Vie sociale 2009/2 N° 2

Couverture de VSOC_092

Article de revue

L'écrivain public dans l'action sociale

Pages 121 à 134

Notes

  • [*]
    Écrivaine publique, chargée d’ingénierie sociale.
  • [1]
    Cf. Christine MÉTAYER, Au Tombeau des Secrets : les écrivains publics du Paris populaire. Cimetière des Saints-Innocents, XVIe-XVIIIe siècle et « Normes graphiques et pratiques de l’écriture : maîtres écrivains et écrivains publics à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Annales histoire sciences sociales, vol. 56, n° 4, 2001, p. 885-886.
  • [2]
    Roger CHARTIER, Les pratiques sociales de l’écriture et de la lecture de l’Antiquité à nos jours, session spécialisée n° 10 du XIXe Congrès international des sciences historiques, université d’Oslo, août 2000, p. 10.
  • [3]
    Appellation spécifique en circonscription de service social.
  • [4]
    On peut parfois compter plus d’une dizaine de bénévoles au sein d’une même association. On note aussi de plus en plus de recrutements au grade de rédacteur territorial d’une part, et, d’autre part, de plus en plus d’agents et de bénévoles issus des secteurs de l’enseignement littéraire, du social et du droit (ex. professeur de Lettres, juriste, éducateur spécialisé, secrétaire juridique, secrétaire de circonscription de service social… soit 69% sur un panel d’une vingtaine d’écrivains publics enquêtés).
  • [5]
    Cf. Delphine GARDEY. Écrire, Calculer, Classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940). Paris, Ed. La Découverte, 2008, p.10. (coll. Textes à l’appui).
  • [6]
    Cf. Anne-Valérie NOGARD. « L’écrivain public : de l’aide en écriture à la médiation sociale ». Réalités sociales, 1999, p. 29.
  • [7]
    Anne-Valérie NOGARD. « Les écrivains publics, médiateurs culturels ». Illettrismes. Variations historiques et anthropologiques. Écritures IV. BPI/Centre Georges Pompidou, 1993, p. 213 (coll. études et recherche).
  • [8]
    Michèle GUILLAUME-HOFNUNG. La Médiation. Paris, PUF, 1995, p. 85-86.
  • [9]
    Ibid. p. 68.
  • [10]
    Roger CHARTIER. op. cit. p. 11.

1L’écrivain public dans l’action sociale ? Mais que fait-il exactement et quel est son rôle ? Nombre d’entre nous se demandent ce qu’il en est de cet intervenant et s’interrogent sur son utilité et sa place au sein des structures sociales. La professionnalisation progressive de cette activité suscite en effet sa redécouverte et des questionnements émergent, entre autres, quant à la nature de la relation entre l’écrivain public et les usagers, la nature de l’aide qu’il leur apporte et sa fonction dans le champ de l’action sociale.

2Cet article vise donc à mettre en lumière ce visage contemporain de l’écrivain public œuvrant au sein des structures sociales ; inspiré d’une étude sociologique menée entre 2006 et 2008 en région parisienne. Nous avons choisi ici de garder de celle-ci la dimension descriptive, qui permet d’avoir une visibilité à la fois de l’action et du sens de l’écrivain public social, sans entrer dans le détail des observations, démonstrations et questionnements qu’elle expose. Dans le temps d’écriture qui nous est réservé, nous proposons donc de montrer en quoi consiste l’intervention de cet acteur, quels sont son histoire, son objet et sa fonction, soit de dévoiler quelques-uns des fondements sur lesquels repose son activité.

Aperçu historique

3Avant le XVIe siècle, ce sont les prêtres qui font office d’écrivains publics et qui assument la fonction d’écriture pour autrui. Mais, du scribe antique au moine du Moyen Âge, l’iconographie les représente avant tout dans leur devoir sacré et leur rapport au divin en tant que gardiens du savoir d’écriture, non dans leur fonction sociale d’écrivain pour autrui. C’est avec l’Ancien Régime, à un moment de l’histoire où le système administratif affiné et complexifié accroît les exigences en matière d’écriture, que l’écrivain public apparaît tel que nous le connaissons, comme figure de la pratique sociale d’écriture. Celui-ci intervient dès lors auprès des moins alphabétisés, comblant ainsi les inégalités de la scolarisation amorcée par la Contre Réforme au XVe siècle.

