son œuvre », Le Service social, Bruxelles, mars-avril 1949, p. 30.
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[17]
Elle surveille le travail des femmes et des enfants pour la production militaire, organise les activités administratives et d’intendance près du front, est responsable de l’aspect sanitaire.
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[18]
Onze écoles en étaient membres à sa création.
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[19]
Conférences données par des personnes éminentes, notamment Albert Einstein, Carl Gustav Jung, Helene Weber.
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[20]
Durant les années 1920 et le début des années 1930, le service de recherche de la Deutsche Akademie für soziale und pädagogische Frauenarbeit publia treize monographies sur les conditions sociales et économiques des pauvres en Allemagne.
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[21]
Ce comité a tenu de nombreuses séances sur le travail social international.
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[22]
Alice SALOMON, Charakter ist Schicksal. Lebenserinnerungen, Weinheim-Basel, Beltz, 1983.
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[23]
Comme l’écrit Joachim Wieler, « l’heure exacte, la date et la cause de sa mort n’ont jamais été établies. Sa mort a été annoncée dans la presse, avec une nécrologie impressionnante, mais la femme qui avait aidé et enseigné de nombreux travailleurs sociaux, le défenseure des droits des femmes et qui avait créé une prise de conscience internationale et une structure pour l’enseignement du travail social est allée rejoindre son dernier repos en présence de quatre personnes. Il n’y eut pas de cérémonie » (« Alice Salomon », Journal of teaching in social work, vol. 2, n° 2, 1988, p. 170).
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[24]
La présidente était Gertrud Bäumer, écrivain, journaliste, féministe et femme politique allemande.
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[25]
Lady d’Aberdeen (1857-1939) fut présidente de l’International Council of Women pendant trente-six ans, de 1893 à 1936.
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[26]
Le refoulement dont fut victime son œuvre en faveur du travail social persista bien au-delà du nazisme. Ce n’est qu’avec la fin des années 1970 et le début des années 1980 qu’on redécouvre et reconnait à nouveau son action remarquable et son travail écrit considérable : elle a publié 28 livres et environ 250 articles dans des revues professionnelles et les journaux, sur le travail social, l’analyse de la politique, l’éducation, l’aide internationale et interculturelle.