Couverture de VSE_206

Article de revue

La fabrication institutionnelle du leadership : le cas de l’armée française

Pages 49 à 76

Notes

  • [1]
    Les chiffres clés de la Défense, édition 2013, ministère de la Défense.
  • [2]
    3/4 des effectifs soit 220 000 personnes (source : idem note précédente).
  • [3]
    Idem note 1.
  • [4]
    Le budget de la défense représentait 5,44 % du PIB en 1961 et atteint 1,50 % en 2014 (source : ministère de la Défense 2014).
  • [5]
    Site du Ministère de la Défense (mise à jour du 2/10/14).
  • [6]
    De quatre jours (écoles militaires de Saint-Cyr-Coëtquidan et fort de Penthièvre), en mars 2015.
  • [7]
    L’échantillon se compose de douze répondants officiers (ou ancien officier pour l’un d’entre eux), d’un âge moyen de 45 ans (ce qui correspond au grade de colonel), évoluant initialement dans trois des quatre forces de l’armée française : Air, Mer et Terre. Ces officiers occupent aujourd’hui des fonctions situées dans des environnements distincts (interarmées, armée de terre, cabinet ministériel, OTAN et monde civil). Leur grade actuel varie de commandant à colonel, général de brigade et amiral quatre étoiles, en passant par ex-capitaine. Les formations sont également diverses : Saint-Cyr, Ecole de Guerre, Navale, MBA, Supélec, ESSEC, CHEM, Sciences-Po, Doctorat, statisticien, autodidacte… Les expériences sont toutes aussi diverses : parachutiste, génie, forces spéciales, enseignant, commandement sur des terrains de guerre (Djibouti, Kosovo, Bosnie, Afghanistan, Centre-Afrique…), membre de cabinet ministériel et/ou présidentiel, représentant dans des institutions à l’étranger (OTAN, ambassades…), DRH des armées, instructeurs, directeurs d’écoles militaires…
  • [8]
    En termes de statistiques, ces entretiens ont pris 12 heures pour les mener. Cette retranscription, incontournable dans le cadre de la méthode ancrée (Glaser et Strauss, 1967) a généré une centaine de pages.
  • [9]
    Il existe 5 catégories clés de grades au sein de l’Armée française qui sont par ordre hiérarchique croissant : les militaires de rang, les sous-officiers, les officiers subalternes, les officiers supérieurs et les officiers généraux. Les militaires de rang regroupent les grades de soldat et caporal-chef, les sous-officiers incluent les grades de sergent, sergent-chef, adjudant, adjudant-chef et major. La catégorie des officiers subalternes comprend les grades d’aspirant, sous-lieutenant, lieutenant et capitaine. Celle des officiers supérieurs regroupent les grades de commandant, lieutenant-colonel et colonel. Enfin les officiers généraux se composent de 4 grades de général distincts : général de brigade, de division, de corps d’armée et d’armée.
  • [10]
    Les 3 écoles militaires qui façonnent le parcours évoqué se révèlent ancrées dans un temps ancien comme l’illustrent leurs dates de création respective : école spéciale militaire de Saint-Cyr, 1802 (ordre de Napoléon), Ecole de guerre, 1873 et CHEM, 1911.
  • [11]
    Les acteurs rencontrés utilisent une sémantique qui évoque l’idée d’une construction du leader et du leadership s’inscrivant sur un temps long : « maison du leader », « constitution de la maison », « bâtir la maison », « construction du leader, (…) du chef, (…) de l’officier, (…) de l’individu dans la durée, (…) personnelle », « processus de construction », « piliers », « mettre les fondations », « construire ces fondations », « renforcer l’édifice », « pierre », « brique supplémentaire », etc.
  • [12]
    Dans le cas de l’armée de terre, on estime que seuls les saint-cyriens peuvent aspirer au grade le plus haut de général, avec parmi eux environ une chance sur quatre d’y arriver (Cailleteau et Bonnardot, 1995).
  • [13]
    La promotion 2014/2015 du CHEM comprenait 26 officiers français issus de toutes les armées, les directions et les services (9 terriens, 5 aviateurs, 5 marins, 2 commissaires, 1 ingénieur de l’infrastructure, 1 ingénieur de l’armement et 2 gendarmes) ainsi que de 5/6 officiers étrangers (source : CHEM 2014).
  • [14]
    « Ce n’est pas facile pour un saint-cyrien qui sort d’école d’être crédible vis-à-vis d’hommes qu’il retrouve en régiment et qui ont déjà 6, 7 voire 8 opérations extérieures derrière eux alors que lui était encore tout blanc. Ils ont des savoir-faire, ils ont l’épreuve du feu (…). ».
    (Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7)
  • [15]
    « À la différence de ce qui peut être observé dans la fonction publique civile, les élites militaires n’ont pas d’existence juridique spécifique et n’héritent pas, de droit, des postes dirigeants à la sortie de l’école, comme cela peut être le cas pour les Polytechniciens ou les Enarques. »
    (Coton, 2008, p.21)
  • [16]
    Ce point est à nuancer du fait de la grande diversité des carrières menées après l’ENA (cf. les travaux d’Eymeri (2001).
  • [17]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [18]
    La brièveté du poste opérationnel s’explique en partie par la pyramide des âges : « Si on veut que beaucoup de personnes passent par ces postes-là « (…) comme il y a de moins en moins de temps de commandement, (…) il n’y a déjà plus assez de régiment pour que tous les gens qui ont l’école de Guerre commandent, si en plus les gens passent 3 ans. » (Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7).
  • [19]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [20]
    Idem.
  • [21]
    Idem.
  • [22]
    Idem.
  • [23]
    Source : requête NVivo réalisée pour la recherche.
  • [24]
    La professionnalisation des armées a été promulguée par la loi du 28 octobre 1997. Les derniers appelés quittent les casernes le 30 novembre 2001. La conscription avait été mise en place en 1798 par la loi Jourdan-Delbel.
  • [25]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [26]
    Créé en 1991, le CFMD vise à « développer les pratiques managériales des cadres supérieurs militaires et civils ». Il « accompagne près de 1 500 auditeurs par an » (source : site du ministère de la Défense, mars 2015).
  • [27]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [28]
    Idem.
  • [29]
    Idem.
  • [30]
    Ce dernier est un chef militaire capable d’entraîner ses hommes très loin en actionnant l’effet de levier d’un charisme, hors norme, qui entretient un rapport de dépendance à son égard. La dynamique entretenue avec son groupe ne correspond pas à celle de la confiance mais plutôt celle de la défiance. En réalité, le chef de bande se met en avant en utilisant ses subordonnés, à leur insu, et en les écrasant. Le rapport au temps privilégié ici est le court terme, la période de commandement du chef en question. Ce qui crée un dysfonctionnement, dû à la trop grande dépendance de ses hommes vis-à-vis de leur chef, lors de son départ inscrit dans un temps court du fait de la brièveté des temps de commandement (cf. supra). De même, le « chef de bande » en charge d’une section peut entretenir un rapport malsain de concurrence entre différentes sections issues d’une même compagnie et, ainsi, nuire à la cohérence d’ensemble du commandement d’une armée.
  • [31]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [32]
    Idem.
  • [33]
    Le constat sémantique confirme cet effet de construction.
  • [34]
    « Vous arrivez à Saint-Cyr à 20 ans, vous êtes un gamin en fait, donc tout est à construire. ».
    (Source : répondant de l’échantillon)
  • [35]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [36]
    Idem.
  • [37]
    Idem : « Le coaching est consubstantiel à notre organisation, c’est une forme de compagnonnage (…) »
  • [38]
    RETEX ou retour d’expérience consiste en un débriefing formel et consigné par écrit d’analyse après action.
  • [39]
    « Vous n’êtes jamais seul (…) jusqu’à l’école de Guerre, au cours des 12/15 première années du parcours en unité opérationnelle nous sommes en permanence mentorés par les anciens, par son chef direct qui a toujours ce souci-là, nous sommes bien conscients que le capitaine forme ses lieutenants que le colonel forme ses capitaines. ».
    (Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7)
  • [40]
    « Sous-officier » revient à 40 reprises (98e mot le plus fréquent) (source : requête NVivo réalisée pour la recherche).
  • [41]
    « Dans les armées américaines et britanniques comme dans beaucoup d’autres, on ne parle pas de sous-officier et de soldat mais de non-officiers. Sous-officiers et militaires de rang sont dans le même corps. » * Les non-officiers sont non-commisioned officer (NCO), désignation sans équivalent en français. Cette différence sémantique de l’AF est révélatrice de sens. Les sous-officiers constituent un corps intermédiaire entre militaire de rang et officier. « Le corps des sous-officiers constitue la colonne vertébrale de l’armée française du fait de leur permanence, leur rôle est essentiel. » * (*Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7).
  • [42]
    L’importance de ce découpage est confirmée par l’analyse sémantique du discours des répondants de l’échantillon (cf. figure 2).
  • [43]
    Général Martin E. Dempsey « Chairman of the Joint Chiefs of Staff » pour les 4 corps de l’Armée des Etats-Unis (Army, Navy, Marines, Air Force), qui est devenu chef d’Etat-major des armées des Etats-Unis fin 2011.
  • [44]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [45]
    Un exemple illustre ce point, la Marine. « Les commandants de frégate on a fixé leur âge maximum à 42 ans parce qu’on s’est rendu compte que, passer cet âge-là, la charge physiologique, psychologique et la fatigue étaient tels que l’individu sortait du domaine rationnel. » (Source : un répondant de l’échantillon, cf. note 7).
  • [46]
    Lieu d’une embuscade menée par des talibans qui a conduit à la mort de 10 soldats français le 18 août 2008.
  • [47]
    A l’exception du SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins) qui comprend trois ponts.
  • [48]
    L’enseignement dispensé aux officiers par le CHEM a été orienté récemment sur le « penser autrement » afin de tenter d’insuffler une créativité de l’intérieur et peut-être, ainsi, de faire évoluer l’institution de manière plus active que passive.
  • [49]
    Command in war (Van Creveld, 1985).
  • [50]
    Masters and commanders (Roberts, 2010).
  • [51]
    Traditionnel, rationnel-légal et charismatique (Weber, 1922).
  • [52]
    La figure du général Patton, héros de guerre américain de la seconde guerre mondiale permet d’illustrer ce point. Reconnu comme un remarquable stratège militaire, il fût un leader controversé et surtout un très mauvais follower. Ses dérapages vis-à-vis de l’état-major des armées alliées lui coutèrent son éviction temporelle puis définitive de l’institution militaire. Sa figure peut être assimilée à celle du « chef de bande ». Le général Bigeard peut en représenter une illustration française.
  • [53]
    Clausewitz consacre un chapitre entier, chapitre III, au génie de la guerre où sont passées en revue toutes les compétences du chef militaire : coup d’œil, courage, présence et forces d’esprit, énergie, fermeté, forces de caractère, loyauté, etc. (1984).
  • [54]
    Aristote développe le concept de kairos qui constitue une sorte de « savoir innover ». Cela repose sur un mélange d’expérience et d’intuition créative et permet, par exemple, au capitaine de parer à un imprévu (Aristote, 1990).
  • [55]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [56]
    Saintly models.
  • [57]
    Dirty works.
  • [58]
    Il s’agit de séjours de 6 mois sur des conflits armés de type Afghanistan voire d’un an pour des officiers de la Marine engagés sur des bâtiments de surface naviguant dans des zones lointaines ou encore de 70 jours sur des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) (source : un répondant de l’échantillon).
  • [59]
    D’où la mise en place en 2009 de « caisson de décompression » au sein de l’armée de terre pour les militaires rentrant d’un séjour de 6 mois de guerre en Afghanistan. Ce dispositif permet une réadaptation, durant 3 jours, à la vie civile ordinaire (monde profane) et une mise à distance des mécanismes d’adaptation au combat du conflit armé (monde sacré). Un autre sas, fonctionnant sur le même principe, est déployé depuis 2014 à Dakar au Sénégal, pour les militaires de Centrafrique (source : Site du Ministère de la Défense, mars 2015).
  • [60]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).