De la tradition des maîtres écrivains vers l’écrivain public, un transfert de sens de la pratique de l’écriture [1]

4Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, sous l’Ancien Régime, les maîtres écrivains forment un corps professionnel dont la fonction réside dans la définition et la transmission des règles de l’art d’écrire. Profession reconnue et influente, communauté de lettrés érudits, les maîtres écrivains jurés sont mandatés par l’État pour réformer les graphies, définir une norme graphique nationale, assurer l’enseignement de l’écriture et mener les expertises judiciaires des manuscrits.

5Les écrivains publics, eux, évoluent en marge de cette profession influente, comme autant de satellites qui viennent combler les vides de l’enseignement des maîtres écrivains. Leur action auprès du peuple réduit en effet l’écart entre l’augmentation de la demande en matière d’écriture sous l’Ancien Régime et l’impossibilité de la population à y faire face. L’écrivain public donne, en somme, une solution à l’inégal partage de l’écrit dans la société : d’un côté, des maîtres écrivains qui transmettent l’art de l’écriture et des belles lettres, de l’autre, des écrivains publics qui suppléent à l’insuffisance de cette transmission… Mais c’est la demande d’écriture sociale qui s’imposera finalement comme une nécessité et viendra rompre le monopole des maîtres écrivains sur l’enseignement : « En des temps où les écritures ordinaires se sont radicalement émancipées des règles de la calligraphie, la compétence et le pouvoir traditionnellement reconnus aux gardiens et praticiens de l’art ancien ne pouvaient qu’être effrités[2]. »

6Un glissement s’opère donc, à cette époque, de la domination de la forme et de l’art calligraphique comme norme scripturaire, vers l’émancipation de la pratique sociale de l’écriture, vers une écriture utile qui mise sur le fond, une écriture simplifiée, unique et fédératrice, qui s’adapte davantage aux exigences administratives croissantes. Il ne s’agit plus seulement de bel-écrire, mais d’écrire utile et de mettre en lumière un message. C’est dans ce contexte que les écritures déviantes (par rapport à l’art calligraphique des maîtres écrivains), comme la lettre ou l’écriture administrative par exemple, se décomplexent et se propagent. Ce qui fait norme désormais, c’est l’écriture sociale, l’écriture quotidienne et ordinaire, en marge de la norme graphique établie par les maîtres écrivains.

Les années 1950, entrée de l’écrivain public dans le champ de l’action sociale organisée

7Deux siècles plus tard, dès la moitié du XXe siècle, l’écrivain public semble investir le champ de l’action sociale organisée corrélativement à l’apparition des bidonvilles en banlieue parisienne. Sous la forme du bénévole associatif (à ATD Quart Monde essentiellement), on le voit désormais œuvrer au sein de structures sociales.

8C’est finalement dans le cadre du dispositif emplois-jeunes à la fin des années 1990, que des postes salariés sont créés dans des organismes d’action sociale (en circonscriptions de service social et en mairies). Face à l’augmentation des publics en difficulté et des demandes, ces postes ont pour objectif de désengorger l’accueil des sites qui sont, précisément, en saturation d’accueil et qui ne peuvent, de fait, plus répondre à la demande des usagers en matière d’écriture. La tâche d’écrire pour et au nom de l’usager, qui était jusqu’alors assumée par les secrétaires et les travailleurs sociaux présents dans ces structures, incombe désormais aux écrivains publics emplois-jeunes et fait l’objet d’une fonction à part entière.

9Dès lors, tout un processus de transfert de la tâche d’écrire pour et au nom de l’usager s’opère. De tâche du secrétaire et du professionnel social, elle devient fonction de l’écrivain public, reconfigurant ainsi l’organisation même du champ du travail social et la répartition des responsabilités entre les acteurs de terrain.

10En circonscription de service social, cette reconfiguration est d’autant plus claire que secrétaires, travailleurs sociaux et écrivains administratifs [3] travaillent ensemble sur un même site. On appréhende ainsi mieux la nouvelle triangulaire formée par la nouvelle répartition de l’activité d’écriture.

11Avec la création du poste d’écrivain administratif, le travail d’écriture est en effet scindé selon deux catégories d’écritures : l’Écrire pour l’institution au nom de l’institution ou intra et interinstitutionnel (tâche du secrétaire) et l’Écrire pour l’usager. Cette dernière se composant à son tour de deux sous-catégories : l’Écrire pour l’usager au nom de l’institution (tâche de l’assistant de service social) et l’Écrire pour l’usager en son nom propre (fonction de l’écrivain administratif).

