1Lors d’un moment de recueillement à Auschwitz, dans le cadre d’une initiative œcuménique mise en place par le Père Émile Shoufani, les présidents de l’UEJF [1], Yonathan Arfi et Amar Dib, et de Convergences ont souhaité mettre en place une initiative commune pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme. L’Union des étudiants juifs de France, créée depuis 1944 pour favoriser la réinsertion des jeunes juifs étudiants ayant vécu la déportation, mène un travail important de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Des journées d’études, des initiatives culturelles, un travail quotidien dans les universités sont menés par eux à ce propos. Ils ont établi également des coopérations avec SOS Racisme. L’UEJF a d’autre part mené des travaux et des recherches sur les mémoires des génocides et des événements traumatiques. Cet acquis de travail a été créé en France mais aussi en Israël, avec des associations éducatives comme Beitham ou des activités éducatives de lutte contre le racisme et l’antisémitisme menées par des psychologues au sein des écoles. Mme Judith Cohen-Solal avait ainsi déjà travaillé en Israël à ce propos. Cet acquis pédagogique a fortement aidé à la définition et à la mise en œuvre du programme.
2L’association Convergences, créée en 2002, est beaucoup plus récente. Fondée par des responsables institutionnels, des politiques, des militants, elle a pour but de promouvoir la réussite des jeunes issus de l’immigration en France. Elle vise ainsi à lutter contre les discriminations, à favoriser un investissement positif des jeunes par rapport à leur devenir et à favoriser des identifications significatives de réalisations individuelles et collectives. Cette association, mise en œuvre dans plusieurs régions de France, se développe actuellement pour la construction de clubs Convergences.
3Les présidents et les responsables de chaque association ont alors défini un projet national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme impliquant les militants de chaque association. Les objectifs visés sont d’intervenir conjointement auprès des jeunes scolarisés au collège. Ils souhaitent que les jeunes adultes des deux associations, l’une d’obédience juive, l’autre définie par rapport à la réussite des jeunes issus de l’immigration en particulier maghrébine, œuvrent ensemble pour transformer les préjugés, et les sentiments racistes et de refus de l’autre. Face aux situations actuelles, s’adresser ensemble à des adolescents leur paraît particulièrement important.
4Les responsables du FASILD [2], engagés fortement dans la lutte contre les discriminations, sont très intéressés par ces objectifs et soutiennent institutionnellement et financièrement le projet. L’Éducation nationale a été contactée sur le plan national ; un accord de principe a été donné pour pouvoir intervenir dans les collèges. La négociation fut ensuite menée auprès des inspections académiques de la région parisienne, de l’agglomération de Lyon, de celle de Marseille et de Strasbourg. Aujourd’hui, le programme Coexist est intervenu dans plus de trente collèges et dans quarante classes de quatrième et de troisième.
5La mise en place institutionnelle et financière du programme a permis de constituer une équipe de travail. Judith Cohen-Solal et Joëlle Bordet ont contribué à la mise en œuvre du projet par sa définition pédagogique et par la mise en place de séminaires de formation des jeunes adultes de l’UEJF et de Convergences intervenant dans le collège. Aude Lecat et Orly Cohen ont accompagné les « médiateurs » et organisé le travail avec les collèges, les inspections académiques et leurs représentants.
6Aujourd’hui, plus de quatre-vingts jeunes des deux associations ont été formés et sont intervenus dans les classes. Il est cependant difficile de les « fidéliser » dans cette action, car étant étudiants ou jeunes professionnels, leur vie est très mobile, ils sont susceptibles de prendre d’autres engagements. Le bilan mené actuellement de trois années de travail montre que, pour beaucoup de jeunes participant à cette démarche, l’implication dans le programme Coexist a constitué un moment pour eux-mêmes de rencontre avec l’autre, de découverte de la complexité de leur propre cheminement identitaire, et que le racisme n’est pas seulement le fait des autres mais peut être à l’œuvre pour tous selon les situations.