Introduction

1Si le développement du leader et du leadership occupe une place essentielle dans la recherche sur le leadership depuis le début du XXe siècle (Day, 2000), l’institution militaire y représente un terrain d’analyse fécond (Boyce et al., 2010 ; Hargrove et Sitkin, 2011 ; Harms et al., 2011 ; Derue et al., 2012). Cet intérêt tient à deux caractéristiques principales : il s’agit d’abord d’un haut lieu du développement du leader et du leadership, et les leaders qui émergent y effectuent l’intégralité de leur carrière contrairement aux organisations privées. Les Forces armées françaises (AF) constituent l’organisation militaire de la République française qui s’appuie sur quatre forces principales : l’armée de terre, la marine nationale, l’armée de l’air et la gendarmerie nationale. L’AF comptait un peu moins de 300 000 personnes (hors Gendarmerie) en 2012, soit la première armée d’Europe occidentale [1]. L’effectif militaire [2] se décompose de la façon suivante : officiers (15%), sous-officiers (45%) et militaires de rang (40%) [3]. Le début des années 1960 marque un tournant dans l’évolution du budget de la défense qui a suivi un mouvement déflationniste [4]. Il s’agissait du 3e budget de l’Etat en 2014 avec 42,2 Mds € [5]. Le problème tient à la concomitance de ce contexte déflationniste avec le nombre croissant de menaces. Celles-ci mobilisent de plus en plus de militaires français en opérations intérieures et extérieures.

2Notre recherche examine le phénomène de fabrication du leader et du leadership dans l’AF selon cinq axes distincts : revue de la littérature, protocole méthodologique, résultats puis discussion et enfin en conclusion les préconisations managériales.

1 – Leader et leadership

3Les théories sur le leadership laissent apparaître un nouveau paradigme de recherche depuis le début du XXIe siècle. Trois points clés y émergent : leader et leadership constituent des attributs distincts, la part acquise se révèle déterminante et celle-ci mobilise des éléments identitaires de l’individu (Morin, 2016).

1.1 – Leader et leadership : deux attributs distincts

4Parmi les théories classiques du leadership, on distingue généralement les suivantes : importance du contexte (Fiedler, 1969), LMX (leader-member-exchange) (Graen, 1976), leadership transactionnel et transformationnel (Burns, 1978 ; Bass, 1985) et leadership néo-charismatique (Hunt et Conger 1999). Or, ces théories assimilent leader et leadership, considérant de manière implicite que l’un va avec l’autre (Morin, 2016). L’un des apports clés du nouveau paradigme en recherche de gestion sur le leadership tient à la différence opérée entre attribut du leader et attribut du leadership.

5Dans un article programmatique, Day (2000) distingue leader et leadership. Pour lui, il s’agit de deux attributs distincts qui mobilisent un type de capital singulier : le capital humain dans le cas du leader et le capital social dans celui du leadership. Le capital humain s’appuie sur des compétences intrapersonnelles, tandis que le capital social recouvre des compétences interpersonnelles. Conscience de soi, maîtrise de soi et motivation personnelle constituent les piliers des compétences intrapersonnelles du leader (Day, 2000). Pour Day, les compétences interpersonnelles du leadership activent deux types d’aptitude clés : conscience sociale et compétences sociales. La conscience sociale comprend empathie, conscience politique et capacité d’un individu à être tourné vers le service (“service orientation”), tandis que les compétences sociales mobilisent sens de l’équipe et talents d’une personne en termes de construction relationnelle, de gestion des conflits et de catalyseur de changement.

6Concernant l’attribut du leader, la grille de compétences intrapersonnelles établie par Day peut être complétée par la capacité visionnaire et créative d’un individu sur lesquels insistent d’autres travaux plus anciens (Zaleznik, 1977 ; Kotter, 1990). Ainsi, un leader, doté d’une vision, doit aussi faire œuvre de leadership pour communiquer et faire adhérer à cette vision. En d’autres termes, la vision d’un leader, sans leadership, demeure un acte purement intellectuel qui n’engage que le leader lui-même (Morin, 2016). Cet acte intellectuel devient organisationnel quand la vision bénéficie aussi de leadership.

1.2 – Leader et leadership : deux attributs qui se développent

7Leader et leadership représentent deux attributs qui se développent et nécessitent du temps comme le montre la recherche en sciences de gestion (Fulmer, 1997 ; Day, 2011 ; Murphy et Johnson, 2011 ; Day et al., 2014), en psychologie (Lord et Hall, 2005) mais aussi dans la pratique du secteur privé (Fulmer, 1997 ; Day, 2000) comme du secteur public (Hargrove et Sitkin, 2011). Des travaux, qui s’inscrivent dans ce nouvel axe de recherche, montrent la possibilité de développer certains attributs tels que le charisme (Antonakis et al., 2011) jusque-là analysés comme ressortant de l’inné (Weber, 1922). Cet apport décisif bat en brèche la conception traditionnelle du paradigme plus ancien sur le leadership où leader et leadership sont souvent assimilés à de l’inné. Il ne s’agit pas ici de dire que l’inné n’existe pas mais plutôt que la part liée à l’acquis se révèle fondamentale et que l’organisation peut jouer un rôle décisif dans un processus de co-création (Morin, 2016). Ce processus relie action de l’organisation et de l’individu, dans une perspective de développement soit du capital humain (leader), soit du capital social (leadership), soit des deux en même temps (Day, 2000).

8La littérature souligne la possibilité de relier développement du leader et du leadership en mettant en exergue le lien établi entre confiance en soi, issu du capital humain, et développement du leadership, propre au capital social (Day, 2000 ; Lord et Hall, 2005 ; Schyns et al., 2011). Ce cercle vertueux trouve trace dans les travaux de Mead (1934) qui lient, de manière pionnière, développement de l’individualisation et développement de la socialisation.

1.3 – Leader et leadership : un développement identitaire

9La fabrication du leader et du leadership parait impliquer une dimension cruciale de l’individu et de son identité (Day et Harrison, 2007 ; Derue et Ashford, 2010 ; Podolny, 2011 ; Petriglieri et al., 2011, Day et al., 2014). D’autres travaux conduits en psychologie viennent conforter ces propos (Lord et Hall, 2005). Ainsi, si l’on se réfère aux travaux de March, un leader ne peut affronter la réalité que grâce à l’équilibre que lui octroie son identité (Podolny, 2011). Les conclusions des travaux menés par Lord et Hall (2005) corroborent le phénomène de développement concomitant de l’identité et du leader. Selon eux, se développer en tant que leader (ou développer son leadership) implique de mobiliser des éléments situés en profondeur chez l’individu qui affectent obligatoirement son identité (Lord et Hall, 2005). Sans cette transformation identitaire individuelle, la fabrication du leader ne peut s’opérer qu’en surface (Lord et Hall, 2005). D’autres travaux relient développement du leadership e t développement identitaire (Derue et Ashford, 2010). Un processus social de construction d’une identité du leadership paraît exister au sein des organisations. Cette identité de leadership s’appuie sur trois niveaux d’interprétation du soi (self) : internalisation individuelle, reconnaissance relationnelle et approbation collective. Lord et Hall (2005) complètent ce point en attribuant le développement des compétences de leadership à la capacité d’un individu à s’identifier au rôle correspondant au contexte de leadersh ip au sein de l’organisation. Or, cette incorporation de rôle suppose chez un individu une confiance en soi suffisante.

10Le leadership authentique (Luthans et Avolio, 2003), considéré comme l’une des principales théories émergentes du leadership, place l’identité de l’individu au cœur de son agencement. Cette théorie du leadership, qui vise au développement de cet attribut, enjoint en effet le leader à procéder de manière adéquate avec ses valeurs, ses émotions, son histoire, bref son identité (Luthans et Avolio, 2003).