12Réorganiser ainsi l’activité d’écriture, créer une fonction qui a pour objet l’écriture même et accorder à l’écriture une place dans la division du travail social au travers de l’écrivain public, constitue donc, à l’époque, une petite révolution dans le champ de l’action sociale en général et dans le champ du travail social en particulier.

13Aujourd’hui, l’activité d’écrivain public se professionnalise. On assiste en effet au développement de la formation, à la création d’un diplôme d’État et au regroupement d’écrivains publics professionnels en associations. Le recrutement de salariés de plus en plus qualifiés et de bénévoles de plus en plus compétents [4] pour assumer la fonction d’écrivain public indique par ailleurs un impact progressif de la professionnalisation de cette activité sur le secteur social.

Un intervenant polymorphe

14La difficulté à saisir le profil de l’écrivain public provient des multiples facettes qu’il revêt et, semble-t-il, d’une polymorphie inhérente à l’activité et issue de son objet d’intervention qu’est l’écriture, des trajectoires des acteurs, des cadres de pratique et des pratiques elles-mêmes.

L’écriture, un objet d’intervention polyvalent

15Comme son nom l’indique, l’écrivain public puise son objet dans l’écriture. Celle-ci est au fondement de son action et forme, avec tous les supports d’écriture, la matière première à partir de laquelle il œuvre.

16L’écriture est transversale à nombre d’activités [5], de secteurs d’activité et de technologies. Sa présence est latente, en filigrane de notre quotidienneté. Elle est tant infiltrée dans notre routine, que nous l’utilisons chaque jour sans lui prêter réellement attention. C’est ainsi que l’écriture se révèle intrinsèquement multiple et qu’elle a subtilement pénétré notre organisation sociale au fil du temps.

17Savoir utile et quotidien, traversant divers champs cognitifs, elle appose le sceau de sa pluralité sur l’activité d’écrivain public, poussant celle-ci à embrasser autant de disciplines et de secteurs d’activité. À l’image de son objet, on peut donc dire que l’activité d’écrivain public est intrinsèquement transversale et plurielle, et que c’est aussi pour cela qu’on la trouve souvent à la croisée de disciplines (le droit, l’histoire, les lettres…), de techniques (dactylographie, prise de note, discours, récit de vie, numérique, graphisme…) et de technologies (machines à écrire, informatique…) très variées.

18On entend souvent dire, par ailleurs, que : « Tout le monde peut être amené à solliciter l’aide d’un écrivain public, même un écrivain public ». Cette assertion présuppose que, dans la mosaïque des savoirs, dans la profusion des techniques et des technologies, personne, pas même l’écrivain public, ne détient de connaissance exhaustive, mais que chacun possède en revanche un fragment de savoir à partager avec autrui. « Tout le monde peut être amené à solliciter l’aide d’un écrivain public », car même le plus lettré d’entre nous peut avoir un jour besoin de recourir à un écrivain public spécialisé dans tel ou tel domaine de connaissances ou même simplement ressentir un jour le besoin de recourir à son regard extérieur pour juger un écrit.

19L’écrivain public se révèle, par conséquent, être plus qu’une activité : c’est une posture cognitive, une manière d’être face au savoir, lequel se complexifie, se démultiplie et se fragmente au fil des âges. L’écrivain public incarne, en quelque sorte, un regard synoptique, qui ne se prétend pas exhaustif, sur un savoir aujourd’hui démultiplié et fragmenté.

20Entre tendance à la spécialisation dans un domaine de connaissances, exigence de connaissance générale et polyvalence scripturale, l’écrivain public revêt finalement de multiples formes qui rendent sa pratique mouvante et son activité malléable et adaptable à tout contexte d’intervention.

La diversité des trajectoires individuelles

21On remarque par ailleurs que, dans le secteur social, la formation initiale et l’expérience professionnelle des écrivains publics s’enracinent dans les domaines littéraire, administratif, social et juridique. Quant aux mobiles d’orientation vers ce secteur en particulier, ils résident essentiellement dans la volonté d’être sur le terrain et dans la relation d’aide au travers des supports d’écriture.

22L’activité d’écrivain public, de par la polyvalence de son objet, ouvre donc ses portes à des profils d’acteurs très divers, qui viennent renforcer la multiplicité et la mouvance des pratiques. Cette multiplicité permet, finalement, une adaptabilité de la fonction au terrain local et d’intégrer plus facilement celle-ci aux dispositifs professionnels existants.

