Notes
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Président de l’association SARIA, ancien directeur de cabinet du secrétariat d’État aux personnes handicapées.
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[1]
« Exercice de droits : autant que faire se peut. Entre dépendance et vulnérabilité, le travail social à l’épreuve des droits des personnes ».
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[2]
Bernard MARTINO, Marie GUERINAUD, Le bébé est une personne, Paris Ed. Balland, 1985.
1L’objet de ce colloque est de repérer, comme l’indique sa présentation, les enjeux qui font souci aux membres d’une société, qui font tension entre eux à titre aussi bien individuel que collectif, privé que professionnel. Le thème proposé à la réflexion, celui du « droit aux droits » est resitué dans une perspective qui interroge le juriste : ses conséquences mettent en difficulté les travailleurs sociaux qui ne seraient tenus de faire que ce qu’ils peuvent faire et non ce qu’ils doivent obligatoirement faire. Il va de soi que cette hypothèse interroge et concerne autant le travail social, les travailleurs sociaux que les personnes dépendantes ou fragiles.
2Ce « droit aux droits » crée sans aucun doute une double exigence pour tous ceux à qui il s’adresse ; particulièrement pour le travailleur social qui le reçoit sous la forme d’une nouvelle injonction : celle de trouver des solutions à une personne (ou son représentant) qui peut les exiger dans le cadre d’une relation désormais personnalisée, donnant ainsi le sentiment d’affaiblir les actions collectives ainsi que leur cadre. Et au sein de celui-ci, la part d’autonomie qui n’est pas une incitation à l’irresponsabilité mais résulte du colloque singulier entre le travailleur social et la personne concernée par son intervention. Mais aussi à l’égard de ces personnes dont le « droit aux droits » est parfois très théorique hors la possibilité de leur représentation et dans la mesure où leur représentant porte un intérêt à ce droit. L’exigence est sans doute ici encore plus forte. Le « droit aux droits », dans le domaine qui nous rassemble aujourd’hui, a une signification très claire : la personne accueillie dans une institution, quel que soit son degré de dépendance et de vulnérabilité, doit être considérée et surtout traitée comme une personne douée de volonté. Elle ne peut simplement être prise en charge. Son droit à la parole doit être réel et pas seulement possible, virtuel ou théorique.
3La problématique de mon intervention sera au regard du titre de ce colloque [1] double :
4L’ensemble des travailleurs sociaux comme l’action sociale sont confrontés à deux évolutions de nos sociétés : d’une part, leur individualisation de plus en plus accentuée qui a abouti à faire droit à des parcours, des interventions, des prises en charge de plus en plus personnalisées (avec leurs aspects paradoxaux d’accroître des droits mais aussi de les réduire dans le cadre, par exemple, du contrôle des personnes inscrites à l’ANPE ou de bénéficiaires de certains minima sociaux) ; d’autre part, l’apparition d’une demande sociale très forte d’équilibre nouveau entre les droits, pour ne pas dire les prérogatives ou les pouvoirs des institutions, et les droits des personnes au profit bien entendu de ces dernières. La loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale illustre parfaitement ce mouvement puisqu’elle remplace celle du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, concept quelle n’utilise plus dans son titre, même si elle lui consacre dans le corps de son texte de longs et très nouveaux développements. Mais il en va de même dans le domaine sanitaire puisque que le Code de la santé publique, modifié notamment par la loi Kouchner du 4 mars 2002, débute par toute une série d’articles relatifs aux droits de l’usager lesquels constituent l’ossature de la démocratie sanitaire. Le Code de la santé publique comporte plusieurs chapitres dont le premier est consacré aux droits de la personne ainsi qu’à l’expression de la volonté des usagers du système de santé.
5Cette question des personnes et de leurs droits n’est cependant pas nouvelle pour le travail social qui ne l’a pas découverte récemment. Fort heureusement, elle ne s’est pas uniquement concrétisée au travers des besoins des personnes dépendantes et vulnérables.
6Le travail social trouve en effet une de ses raisons d’être dans ce risque qu’il prend à rencontrer l’autre, serait-ce au travers d’une épreuve symbolique ou réelle. Et le rapport au droit n’est pas étranger à cette épreuve. Ainsi que l’indique la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « Les hommes naissent et vivent égaux en droits », y compris donc les personnes dépendantes et vulnérables.