11Les travaux des interactionnistes symboliques, notamment ceux consacrés aux transformations identitaires à l’œuvre dans les carrières (Hughes, 1955), peut apporter un éclairage complémentaire à la compréhension du phénomène observé du développement du leader et du leadership chez les chefs militaires français. La grille de lecture de Hughes (1955), dont celle analysant la fabrication d’un médecin, trace quatre étapes majeures du parcours professionnel qui peut se transposer dans de nombreux autres domaines. Ces étapes que l’auteur assimile à des rites de passage reviennent, en réalité, à délimiter la frontière qui sépare chaque phase. La transformation conduisant un individu dit profane en un professionnel sacré peut être pertinente dans le contexte militaire où monde civil/profane s’oppose au monde militaire/sacré.

2 – Méthodologie

12La recherche s’inscrit dans le cadre d’une épistémologie constructiviste. Le développement du leader et du leadership résulte davantage d’un construit social (Piaget, 1970). La méthode qualitative a été préférée pour son ancrage constructiviste, du fait notamment des réponses satisfaisantes qu’elle apporte en termes d’exigences (Mucchielli, 2009). La posture épistémologique du chercheur l’engage à privilégier une démarche par étude de cas (Yin, 2014).

13La collecte des données s’appuie sur une triangulation consistant à recueillir des données primaires (selon deux modes distincts de collecte) et des données secondaires. La méthode de collecte des données repose sur douze entretiens semi-directifs. Ces entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont été menés auprès d’officiers de l’armée française entre septembre 2014 et janvier 2015. Ces données primaires sont complétées par une observation participante [6]. Des données secondaires internes et externes parachèvent cette triangulation (documents internes des Ressources Humaines, revues de réflexions et de recherche en stratégie militaire, ouvrages de stratégie militaire et articles de presse). L’enquête recueille ainsi les points de vue de trois types d’acteurs associés (cf. infra) au processus de fabrication du leader et du leadership au sein de l’institution militaire française. Ce triptyque de points de vue offre l’avantage d’offrir plusieurs angles distincts d’analyse. Les chefs militaires, qui font partie de l’échantillon de la recherche [7], ont été successivement impliqués dans le processus étudié :

  • Comme bénéficiaires en tant que jeunes officiers effectuant le parcours professionnel ;
  • Comme officiers instructeurs et conseillers d’autres officiers plus jeunes ;
  • Comme décisionnaires (directeur ou directeur adjoint d’école militaire) et parties prenantes du parcours professionnel des officiers.

14L’échantillon suit une construction itérative, qui s’appuie sur la théorie en construction conformément aux principes de la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 1967). Un guide d’entretien a été bâti en fonction des trois angles d’analyse des répondants décrits précédemment. Les entretiens ont consisté à faire raconter le phénomène de développement du leader et du leadership du chef militaire français par les acteurs eux-mêmes afin d’en révéler une énonciation.

15L’analyse des données respecte une démarche itérative propre à la méthode ancrée (Glaser et Strauss, 1967), qui a d’abord visé le traitement des données primaires récoltées par entretien. Le traitement s’opère ainsi : retranscription des entretiens, exploitation et analyse des données grâce à un logiciel de données qualitatives (NVivo). Celles-ci sont ensuite codées, de manière sélective, après analyse des fréquences et des occurrences de mots. Les entretiens ont continué jusqu’à saturation théorique des données (atteinte après le douzième entretien [8]). Dès lors, les informations recueillies se sont avérées mineures par rapport à la construction théorique. Ajoutons que l’élaboration de l’échantillonnage a suivi, tout au long de ce processus, une construction itérative (Glaser et Strauss, 1967).

16La construction théorique s’inscrit dans un cadre abductif (Strauss et Corbin, 1994) et procède par allers/retours entre interprétations des données primaires (grâce notamment à leur codage en unités de sens et revue de littérature). Cette dernière a donné un cadre conceptuel à la compréhension des phénomènes à l’œuvre dans le processus de fabrication du leader et du leadership au sein de l’AF. Les autres sources de données primaires (observation participante) et secondaires (documentation interne et externe) ont validé cohérence et convergence de la construction théorique (Yin, 2014).

3 – Résultats : le parcours progressif et structure du chef militaire

17Les officiers, et notamment les officiers généraux [9], peuvent être considérés comme les leaders de l’AF en vertu d’un constat pyramidal simple. La question du développement du leader et du leadership au sein de l’AF renvoie à celle du parcours professionnel des officiers généraux. Ce parcours, qui s’appuie sur un cadre structuré et des principes anciens [10], révèle l’importance de la dimension spatio-temporelle ainsi que l’idiosyncrasie de l’institution militaire française.

3.1 – L’importance de la dimension temporelle

18L’importance du temps dans la carrière de chef militaire se retrouve dans le choix du vocable utilisé par les répondants de l’échantillon [11]. Ce parcours professionnel suit des phases qu’on peut identifier clairement selon l’âge de l’officier. Six moments majeurs retracent ces étapes, du grade de sous-lieutenant à celui de général (Morin et Chanut, 2018) :

  • Etape 1 : avant l’âge de 20 ans, l’école d’officier. Après généralement trois ans, l’école fait alterner enseignement académique et instruction militaire, reliés par un fil directeur : la formation humaine. Il s’agit d’un parcours académique initial conçu selon le système français des grandes écoles. Il prépare déjà l’officier à sa seconde partie de carrière, qui démarre à l’étape 3, moins opérationnelle et plus intellectuelle [12] ;
  • Etape 2 : entre 20 ans et 30/35 ans, la partie opérationnelle dite d’expertise. L’officier, qui commande comme lieutenant ou capitaine, évolue en régiments, dans l’armée de l’air ou dans la Marine. Son poste est opérationnel et tient au commandement direct des hommes, dans son domaine et son armée ;
  • Etape 3 : à 35 ans l’école de Guerre. L’officier, « vieux » capitaine ou « jeune » commandant, revient à une phase d’instruction pure d’une année, au prix d’un concours interarmées extrêmement sélectif ;
  • Etape 4 : entre 35 et 45 ans, opérations et état-major. L’officier entame une seconde partie de carrière et intervient désormais plus dans la conception des opérations plutôt que de leur mise en mise en œuvre. Il évolue en état-major souvent interarmées ;
  • Etape 5 : à 45/46 ans le centre des hautes études militaires (CHEM). Le CHEM vise à élever un colonel vers les plus hautes responsabilités des armées. Il regroupe ce qu’il se fait de mieux parmi les officiers français (et étrangers [13]). Ces « très hauts potentiels » occuperont, pour les meilleurs d’entre eux, les « grades sommitaux » des armées françaises. Le spectre de formation du CHEM s’avère large, du politico-militaire, à l’interministériel en passant par le fonctionnement de l’Etat. Le CHEM participe au développement d’une vision du monde et de la société dans laquelle s’inscrit l’armée. L’idée étant, pour l’officier, de penser l’institution militaire de demain. Le CHEM n’hésite pas à jouer sur un registre plus individuel chez l’officier et comporte un aspect lié au développement personnel, à travers des rencontres avec des grands témoins et de tests d’évaluation de compétences ;
  • Etape 6 : après 45/46 ans, responsabilités en interarmées ou en interministériel. L’officier appartient aux officiers généraux, le plus haut niveau des grades d’officier, et occupe l’un des 4 grades de général. Ses responsabilités visent à le préparer aux plus hauts postes.

19Le visuel suivant permet d’illustrer ce parcours (théorique et idéal) :

Figure 1

Le parcours professionnel des officiers

Figure 1

Le parcours professionnel des officiers

Nota bene : le code OTAN constitue un code de désignation des officiers. Les officiers du grade de sous-lieutenant et lieutenant sont appelés OF1, capitaine OF2, commandant OF3, lieutenant-colonel OF4, colonel 0F5, général de brigade OF6, général de division OF7, général de corps d’armée OF8 à général d’armée OF9.
Source : Morin et Chanut, 2018, International Review of Administrative Sciences.

20Plusieurs constats ressortent de ce parcours : importance du couple savoir-faire/savoir-être, progressivité et conformisme.

21Le savoir-faire, ou l’expertise technique opérationnelle, que le jeune officier développe lors des étapes 2 et 4 constitue une compétence clé pour sa réussite. La source de la crédibilité d’un officier confronté au terrain de l’état-major interarmées (étape 4) ou du politico-militaire (idem étape 6) tient souvent à son expertise technique opérationnelle. Celle-ci s’acquiert lors d’étapes précédentes et notamment l’étape 2, forte de 10 ans de responsabilités opérationnelles humaines et techniques. Ce savoir-faire s’appuie aussi sur du savoir-être. La première prise de commandement (étape 2) oblige le jeune lieutenant à démontrer « vis-à-vis de ses hommes » [14] autant de bagage humain que de bagage technique. Cette maturité technique et humaine se retrouve dans les critères de sélection d’entrée au CHEM (étape 5), qui valorisent le crédit professionnel et la maturité émotionnelle.

22Le parcours professionnel des officiers français se définit aussi par sa progressivité. Celle-ci constitue un fait unique dans les carrières des « leaders » effectuées dans le domaine de la fonction publique française [15], comme l’illustre le jeune diplômé de l’ENA qui occupe très vite un poste de direction à hautes responsabilités dans l’administration [16]. Cette particularité militaire dans la fonction publique s’explique aussi par ses attentes en termes de maturité de l’individu. L’idée de maturation confirme la dimension essentielle du temps dans les carrières de leader militaire. Cette progressivité se retrouve dans le type de courage (l’une des valeurs clefs du chef militaire selon un consensus qui paraît se dégager des participants à la recherche) attendu chez l’officier selon son grade. En effet, le chef militaire doit posséder à la fois courage physique, moral et intellectuel. « (…) selon que l’on monte dans le grade, les degrés du curseur évoluent (…) ». Ainsi, le lieutenant doit déployer un courage physique important « (…) parce que c’est un entraineur d’hommes sur le terrain (…) ». Le capitaine/commandant doit s’appuyer sur un courage moral fort parce que « (…) c’est le premier échelon qui doit sanctionner, noter et décider… ». Enfin, le colonel doit démontrer un courage intellectuel solide « (…) parce que c’est lui qui doit s’approprier toutes les directives, la complexité, prolonger la pensée de son chef et comprendre parfaitement l’esprit de la mission » [17].