La diversité des cadres d’intervention

23C’est pourquoi, les cadres d’exercice s’avèrent également très variés. Le cadre des organismes qui intègrent un écrivain public en leur sein, délimite l’intervention du praticien en fonction des missions de ces organismes et de la latitude que ceux-ci octroient à la fonction.

24En ce sens, le cadre d’exercice influe sur la pratique de l’écrivain public, tout du moins pour ce que nous en avons observé dans le champ de l’action sociale. Par exemple, en circonscription de service social, l’écrivain public ne doit traiter que de la demande administrative (ex : formulaires, courriers et informations d’ordre administratif), d’où l’appellation d’« écrivain administratif ». Certains écrivains administratifs sont même, dans la division du savoir, référents sur une problématique sociale spécifique (ex : le surendettement). De même dans certaines mairies, au sein desquelles l’écrivain public ne traite que de la demande administrative. Mais il existe aussi des mairies ou des associations qui laissent la possibilité à leurs écrivains publics de traiter également la demande privée (ex : correspondance privée, lettres relatives à la consommation).

25Plus encore, outre qu’il délimite le champ d’intervention du praticien, le cadre de pratique se constitue comme cadre déontologique de l’écrivain public. Ce dernier œuvrant alors selon la déontologie de la structure dans laquelle il est intégré. En circonscription de service social par exemple, la fonction d’écrivain administratif est conformée, non seulement aux missions du service social, mais également à sa déontologie.

La multiplicité des modalités d’intervention et de traitement de la demande

26Sur le plan des modalités d’intervention et de traitement de la demande, on trouve également des fonctionnements très différents. Ces modalités peuvent être définies, soit par la hiérarchie, soit par le praticien lui-même lorsqu’il bénéficie d’une certaine marge de manœuvre dans l’organisation de son activité.

27Les écrivains publics auxquels une autonomie d’action est accordée, procèdent selon leur personnalité et leurs goûts, et façonnent, dans une certaine mesure, la fonction à leur image. Ainsi, certains interviennent en visites à domicile ou/et sur rendez-vous, d’autres font de l’accompagnement physique auprès des administrations, d’autres encore créent des lettres-types ou participent à des actions collectives, etc.

28De même pour le traitement de la demande qui varie selon la sensibilité du praticien. Par exemple, pour les demandes simples, certains traitent la demande par téléphone, d’autres accordent un temps d’explicitation des procédures avant toute rédaction effective, d’autres pratiquent la « double-lettre » au bas de laquelle ils apposent leur signature à côté de celle de l’usager pour encourager la demande, d’autres encore rédigent des mots de liaison à l’intention des administrations pour expliciter une situation, rendre compte des difficultés rencontrées par l’usager et témoigner de sa bonne foi, etc.

29Même dans la manière de réaliser un écrit, la méthode peut différer. Certains rédigeront de manière instinctive. La rédaction instinctive consistant en la réalisation de l’écrit au fil de l’entretien, au fur et à mesure que les informations émergent et que la personne explique sa situation. D’autres rédigeront de manière plus organisée. La rédaction organisée visant l’ordonnancement des idées et des informations, après les avoir notées par ailleurs et après avoir sélectionné les plus pertinentes d’entre elles. Un même écrivain public, selon le degré de complexité de la situation ou de la demande, peut d’ailleurs être amené à utiliser l’une ou l’autre méthode.

30Mais toutes ces modalités d’intervention et de traitement de la demande peuvent être aussi fixées par l’équipe d’encadrement. Ainsi, certains écrivains publics n’ont-ils pas d’autre choix que de recevoir sur rendez-vous n’étant pas autorisés à aller en visites à domicile ou – cas extrême observé – ils n’ont pas d’autre choix que de respecter une procédure de validation de leur production écrite par leur hiérarchie.

31Nous voyons donc ici en quoi et pourquoi les pratiques sont multiples. S’il existe une cause objective à cette multiplicité en ce que l’écriture, objet de l’écrivain public, est intrinsèquement transversale et plurielle, il existe également des causes plus contingentes. D’une part, une cause contingente interne, issue des trajectoires individuelles ; d’autre part, une cause contingente externe, issue des cadres d’exercice qui délimitent le champ d’intervention de l’écrivain public et laissent ou non à celui-ci assez de marge de manœuvre dans ses modalités d’intervention et de traitement de la demande. Ce sont là autant de forces qui impactent la pratique des praticiens et qui génèrent cette polymorphie de l’écrivain public.

