Vie sociale 2011/2 N° 2

Couverture de VSOC_112

Article de revue

Qu'est-ce qu'un « territoire » ?

Pages 23 à 32

Notes

  • [*]
    Philosophe de l’urbain, professeur des universités, éditeur de la revue Urbanisme, auteur de nombreux ouvrages, dont : L’espace public (collection « Repères », La Découverte, 2009), L’urbanisme, c’est notre affaire ! (L’Atalante, 2010) et Un philosophe en ville (Infolio, 2011). Une version longue de ce texte sert d’introduction générale à l’ouvrage dirigé par Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS, Le territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • [1]
    Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992.
  • [2]
    Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980.
  • [3]
    Lucien BÉLY (dir.) Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996.
  • [4]
    Cf. Benoît CURSENTE, Mireille MOUSNIER (dir.), Les territoires du médiéviste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
  • [5]
    Fabrice RIPOLL, Vincent VESCHAMBRE, « Le territoire des géographes. Quelques points de repère sur ses usages contemporains », in Benoît CURSENTE, Mireille MOUSNIER (dir.), Les territoires du médiéviste, Rennes, PUR (coll. Histoire), 2005, p. 271-291.
  • [6]
    Maryvonne LE BERRE, « Territoires », in Antoine BAILLY, Robert FERRAS, Denise PUMAIN (dir.), Encyclopédie de géographie, Paris, Economica, 1995.
  • [7]
    Éric DARDEL, L’histoire, science du concret, Paris, PUF, 1946.
  • [8]
    Éric DARDEL, L’homme et la terre, Paris, PUF, 1952.
  • [9]
    Jakob von UEXKÜLL (1864-1944), Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, (1934) 1984.
  • [10]
    Frederik J. J. BUYTENDIJK (1887-1974), L’homme et l’animal, essai de psychologie comparée, (1956), Paris, Gallimard, 1965.
  • [11]
    Konrad LORENZ (1903-1989), prix Nobel de médecine en 1973, auteur de L’agression. Une histoire naturelle du mal (1963), traduit de l’allemand, Paris, Flammarion, 1969.
  • [12]
    Nikolass TINBERGEN (1907-1988), La vie sociale des animaux. Introduction à la sociologie animale, Paris, Payot, 1977.
  • [13]
    Irenaüs EIBL-EIBESFELDT, Éthologie : biologie du comportement, Paris, Éd. Scientifiques, (trad. française) 1972.
  • [14]
    Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Ed.de Minuit, 1973.
  • [15]
    Robert SOMMER, « Studies in Personal Space », Sociometry, XXII, September 1959, p. 247-260.
  • [16]
    Edward HALL, La dimension cachée, Paris, Seuil, (trad. française) 1971.
  • [17]
    Clarence R. CARPENTER, « Territoriality: A Review of Concepts and Problems », in A. ROE, G. G. SIMPSON (dir.), Behavior and Evolution, New Haven, Yale University Press, 1958.
  • [18]
    Torsten MALMBERG, Human Territoriality. Survey of Behavioral Territories in Man with Preliminary Analysis and Discussion of Meaning, La Haye, Mouton, 1980.
  • [19]
    Alain SUPIOT, « L’inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p.151-170.
  • [20]
    Robert AUZELLE, Jean GOHIER, Pierre VETTER, 323 citations sur l’urbanisme, Paris, Ed. Vincent Fréal et Cie, 1964.
  • [21]
    Pierre MERLIN, Françoise CHOAY (dir.) Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, PUF, 1988.
  • [22]
    Denise PUMAIN, Thierry PAQUOT, Richard KLEINSCHMAGER (Ed.) Dictionnaire, la ville et l’urbain, Paris, Economica/Anthropos, 2006.
  • [23]
    Paul VIRILIO, L’insécurité du territoire, Paris, Stock, 1976.
  • [24]
    André CORBOZ « Le territoire comme palimpseste », Diogène, n° 121, janvier-mars, 1983.
  • [25]
    Alberto MAGNAGHI, Le projet local, préfacée par Françoise Choay, Liège, Mardaga, (2000), 2003.