23Le dernier constat qui émane du parcours du chef militaire tient à son immuabilité et à sa prévisibilité. Il existe peu de surprise dans les âges et les grades du parcours professionnel. Les carrières militaires sont immuables en termes de rythme et de franchissement d’étapes et s’inscrivent dans un schéma assez rigide, assurant une cohérence générale en termes de ressources humaines.

3.2 – L’importance de la dimension spatiale

24L’espace procure un angle complémentaire aux constats du développement du leader et du leadership. Il s’agit de l’espace physique et pratique du terrain militaire où évolue l’officier mais aussi de l’espace organisationnel de l’institution militaire.

25L’officier est confronté très tôt dans sa carrière au révélateur du terrain des opérations militaires. Ceci est vrai pour les temps de la paix, lors de l’instruction opérationnelle militaire (étapes 1 et 2), et des temps de guerre, lors d’opérations armées réelles (étape 2 notamment). Le terrain militaire, qu’il soit d’entrainement ou de guerre, agit tel un miroir qui révèle au chef militaire ce qu’il est comme leader et le renseigne sur son leadership. « Ces aspects de leader, de leadership, on les a vraiment vécus, on s’est transformé, puisqu’on s’est transformé mais dans le cadre professionnel par des couches d’expériences successives, des mises en situation de plus en plus complexes, des opérations où on est dans l’incertitude complète, on ne peut pas tricher. Ces situations nous remuent et nous font avancer ». L’espace du terrain militaire agit ainsi comme transformateur et révélateur de l’individu.

26L’autre espace clé, qui fabrique le chef militaire, réside dans l’espace organisationnel lui-même : l’institution militaire. Les temps de guerre génèrent mécaniquement des places dans l’organisation militaire et offrent des opportunités de carrière plus rapide pour les officiers. A l’inverse, les temps de paix tendent à figer l’édifice organisationnel voire à le comprimer lorsqu’il s’accompagne de réductions d’effectifs comme c’est le cas actuellement. De plus, les changements organisationnels de l’institution militaire paraissent plus résulter de contraintes extérieures (défaites militaires, décisions politiques…) que de l’œuvre délibérée de leaders réformateurs internes.

27En synthèse, l’angle spatio-temporel permet de connaître où et quand se trouve l’officier dans le déroulement de sa carrière : l’officier français évolue sur deux scènes distinctes : le terrain des opérations militaires (étapes 2 et partiellement 4 du parcours) et le bureau (étapes 6 et partiellement 4). Il s’appuie sur une troisième scène complémentaire qui s’apparente aux bancs de l’éco le (étapes 1, 3 et 5) et permet d’aguerrir le chef militaire aux deux terrains évoqués ainsi qu’aux nombreux passages de l’un à l’autre. Ces trois lieux distincts se rapprochent des deux grands moments du parcours, temps de guerre/temps de paix. Ainsi, l’angle spatio-temporel se définit par la superposition de cette trilogie spatiale à cette duologie temporelle du parcours de l’officier.

28Si les étapes décrites peuvent être plus ou moins longues (entre 1 et 15 ans), les différents postes qui les jalonnent sont courts comparés à ceux d’une carrière civile. En effet, l’officier occupe son poste deux ans [18] s’il est opérationnel (poste dit de « temps de commandement ») et peut rester 3 ans dans le cas d’un poste non opérationnel. Cette succession de temps courts qui s’inscrivent dans des contextes distincts d’espace (terrain militaire, bureau, banc d’école) et de moments radicalement opposés (temps de paix, temps de guerre), donne lieu au développement de l’adaptabilité du chef militaire. Ce critère constitue un élément crucial de son évaluation et, par conséquent, de sa progression de carrière. « (…) on voit en combien de temps les officiers s’adaptent à leur nouvel environnement, comment ils résistent à la rupture (…) et comment cette capacité est mise en œuvre pour acquérir la confiance de vos subordonnées et de vos supérieurs. S’il vous faut deux ans ce n’est pas bon puisque vous n’aurez que deux ans » [19].

29Cette dichotomie temps de paix/temps de guerre n’est pas sans poser des problèmes dans le parcours de l’officier, dans la mesure où « Les chefs militaires du temps de guerre ne sont pas nécessairement les bons chefs militaires du temps de paix et inversement. » [20] Cette radicalité de changement contextuel agit, ainsi, comme un révélateur de compétences et d’incompétences. « (…) en temps de guerre, on voit très vite, d’abord le temps de guerre est impitoyable parce qu’il permet de déceler très rapidement celui qui est incapable et on le vire et en revanche celui qui est très performant on va briser les lignes rigides de la hiérarchie, de la carrière (…) on fait des carrières très rapides depuis Bonaparte jusque pendant les deux guerres mondiales (…) » [21].

30L’ensemble de ces contraintes qui dicte la carrière du chef militaire, la superposition de la trilogie spatiale à la duologie temporelle ajoutée aux temps courts des postes opérationnels, créent de véritables phénomènes de rupture. Ces ruptures d’environnement (le terrain militaire, le bureau, le banc d’école), de contexte (la guerre, la paix), de culture (militaire, académique, politique, administrative), d’activité (physique, morale, intellectuelle) font partie du processus d’apprentissage du leader et du leadership militaire. « (…) on injecte beaucoup de phénomènes de rupture. C’est vertueux (…) » [22].

3.3 – L’idyosincrasie de l’institution militaire : sémantique et définition

31Le premier constat de cette idiosyncrasie est sémantique. L’observation du contenu des discours des répondants révèle plusieurs points : plutôt que de leader, de leadership et d’organisation, il est question dans l’AF de chef militaire, de commandement et d’institution. C’est ce qu’indique la fréquence des mots des répondants de l’échantillon [23]. Le « nuage de mots », effectué à l’aide du logiciel NVivo sur la base d’une requête des 100 mots les plus fréquents, illustre ce constat :

Figure 2

Nuage de mots des données primaires récoltées lors des entretiens

Figure 2

Nuage de mots des données primaires récoltées lors des entretiens

Source : Auteur

32Les deux autres sources de données primaires, documentation écrite et observation participante, confirment ce constat. « Leader » paraît utilisé de manière marginale, par rapport au terme de « chef militaire ». Le constat diffère pour leadership/commandement. « Commandement » ne se substitue pas à « leadership ». Il s’agit d’une notion distincte, qui apparaît primer sur leadership, comme si le leadership se trouvait au service du commandement. Le leadership constitue, ici, un moyen de servir une fin le commandement. Ce distinguo se retrouve dans la formation des officiers français où, par exemple à Saint-Cyr, il existe une formation à l’exercice de l’autorité, et de « corpus commandement », et non de leadership.

33L’utilisation des mots leader et leadership paraissent récent au sein de l’institution militaire française. En effet, plusieurs répondants de l’échantillon imputent à la professionnalisation de l’armée, soit le début des années 2000 [24], l’apparition de notions issues des sciences de gestion telles que manager, management, leader, leadership, etc. « (…) en se professionnalisant on arrivait sur des contraintes similaires à l’entreprise civile en termes de gestion du personnel (…) » [25]. Ces notions se sont imposées dans l’institution militaire, comme en témoigne la création du centre de formation au management du ministère de la Défense [26] (CFMD) ou l’utilisation du terme « leader » dans l’objectif 2014 du CHEM : « Se préparer à ses fonctions de leader dans le cadre de ses futures responsabilités ». En dépit de cette pénétration, force est de constater le scepticisme de l’institution militaire à l’égard des sciences de gestion et des modes managériales. Les termes eux-mêmes, notamment leader et leadership, posent problème comme l’observent plusieurs répondants du fait de l’absence de traduction ou de définition consensuelle. Il existe même une méfiance plus profonde : « dans le monde militaire il y a cette conviction que la raison ne fait pas tout, que la guerre est un phénomène profondément imprégné d’irrationnel, inattendu, de surprises et que face à cela il ne suffit pas de manager les gens il faut les commander (…) cela veut dire les motiver, parfois les contraindre, leur donner des missions qui aient du sens, le commandement revêt une densité humaine beaucoup plus importante que le management. » [27]

34Ces réticences sémantiques montrent une utilisation prédominante du terme commandement, qui relaie au second plan leadership. Le commandement s’y révèle comme la notion transcendante, l’ultima ratio, à laquelle doit se plier le leadership. Ce dernier paraît davantage constituer un moyen, et non une fin, au service du commandement. Le leadership, si le chef militaire en est doté, peut rendre son commandement plus efficace : « Commander c’est fixer des priorités, imposer la tenue d’un objectif, c’est se confronter. Il y a une logique de confrontation (…) (qui) sera d’autant plus acceptée que vous avez du leadership (…). Le leadership transforme la confrontation en une acceptation[28] ».

35La deuxième notion fondamentale qu’il convient de définir concerne le chef militaire. Cette notion paraît se substituer à celle de leader. L’officier est là pour mener des hommes au combat or, ceci ne peut s’effectuer sans commandement. Celui-ci s’appuie sur le statut attaché à son grade mais cela ne suffit pas. D’où le recours à la notion de leadership, qui peut rendre le commandement plus efficient. Le leadership fait partie du savoir -être du chef militaire, lequel use aussi de son savoir-faire, c’est-à-dire son expertise technique sous peine de se montrer « bancal » [29].