7Mais cette intervention se heurte à deux difficultés :
- l’écart entre les droits formels et réels dont la réduction a justement donné naissance aux droits sociaux et donc à l’action sociale qui à sa place les met en œuvre (les premières infirmières hygiénistes, les premières assistantes sociales ne sont pas étrangères à la conquête de ces droits sociaux) ;
- l’effectivité de ces droits qui peuvent être lacunaires (les droits de l’usager sont par exemple très récents. Ainsi que je l’ai indiqué, le concept de démocratie sanitaire a été introduit dans notre droit par la loi du 4 mars 2002). L’affirmation « nul n’est censé ignorer la loi » est aujourd’hui délégitimée. À titre d’exemple, le droit à la CMU est reconnu obligatoirement par tout organisme de Sécurité sociale et il lui appartient (et non au bénéficiaire de la CMU) de rechercher l’organisme d’affiliation s’il ne l’est pas lui-même.
8Si donc la personne comme sujet de vie et comme sujet de droit n’est pas une nouveauté pour le travail social et si elle est peut-être devenue une épreuve pour le travail social depuis qu’est recensé un nombre très significatif de personnes dépendantes ou vulnérables, il est évident que la personne comme sujet de droit est sans aucun doute devenue un objet politique à la fois représenté dans les enceintes nationales (Parlement, médiateur) et locales, objet de décisions précises mais aussi un acteur qui ne peut plus être ignoré. Cela a sans doute rendu plus aiguë la tension entre l’écoute de la subjectivité de la personne, l’obligation de le faire dans le cadre de prestations personnalisées (le contrat de séjour) et les missions des institutions. Aussi ces trois caractéristiques ont-elles obligé à renouveler fortement la problématique de la prise en compte de la personne dans les modalités d’intervention des travailleurs sociaux et de l’action sociale en général.
9La personne a toujours été au centre de l’action sociale parce que celle-ci s’est toujours donné pour objectif de redonner aux personnes concernées autonomie et dignité. Elle ne s’est jamais limitée à l’octroi d’aides en nature ou financières ou alors elle s’est lourdement trompée en revendiquant une telle limite à sa raison d’être. La rencontre de l’autre en situation de difficulté caractérise le travail social : la folie, les maltraitances, les abus sexuels, la désorientation ne caractérisent pas uniquement l’autre dans son altérité.
10Mais parce que les droits de la personne se sont considérablement développés depuis plusieurs années (droits des femmes, droits des minorités, lutte contre les discriminations de toute nature, etc.), celle-ci ne peut plus être considérée comme elle l’a longtemps été, et notamment pas comme secondaire par rapport aux institutions ; ce qui – ne l’oublions pas – a été son lot durant de nombreuses années et parfois encore aujourd’hui. La problématique, dès lors, ne peut se limiter à un choix entre administré (par insuffisance de droits) ou client (par surabondance de droits) car aujourd’hui entre l’administré, voire ce qui est mieux l’usager et le client, il y a la personne.
11Le travail social ne crée pas de droits. Mais parce qu’il participe aussi à leur émergence, à leur reconnaissance, il serait paradoxal qu’il les ignore voire qu’il les vive dans la souffrance plutôt que de chercher à élaborer les bonnes pratiques qui permettent d’en tenir compte tout en améliorant ses interventions en en faisant un de leurs enjeux centraux. Les mémoires de Diplôme supérieur en travail social et de Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ont là aussi un champ large d’investigation.
12Nous faisons l’hypothèse que cette croissance des droits de la personne est au fondement de sa reconnaissance, qu’elle explique la demande sociale qu’elle crée, l’amplifie et qu’elle n’a pas pour objectif de limiter le pouvoir d’action des travailleurs sociaux même s’ils peuvent avoir directement cet effet. Autrement dit, que la formule « autant que faire se peut » dans un cadre rénové peut laisser toute sa place, et sans souffrance, à « autant que faire se doit ».
13Le « droit aux droits » renouvelle la nature même des relations de la personne concernée par le travail social aussi bien en institution qu’à domicile. Le travailleur social a l’obligation de les connaître, d’en tenir compte et de les rendre accessibles et effectifs.
