Vie sociale 2010/4 N° 4

Couverture de VSOC_104

Article de revue

Faire face à la montée de la pauvreté

L'avenir de la relation partenariale entre les associations caritatives et le service socialdépartemental dans le sud-Manche

Pages 41 à 48

1Les concepts de pauvreté et de précarité sont polysémiques, discutables et difficiles à articuler en fonction des sens différents auxquels ils renvoient. Nous avons choisi de nous intéresser au processus de paupérisation et à ses nouveaux visages plutôt que de déterminer qui est pauvre, qui ne l’est pas.

Les conditions d’un partenariat « suffisamment armé »

2Face aux demandes d’aide dites primaires de plus en plus croissantes de la part des individus et compte tenu des moyens de plus en plus réduits pour y répondre, le recours à l’associatif caritatif pour l’assistant social est, lui aussi, de plus en plus fréquent.

3Dans ce contexte de paupérisation, d’évolution des politiques d’action sociale, d’évolution des besoins des individus et des ménages, nous nous sommes interrogés sur les conséquences d’un tel phénomène dans la relation partenariale entre les associations caritatives et le service social départemental tout en sachant que les individus bénéficiaires dépendent des réponses de l’un et de l’autre. Ce partenariat est-il suffisamment armé ?

4C’est en tenant compte des habitudes des pratiques partenariales entre ces bénévoles et ces professionnels, de la vision qu’ont les bénéficiaires de leur situation que cette étude a mis en avant les attentes respectives et les stratégies de changement souhaitables à mettre en œuvre.

5Le territoire étudié est un territoire rural, le mortainais, qui comprend huit cantons soit un total d’environ 38 000 habitants pour soixante-trois communes. Afin de mener l’enquête, les trois catégories d’acteur concernées ont été interviewées ; à savoir, les cinq associations caritatives qui couvrent le territoire, sept assistants de service social (AS) sur une équipe de dix, et six bénéficiaires (avec revenus transferts sociaux, en emploi précaire ou Smic, familles monoparentales) qui sollicitent les AS et/ou les associations caritatives.

6Les associations et les assistants de service social s’accordent pour exprimer une augmentation des demandes effectuées par ces derniers au titre de l’aide alimentaire mais aussi au titre de l’aide financière aux charges courantes. Les associations pointent la défaillance des partenaires publics qui se reposent sur le caritatif et notamment le désengagement des Centres communaux d’action sociale (CCAS) et plus particulièrement dans le monde rural. Le secteur caritatif ne maîtrise plus son action.

7Les assistants de service social retiennent comme critère de sélection des partenaires et notamment auprès des associations caritatives, le délai de réponse et non plus les critères définis par chaque partenaire. Les enjeux dans la relation partenariale entre ces bénévoles et ces professionnels portent sur des questions :

  • de légitimité à utiliser l’outil évaluation face à l’expertise des travailleurs sociaux ;
  • de rapports de pouvoir entretenus par la confusion des rôles, la difficulté à cerner les limites et la place de chacun malgré la conscience respective du nécessaire travail ensemble ;
  • de personnes et non d’institutions ; une association peut-elle fonctionner comme une institution surtout si elle repose sur le bénévolat ? Le travail social n’est pas « libre » d’agir comme bon lui semble. Il répond à des choix de politiques sociales (certaines associations caritatives sont cependant à demi institutionnalisées comme la Banque alimentaire).
Les bénéficiaires que nous avons rencontrés se sentent pour la plupart « disqualifiés » quand ils ont recours aux intervenants de l’action sociale. Ils se situent dans une position d’infériorité totale dans la relation d’aide. Ils sont conscients des alliances nécessaires entre associations caritatives et assistants de service social, mais déplorent l’incapacité des protagonistes à mettre en place une collaboration de proximité. Le sentiment de déresponsabilisation chez le bénéficiaire prédomine puisqu’il n’a pas le choix de son interlocuteur.

8Pour faire face à ce contexte de paupérisation, les associations et les assistants de service social soulignent dans l’enquête que les évolutions possibles dans la relation partenariale sont conditionnées à un changement de posture : collaborer autrement, clarifier les rôles et missions respectifs, mutualiser les moyens, « faire avec et non plus à côté de ». Faire avec les partenaires mais aussi avec les bénéficiaires en les considérant comme des acteurs dans ce partenariat autour de l’élaboration de projet malgré l’exclusion ou la quasi-exclusion du bénéficiaire comme acteur, y compris par lui-même.