36Cette conception du leadership comme moyen, et non comme fin, se retrouve dans la hantise de l’institution militaire pour le « chef de bande » [30]. De même, le leadership donne lieu à un constat critique lorsqu’il aboutit à un excès de confiance à l’égard d’un officier. « (…) il faut savoir trouver les limites (…) garder une forme de distance, c’est pour cela qu’il ne faut pas non plus être trop près des gens, et qu’ils gardent une criticité, un esprit critique vis-à-vis de vous (l’officier) et qu’à tout moment ils puissent remettre en cause la confiance qu’ils vous accordent. C’est une remise en cause permanente. » [31] La notion de frontière apparaît, ici aussi, fondamentale dans la définition du chef militaire : proche de ses hommes mais pas trop, utilisant son leadership, ce qui suppose qu’il existe, mais de manière équilibrée comme un moyen et non une fin, en les mettant au service du commandement, le sien et celui plus large de l’état-major. La question de la frontière se pose avec l’institution militaire elle-même et ses procédures. En effet, on attend du chef militaire qu’ils puissent repousser les frontières de la doxa sans toutefois transgresser pour transgresser. « Un chef c’est justement face à une absence de doxa être capable de la créer. (…) le courage d’aller au–delà des ordres reçus de façon non pas à transgresser pour transgresser mais pour aller vers un objectif que vous vous êtes fixé qui n’est pas en contradiction avec ce que (…) votre institution vous fixe. » [32]

3.4 – L’idyosincrasie militaire : la fabrique du leader et du leadership

37Les répondants reconnaissent l’existence d’un processus au sein de l’institution militaire qui parvient à construire [33] un chef militaire à partir d’un « gamin » [34]. Deux questions surviennent ici : construction de quoi chez l’individu ? Et par quel processus pour l’organisation ?

38La question du « quoi » renvoie à l’ancien débat sur inné et acquis. La position consensuelle qui ressort des entretiens peut se résumer ainsi : « On ne naît pas chef militaire, on le devient. Néanmoins, tout le monde ne peut pas le devenir. » A propos du leadership, « (…) il y a un côté inné, naturel dans le leadership, on le voit dans les écoles de formation quand certains parlent d’autres écoutent. Ils ont une aisance un charisme naturel qu’ont peut -être entre 5 et 20 % des officiers. C’est une minorité que l’on retrouve dans plein de formations. Ceux qui s’imposent aux autres naturellement. La majeure partie des officiers n’ont pas ce charisme et ont donc besoin de l’acquérir. Ils l’acquièrent d’abord parce qu’ils travaillent ensuite parce qu’ils n’ont pas peur de commander et de se mettre en danger, à s’investir mais ils l’acquièrent. [35] » « Il y en a qui de toute façon n’y arriveront jamais mais la grande majorité des gens travaillent pour l’acquérir et le développer, même le charismatique aura besoin de travail, comme le plus grand artiste. Dans tous les cas il y a beaucoup de travail.[36] » Les processus d’apprentissage du leadership dans l’institution militaire apparaissent essentiellement de deux ordres : des mises en situation et du « compagnonnage [37] ». En effet, la pratique du leadership commence dès les premières années de formation en école d’officier où le jeune élève expérimente le rôle du « leader » dans des exercices opérationnels réguliers de mises en situation. Ces exercices se répètent durant les 3 premières années de la scolarité initiale du jeune officier pour se surseoir encore durant une année dite d’application, avant de trouver la réalité opérationnelle concrète des prises de commandement successives au cours des 15 ans de l’étape 2 du parcours qui démarrent en tant que jeune lieutenant. La suite du parcours confirme ce processus avec le constat de la superposition d’une trilogie spatiale et d’une duologie temporelle conduite à un rythme très rapide, étant donné la brièveté des temps de commandement. L’une des composantes clefs de processus d’apprentissage réside aussi dans la zone d’inconfort où l’institution militaire place l’officier.

39L’autre composante essentielle du processus d’apprentissage du leadership tient au compagnonnage. Ceci désigne un maillage de filet d’encadrement et de débriefing très serré tout autour de l’officier, tout au long de son parcours. En effet, chaque mise en situation de leadership dans le cadre de prise de commandement virtuelle (étape 1 du parcours notamment) ou réelle (étapes 2 et 4 notamment) fait l’objet de débriefings constants formels [38] ou informels de la part des instructeurs puis des chefs de l’officier. Ce compagnonnage résulte de l’action de mentors situés au-dessus de l’officier dans la hiérarchie [39]. Il se complète par des débriefings effectués par une autre personne cruciale dans l’apprentissage du chef militaire, son adjoint sous-officier. Ce dernier joue un rôle crucial dans l’apprentissage du leadership et du métier d’officier. Cette importance est confirmée par le constat sémantique [40]. Le jeune officier doit, ainsi, en premier lieu s’appuyer sur son sous-officier, souvent doté d’un savoir-faire conséquent, quand bien même celui-ci occupe hiérarchiquement un grade inférieur. Cette « hiérarchie à l’envers » paraît idiosyncratique à l’institution militaire française [41]. Ainsi la construction du leadership de l’officier résulte d’un phénomène de co-création avec les enseignements croisés du chef, l’officier supérieur, et de l’adjoint, le sous-officier. De même, le jeune officier français exerce son leadership directement auprès de ses soldats en prenant en charge sa formation, ce qui n’est pas le cas dans l’armée britannique où son homologue confie cette mission à un sous-officier. Ces deux particularismes nationaux évoquent l’idée d’un leadership militaire culturel français. Enfin, l’apprentissage du leadership s’établit aussi par un effet miroir, celui renvoyé par les pairs officiers que les mises en situation précoces et constantes favorisent dans le cadre d’une compagnie, d’un régiment.

4 – La fabrication du chef militaire français

40Le chef militaire français se fabrique par rapport à deux dimensions fondamentales, temps et espace [42], à l’intérieur d’un cadre institutionnel idiosyncratique.

4.1 – La dimension temporelle

41Plusieurs études prônent l’idée d’un cycle de vie du leader et expliquent que ce développement n’est pas linéaire. La recherche reconnaît généralement trois étapes dans ce cycle, le novice ou jeune leader, le leader intermédiaire et le senior leader (Lord et Hall, 2005 ; Hargrove et Sitkin, 2011). Ainsi pour certains praticiens, tels que le général Dempsey [43], en charge du développement des leaders et du leadership au sein de l’Armée américaine, les attendus de l’organisation de la part du leader sont spécifiques à chacune de ces étapes (Hargrove et Sitkin, 2011). Le jeune leader doit, en premier lieu, se montrer curieux, puis adaptable en tant que leader intermédiaire, et enfin innovant comme senior leader (Hargrove et Sitkin, 2011). En d’autres termes, l’organisation attend d’un leader intermédiaire une aptitude à voir le changement et à réagir en conséquence. Les expectatives se révèlent supérieures pour un senior leader, qui doit se montrer capable de percevoir le changement avant qu’il ne survienne en anticipant son avènement et en faisant preuve d’innovation (Hargrove et Sitkin, 2011).

42Cette conception d’un cycle de vie trilogique du leader militaire paraît largement partagée par les répondants de l’échantillon. « C’est une bonne définition de ce qu’on attend de nos officiers au fur et à mesure de leur carrière. » [44] La curiosité apparaît bien constituer la compétence clef du jeune officier, qui doit se montrer très ouvert (étape 2). Après avoir suivi une nouvelle formation d’un an, l’Ecole de guerre (étape 3), ce dernier va découvrir un environnement plus complexe. L’officier sort de son champ initial de compétence, où il évoluait dans une seule et même armée d’affectation, pour découvrir un terrain en opération ou en état-major interarmées (étape 4). Cette démarche nécessite de sa part une grande adaptabilité : trouver des compromis, s’adapter à des contraintes différentes issues d’armées autres et mobilisant multiple dimensions (politique, budgétaire, économique, humaine, stratégique). Après avoir suivi une nouvelle formation, le CHEM (étape 5) pendant une année, l’officier général endosse des responsabilités relatives à un environnement encore plus complexe (interarmées, interministériel, étape 6) requérant des solutions sans cesse nouvelles. Ceci requiert une vision et des compétences d’innovation. Les trois âges du leader militaire décrits par le général Dempsey s’appuient sur trois compétences principales : curiosité, adaptabilité et innovation.

43Les théories de Hughes (1955) permettent d’analyser les six étapes majeures du parcours professionnel du chef militaire français comme autant de rites de passage. Cette notion vise à marquer la séparation entre chaque phase du cycle d’une carrière. Un rite caractérise le passage symbolique d’une étape à une autre et se compose d’un mélange de devoirs et de privilèges, de périls et de joies (Hughes, 1955). Il s’agit d’un rituel qui souligne la transition d’un statut à un autre (Van Gennep, 1909). De plus, la biographie représente, avec les interactions, le facteur le plus décisif dans l’analyse d’une carrière : vie personnelle et vie professionnelle sont imbriquées. « En matière de carrière, la dimension première est l’âge biologique » (Hughes, 1996). Cette idée montre l’importance de l’âge dans le parcours de l’officier [45]. Ainsi, le type de courage (physique, moral et intellectuel) prend tout son sens quand il est rattaché à l’évolution du corps mais aussi à la maturité morale et intellectuelle de l’individu. Le courage physique concerne plus le grade de lieutenant (20 ans), le courage moral ceux de capitaine (30 ans) et commandant (35 ans) tandis que le courage intellectuel se rapporte plus au colonel (45 ans). De même, le caractère conformiste de ce parcours évoque la « carrière bureaucratique » de Hughes : « A chaque étape, cette personne reçoit une quantité d’argent, d’autorité et de prestige dont elle connaît par avance le montant exact ».