Les motifs du recours à l’écrivain public

32Pourquoi recourt-on à l’écrivain public ? Il existe plusieurs raisons à ce recours, lesquelles sont liées à différents rapports que nous entretenons avec l’écrit. Nous nous proposons ici de les énumérer :

  • l’illettrisme et l’analphabétisme ;
  • si l’analphabétisme et l’illettrisme constituent bien des motifs du recours à l’écrivain public, la non-maîtrise de la langue française, en constitue une autre, bien distincte de celles-ci. Notamment dans le cas de personnes étrangères alphabétisées, voire parfaitement lettrées, dans leur langue maternelle, mais qui sont ici en situation d’apprentissage de la langue française ;
  • le contexte d’inflation administrative. Cette inflation de la production d’écrits administratifs se ressent d’autant plus que la personne rencontre des difficultés sociales et économiques et qu’elle doit justifier de son besoin d’aide [6] ;
  • la complexité des supports d’écriture qui suscite des doutes, une perte d’assurance, voire une autodépréciation de ses connaissances au moment de la prise d’écriture [7] ;
  • le besoin d’un conseil en écriture. Il arrive en effet que des personnes recourent à l’écrivain public, même si elles maîtrisent la langue écrite, simplement parce que cet intervenant propose un regard neutre et extérieur sur leur situation ou sur un écrit qu’elles ont produit. L’avis de l’écrivain public, sa connaissance des dispositifs d’aide et de la législation sociale, et sa compétence pour apprécier la qualité d’un écrit, visent dans ce cas à éclairer simplement l’usager dans sa démarche d’écriture ;
  • les supports d’écriture numérique, qui proposent à l’écrivain public de nouveaux outils d’intervention avec lesquels tout le monde ne s’est pas familiarisé. Le contexte de dématérialisation de l’accueil en secteur social et l’augmentation des dispositifs informatiques mis en place pour formuler les demandes, incitent les publics en marge des technologies à solliciter l’aide d’un écrivain public. C’est pourquoi, certains écrivains publics du secteur social n’hésitent plus à aider les personnes dans leurs démarches d’écriture virtuelle et à remplir avec elles les imprimés en ligne.

Une fonction de médiation

33Si l’on s’accorde sur sa mission d’information, d’orientation et d’aide pédagogique à l’écriture en vue de l’autonomie de la personne, l’écrivain public a une fonction qui va bien au-delà. Son intervention – et nous verrons en quoi celle-ci transforme la réalité sur le plan psychologique, organisationnel et social – révèle de fait sa fonction de médiation, d’une part entre la personne et les institutions, d’autre part entre la personne et les professionnels sociaux.

De la médiation de plume à la médiation administrative et sociale

34L’écrivain public n’a pas de pouvoir de décision dans le dénouement d’une situation, il ne tranche pas, il ne statue pas, il ne décide pas, par exemple, du besoin de contractualiser dans le cadre d’un accompagnement social lié au logement. Mais, ce non-pouvoir est une qualité inhérente aux activités de médiation et favorise un accueil neutre, enraciné dans une posture d’écoute qui ne compte pas le temps de la parole. L’écrivain public donne ainsi la sensation à l’usager d’être en présence d’un intervenant qui a le temps de lui consacrer du temps. L’accueil de l’écrivain public délimite donc, d’abord, un espace dans lequel l’usager a cette sensation de ne pas être acculé et dans lequel sa parole compte, puisqu’elle y sera traduite par écrit.