7Aujourd’hui, ce programme se poursuit ; l’essentiel des interventions a lieu à Paris et en région parisienne. La mise en place de séminaires locaux à Strasbourg, bientôt à Marseille et Lyon, permettra de se saisir de ces premiers acquis pour les mettre à l’œuvre sur d’autres sites.
Un choix pédagogique du programme : Lutter contre le stéréotype par une pédagogie active permettant la prise de conscience de ces représentations
8Le choix pédagogique de l’intervention dans les classes de collèges est de travailler sur le stéréotype à l’œuvre à propos des juifs, des Arabes, mais aussi des Français, des femmes, des homosexuels. Nous avons cherché à ne pas enfermer le travail dans le stéréotype Juif/Arabe mais au contraire de mettre au travail d’autres cibles des stéréotypes chez les adolescents. Ainsi, il est intéressant de noter que, lors des séminaires avec les jeunes adultes, nous travaillons beaucoup sur des stéréotypes relatifs aux relations entre les juifs et les Arabes ; lors des travaux, nous étudions des points de tension qui s’expriment ainsi : « les Arabes sont tous antisémites », ou « juifs et Israéliens c’est la même chose », ou encore « on parle trop de la Shoah et pas assez de la colonisation » ; ces points de tension apparaissent dans les associations sur des mots de référence. Il s’agit alors de dialoguer sur ce que révèlent ces points de tension, sur les représentations à l’œuvre, sur les repères historiques permettant de les interroger.
9Lors des interventions dans les collèges, les points de tension les plus grands ont pour sujet les rapports de genre. Ainsi, la violence exprimée à propos des homosexuels, mais aussi des femmes, est ici très grande. Le travail mené par les médiateurs est très intéressant, car source d’identification pour les plus jeunes ; les adolescents parlent de façon plus affective et plus directe ; ils trouvent alors des modes de dialogue, parfois inattendus, qu’un professeur de collège, de par sa fonction, ne peut pas tenir. Cette complémentarité de registres émotionnels et subjectifs, entre les médiateurs et les enseignants, constitue un des acquis de cette démarche. Souvent l’enseignant, suite à cette intervention, reprend des acquis et poursuit l’échange par l’apport de données plus objectives. Ainsi, plusieurs fois, suite à des modules, un travail historique a été fait à propos de la nationalité française ou de la colonisation.
10Aujourd’hui, le module d’intervention pédagogique est défini. Suite à un travail très important de dialogue avec le chef d’établissement, le CPE, l’enseignant concerné, les médiateurs interviennent pendant deux heures auprès d’une classe d’élèves, souvent pendant les « heures de vie de classe », parfois dans le cours d’histoire-géographie, parfois encore dans un groupe de jeunes pendant le temps du déjeuner. Ce choix du chef d’établissement est important car il ne crée pas les mêmes possibilités. Dans un des établissements, le choix, la première année, a d’abord été de le mener avec des élèves volontaires, lors d’un atelier de réalisation d’un journal ; la deuxième année, face à l’intérêt de la démarche, il a souhaité qu’il soit mené lors des heures d’histoire-géographie et que des questions émergées lors de cette intervention puissent être reprises par le champ de la connaissance. La possibilité de créer ce lien contribue à la transformation de la rupture entre les connaissances acquises, et les représentations et les sentiments éprouvés par rapport à l’autre, celui avec lequel on vit au quotidien.
11Le module d’intervention pédagogique est constitué de plusieurs phases :
- présentation des médiateurs, de leur association, du FASILD et du programme ;
- association des élèves individuellement à partir d’une liste de mots source de stéréotypes et de préjugés ;
- échanges en petits groupes à propos de ces associations et réalisation d’un dessin collectif ;
- échange collectif à l’ensemble du groupe à propos des mots associés, en les notant sur un tableau ;
- mise en discussion des stéréotypes les plus à l’œuvre, par rapport à la communication préalable du groupe ;
- clôture.