Des effets inattendus de la recherche appliquée au territoire

9Au cours de l’enquête, en septembre 2005, la Banque alimentaire a sollicité le service social départemental, en vue d’une rencontre entre les cinq partenaires associatifs du secteur caritatif, les dix CCAS et l’assistant de service social du secteur pour travailler autrement ensemble. Le territoire commun à ces acteurs est le canton de M. (environ 6 000 habitants). Mon rôle d’agent de développement sur ce même territoire à consisté à les accompagner dans une démarche de co-construction visant à apporter des réponses adaptées aux besoins réels des individus sur leur territoire de vie.

10Dès la première rencontre, élus, bénévoles et professionnels m’ont positionné comme l’acteur relevant des politiques d’action sociale donc « détenteur de la solution ». Le premier échange a consisté à inverser les habitudes en relevant que si « solution » il y avait, elle était à construire ensemble dans la cohérence et le respect des usagers et de leurs attentes, car ce sont tous les points de vue de chacun qui construisent la réalité de tous. Il est apparu une tension entre une logique de développement de territoire et des services d’acteurs sociaux identifiés comme de simples pourvoyeurs de services.

11Les préoccupations communes échangées se sont ensuite situées autour du « parcours d’aide à la personne ». Rapidement, la question de l’intégration de bénéficiaires, dans ce groupe de réflexion, pas nécessairement inscrit dans le bénévolat, s’est posée. La proposition fut encouragée mais son effectivité fut plus difficilement acceptable. Le débat a révélé une hésitation collective à considérer le bénéficiaire comme acteur alors que les discours tenus mettaient cette nécessité en avant. Trois bénéficiaires ont été associés par l’intermédiaire d’une association caritative et du service social.

12Depuis 2005, ce réseau d’entraide et de solidarité nommé « Chaîne de solidarité du canton de M. » se réunit régulièrement, et certains objectifs ont été atteints :

  • mieux se connaître en instaurant une rencontre dans chaque commune entre les membres du CCAS, son/sa secrétaire, un représentant de chaque association de la chaîne de solidarité et le service social ;
  • marquer l’identité partenariale par la création d’une plaquette d’information ;
  • mettre en œuvre des outils communs pour répondre au mieux à la demande de l’habitant du canton de M. ;
  • clarifier les rôles et les missions de chacun ;
  • harmoniser les pratiques entre les CCAS ;
  • travailler entre secrétaires de CCAS pour créer une affiche identique pour chaque commune dans l’objectif de rendre repérable les missions des CCAS aux yeux de la population. Cette initiative a mis en évidence une hiérarchisation entre la secrétaire du chef-lieu de canton et les autres secrétaires. Nous voyons ici une tension inter-territoire entre le chef-lieu de canton et les autres communes de ce canton.
Depuis janvier 2009, la Chaîne de solidarité du canton de M. est devenue structure associative loi 1901, elle est composée d’administrateurs issus des dix CCAS et des cinq associations caritatives. Deux élus du canton en exercent la présidence. L’implication de chaque membre de la chaîne de solidarité dans ses différentes réalisations a permis de prendre conscience de l’importance du travail en réseau et de la nécessité de l’activer, de faire en sorte que chacun devienne ambassadeur pour que ce canton reste attractif, qu’il ne subisse pas la « dévitalisation » et qu’il puisse répondre par exemple à la problématique de la mobilité en milieu rural…

13De fait, au fur et à mesure de l’avancée des travaux, la Chaîne de solidarité a souhaité rendre visible ce début de dynamique locale. Ainsi un Forum solidaire du canton de M., ouvert au grand public, a eu lieu en avril 2009 avec pour objectif de rassembler l’ensemble des acteurs locaux, qu’ils soient élus, professionnels, habitants, bénévoles de tous les secteurs (institutionnels, économiques, associatifs…), pour mieux se connaître, déclencher des projets, identifier des perspectives et des prospectives partenariales en vue de préserver l’attractivité de ce territoire.