4.2 – La dimension spatiale

44L’analyse de l’espace révèle que le développement du chef militaire s’opère au sein de mondes différents. Le camp militaire de Coëtquidan ne s’appréhende pas comme la vallée d’Uzbin en Afghanistan [46]. De même, si l’on considère des terrains militaires intérieurs, le sous-marin se révèle très différent du bâtiment de surface dans ses codes de fonctionnement et dans son organisation. Strauss permet d’offrir un cadre d’analyse à l’appréhension de ces espaces, grâce à son concept de monde social. Celui-ci se définit par la présence concomitante de quatre caractéristiques : espace, routines, codes culturels et « potentiel de créativité » (Strauss, 1978). Ce dernier trait traduit une double spécificité, des problèmes qui s’y posent et aussi de la manière de les résoudre (Dubar et al. 2011). Ce concept peut s’étendre à l’ensemble des différents espaces évoqués que doit maîtriser le chef militaire dans sa carrière. En effet, la trilogie spatiale (terrain militaire, bureau, banc d’école) peut se décliner en autant de sous-mondes sociaux (ex : le bureau de l’Etat-major de l’Armée de terre, celui interarmées, celui de l’OTAN, du ministre, de Berc y, de l’Union européenne, etc.). Cette trilogie permet de répondre aux quatre dimensions d’un monde social (Strauss, 1978). Pour reprendre l’exemple de la marine, le monde social des sous-marins diffère de celui des bâtiments de surface, comme l’illustre la figure suivante.

Figure 3

Les quatre caractéristiques d’un monde social appliquées à la Marine

Figure 3

Les quatre caractéristiques d’un monde social appliquées à la Marine

Source : Auteur.

45En effet, au sein de la caractéristique liée aux « codes culturels », le sous-marin [47] place l’ensemble de l’équipage sur un seul même niveau, c’est -à-dire sur son unique pont. Le bâtiment de surface positionne le membre d’équipage selon un mouvement vertical qui suit un ordre ascendant de grade. Ainsi, les matelots se situent au rang inférieur le plus bas, salle des machines, tandis que les officiers se trouvent dans le poste de commandement qui domine le vaisseau. Autre distinction majeure, celle de la symbolique des uniformes. Les officiers qui commandent le bâtiment de surface portent des gants blancs, notamment lors de la visite de la salle des machines, pour ne pas se salir mais aussi par symbole de vertu morale. Tandis que les sous-mariniers n’ont arboré galons et barrettes que récemment. L’autre espace clé, au sein duquel l’officier évolue, tient à l’institution militaire elle-même. Les analyses menées sur l’institution militaire confirment l’idée de changements profonds qui y sont opérés, et révèlent une instabilité historique (Durieux et Lecointre, 2012). Il existe un paradoxe de l’institution qui se réforme par consubstantialité et qui résiste au changement par antinomie. En effet, la consubstantialité s’explique par la nécessaire ouverture des armées à une triple mutation : celle des guerres, et notamment les défaites (Boniface, 2012), des sociétés et des décisions politiques. Le caractère antinomique de l’institution militaire à la réforme provient d’éléments intangibles et permanents de la guerre dans lequel s’inscrit un continuum de réflexions convergentes depuis l’Antiquité Chino ise de Sun Tzu aux champs de bataille afghans du début du XXIe siècle (Durieux et Lecointre, 2012). Pour reprendre l’angle temporel, il s’agit de la superposition de temps courts, la triple mutation évoquée, à des temps longs, la double permanence de la guerre et de la patrie, qui offre un éclairage complémentaire à la double nature changeante/stable de l’institution. Il s’agit d’un type d’organisation plus enclin à se réformer du fait de facteurs davantage exogènes qu’endogènes [48] (Durieux et Lecointre, 2012).

4.3 – L’idiosyncrasie de l’institution militaire : sémantique et définition

46La distinction commandement/leadership est confirmée par l’état de l’art militaire (Maurice, 2014). Ce distinguo fait écho à la formation initiale des chefs militaires qui se fonde d’abord sur l’enseignement du commandement dans la perspective du combat (Mercier, 2014). La finalité du combat différencie une grande école militaire d’une grande école civile. Ici le leadership ne représente qu’un des aspects de l’instruction mais non sa finalité.

47L’état de l’art anglo-saxon confirme que la place du commandement dans l’AF ne tient pas à un problème de traduction du terme leadership. En effet, les ouvrages récents de recherche historique militaire privilégient cette notion dans l’institution militaire en général et ce, quelle que soit la période (Van Creveld, 1985 [49] ; Roberts, 2010 [50]). Le commandement consiste en une « combinaison de processus » « complexes » (Van Creveld, 1985), réunissant un ensemble de leaders et de followers, regroupés sous forme d’unités (section, bataillon, régiments, armées, etc.), dans un contexte de guerre porteur de deux objectifs majeurs : « arranger et coordonner tout ce dont l’armée a besoin pour exister » et lui permettre « d’infliger le maximum de morts et de destruction à son ennemi dans le moins de temps possible et avec le minimum de pertes ».

48Il convient de s’interroger sur les mécanismes et les sources de l’exercice du commandement du chef militaire : « qu’est-ce qui fait que des hommes acceptent de risquer leur vie pour aller au combat ? » Le concept de Weber (1922) relatif aux trois types de sources d’autorité légitime [51], peut contribuer à éclairer ce phénomène. La tradition peut ici être assimilée à celle de l’institution militaire, elle se fonde sur le respect du chef. La raison et la loi reviennent à assoir une autre forme d’autorité, celle bâtie sur une fonction, un savoir, une compétence. Ici, il s’agit du savoir-faire de l’officier, de ses compétences professionnelles (ex : il est atomicien dans un sous-marin). Enfin, le charisme évoque la personne elle-même, un charme qui le rend irrésistible (Boudon-Bourricaud, 2000) et qui lui vient de source divine (Weber, 1922). Ainsi, un officier qui ne fait reposer sa source d’autorité que sur la tradit ion, et le crédit octroyé au début par sa fonction, peut vite se trouver limité dans son commandement vis-à-vis de ses hommes à cause d’un manque de charisme.

49Le commandement du chef militaire s’effectue dans les deux sens, vis -à-vis de ses subordonnés, commandement donné (se faire obéir), mais aussi de ses supérieurs, commandement reçu (obéir). Ainsi, le leader chef militaire ne doit jamais perdre de vue qu’il doit aussi se révéler bon follower (Avolio, 2007), vis-à-vis de ses chefs et plus largement du commandement décisionnel incarné par l’état-major. C’est, aussi, pour cette raison que la figure du « chef de bande » est rejetée par l’institution militaire. Celui-ci incarne un mauvais follower[52], néfaste à la bonne marche de commandement global de l’institution.

50L’analyse de la définition du chef militaire permet d’approfondir plusieurs points. Premier point, la multiplicité et la diversité des compétences requises pour un chef militaire, qui ont été mises en exergue par les théoriciens militaires classiques (Sun Tzu, 2005 ; Clausewitz, 1984 [53]). L’intelligence professionnelle vise autant la capacité opérationnelle de mener le combat que de le concevoir, aujourd’hui et demain. Il s’agit de l’un des marqueurs fondamentaux de ce qui différencie le leader du manager pour les théories classiques en sciences de gestion, à savoir la vision et la créativité dans l’invention du changement et de l’avenir (Zaleznik, 1977 ; Kotter, 1990). L’intelligence contextuelle évoque l’une des composantes clefs du leadership, qui ressort des travaux plus récents dans la discipline, à savoir la conscience sociale (Day, 2000 ; Goleman, 2000). L’intelligence contextuelle du chef militaire, du fait de sa spécificité et de ses enjeux cruciaux, nécessite d’être complétée par la littérature militaire (Sun Tzu, 2005) et philosophique (Aristote [54], 1990). Enfin, à propos de l’intelligence humaine de l’officier, l’analyse peut formuler deux axes de réflexion : le développement de soi et celui des autres. Cette segmentation permet de s’appuyer sur la distinction effectuée par Day (2000) entre capital humain et capital social. En effet, le développement de soi, ou « sens de soi » évoqué par les répondants, fait écho à la fabrication du leader fondé sur la conscience de soi, la maîtrise de soi, la connaissance de soi tournée vers le sens de soi, la construction de soi et la motivation personnelle (Day, 2000 ; Goleman, 2000). Le deuxième axe tient au capital social regroupant conscience sociale et compétences sociales (Day, 2000 ; Goleman, 2000).

4.4 – L’idiosyncrasie militaire : la fabrique du leader et du leadership

51Le protocole qui permet de construire un chef militaire à partir d’un « gamin » [55] recruté en école d’officier peut s’éclairer de la grille théorique de Hughes qui décrit quatre principales étapes de transformation : séparation avec le monde profane, passage à travers le miroir, dédoublement de soi et conversion d’une identité profane en une identité sacrée) (Dubar et al., 2011). En premier lieu, il s’agit bien pour la recrue acceptée par la grande école militaire de passer du monde profane civil à celui sacré militaire. Ce nouveau monde militaire constitue un monde social en soi (Strauss, 1978) distinct du civil comme l’illustre la sémantique souvent usitée dans l’institution militaire, qui parle pour mieux s’en démarquer du « monde civil ».