35Messager de la parole d’autrui et « aidant » à la traduction de celle-ci, l’écrivain public s’avère foncièrement médiateur et émancipateur de la parole. Celui qui a fonction de médiation « doit faire preuve d’une grande capacité d’écoute, ce qui requiert attention et distanciation. Il doit repérer les mots importants, les traduire explicitement car à la base des malentendus, il y a les mal-dits, les imprécisions de langage. […] À ce stade, le processus de la médiation rejoint celui de la maïeutique [8] ». Au centre de la médiation se trouve donc le langage. Entre une médiation créatrice qui construit du lien social et une médiation rénovatrice qui comble les déficits du tissu social [9], entre l’une qui participe de la naissance d’un lien et l’autre qui participe de sa renaissance, l’écrivain public semble dénicher sa place d’accoucheur et de traducteur de la parole de l’Autre. Il est une figure médiatrice, qui crée autour d’elle un espace public, un espace commun de dialogue entre les usagers et les institutions. Quand le lien ne se fait pas ou vient à se défaire entre ces termes, l’écrivain public apporte à sa manière un peu de ce ciment qui fait se renouer un dialogue entre eux et qui contribue à dissiper les « mal-entendus » par un mieux-dit. Car on constate en effet que, plus les personnes rencontrent des difficultés socio-économiques, plus leur situation est traversée de contradictions administratives dont l’écrivain public est l’un des principaux témoins. Entre les courriers qui se croisent d’une administration à une autre, entre le devoir de justifier de plus en plus sa situation auprès des institutions dont les exigences, incarnées dans les supports d’écriture modélisés et uniformes, ne permettent pas de prendre en compte la singularité des situations et des parcours, des malentendus émergent. C’est ainsi que les supports d’écriture administrative, particulièrement inadaptables à cette singularité, peuvent être source de « mal-dits » et donc de « malentendus », d’autant plus que l’on maîtrise mal la langue écrite.

36L’écrivain public transforme donc de fait la réalité psychologique en ce qu’il crée un espace-temps, dans lequel l’usager a la sensation d’avoir le temps de s’exprimer et grâce auquel il a la sensation d’être satisfait immédiatement. Dans un contexte de défaut d’offre institutionnelle, l’écrivain public devient plus qu’un dispositif de triage et de gestion des flux, plus qu’un outil de désengorgement de l’accueil. Il semble en effet investir peu à peu le travail de relation qui est originairement du ressort des professions sociales et s’impose progressivement comme une figure du front qui séduit l’usager. Outre gérer le flux des publics, c’est le rapport même entre l’usager dans le besoin et l’institution qui est dans l’incapacité de répondre à ce besoin, qu’il fluidifie. En cela, l’aide en écriture a une place stratégique dans une organisation et impacte la réalité organisationnelle.

37Cette position de médiateur qui caractérise l’écrivain public, son non-pouvoir de décision dans l’accompagnement social, donnent finalement à cet intervenant une marge de manœuvre émotionnelle, une possibilité d’« arrondir les angles », de résorber les tensions entre usager et institution et d’accéder à la demande de l’usager tout en restant dans le cadre de sa mission de pédagogie et d’autonomisation de la personne.

38Ainsi, l’aide en écriture délimite-t-elle un espace de dialogue et d’échange favorisant un rapport informel avec l’usager, non clinique, prédéfini par aucun code, et revêtant un caractère souple et facultatif. Ce qui permet à l’écrivain public, lorsqu’il repère une rupture de l’accompagnement social, de faire comprendre à la personne qu’elle bénéficie d’un accompagnement avec un professionnel social, et qu’il est important pour elle de se tourner vers lui pour assurer le bon suivi de sa situation. On observe notamment que de plus en plus d’usagers perdent le contact avec leur assistant de service social. En constatant que leur problématique n’évolue pas, ils se résignent peu à peu à ne plus solliciter le travailleur social et passe par l’écrivain public pour formuler leurs demandes ou expliquer leur situation.

39Dans ce cas précis, l’écrivain public effectue plus qu’une réorientation vers le travailleur social. Il réalise un travail de persuasion et met tout en œuvre pour convaincre l’usager de rétablir le lien avec le référent chargé de son accompagnement social. L’écrivain public tient donc ici le rôle de « ressoudeur » de la relation entre l’usager et le travailleur social, reconnectant ces deux termes lorsque leur lien est distendu.

40Enfin, dans un contexte de dématérialisation de l’accueil, l’écrivain public apparaît comme un repère physique, concret et humain, pour formuler une demande. De plus en plus de demandes devant être réalisées virtuellement, c’est le contact primal, premier et animal, avec nos congénères qui vient à manquer. L’écrivain public attire et est recherché précisément en ce qu’il incarne ce lien d’humanité, cette propension primaire, qui fait de plus en plus défaut, d’autant plus que l’on est en situation de fragilité socio-économique.

L’exemple de l’entretien conjoint

41Nous avons pu observer que l’écrivain public travaillait, dans certains cas, en étroite coopération avec le professionnel social. Dans la pratique quotidienne, il arrive en effet qu’il mène des entretiens conjoints avec le professionnel social et se déplace avec lui en visites à domicile.