14Dès lors, le travail social est directement concerné par ce « droit aux droits » car le droit et les droits participent directement à l’élaboration de liens sociaux, préviennent leur rupture.
15Ainsi pour le travail social, si la personne a toujours été un sujet de droit, elle l’est d’autant plus aujourd’hui qu’elle en possède de nombreux, diversifiés, touchant à de multiples aspects de sa vie. Pour prendre des exemples, en témoignent le vote récent de la loi sur le choix d’une fin de vie digne mais aussi les débats qui ne sont pas encore clos, bien que largement ouverts, autour du statut de l’embryon, de son statut ou non de personne, de ses droits comme le droit aux parents de l’enfant de lui donner le nom du père, de la mère ou des deux. La malheureuse affaire des fœtus de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul vient nous le rappeler. Le travail social est confronté aux droits des demandes aussi bien identitaires que symboliques. Celui de reconnaître des personnes, là où le droit n’en reconnaît pas ou estime qu’il n’y en a pas.
16La loi du 2 janvier 2002 est aussi l’expression de cette nouvelle demande sociale qui en fait l’a précédée.
17Ce qui se passe est assez simple : la personne se voit de plus en plus reconnaître un statut. Elle n’est plus seulement un usager, voire un client, elle est surtout un sujet de droit et un sujet de vie (de son projet de vie dit par exemple la loi du 11 février 2005 sur les personnes handicapées), première garante de ses droits. Redisons-le pour ne plus y revenir : entre l’administré, l’usager et le client, il y a la personne.
18Aussi n’est-il pas étonnant que la situation des personnes dépendantes, fragiles, vulnérables puisse poser, avec encore plus d’acuité, la question de ce que peut ou doit faire le travailleur social confronté à cette problématique qui ne fait que croître et embellir, cette mutation n’étant qu’une de celles qu’il connaît et qui complexifie l’essence même de ses interventions.
19Car bien entendu son statut, ses propres droits (s’il lui en reste !), ses modalités d’intervention, les risques judiciaires qu’il peut encourir, sa capacité à élaborer de plus en plus des contrats et à se retrouver quasiment plus en position de contractant, pour ne pas dire de partenaire, modifient sans doute la nature même de son travail.
20Tenant compte de ce constat, je vous propose de conduire cette réflexion autour de deux axes, chacun formulé à partir de trois questions, et tenter de relever le pari que la formule « faire ce que se doit » est préférable à celle « faire ce que se peut » et que nombre de mémoire de Diplôme supérieur en travail social, de Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social et pourquoi pas dans le cadre de Licence-Maîtrise-Doctorat peuvent explorer cette piste.
21Ces deux axes sont les suivants :
- Existe-t-il vraiment un « droit aux droits » uniquement reconnu aux personnes objets du travail social et dont les effets seraient de modifier la nature même du travail social ? Cette modification réduit-elle sa légitimité comme sa nécessité et son efficacité uniquement au strict respect d’une légalité ? Enferme-t-elle le travailleur social dans un tel corset de règles qu’il ne serait plus qu’un « employé » de la personne y compris dépendante, fragile, vulnérable ?
- Ce « droit aux droits » doit-il dès lors être aussi reconnu au travailleur social dans la relation qu’il lui appartient de nouer avec les personnes concernées par ses interventions ? Ne risque-t-il pas de le conduire à s’abstenir d’agir dès lors qu’il serait placé dans l’impossibilité de permettre à la personne dépendante, fragile, vulnérable de faire valoir ses droits, se réservant ce droit à lui seul ? D’être en fait une relation uniquement juridique et notamment contractuelle transformant le travailleur social en partenaire dont l’autonomie et la capacité d’action seraient limitées ?
Au sujet de l’expression « le droit aux droits »
C’est devenu une exigence
22Il ne fait pas de doute que « le droit aux droits » est depuis quelques années devenu une exigence. Nombre d’indices en témoignent et au premier chef aussi bien la création de maisons de la justice et du droit, les consultations juridiques gratuites, la diversité de sites Internet tel que Legifrance, l’obligation d’information au risque pour celui qui ne le fait pas d’engager sa responsabilité, la capacité à agir en justice de nombreuses associations, la création de maisons de l’emploi ou des services publics, la codification des lois. Trop de droit tue sans doute le droit. Mais face à une demande qui ne décroît pas, point n’est besoin de formuler des regrets.