52Un « passage à travers le miroir » (2e étape) nécessite du temps pour le chef militaire. Cette étape peut générer aliénation de soi (Davis, 1968) quand elle donne lieu à « la simulation du rôle » et à « l’installation dans l’inauthentique » (Dubar, 2010). Ce moment arrive lorsque le jeune officier prend conscience du décalage entre ce que Hughes (1955) appelle les « modèles professionnels sacrés » [56] et les « sales boulots » [57]. Le lieutenant ardent se rêvait comme de Gaulle et s’aperçoit que tout le monde ne le suit pas à la moindre injonction et qu’en plus certaines tâches se révèlent obscures et non héroïques. Malgré cet écart, l’intégration de l’école militaire d’officier initiale (étape 1 du parcours) au reste du parcours (étapes 2 à 6) paraît contribuer à diminuer ce risque. Cette incorporation s’appuie sur l’équilibre entre théorie et pratique, qui relie la représentation du métier d’officier à sa réalité. L’année d’application (Saint-Cyr) ou le stage d’orientation (Navale) placés entre la fin du cursus académique et le début de la première prise de commandement opérationnelle, renforce cette continuité. En fait, l’école initiale d’officier forme un tout indissociable avec le reste du parcours. Un autre élément facilite ce passage à travers le miroir, c’est le rôle joué par le « groupe de référence ». En effet, la présence permanente d’officiers qui « mentorent » ceux moins gradés au quotidien, des salles de classe de l’école militaire au camp d’entrainement jusqu’au champ de bataille, du matin au soir, qui plus est sur des périodes longues, accélère une identification anticipée des jeunes chefs militaires. Ces derniers acquièrent par cette promiscuité socialisatrice intense, normes, valeurs et modèles de comportement (Dubar, 2010), c’est-à-dire la vision du monde des aînés chefs militaires.

53Le dédoublement de soi (3e étape) traduit une période d’ « entre-deux » où coexistent les deux cultures profanes et sacrées. Cette étape peut rencontrer des pics d’intensité au début du parcours professionnel d’officier après de longues périodes d’engagement sur les champs de bataille de conflit armé ou les longues missions en mer par exemple [58][59].

54Enfin, la 4e et dernière étape du processus de transformation dite de conversion correspond à la réalisation de la mue identitaire : le rôle professionnel est incorporé à la personne elle-même, qui ne fait plus qu’un avec le monde sacré. L’individu ne ressent plus de dédoublement de soi, son identité réconcilie profane (monde civil) et sacré (monde militaire). Pour l’un des répondants, le charisme d’un officier résulte d’une « conversion ». Cette idée fait écho avec le concept de conversion identitaire de Hughes (1955). Ces quatre étapes de transformation identitaire peuvent se résumer ainsi :

Figure 4

Processus transformation identitaire de Hughes appliqué à l’AF

Figure 4

Processus transformation identitaire de Hughes appliqué à l’AF

Source : Auteur.

55C’est sur son identité que le leader s’appuie pour éclairer ses actions de sens (Podolny, 2011). Or, le « sens de soi » du leader est considéré comme une pièce clé dans la fabrication du chef militaire. D’autres travaux confirment l’importance du rôle confié par l’organisation à un individu dans la fabrication de ses compétences de leadership (Siewiorek et al., 2012). Ce point rejoint le concept de conversion identitaire de Hughes (1955). Il ne suffit pas de réussir le concours d’entrée à l’école militaire d’officier, ni d’acquérir les connaissances relatives à l’instruction militaire, il faut bien plus. Le jeune officier ne « tiendra le coup » que s’il arrive tout au long de son parcours professionnel de 6 étapes à « se changer lui-même » (Dubar et al., 2011). Cette transformation individuelle passe par une incorporation du « rôle » qui paraît déterminante dans l’institution militaire. La symbolique des grades et la cadence de leurs changements placent le rôle du chef militaire, et le développement du leadership qui y est attaché, au cœur du fonctionnement des forces armées.

56Enfin, l’analyse des résultats de la recherche montre l’existence d’un cercle vertueux entre fabrication du leader et fabrication du leadership. Ce point est, en effet, souligné de manière singulière par un répondant de l’échantillon qui analyse le charisme non comme de l’inné, mais comme un élément acquis au terme d’un travail d’introspection qualifié de conversion. Traduit dans les travaux de Day (2000), cela revient à dire que la fabrication du leader, le capital humain, peut contribuer à l’éclosion du leadership, ici le charisme, qui fait partie du capital social. La possibilité d’enseigner le charisme à des jeunes leaders a été testée avec des résultats probants (Antonakis et al., 2011). L’existence d’un cercle vertueux, entre développement du leader et développement du leadership, est aussi mise en évidence dans le lien établi entre confiance en soi, capital humain, et développement du leadership, capital social (Day, 2000 ; Lord et Hall, 2005). Enfin, cette dynamique de fabrication est soulignée par des travaux de recherche menés en 2011. En effet, combiner le processus de fabrication du leader et celui du leadership en travaillant respectivement sur deux compétences qui leur sont rattachées, à savoir la conscience de soi et la conscience sociale, peut contribuer à faciliter simultanément le développement des identités de leader et le processus de négociation du leadership de manière plus constructive et efficace (Schyns et al., 2011).

Conclusion

57En dépit d’un système « bien bâti » [60] et fiable, comme le démontre le bon comportement de ses officiers à l’épreuve du feu au Mali, Afghanistan ou Centrafrique, l’école française d’apprentissage du chef militaire pourrait bénéficier de l’amélioration de quatre techniques utilisées dans la fab rication du leader et du leadership : mentorat, gestion des zones d’inconfort, ouverture de l’enseignement théorique et développement du capital humain.

58Le mentorat continu dont profite l’officier français de manière efficace dans son développement peut, néanmoins, gagner en structuration. En effet, jusqu’à l’école de Guerre (étapes 1 et 2 du parcours), ce mentoring s’effectue de manière aléatoire. Or, l’une des limites de cette technique tient au fait que la présence d’un mentor ne présage pas d’une relation efficace et ouverte avec le mentoré (Solansky, 2010). L’étude empirique menée par Solansky aboutit à plusieurs recommandations en la matière qui pourraient profiter à l’institution militaire française (2010). Ces recommandations visent des aspects qualitatifs (franchise du mentoré, engagement relationnel, compétences de communicant et de coach du mentor) et quantitatifs (suivi et gestion de la fréquence des entretiens). En réalité, cela consiste à officialiser et à professionnaliser davantage une pratique aujourd’hui implicite et aléatoire. L’autre axe d’amélioration tient à la durée du mentorat qui paraît trop concentré sur les quinze premières années du parcours de l’officier (g rade de commandant). Ce dispositif peut gagner à être étendu, avec la mise en place d’un suivi personnalisé de type sponsoring ou parrainage inscrit dans la durée. Ce suivi pourra suivre le chef militaire dans les étapes ultérieures du parcours (étapes 3 à 6). Ces changements dans le mentoring peuvent contribuer à renforcer les liens transgénérationnels au sein de l’AF.

59Le deuxième grand axe d’amélioration tient à la gestion, par l’institution, des zones d’inconfort de l’officier. La gestion des carrières des officiers considérés comme hauts potentiels paraît ne pas inciter à des prises de risques suffisantes. Certains officiers rentrent ainsi au CHEM (étape 5 du parcours) sans n’être jamais sortis de leur armée or des études empiriques démontrent que, parmi une population de hauts potentiels (possédant déjà des fondations et ayant expérimenté plusieurs postes), ceux qui atteignent le niveau le plus haut de l’organisation ont été confrontés à de nouveaux environnements et mis en danger (Bray et al., 1974). Il s’agit, ici, d’exprimer davantage les potentialités des officiers. Une expérience à l’international peut, par exemple, représenter cette zone d’inconfort. Cette exigence d’international peut apparaître cohérente avec le contexte actuel de globalisation des armées. Ce passage, qui est obligatoire au sein de certaines armées alliées pour atteindre le grade de colonel, a souvent représenté pour certains répondants de l’échantillon, l’ayant vécu, un « déclic » dans la construction de leur leadership et de leur personne en tant que leader.

60Le troisième point clé perfectible dans le dispositif de fabrication du chef militaire français, tient à la place réservée à l’enseignement théorique non militaire. Plusieurs répondants ayant suivi une partie de leur formation d’officier à l’étranger soulignent l’importance de la conceptualisation théorique portant sur l’humain (leadership et leader). Ces enseignements, qui relèvent des sciences de gestion ou des sciences cognitives, contribueraient à fournir un éclairage théorique souvent décisif dans l’appropriation d’un apprentissage (leadership) ou d’une connaissance (soi/leader, les autres/leadership). L’apprentissage très empirique du chef militaire français peut s’enrichir par cet effort de déconstruction des différents défis humains à relever. Ceci donnerait lieu à un enseignement théorique complémentaire issu de disciplines qui paraissent encore tenues à distance.

61Le dernier axe d’amélioration tient au développement du leader, capital humain (Day, 2000). L’AF, compte tenu de son idiosyncrasie, place le sens du commandement, qui englobe le leadership, au-dessus de la fabrication du leader. Cette prérogative peut provoquer le rejet de certains hauts potentiels, individuellement très prometteurs mais du point de vue de l’organisation trop risqués. Ce point augure d’une stratégie défensive et fait écho à un raisonnement plus philosophique sur l’obéissance et la réflexion. Le principe du « réfléchir c’est désobéir » (La Boétie, 1574) peut suggérer l’existence d’une aporie, entre développement individuel, questionnement sur soi, et sens du commandement et de l’obéissance. Ce changement apparent de paradigme, du collectif à l’individuel, explique sans doute pourquoi l’institution militaire accorde une importance tardive et restreinte à l’axe individuel du leader au capital humain (étape 5 du CHEM). Cette dichotomie entretenue par l’AF peut apparaître contreproductive en ne tenant pas compte des apports de différentes disciplines, sciences de gestion et psychologie entre autres. Ces disciplines montrent l’existence d’un cercle vertueux entre développement du leader, du capital humain, du moi, et celui du leadership, le capital social et le soi. Les mutations qui affectent aujourd’hui l’AF renforcent la nécessite de lier fabrication du leadership et celle du leader de manière plus précoce, dès le début de la formation initiale du chef militaire français (étape 1). Les différents axes d’amélioration suggérés (structuration du mentoring, généralisation et gestion des zones d’inconfort dans la carrière des officiers, ouverture de l’enseignement théorique à de nouveaux champs disciplinaires) peuvent contribuer à atteindre cet objectif.