12Aujourd’hui, après ces deux ans de travail, suite au bilan mené chaque année avec les représentants des collèges, avec les médiateurs eux-mêmes, la pédagogie du module est plus stable et peut être reproduite. Pour être intéressante, elle nécessite une rigueur dans la mise en place du travail, et un accompagnement important des médiateurs. La formation et l’intervention plusieurs fois de certains médiateurs permettent qu’un noyau de référence se constitue ; il contribue à l’accueil et à la formation de nouveaux médiateurs. Un travail comme celui-ci a de l’intérêt parce qu’il permet de nouer des dynamiques intellectuelles, affectives et engage les jeunes dans une prise de conscience des stéréotypes et de ce qu’ils génèrent. Le travail mené lors de séminaires initiaux, réalisés en internat, permet pour les jeunes adultes d’avoir éprouvé eux-mêmes ces processus, et les dynamiques affectives et identitaires à l’œuvre dans la représentation de l’autre et de soi-même. Lors de ce temps de travail, ils vivent eux-mêmes le module et reçoivent des connaissances sur le racisme et les stéréotypes. Ces moments de convivialité sont aussi très importants, car lorsque le séminaire a lieu pendant le Ramadan, et qu’il s’agit de manger casher, la chorba, soupe d’Afrique du Nord, constitue un trait d’union partagé ; de même la réalisation de sketchs permet de se découvrir autrement… Ceci n’empêche pas des moments d’échanges très investis, parfois tendus, ou des événements face aux représentations de l’autre. Il est cependant important de sortir de cette relation duelle entre jeunes juifs et jeunes maghrébins pour la plupart. L’intervention commune auprès de jeunes venus de multiples horizons, dont celui de la France, transforme cette relation duelle. Il est nécessaire d’être vigilant à ce propos, car la projection Israélien-Palestinien est souvent implicite et nécessite d’être mise au travail.
Les enjeux d’aujourd’hui : consolider le développement du programme, inventer une nouvelle pédagogie pour les collèges de la communauté juive
13Cette initiative a pu être mise en place grâce à l’investissement du FASILD et à la grande mobilisation de ces deux associations. Maintenir ce niveau d’investissement n’est pas facile, mais il est nécessaire pour étendre ce programme à d’autres.
14Face à l’actualité des questions abordées, aux émotions et aux représentations qu’elles suscitent, il est absolument nécessaire de tenir les objectifs initiaux et la rigueur du suivi pédagogique. Ainsi, les bilans, les moments d’adaptation pédagogique, le travail mené avec les chefs d’établissements et les professeurs sont autant de conditions de réalisation. La formalisation des démarches menées dans un document relatif à cette première phase y contribue.
15Lors de ces premiers travaux, nous avons pu vérifier la pertinence de travailler à propos des stéréotypes, en tant que représentations, et en tant que mécanismes de défense, auprès des adolescents vivant dans les quartiers populaires. En effet, le stigmate sert à désigner l’autre, à le mettre à distance et peut être parfois violent. Cette approche n’est pas pertinente pour les élèves des collèges de la communauté juive. En effet, la violence du stéréotype n’est pas le processus dominant, la peur de l’autre, les rumeurs stigmatisantes fantasmant les dangers d’attaques verbales et physiques sont largement dominantes.
16Elles font souvent référence à des faits précis mais grossis, démultipliés au sein des écoles et des parents d’élèves. Nous visons actuellement à inventer une pédagogie spécifique permettant à des médiateurs d’UEJP et de Convergences d’intervenir dans les collèges, dès l’année 2007.
17La réalisation de ce programme nous a permis de mettre à jour l’actualité de ces thématiques de travail dans le champ de l’Éducation. Les acquis de cette démarche se traduisent dans un nouveau programme de travail de lutte contre le racisme, mis en œuvre avec B. Bies, chargé de mission à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire avec le mouvement d’éducation populaire.
Mots-clés éditeurs : convergences, UEJF, stigmate, antisémistisme, racisme
Date de mise en ligne : 04/10/2013
https://doi.org/10.3917/vsoc.064.0087