1Que savons-nous de ce mot « territoire » qui apparaît dans la langue française au cours du XIIIe siècle et dont l’usage ne se généralise qu’au XVIIIe siècle ? Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (1875), note que le mot vient du latin, territorium, qui dérive de terra, « terre », qu’il s’agit d’une « étendue de pays qui ressortit à une autorité ou à une juridiction quelconque ».

2Plus d’un siècle après, Alain Rey, dans le Dictionnaire historique de la langue française[1] confirme que le mot français vient du latin, territorium, « étendue sur laquelle vit un groupe humain ». Les deux dictionnaristes associent à ce terme, « territorial », « territorialité », « extra-territorialité », « territorialement ». Seul Alain Rey peut faire état de « déterritorialiser » et de « déterritorialisation », concepts qui seront élaborés par Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille plateaux. [2]

3Avant de relier la question sociale à un territoire, je propose un petit détour par les sciences humaines et sociales, afin de mieux saisir les sens que ce mot revêt.

Les territoires des historiens et des géographes

4Daniel Nordman, dans le Dictionnaire de l’Ancien Régime[3], apporte de judicieuses précisions aux définitions du Trésor de la langue française (1606) de Jean Nicot (« terroir ou territoire d’une ville ») et d’Antoine Furetière (1690) qui associe le mot à « juridiction », préfigurant ainsi l’acception retenue par Pierre Larousse, en lui attribuant trois caractéristiques : un territoire est appropriable, possède des limites et porte un nom (toponyme ou anthroponyme). Il résume sa conception ainsi : « Un territoire est donc un espace pensé, dominé, désigné. Il est un produit culturel, au même titre qu’un paysage est une catégorie de la perception, que l’homme choisit à l’intérieur d’ensembles encore indifférenciés. » Là, le territoire voisine avec « espace », terme encore plus polysémique… Des historiens actuels revisitant les travaux majeurs de leurs maîtres, Marc Bloch, André Déléage, Georges Duby, Robert Boutruche et Charles Higounet, y constatent « un vocabulaire foisonnant », qui se révèle finalement peu adapté aux réalités à décrire. Selon eux, cela traduit surtout un souci d’écriture, d’où la facilité avec laquelle chacun de ces « maîtres » utilise des mots assez différents comme synonymes [4].

5Dans le même ouvrage, Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre regardent du côté des géographes [5] et constatent que depuis Vidal de la Blache (1845-1918), le « père » de la géographie française, c’est la notion de « région » qui est privilégiée jusqu’aux années soixante-dix où elle est détrônée par celle d’« espace » (à cette époque trois revues s’emparent du terme, Espaces et Sociétés qui est lancée en 1970, L’espace géographique, fondée en 1972 et Espaces Temps, créée en 1975), avant de laisser la vedette à « territoire », à partir des années quatre-vingt, dans une acception qui n’est plus seulement aménagiste (longtemps ce mot était arrimé à « aménagement du… », surtout après la création de la Datar, Délégation à l’aménagement du territoire, en 1963).

6Pour Maryvonne Le Berre, « Le territoire peut être défini comme la portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux. C’est une entité spatiale, le lieu de vie du groupe, indissociable de ce dernier[6] ». Par conséquent, le territoire résulte d’une action des humains, il n’est pas le fruit d’un relief, ou d’une donnée physico-climatique, il devient l’enjeu de pouvoirs concurrents et divergents et trouve sa légitimité avec les représentations qu’il génère, tant symboliques que patrimoniales et imaginaires, elles-mêmes nourries de la langue dominante parlée par les populations de ce territoire.