23La complexité du droit, son extension à de nombreux domaines de la vie quotidienne, ses effets pratiques dont témoigne l’augmentation continue de l’activité des juridictions tant judiciaires qu’administratives justifient l’usage de cette expression. Le droit n’est rien s’il n’est pas connu (« le droit aux droits » est aussi cela) et la seule manière pour qu’il le soit est de le faire connaître, de le mettre à la portée de ceux qu’il concerne, de le faire respecter. « Le droit aux droits » est donc bien une nouvelle branche du droit.
24Ce droit concerne donc très directement les travailleurs sociaux dont les publics sont toujours, comme le rappelle la loi du 2 janvier 2002, des personnes qui, soit ignorent leurs droits, soit sont des sans-droits (sans papiers, en fin de droits, perdus de vue de l’éducation nationale, habitants de zones dites de non-droit, etc.). Cette ignorance en fait dès lors des personnes dépendantes (de ceux qui connaissent le droit), fragiles (car en difficulté pour se défendre et faire valoir leurs droits), vulnérables (car la méconnaissance de leurs droits les place dans un rapport de force qui leur est défavorable).
C’est une reconnaissance de plus en plus intense d’un statut de la personne
25Ce « droit aux droits » traduit une reconnaissance de plus en plus intense d’un statut de la personne dans l’ensemble des politiques publiques, statut dont le contenu est loin d’être définitif (statut de l’embryon, débat autour du statut de personne qu’il convient de lui reconnaître, droit de mourir dans la dignité, droit du mineur à choisir le nom de son père ou de sa mère voire des deux, à demander que ses parents ne soient pas informés de certaines thérapeutiques – sida, toxicomanie, contraception).
26Le travail social et l’action sociale ne peuvent donc prétendre échapper à ce mouvement. Mais dans leur champ, ce débat prend une tournure particulière car le travail social a toujours été, depuis sa création, un travail à l’intersection des institutions et des individus et aujourd’hui à l’intersection des institutions et des personnes dont le terme même signifie qu’elles se fondent beaucoup moins dans la masse, dans le groupe d’appartenance, mais revendiquent plus fortement leur singularité, leur identité au travers de droits plus directs et moins dérivés (un droit dérivé est celui que l’on tient par une relation juridique d’une personne qui en est titulaire) et de parcours qui d’individualisés deviennent personnalisés.
Cela modifie-t-il le contenu même du travail du travailleur social ?
27L’existence de ce « droit aux droits » modifie-t-elle le contenu même du travail du travailleur social le réduisant alors à n’être que l’employé, le prestataire pour ne pas dire le factotum de la personne avec qui il est en relation ? Autrement dit, au mandat institutionnel donné au travailleur social s’ajoute-t-il un mandat donné par la personne, objet du travail social, au travailleur social ? Autrement dit encore, la personne n’est-elle plus pour le travail social qu’un objet capable de faire du travailleur social le sujet de sa propre action, mettant fin à des décennies de travail social, à sa nature même, qui d’assistance, d’émancipation, d’intégration, d’insertion ou encore de développement social a toujours été normatif (dans sa relation institution/personne) et, désormais, ne le serait plus ?
28Cela nous semble bien excessif. « Le droit aux droits » s’inscrit, malgré ses dérives, dans un mouvement de démocratisation de nos sociétés qui, dans le cadre qui nous intéresse ici, concerne certes les personnes, objets du travail social, mais aussi les travailleurs sociaux. Cette démocratisation est celle de l’obligation des institutions à participer, avec l’irréductibilité de leurs spécificités à toutes autres, à l’idéal démocratique.
29Parce que l’histoire du travail social a toujours été celle d’une prise en compte des demandes sociales, de leur émergence comme du refus de les voir bridées ou bâillonnées, il serait surprenant que l’idéal démocratique soit plus pour lui une source de difficultés que de passion.