42Ce fonctionnement en binôme, établi essentiellement en circonscription de service social, favorise un entretien détendu, moins formel du fait de la présence de l’écrivain public, durant lequel le professionnel social va pouvoir poser des questions plus délicates (par exemple dans les situations d’enfance en danger ou en cas de problématiques familiales très complexes) qu’au cours d’un entretien plus ordinaire. L’écrivain public intervient ainsi dans l’entretien, détourne l’attention quand la tension se fait sentir, relance sur des points moins problématiques ou plus administratifs. Pour ce que nous en avons observé, il régule l’entretien sans en donner l’impression et y ajoute une touche informelle. L’entretien n’apparaît plus alors comme un questionnement unilatéral du professionnel social vers l’usager, mais comme un échange que la présence d’un tiers dédramatise et redynamise.

43Outre réguler l’entretien, l’écrivain public vient aussi renforcer les solutions qui peuvent être apportées à des problématiques moins lourdes. Il propose des solutions en fonction de son savoir propre et apporte également un complément d’information sur tel ou tel support d’écriture, que la personne suivie par le professionnel social doit remplir. Cette complémentarité informative, qui s’opère lors de l’entretien conjoint, facilite ainsi les démarches de l’usager en ce que, dans un même temps, écrivain public et professionnel social examinent ensemble sa situation et y apportent des solutions collectives. Dans les circonscriptions de service social où ce travail en binôme est pratiqué, on observe même une transversalité informative et une réciprocité dans le partage de l’information entre écrivain administratif et travailleur social. D’un côté, l’écrivain administratif a accès aux dossiers du travailleur social pour élaborer des écrits plus complets, et donc susceptibles d’être plus efficaces, d’un autre côté le travailleur social intègre les écrits réalisés dans ses dossiers. Ainsi, le secret professionnel commun aux deux fonctions (le poste d’écrivain administratif s’alignant sur la déontologie du service social) permet de mutualiser les informations émanant de l’un et l’autre acteur, de mieux visualiser les démarches et les procédures effectuées et en cours, et de mieux envisager les démarches et les procédures à venir.

L’aide en écriture : l’oralité fondamentale dans la pratique est un outil d’aide à la construction de soi

44En créant un espace commun d’écriture et de dialogue, l’écrivain public permet par ailleurs de dédramatiser l’acte d’écriture même. Grâce à l’échange oral et au travail de relation tissés autour du support d’écriture, et à partir desquels se construit son aide, l’écrivain public nous fait nous remémorer que l’écriture est d’abord un outil quotidien et une pâte que l’on ne doit pas craindre de pétrir, avant d’être grande littérature. Ce que l’on observe durant les entretiens, c’est précisément un processus de libération et de dédramatisation, au cours duquel l’usager se décomplexe vis-à-vis de la prise d’écriture ou dissipe ses doutes quant à l’écrit qu’il a lui-même produit.

45On trouve, notamment dans la lecture à haute voix, lorsque l’écrivain public relit un écrit à la personne, une modalité essentielle de cette dédramatisation. De cette manière, l’écrivain public implique l’usager dans le travail de production écrite, l’invite à avoir une approche moins austère des supports d’écriture et à proposer ses propres mots.

46« La lecture à haute voix (…) commande, à la fois des pratiques de sociabilité cérémonielle ou intellectuelle et la composition des genres textuels essentiels : l’hagiographie, le discours, la lettre[10]. » La lecture à haute voix, c’est l’écriture qui se donne « à voir ». Nous retiendrons de cette réflexion, que la lecture à haute voix « commande des pratiques de sociabilité ». En ce sens, l’écrivain public use de cette pratique pour donner à voir ce qui est écrit, pour créer un espace d’échange autour de l’écriture et tisser du lien social.

47L’aide en écriture encourage ainsi la personne à se réapproprier ses savoirs et ses mots propres, à exprimer les idées qu’elle souhaite mettre en avant, à user de l’écriture comme d’un outil qui peut lui ouvrir des perspectives sociales et l’aider à mieux décrypter les codes et les usages institutionnels.

48Venant combler le mal-écrire et/ou la peur d’écrire, ce type d’aide permet de reconquérir, dans une certaine mesure, la liberté de se construire soi-même, en donnant le sentiment de moins subir les démarches d’écriture et de revaloriser sa parole propre dans les méandres de celles-ci et face aux institutions. La voix se faisant entendre auprès des administrations par l’écrit, l’écrivain public vient jouer de fait un rôle dans cet avènement du Soi social par l’écriture. Il nous rappelle, au fond, que l’écriture est un outil de construction de Soi et une condition nécessaire de notre existence sociale, tout du moins dans notre société, et que c’est aussi dans le rapport dialogique qu’elle se pratique.