7En un mot, la réalité géographique d’un territoire repose sur un « fait total culturel et géographique » inscrit dans une histoire spécifique. C’est un peu ce que suggère Éric Dardel (1899-1967) dans L’histoire, science du concret et L’homme et la terre, deux ouvrages grandement influencés par la philosophie de Martin Heidegger. Dans le premier [7], il adhère à l’idée que le temps de l’humain est toujours un « temps pour » (p. 53). Celui-ci est « présent », sans passé (car le passé n’est pas, il résulte d’une construction, c’est donc un résultat, pas une cause) et ouvre au « futur ». « À côté des situations affectives qui asservissent et avilissent l’homme, observe l’auteur, en lui barrant les voies du pouvoir-être authentique, il y a des situations affectives libératrices qui ouvrent en moi les portes de l’avenir. Le Sentir fondamental de l’affectivité contient toujours à côté de son orientation essentielle vers le passé, une relation avec le futur, un Comprendre. Toute situation affective est aussi compréhension, articulation d’un sens. » (p. 68). Cette « compréhension » consiste en une actualisation d’un temps événementiel qui « s’accompagne toutes les fois d’une spatialisation. » (p. 85). De quel événement s’agit-il ? De « l’Événement que je suis et peux être » (p. 119), mais inscrit territorialement, en quelque sorte, dans des territoires géographiques (spatiaux) et historiques (temporels).

8Dans son second essai [8], il précise sa pensée sur cette spatialisation des moments de chaque humain. « La "situation" d’un homme, écrit-il, suppose un "espace" où il se "meut" ; un ensemble de relations et d’échanges ; des directions et des distances qui fixent en quelque sorte le lieu de son existence » (p. 19). Le territoire pour Eric Dardel (mot qu’il n’utilise pas) correspond à une portion de l’écoumène, c’est-à-dire à ce que Martin Heidegger nomme Heimat, la « patrie », mais au sens de lieu d’habitation, de lieu où se déploie la présence, lieu où la langue enveloppe les relations entre les individus et non pas, bien sûr, le « sol natal », irrigué du sang des ancêtres !

Les territoires des éthologues

9Hors de la géographie, qu’en est-il de ce terme ? Il est particulièrement présent et actif en éthologie, cette « science du comportement des animaux », dont la dénomination date du milieu du XIXe siècle (1849, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire). C’est avec Jacob von Uexküll [9] Frederik J.J. Buytendijk [10], Konrad Lorenz [11], Nikolass Tinbergen [12] et Irenaüs Eibl-Eibesfeldt [13] que le mot « territoire » acquiert ses lettres de noblesses naturalistes. Ces savants observent les plantes et les animaux et proposent des approches comparatives afin de voir en quoi leurs découvertes seraient éclairantes pour élucider les comportements des humains, ces vivants si particuliers. Leur vocabulaire technique comprend de nombreux items comme, « habitat » (terme qui entre dans notre langue vers 1800, et qui correspond, grosso modo, à ce que nous appelons dorénavant « la niche environnementale »), « espace » (Jakob von Uexküll dit que les humains vivent dans trois espaces qui se combinent plus qu’ils ne s’excluent : l’espace actif, l’espace tactile et l’espace visuel), « monde » (Welt) et « environnement » (Umwelt). Pourtant, pour les naturalistes amateurs, le « territoire » apparaît comme constitutif de la vie même des animaux et des plantes. Le propriétaire d’un chat est tout content de faire apprécier aux invités que « son » animal a marqué « son » territoire ! Jacob von Uexküll distingue dans l’Umwelt, le Merkwelt ou « monde noté » et le Wirkwelt ou « monde agi ». Le territoire des animaux ne correspond pas à une portion bien délimitée de terre, protégée et protectrice ; il est mobile, élastique dans son tracé, variable selon les saisons, les heures, les activités et les dangers. Un banc de poissons ou un vol d’oiseaux migrateurs se compactent lorsqu’un prédateur les menace et, aussitôt la menace passée, se dilatent, s’espacent. C’est surtout au moment de la reproduction que l’animal délimite son territoire, la protection de la territorialité – plus ou moins étendue – dépend généralement du mâle.