14Cet événement a déclenché :

  • un partenariat entre la chaine de solidarité et l’association départementale Manche numérique dans l’idée de se servir de l’outil numérique pour l’adapter aux besoins des habitants en partant des outils réalisés par la chaîne de solidarité. Selon l’association départementale Manche numérique, « la mobilisation des acteurs locaux reste difficile à mettre en place. Il est donc innovant et opportun de partir d’une fédération d’acteurs comme la Chaîne de solidarité pour mettre en place un projet alliant besoins réels et nouvelles technologies ». Les CCAS de la Chaîne de solidarité s’accordent à dire que « la création de la fiche d’enregistrement de la demande commune aux dix CCAS que nous avons construite ensemble, nous permettra d’harmoniser nos pratiques, d’être plus efficaces dans la réponse donnée au demandeur d’aide. Avec Manche numérique, l’outil numérique s’adaptera à ce que l’on souhaite se transmettre comme informations entre CCAS et favorisera une relation plus étroite, plus directe avec les partenaires extérieurs et avec les habitants par la suite » ;
  • la signature par le Crédit mutuel, dans le cadre du « Crédit mutuel solidaire », d’une convention en vue d’aider et d’accompagner les personnes en difficultés financières. En inscrivant, au cœur de cette convention, la prévention comme objectif général, le secteur social et le secteur économique se rapprochent. Selon le Crédit mutuel, « ce partenariat est indispensable pour faire face aux situations croissantes des personnes en difficultés financières ou qui ont des accidents de la vie ». Après réflexion avec la Chaîne de solidarité, en utilisant comme porte d’entrée le micro-crédit social, nous souhaitons travailler autour de trois axes :
    • apporter aux « aidants » (bénévoles, CCAS, associations, secrétaires de mairies… de la chaîne de solidarité) des réponses à donner aux usagers quant à une meilleure utilisation de leur banque ;
    • créer des « ateliers budgétaires » animés en binôme par un travailleur social, conseillère en économie sociale et familiale par exemple, et par un salarié de la banque. Ceci dans le but d’informer les personnes qui connaissent des difficultés financières mais aussi les jeunes qui commencent à travailler ;
    • apporter une aide financière aux actions spécifiques engagées par la Chaîne de solidarité.
  • la mise en place d’une coordination de toutes les activités culturelles. Selon l’élu adjoint chargé de la culture du chef-lieu de canton, « le numérique associé à des habitudes et des réflexes de concertation systématique entre les acteurs sur l’ensemble du canton dès qu’une manifestation est programmée, permet une meilleure visibilité de l’offre sportive et culturelle et fait valoir une dynamique cohérente de territoire » ;
  • la mise en place d’un Noël solidaire. Le service social départemental et la Banque alimentaire, coordinateurs de cette action au sein de la Chaîne de solidarité, indiquent que « l’harmonisation des moyens autour de ce moment Noël est un enjeu de la solidarité locale. À l’échelle d’un canton, les personnes en difficultés peuvent bénéficier d’un même don » ;
  • le projet de créer une maison de la solidarité. Selon l’ensemble des membres de la Chaîne de solidarité, « il est difficile d’avoir en tant qu’habitant ou élu une visibilité des lieux d’implantation des associations caritatives. Par la mise en place d’une maison de la solidarité, on mutualise les moyens et on réaffirme les partenariats par la présence de différentes permanences tout en respectant les spécificités de chaque structure. La réflexion s’engage aujourd’hui car nous sommes dans cette démarche collective de projet depuis quelques années. Nous avons appris à travailler ensemble dans l’intérêt de chacun » ;
  • la mise en place de « solidarités transports ». À l’initiative de la Mutualité sociale agricole (MSA), certains cantons sont pourvus d’un réseau de bénévoles par commune qui, moyennant un tarif minimum du kilomètre, assurent les déplacements quotidiens des personnes demandeuses, lesquelles doivent être non imposables. La mise en place d’un tel réseau est soumise à la condition d’une association porteuse de l’action. À ce propos, la MSA déclare : « C’est la première fois que nous avons une fédération d’acteurs locaux comme association porteuse, constituée directement des CCAS du canton et des associations caritatives. C’est un atout majeur dans le repérage par les acteurs locaux, des besoins de la population en termes de mobilité. »
Nous voyons ici que, plus les CCAS se feront connaître des autres acteurs par la territorialisation (faire ensemble), plus ils afficheront leur identité et leur individualisation. La volonté de territorialiser par des projets amène les CCAS et les associations caritatives à se faire connaître aux autres individuellement, ce qui entraîne une cohérence de territoire. Au démarrage du projet, la crainte de perte d’identité pour les associations caritatives, les CCAS ou le service social prédominait malgré la volonté de faire ensemble. Pour renforcer la territorialisation, il faut renforcer l’individualisation des projets des personnes. Il est également important de considérer la question du temps qui diffère selon les acteurs (bénéficiaires et professionnels des différents champs d’intervention), cette différence générant souvent des tensions liées aux attentes des uns et aux obligations des autres.

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