30Aussi et quelles que soient les difficultés que ce « droit aux droits » peut poser au travail social, celui-ci ne peut mettre en avant que ses aspects éventuellement négatifs (l’usager-client par exemple). Il doit l’intégrer à ses pratiques pour les modifier et faire en sorte qu’elles correspondent aux missions qui lui sont assignées : redonner à la personne toute l’autonomie et la dignité possible. Le fait de ne pas toujours y parvenir ne s’explique pas par un travail social que ce « droit aux droits » enfermerait dans une stricte légalité dont il définirait le périmètre.
« Le droit aux droits » et le travailleur social
31Le « droit aux droits » des personnes dépendantes, fragiles et vulnérables est aujourd’hui une des pierres de touche du travail social car, d’une part, il se situe au point de rencontre des nouvelles qualifications et des nouvelles compétences des travailleurs sociaux et, d’autre part, il oblige à renouveler avec précision les droits qui sont reconnus aux travailleurs sociaux lorsque les personnes, objets de leur travail, sont dans l’incapacité ou la difficulté à faire valoir leurs droits.
32Car l’efficience même du travail social se situe dans sa fragilité (ses épreuves ?) et notamment dans cette rencontre entre l’institution qui le met en œuvre et la singularité comme la subjectivité de la personne. Car ce qui définit le travail social c’est bien avant tout d’intervenir lorsque le lien social ne se crée pas pour permettre à la personne de le recréer naturellement en prenant le risque du contact avec elle. Et vous savez que ce risque n’est pas seulement théorique.
33Dans le débat métiers et professions, qualifications et compétences, la problématique du « droit aux droits », que ce soit celui de la personne (et particulièrement de la personne dépendante, fragile et vulnérable) ou du travailleur social, est en capacité sans doute, d’une part, de mieux faire comprendre l’utilité du travail social et, d’autre part, de renouveler les pratiques en permettant de bien comprendre ce qui de tout temps les a caractérisées : la rencontre d’une subjectivité, la nécessité d’une éthique, la singularité d’une expérience professionnelle.
34Ainsi ce « droit aux droits » repose-t-il la nécessité pour le travailleur social de construire avec la personne une relation de service qui est tout autre chose qu’un débat juridique, qu’un partenariat, que l’écriture et la gestion d’un contrat. Le « droit aux droits » est un sujet technique, un outil qui ne saurait remplacer la nécessité de cette relation de service que doit savoir construire et nouer le travailleur social.
35Et c’est justement dans cette relation de service et dans ses segments précis d’activité explicités et évalués que peut naître cette combinaison d’une qualification et d’une compétence. C’est-à-dire d’une connaissance de ce « droit aux droits » de la personne comme du travailleur social et de son utilisation. Pour le travailleur social, ce droit c’est aussi celui à une certaine autonomie que crée son action lorsqu’elle rencontre la subjectivité de la personne.
36De ces considérations, je retire plusieurs réflexions :
Le « droit aux droits » est un droit autant de la personne sujet et objet du travail du travailleur social que de celui-ci
37Ce « droit aux droits » n’empêche pas d’agir.
38Je ne reviendrai pas sur les droits de la personne préférant insister sur le fait que ceux-ci ne créent ni un travailleur social sans droits dans sa relation avec la personne qu’il suit ni, de manière générale, un travailleur social auquel tout droit serait refusé.
39S’il est évident que l’ère de la toute-puissance des établissements, des services et des professionnels qui en sont les salariés a sans doute vécu, l’avenir dès lors ne peut être que celui d’une rénovation. Et cette rénovation est celle de ce nouvel équilibre entre les institutions et les trois figures indissociables de celui ou celle qu’elle prend en charge : à la fois personne, usager, client.
40C’est pourquoi « le droit aux droits » en est un aussi pour le travailleur social et plus largement pour l’intervenant qu’il soit social, médecin, soignant.
Ce que « le droit aux droits » instaure c’est une personne qui ne peut plus être dans une position de soumission
41Ce n’est pas une personne sans devoirs ni obligations. C’est une personne qui avec l’institution se trouve dans une relation de réciprocité. De même, l’écriture du règlement intérieur de fonctionnement, en se faisant avec l’expression instituée des usagers, fait émerger non pas seulement un catalogue de droits individuels mais aussi de droits collectifs. Et ces droits ce sont les leurs comme des salariés en possèdent dans une entreprise mais aussi ceux de l’institution.