Conclusion

49De par sa mission d’information, d’orientation et d’aide pédagogique à l’écriture, l’écrivain public est un acteur du lien social, de l’insertion et de l’accès aux droits et à la citoyenneté dans la collectivité. Au-delà du seul acte rédactionnel, il trouve sa réelle fonction dans la médiation administrative et sociale, dans la passation de la parole de l’usager vers les institutions en général et dans la réconciliation de l’usager avec le travail social en particulier.

50Au fond, le support d’écriture se révèle être un prétexte à la mise en relation, il n’est pas une fin en soi dans l’activité d’écrivain public social, mais un commencement à la relation d’aide. Cet intervenant, qui incarne un regard différent du professionnel social traditionnel sur les difficultés que rencontre l’usager, un regard au travers du regard de l’Autre en difficulté, semble finalement apporter davantage qu’un nouveau mode d’intervention dans le champ de l’action sociale : il produit un nouveau mode de la relation d’aide et propose, par ailleurs, une réponse immédiate à la personne (un écrit, une information, un temps d’écoute et de parole).

51C’est à la fois sa ressemblance (de par les situations rencontrées et la manière de les appréhender sur la base d’un travail de relation) et sa différence (une aide facultative, qui n’a pas l’apparence d’un suivi imposé et d’un entretien formel) avec l’accueil du professionnel social, qui lui fait s’attirer les faveurs des usagers et qui fait de lui un intermédiaire privilégié entre usager et professionnel social. Ce dernier, souffrant d’un manque de temps pour traiter toutes les situations et toutes les charges émotionnelles qu’elles impliquent, se voit soulagé par le renfort de l’écrivain public.

52Mais c’est aussi cette ressemblance et cette différence entre eux qui posent la question de leur délimitation et de leur articulation dans la pratique quotidienne et qui imposent de ne pas négliger de bien penser le positionnement et l’organisation de l’activité d’écrivain public en structure sociale.


Date de mise en ligne : 05/10/2013

https://doi.org/10.3917/vsoc.092.0121

Notes

  • [*]
    Écrivaine publique, chargée d’ingénierie sociale.
  • [1]
    Cf. Christine MÉTAYER, Au Tombeau des Secrets : les écrivains publics du Paris populaire. Cimetière des Saints-Innocents, XVIe-XVIIIe siècle et « Normes graphiques et pratiques de l’écriture : maîtres écrivains et écrivains publics à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Annales histoire sciences sociales, vol. 56, n° 4, 2001, p. 885-886.
  • [2]
    Roger CHARTIER, Les pratiques sociales de l’écriture et de la lecture de l’Antiquité à nos jours, session spécialisée n° 10 du XIXe Congrès international des sciences historiques, université d’Oslo, août 2000, p. 10.
  • [3]
    Appellation spécifique en circonscription de service social.
  • [4]
    On peut parfois compter plus d’une dizaine de bénévoles au sein d’une même association. On note aussi de plus en plus de recrutements au grade de rédacteur territorial d’une part, et, d’autre part, de plus en plus d’agents et de bénévoles issus des secteurs de l’enseignement littéraire, du social et du droit (ex. professeur de Lettres, juriste, éducateur spécialisé, secrétaire juridique, secrétaire de circonscription de service social… soit 69% sur un panel d’une vingtaine d’écrivains publics enquêtés).
  • [5]
    Cf. Delphine GARDEY. Écrire, Calculer, Classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940). Paris, Ed. La Découverte, 2008, p.10. (coll. Textes à l’appui).
  • [6]
    Cf. Anne-Valérie NOGARD. « L’écrivain public : de l’aide en écriture à la médiation sociale ». Réalités sociales, 1999, p. 29.
  • [7]
    Anne-Valérie NOGARD. « Les écrivains publics, médiateurs culturels ». Illettrismes. Variations historiques et anthropologiques. Écritures IV. BPI/Centre Georges Pompidou, 1993, p. 213 (coll. études et recherche).
  • [8]
    Michèle GUILLAUME-HOFNUNG. La Médiation. Paris, PUF, 1995, p. 85-86.
  • [9]
    Ibid. p. 68.
  • [10]
    Roger CHARTIER. op. cit. p. 11.

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