10C’est en lisant les éthologues que Félix Guattari convint Gilles Deleuze de l’importance de cette notion. Le célèbre chapitre 11 de Mille plateaux, de lecture ardue, intitulé « De la ritournelle », théorise le concept de « territoire », à partir de la ritournelle, c’est-à-dire du sifflement émi par un oiseau marquant, en voletant, la territorialité de la nidification. « Le territoire, affirment-ils, est en fait un acte, qui affecte les milieux et les rythmes, qui les "territorialise". Le territoire est le produit d’une territorialisation des milieux et des rythmes. Il revient au même de demander quand est-ce que les milieux et les rythmes se territorialisent, ou quelle est la différence entre un animal sans territoire et un animal à territoire. […] Précisément, il y a territoire dès que des composantes de milieux cessent d’être directionnelles pour devenir dimensionnelles, quand elles cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives. Il y a territoire dès qu’il y a expressivité du rythme. C’est l’émergence de matières d’expression (qualités) qui va définir le territoire. »

11Les auteurs empruntent également aux musicologues et aux musiciens leur arsenal notionnel, sur les temps, les rythmes, les cadences et aussi au chronobiologiste, Alain Reinberg, pour finalement montrer en quoi le territoire est aussi du temps, du processuel, du transitionnel, du mémoriel, qui redistribue sans cesse les cartes, si j’ose dire, qui le figure. Le mouvement déterritorialise en reterritorialisant, d’où la préférence pour une approche rhizomée, transversalisée, stratifiée de ce qui produit le territoire des expressions, la possibilité de leurs agencements et de leurs harmonisations.

Territoires des anthropologues et des juristes

12Chez Erving Goffman, dans La mise en scène de la vie quotidienne[14], le chapitre deux du tome deux est intitulé « Les territoires du moi » et l’auteur, après avoir rappelé que ce concept vient de l’éthologie, l’utilise en indiquant que « les territoires varient selon leur organisation ». Ils sont parfois fixes et bien délimités, parfois mobiles et aux frontières changeantes. Il reprend l’interprétation sociologique de Robert Sommer [15], et parle alors d’espace personnel, qui se révèle temporaire et situationnel (comme dans une file d’attente ou un ascenseur). Il s’intéresse surtout aux « marqueurs » qui séparent deux territoires (l’accoudoir du siège d’un train, la barre à la caisse d’un supermarché, etc.) ainsi qu’aux modes d’intrusion dans le territoire de l’autre. Edward Hall, avec son concept de « proxémie [16]» s’évertue à expliquer les écarts entre deux territoires personnels ou personnalisés, selon les cultures. Certains individus manifestent une plus grande phobie du contact physique et de la chaleur corporelle, que d’autres. Il observe de grandes différences entre les humains, tant en ce qui concerne le degré d’excitation de leurs sens, que leur orientation et la manière dont ils occupent, ou non, un territoire. Il en déduit que chacun fait une expérience particulière du territoire et affirme que les individus « habitent des mondes sensoriels différents ». La sociologie américaine regarde du côté de l’éthologie et aussi de l’anthropologie pour fonder la notion de territoire, comme l’expose Clarence R. Carpenter [17] et plus récemment, Torsten Malmberg [18].