42Entendre la parole, la contradiction ne signifie pas en droit l’obligation d’en tirer toutes les conséquences. En fait, l’objectif est que ce « droit aux droits » crée des outils de prévention des litiges afin que ceux-ci n’aient pas comme seuls débouchés l’enceinte des tribunaux ce qui a été – et malheureusement est encore – trop souvent le cas.
43Sans doute peut-on regretter (mais « le droit aux droits » n’est pas une construction définitivement achevée) que le droit des soignants soit plus explicite dans la loi du 4 mars 2002 que celui des travailleurs sociaux dans celle du 2 janvier 2002. Les mémoires de Diplôme supérieur en travail social et de Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social peuvent ici puiser des sources importantes d’inspiration.
44Donnons quelques exemples :
- Un médecin n’est pas tenu au secret médical lorsqu’il est attaqué par un patient. La Cour européenne des droits de l’homme vient ainsi de juger que l’ancien médecin personnel de M. Mitterrand ne pouvait voir sa liberté d’expression totalement supprimée pour des motifs liés au secret médical. Car la liberté d’expression est garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
- L’introduction dans les lois du 2 janvier 2002 et du 4 mars 2002 des concepts de personne de confiance et de personne qualifiée répond à la préoccupation que posent les personnes qui ne peuvent exprimer leurs volontés. Les lois sont allées au-delà d’une reconnaissance qui jusqu’à leurs interventions n’était que le fait des juges. Certes, ces personnes ne sont que consultées et la décision envisagée avant la consultation peut être maintenue. Mais ces personnes sont tout de même consultées.
- Le refus de soin n’est de même pas sans limite aussi bien parce que la thérapeutique demandée n’est pas adaptée à la maladie à soigner ou encore parce que le principe de prudence (de précaution) s’impose, voire encore pour des raisons d’économie. Si le débat sur l’interruption de grossesse ou sur la stérilisation à des fins contraceptives est difficile, il permet au médecin de s’abstenir d’agir. Bref, Antigone n’est pas une pièce de théâtre à étudier uniquement dans le cadre de l’histoire du théâtre. Elle est extraordinairement contemporaine et le sera de tout temps. Et ce refus de soin dans des cas encore plus difficiles où c’est la personne (« le droit aux droits » ?) qui l’exprime se heurte à des sanctions pénales.
- Rappelons enfin, car nous risquons de l’oublier, que les mesures de protection juridique ont pour objet de s’opposer à une liberté individuelle sans limites. Nul droit n’est absolu. Nulle liberté non plus. Il revient au législateur comme au juge de concilier des droits et des libertés qui peuvent s’opposer. « Le droit aux droits », lui non plus, n’est pas absolu. Et cela parce que le « droit aux droits » rencontre des impératifs d’ordre public dont l’ordre social fait partie. « Le droit aux droits » ne conduit pas inéluctablement à l’inaction.
Prestation de service et projet d’établissement fondent la relation de réciprocité
La prestation de service comme solution pour sortir d’un débat stérile sur « le droit aux droits » et ses conséquences
45Les droits du travailleur social comme ceux de la personne ne peuvent s’établir concrètement que dans le cadre d’un souci de prestation de qualité, seule capable de faire que « le droit aux droits » ne soit source que de litiges, de revendications et d’un recours au juge pour les trancher. En effet, le droit a pour effet de transformer les rapports de force en rapports de droit, de civiliser, comme le souligne l’expression de droit civil qui ne se limite pas à désigner les relations juridiques de droit privé. Longtemps les institutions n’ont connu qu’un usager (un administré) démuni des droits de la personne sans possibilité de mettre en avant son statut de client, de personne, de citoyen et cela dans une relation où la force (par absence de droits) primait le droit ou n’était que le droit.