13Les juristes se doivent également de circonscrire les zones dotées du même droit et tenir compte des nouvelles configurations territoriales, concurrentes, et parfois rivales. Ainsi, dans un article éclairant, « L’inscription territoriale des lois », Alain Supiot [19] s’interroge sur « un ordre juridique spatial, libéré de tout ancrage territorial », qui s’oppose à un droit lié à une société et à sa délimitation géographique, sa terre. Celle-ci induit, à la fois, l’identité et la nationalité des personnes qui en sont issues. Il précise que « l’emprise de l’homme sur la terre prend en droit moderne deux formes distinctes mais complémentaires : la souveraineté et la propriété ». Il remarque que « le libre choix de son statut est aujourd’hui en plein essor », et que les entreprises sont de plus en plus nombreuses à se délocaliser pour se soustraire à des droits contraignants, à leurs yeux du moins. Elles optent pour des « pavillons de complaisances » (law shopping), qui permettent de traiter « les droits nationaux comme des produits en compétition sur un marché international des normes ». L’auteur poursuit : « C’est dans le contexte de cette métamorphose de la terre en valeur liquidable sur un marché mondial que la notion d’espace, qui était jadis réservée au droit de la mer, a été étendue au droit de la terre. Ainsi s’explique le fait que l’Union européenne se soit définie, non pas comme un territoire ou un ensemble de territoires délimités, mais comme un "espace sans frontières intérieures" ou un "espace de liberté, de sécurité et de justice" ayant vocation à s’étendre à un nombre indéterminé et indéterminable de nouveaux pays membres ». Évidemment, l’effacement de territoires historiques qui se fondent, abstraitement, en un ensemble sans réelle identité n’est pas accepté par tous. Pourtant, se développent les techniques de scoring qui, constate l’auteur, « sur le plan géographique […] visent à traiter les villes, les nations et les territoires comme des marques commerciales en compétition. » On élabore tout un éventail d’indicateurs quantitatifs (le climat, la qualité paysagère, l’offre de services publics, la diversité culturelle, la gastronomie, la situation géographique, etc.), qui sont censés chiffrer le « capital identitaire local ». Ainsi, sortons-nous, progressivement, d’un droit identique pour tous les sujets d’un même territoire, à des droits liés à de nouvelles entités « hors-sol », unies dans la même compétition inter-territoriale… Les territoires se superposent, s’encastrent, se tournent le dos, « s’entre-réseautent », bref, ils ne sont plus bêtement administratifs et expriment les nouveaux modes de vie de citoyens aux mobilités réelles et virtuelles.

Les territoires des urbanistes

14Rien, dans les 323 citations sur l’urbanisme que rassemblent Robert Auzelle, Jean Gohier et Pierre Vetter [20], sur ce mot. À l’entrée « Territoire » du Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement[21] il est conseillé d’aller voir « Aménagement du… », qui fait état de l’intervention publique et voisine avec « aménagement rural » et « aménagement touristique ». Je précise que l’expression « aménagement du territoire » figure pour la première fois dans un document officiel, vraisemblablement, en 1947, sous la plume d’Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction. Par contre, « territoire » est présent dans le Dictionnaire, la ville et l’urbain[22] par la définition qu’en propose le géographe Richard Kleinschmager. Définition, à la fois, attendue – « Le territoire fait figure de support concret de l’État qu’il revient à ce dernier de préserver contre toute intrusion étrangère et de développer en l’aménageant » – et aussi inhabituelle – « La tendance est nettement à identifier les notions de territorialisation et de spatialisation, s’agissant de nombre de processus sociaux comme la criminalité, la pauvreté, la ségrégation sociale, les appartenances nationales ou le vote par exemple. Ces territoires dessinent des territoires multiples dans l’urbain qui ne recoupent que très rarement les découpages administratifs dans lesquels pourtant les diverses politiques les concernant sont fréquemment projetées. »

15Il ne faudrait pas en conclure que les urbanistes – ou ceux qui contribuent à cette discipline – ne prennent pas au sérieux le territoire. Preuves en sont les analyses de Paul Virilio [23], d’André Corboz [24] et d’Alberto Magnaghi [25], dont les répercussions sur les praticiens sont encore appréciables. Le premier, fondateur de la dromologie (de dromos en grec, « course », donc « science de la vitesse »), considère qu’avec l’aviation militaire, le ciel entre dans l’histoire et avec elle, la dématérialisation de la verticalité. Le territoire n’est plus terrestre, il s’éparpille dans ses confins. La distance est niée par la vitesse. L’instantanéité compresse l’épaisseur géographique. Ce n’est pas « la fin de l’Histoire » qu’il faut craindre, mais celle de la géographie. « Quelle attente sera la nôtre, interroge-t-il avec anxiété, lorsque nous n’aurons plus besoin d’attendre pour arriver ? » (p. 262). La mobilité généralisée dissout les milieux traversés et supprime le rapport physique, charnel, sensoriel, avec les territoires de notre quotidien urbain. Seule compte la destination, pas le parcours. Après trente ans, ces impressions paraissent prémonitoires… La première phrase de l’article d’André Corboz donne le ton : « Le territoire est à la mode ». Il recense ensuite les définitions de ce terme selon les diverses disciplines, et admet, lui aussi, que le territoire est le produit de plusieurs processus ayant chacun sa temporalité et sa ou ses représentations. Il note, avec justesse que « Les habitants d’un territoire ne cessent de raturer et de récrire le vieux grimoire des sols », annonçant par là sa thèse, à savoir qu’il est un palimpseste. « Mais le territoire, prévient-il, n’est pas un emballage perdu ni un produit de consommation qui se remplace. Chacun est unique, d’où la nécessité de "recycler", de gratter une fois encore (mais si possible avec le plus grand soin) le vieux texte que les hommes ont inscrit sur l’irremplaçable matériau des sols, afin d’en déposer un nouveau, qui réponde aux nécessités d’aujourd’hui avant d’être abrogé à son tour. » Ainsi, pour lui, le territoire est une sorte de mille-feuille, chacune témoignant d’un épisode de la longue histoire chahutée de ce couple, Homme/Nature, dont le mariage exprime parfois l’amour, parfois la raison… Car, dit-il avec sagesse, « la nature, c’est ce que la culture désigne comme telle. Il va de soi que cette définition s’applique aussi à la nature humaine. »

16Cette conclusion sert d’introduction au travail d’Alberto Magnaghi, qui ne cite pas André Corboz dans sa copieuse bibliographie. Que nous dit-il ? Que le territoire est le fruit de l’union amoureuse de la nature et de la culture. Qu’il s’agit même d’une « œuvre d’art », mais en péril, à cause du déploiement technologique qui déterritorialise et immatérialise la production et de la globalisation de l’économie qui n’hésite pas, au nom de la seule rentabilité comptable, à délocaliser, c’est-à-dire à gratter un peu plus le palimpseste. Avec Internet, la téléphonie sans fil, la cosmopole s’affiche aspatiale, et se résume à une sorte de plateau-technique, sur lequel viennent se brancher les services, les entreprises, les logements, les équipements, etc. Les citadins ne sont plus attachés subjectivement et existentiellement, à un territoire, ils en sont déconnectés. Il est envisageable de contrer une telle tendance – pourtant « lourde » et planétaire – en misant sur un « projet local » auto-soutenable. Alberto Magnaghi explique que « Le développement local conçu comme développement d’une "constellation de villes solidaires", n’est donc qu’un des scénarios ou des avenirs possibles de la ville : celle-ci peut désormais naître d’une rencontre vertueuse des institutions locales en marche vers le fédéralisme, le néo-municipalisme ou le développement local avec les mouvements issus de la base. » (p. 62). Il liste sept objectifs, dont la « diversification des activités », « le développement des savoirs contextuels », le passage de l’habitant-usager à l’habitant-producteur, « l’intégration des projets locaux dans un cadre transversal »… Le territoire se mue alors en un « écosystème territorial », qui porte les villes et les transforme en « bio-région », pour reprendre l’expression de Patrick Geddes et de Lewis Mumford. L’Ecopolis qu’envisage Alberto Magnaghi associe l’autogestion, la démocratie participative, l’auto-soutenabilité (qui sous-entend d’autres manières de produire et de consommer localement et écologiquement) et la territorialité. Celle-ci ne correspond pas à un repli stratégique sur une portion d’un pays – comme le village d’Astérix ! –, mais à une « globalisation par le bas », qui ne brade pas le local au nom d’un impératif économique dicté d’ailleurs, et assure à chaque citadin la possibilité d’expérimenter une utopie concrète.

Existe-t-il un territoire du « social » ?

17Il va de soi que la question sociale est localisée, pour la simple raison qu’elle concerne des « gens » (famille, individu, groupe, classe…) qui sont ici et pas ailleurs, même si cet ici est la rue, dans le cas des SDF, par exemple. Une seconde raison renforce cette localisation, c’est le traitement institutionnel de cette question sociale. En effet, selon la place que vous occupez dans le système administratif, vous dépendez d’un territoire aux limites strictes. Ce territoire est double, d’un côté il est abstrait, c’est tel service (à « la petite enfance », par exemple) et d’un autre côté, il est géographique (le bureau du responsable est dans telle mairie ou à l’annexe de tel bâtiment administratif, à telle adresse). Ainsi, l’action sociale relève d’une autorité territorialisée (commune, département, région, État…) qui ne traite pas toujours l’intégralité d’un problème et oblige la personne à frapper à plusieurs portes dans plusieurs territoires. L’ouverture d’un « guichet unique » s’avère une amélioration qui peine à se généraliser… Il faudrait n’avoir qu’un interlocuteur aux compétences polyvalentes et à la capacité d’écoute particulièrement exercée.