46La prestation de service ne se réduit ni à un colloque singulier entre un usager et un intervenant ni à faire de l’usager un usager-client. Elle fait partie d’une démarche qualité où les deux acteurs (le travailleur social et la personne) éprouvent concrètement cette qualité dans le cadre de relations explicites, donc transparentes, évaluables et modifiables. Ce n’est que dans ce cadre que peut s’établir en se rénovant l’équilibre institution/usager. Et là où le droit n’apporte pas de réponse, la qualité de la prestation à elle seule en est une. À cet égard parler de la personne de l’usager et du citoyen voire du client plutôt que les opposer est sans doute une piste à explorer. Car parler de la personne, c’est humaniser. Un vrai défi. Le bébé est une personne disait le titre d’un livre célèbre [2], il y a quelques années. Qui oserait aujourd’hui prétendre le contraire ! S’il arrive que les personnes dépendantes, fragiles, vulnérables nous donnent parfois le sentiment de retomber en enfance (que faire quand les parents redeviennent des enfants ?), ils ne sont pas des bébés mais restent des personnes.
47« Le droit aux droits » constitue donc un des multiples aspects d’une demande sociale qui, certes, peut irriter et rendre l’exercice des métiers plus difficile car plus complexe et plus soumis à l’imprévu et donc décourager. Mais ce droit ne peut être ni occulté ni nié.
48Enfin « le droit aux droits » des personnes dépendantes, fragiles, vulnérables est l’honneur même du travail social. Ce qui le justifie, le rend nécessaire, indispensable, le légitime et donne sens au fait qu’il soit pour cela rémunéré. Participer à la construction de la cohésion sociale est aussi un travail de professionnels. Car, contrairement à beaucoup d’autres activités, le travail social relève d’un acte politique : celui de faire société et de dire comment le faire.
Le projet d’établissement ou de service, ses outils, la conduite de la rénovation
49Cette nouvelle demande sociale oblige au changement et à sa conduite. Pour répondre à une des expressions de la présentation de ce colloque, seul le projet d’établissement et ce qui l’accompagne (contrat de séjour, charte, règlement intérieur, représentation, conseil de la vie sociale) permet de préciser ce « droit aux droits » de tout professionnel, usager, membre du conseil d’administration, bénévole, proche. Ces outils permettent de prendre en compte son exigence sans lui donner toute-puissance. Le travailleur social doit « respirer » le même air que celui que respire la société et notamment accorder à la personne la place qu’elle demande à prendre. Le marché ne peut être la seule manière de répondre à cette demande sociale d’individualisation.
50Dans ce projet d’établissement ou de service, l’ensemble des outils doit être considéré : règlement intérieur, utilisation de la charte, contrat de séjour, enquête de satisfaction, participation et représentation des personnes accueillies, de leurs familles, de leurs proches.
51Cette complexité ne doit pas être confondue avec la complication et son image familière de l’usine à gaz dont on ne doit pas oublier néanmoins qu’elle produit du gaz.
En guise de conclusion
52Cette situation nouvelle oblige donc à une rénovation de l’action sociale. Choisir le défi de faire plutôt comme « autant que faire se doit » que comme « autant que faire se peut » est au cœur de cette rénovation.
53L’hétérogénéité des publics concernés par le travail social, celle des personnes nous plonge dans une très grande complexité. Il serait vain de le nier. Mais cette réalité est avec nous, en nous, devant nous. Il me semble préférable, dans le cadre d’outils autant collectifs qu’individualisés, de la prendre en compte. Celle-ci explique pourquoi le couple qualification (savoir tout de cette complexité) et compétence (gérer, utiliser cette complexité) retrouve autant d’importance.
54La compétence oblige à se dépasser et certainement pas, par un pessimisme compréhensible, à ne faire que ce que l’on peut faire. Une immense responsabilité pèse dans cette perspective sur les épaules des responsables qu’ils s’appellent décideurs, directeurs, cadres ou plus simplement managers. Et comme aurait dit John Fitzgerald Kennedy : « Demandons-nous plutôt ce que nous pouvons faire pour eux que ce qu’ils peuvent faire pour nous ».
Notes
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Président de l’association SARIA, ancien directeur de cabinet du secrétariat d’État aux personnes handicapées.
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« Exercice de droits : autant que faire se peut. Entre dépendance et vulnérabilité, le travail social à l’épreuve des droits des personnes ».
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Bernard MARTINO, Marie GUERINAUD, Le bébé est une personne, Paris Ed. Balland, 1985.