18L’héritage bureaucratique qui entache encore le travail social multiplie les obstacles, comme, par exemple, les délimitations territoriales, souvent arbitraires et parfois contradictoires entre elles.

19Peut-être l’outil informatique pourrait-il simplifier certaines procédures et rendre accessibles des informations difficiles à rassembler, car émises par des services éparpillés géographiquement. En attendant, et sachant que seul le face-à-face entre un travailleur social et la personne en difficulté permettra à cette dernière de se reconstruire, il ne fait aucun doute qu’il leur faut un lieu de rencontre accueillant. Ce lieu peut être mobile, hors-les-murs d’un bureau, sans adresse fixe. Ce lieu est la rencontre elle-même. Un peu à l’instar de l’université qui, avant de correspondre au bâtiment qui abrite la relation entre un « maître » et un « élève », désignait cette relation privilégiée…

20Le « social » ne se manifeste pas en l’air, en état de suspension comme les poussières prises dans un rai de lumière, mais dans l’interaction entre individus situés et localisés. Le territoire du social consiste en l’inscription spatiale de cette interaction aux effets dits « sociaux ». Ce territoire est donc un résultat, une conséquence de causes à recenser et à analyser. Ce territoire exprime un « mal-être », un « malaise », un « dysfonctionnement », une « déliaison » d’un individu qui ne sait plus où se trouvent ses propres frontières…

Notes

  • [*]
    Philosophe de l’urbain, professeur des universités, éditeur de la revue Urbanisme, auteur de nombreux ouvrages, dont : L’espace public (collection « Repères », La Découverte, 2009), L’urbanisme, c’est notre affaire ! (L’Atalante, 2010) et Un philosophe en ville (Infolio, 2011). Une version longue de ce texte sert d’introduction générale à l’ouvrage dirigé par Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS, Le territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • [1]
    Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992.
  • [2]
    Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980.
  • [3]
    Lucien BÉLY (dir.) Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996.
  • [4]
    Cf. Benoît CURSENTE, Mireille MOUSNIER (dir.), Les territoires du médiéviste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
  • [5]
    Fabrice RIPOLL, Vincent VESCHAMBRE, « Le territoire des géographes. Quelques points de repère sur ses usages contemporains », in Benoît CURSENTE, Mireille MOUSNIER (dir.), Les territoires du médiéviste, Rennes, PUR (coll. Histoire), 2005, p. 271-291.
  • [6]
    Maryvonne LE BERRE, « Territoires », in Antoine BAILLY, Robert FERRAS, Denise PUMAIN (dir.), Encyclopédie de géographie, Paris, Economica, 1995.
  • [7]
    Éric DARDEL, L’histoire, science du concret, Paris, PUF, 1946.
  • [8]
    Éric DARDEL, L’homme et la terre, Paris, PUF, 1952.
  • [9]
    Jakob von UEXKÜLL (1864-1944), Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, (1934) 1984.
  • [10]
    Frederik J. J. BUYTENDIJK (1887-1974), L’homme et l’animal, essai de psychologie comparée, (1956), Paris, Gallimard, 1965.
  • [11]
    Konrad LORENZ (1903-1989), prix Nobel de médecine en 1973, auteur de L’agression. Une histoire naturelle du mal (1963), traduit de l’allemand, Paris, Flammarion, 1969.
  • [12]
    Nikolass TINBERGEN (1907-1988), La vie sociale des animaux. Introduction à la sociologie animale, Paris, Payot, 1977.
  • [13]
    Irenaüs EIBL-EIBESFELDT, Éthologie : biologie du comportement, Paris, Éd. Scientifiques, (trad. française) 1972.
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