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Mots-clés éditeurs : institution militaire, leadership development, leader development, capital social, officier, capital humain

Date de mise en ligne : 28/06/2019

https://doi.org/10.3917/vse.206.0049

Notes

  • [1]
    Les chiffres clés de la Défense, édition 2013, ministère de la Défense.
  • [2]
    3/4 des effectifs soit 220 000 personnes (source : idem note précédente).
  • [3]
    Idem note 1.
  • [4]
    Le budget de la défense représentait 5,44 % du PIB en 1961 et atteint 1,50 % en 2014 (source : ministère de la Défense 2014).
  • [5]
    Site du Ministère de la Défense (mise à jour du 2/10/14).
  • [6]
    De quatre jours (écoles militaires de Saint-Cyr-Coëtquidan et fort de Penthièvre), en mars 2015.
  • [7]
    L’échantillon se compose de douze répondants officiers (ou ancien officier pour l’un d’entre eux), d’un âge moyen de 45 ans (ce qui correspond au grade de colonel), évoluant initialement dans trois des quatre forces de l’armée française : Air, Mer et Terre. Ces officiers occupent aujourd’hui des fonctions situées dans des environnements distincts (interarmées, armée de terre, cabinet ministériel, OTAN et monde civil). Leur grade actuel varie de commandant à colonel, général de brigade et amiral quatre étoiles, en passant par ex-capitaine. Les formations sont également diverses : Saint-Cyr, Ecole de Guerre, Navale, MBA, Supélec, ESSEC, CHEM, Sciences-Po, Doctorat, statisticien, autodidacte… Les expériences sont toutes aussi diverses : parachutiste, génie, forces spéciales, enseignant, commandement sur des terrains de guerre (Djibouti, Kosovo, Bosnie, Afghanistan, Centre-Afrique…), membre de cabinet ministériel et/ou présidentiel, représentant dans des institutions à l’étranger (OTAN, ambassades…), DRH des armées, instructeurs, directeurs d’écoles militaires…
  • [8]
    En termes de statistiques, ces entretiens ont pris 12 heures pour les mener. Cette retranscription, incontournable dans le cadre de la méthode ancrée (Glaser et Strauss, 1967) a généré une centaine de pages.
  • [9]
    Il existe 5 catégories clés de grades au sein de l’Armée française qui sont par ordre hiérarchique croissant : les militaires de rang, les sous-officiers, les officiers subalternes, les officiers supérieurs et les officiers généraux. Les militaires de rang regroupent les grades de soldat et caporal-chef, les sous-officiers incluent les grades de sergent, sergent-chef, adjudant, adjudant-chef et major. La catégorie des officiers subalternes comprend les grades d’aspirant, sous-lieutenant, lieutenant et capitaine. Celle des officiers supérieurs regroupent les grades de commandant, lieutenant-colonel et colonel. Enfin les officiers généraux se composent de 4 grades de général distincts : général de brigade, de division, de corps d’armée et d’armée.
  • [10]
    Les 3 écoles militaires qui façonnent le parcours évoqué se révèlent ancrées dans un temps ancien comme l’illustrent leurs dates de création respective : école spéciale militaire de Saint-Cyr, 1802 (ordre de Napoléon), Ecole de guerre, 1873 et CHEM, 1911.
  • [11]
    Les acteurs rencontrés utilisent une sémantique qui évoque l’idée d’une construction du leader et du leadership s’inscrivant sur un temps long : « maison du leader », « constitution de la maison », « bâtir la maison », « construction du leader, (…) du chef, (…) de l’officier, (…) de l’individu dans la durée, (…) personnelle », « processus de construction », « piliers », « mettre les fondations », « construire ces fondations », « renforcer l’édifice », « pierre », « brique supplémentaire », etc.
  • [12]
    Dans le cas de l’armée de terre, on estime que seuls les saint-cyriens peuvent aspirer au grade le plus haut de général, avec parmi eux environ une chance sur quatre d’y arriver (Cailleteau et Bonnardot, 1995).
  • [13]
    La promotion 2014/2015 du CHEM comprenait 26 officiers français issus de toutes les armées, les directions et les services (9 terriens, 5 aviateurs, 5 marins, 2 commissaires, 1 ingénieur de l’infrastructure, 1 ingénieur de l’armement et 2 gendarmes) ainsi que de 5/6 officiers étrangers (source : CHEM 2014).
  • [14]
    « Ce n’est pas facile pour un saint-cyrien qui sort d’école d’être crédible vis-à-vis d’hommes qu’il retrouve en régiment et qui ont déjà 6, 7 voire 8 opérations extérieures derrière eux alors que lui était encore tout blanc. Ils ont des savoir-faire, ils ont l’épreuve du feu (…). ».
    (Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7)
  • [15]
    « À la différence de ce qui peut être observé dans la fonction publique civile, les élites militaires n’ont pas d’existence juridique spécifique et n’héritent pas, de droit, des postes dirigeants à la sortie de l’école, comme cela peut être le cas pour les Polytechniciens ou les Enarques. »
    (Coton, 2008, p.21)
  • [16]
    Ce point est à nuancer du fait de la grande diversité des carrières menées après l’ENA (cf. les travaux d’Eymeri (2001).
  • [17]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [18]
    La brièveté du poste opérationnel s’explique en partie par la pyramide des âges : « Si on veut que beaucoup de personnes passent par ces postes-là « (…) comme il y a de moins en moins de temps de commandement, (…) il n’y a déjà plus assez de régiment pour que tous les gens qui ont l’école de Guerre commandent, si en plus les gens passent 3 ans. » (Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7).
  • [19]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [20]
    Idem.
  • [21]
    Idem.
  • [22]
    Idem.
  • [23]
    Source : requête NVivo réalisée pour la recherche.
  • [24]
    La professionnalisation des armées a été promulguée par la loi du 28 octobre 1997. Les derniers appelés quittent les casernes le 30 novembre 2001. La conscription avait été mise en place en 1798 par la loi Jourdan-Delbel.
  • [25]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [26]
    Créé en 1991, le CFMD vise à « développer les pratiques managériales des cadres supérieurs militaires et civils ». Il « accompagne près de 1 500 auditeurs par an » (source : site du ministère de la Défense, mars 2015).
  • [27]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [28]
    Idem.
  • [29]
    Idem.
  • [30]
    Ce dernier est un chef militaire capable d’entraîner ses hommes très loin en actionnant l’effet de levier d’un charisme, hors norme, qui entretient un rapport de dépendance à son égard. La dynamique entretenue avec son groupe ne correspond pas à celle de la confiance mais plutôt celle de la défiance. En réalité, le chef de bande se met en avant en utilisant ses subordonnés, à leur insu, et en les écrasant. Le rapport au temps privilégié ici est le court terme, la période de commandement du chef en question. Ce qui crée un dysfonctionnement, dû à la trop grande dépendance de ses hommes vis-à-vis de leur chef, lors de son départ inscrit dans un temps court du fait de la brièveté des temps de commandement (cf. supra). De même, le « chef de bande » en charge d’une section peut entretenir un rapport malsain de concurrence entre différentes sections issues d’une même compagnie et, ainsi, nuire à la cohérence d’ensemble du commandement d’une armée.
  • [31]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [32]
    Idem.
  • [33]
    Le constat sémantique confirme cet effet de construction.
  • [34]
    « Vous arrivez à Saint-Cyr à 20 ans, vous êtes un gamin en fait, donc tout est à construire. ».
    (Source : répondant de l’échantillon)
  • [35]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [36]
    Idem.
  • [37]
    Idem : « Le coaching est consubstantiel à notre organisation, c’est une forme de compagnonnage (…) »
  • [38]
    RETEX ou retour d’expérience consiste en un débriefing formel et consigné par écrit d’analyse après action.
  • [39]
    « Vous n’êtes jamais seul (…) jusqu’à l’école de Guerre, au cours des 12/15 première années du parcours en unité opérationnelle nous sommes en permanence mentorés par les anciens, par son chef direct qui a toujours ce souci-là, nous sommes bien conscients que le capitaine forme ses lieutenants que le colonel forme ses capitaines. ».
    (Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7)
  • [40]
    « Sous-officier » revient à 40 reprises (98e mot le plus fréquent) (source : requête NVivo réalisée pour la recherche).
  • [41]
    « Dans les armées américaines et britanniques comme dans beaucoup d’autres, on ne parle pas de sous-officier et de soldat mais de non-officiers. Sous-officiers et militaires de rang sont dans le même corps. » * Les non-officiers sont non-commisioned officer (NCO), désignation sans équivalent en français. Cette différence sémantique de l’AF est révélatrice de sens. Les sous-officiers constituent un corps intermédiaire entre militaire de rang et officier. « Le corps des sous-officiers constitue la colonne vertébrale de l’armée française du fait de leur permanence, leur rôle est essentiel. » * (*Source : répondant de l’échantillon, cf. note 7).
  • [42]
    L’importance de ce découpage est confirmée par l’analyse sémantique du discours des répondants de l’échantillon (cf. figure 2).
  • [43]
    Général Martin E. Dempsey « Chairman of the Joint Chiefs of Staff » pour les 4 corps de l’Armée des Etats-Unis (Army, Navy, Marines, Air Force), qui est devenu chef d’Etat-major des armées des Etats-Unis fin 2011.
  • [44]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [45]
    Un exemple illustre ce point, la Marine. « Les commandants de frégate on a fixé leur âge maximum à 42 ans parce qu’on s’est rendu compte que, passer cet âge-là, la charge physiologique, psychologique et la fatigue étaient tels que l’individu sortait du domaine rationnel. » (Source : un répondant de l’échantillon, cf. note 7).
  • [46]
    Lieu d’une embuscade menée par des talibans qui a conduit à la mort de 10 soldats français le 18 août 2008.
  • [47]
    A l’exception du SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins) qui comprend trois ponts.
  • [48]
    L’enseignement dispensé aux officiers par le CHEM a été orienté récemment sur le « penser autrement » afin de tenter d’insuffler une créativité de l’intérieur et peut-être, ainsi, de faire évoluer l’institution de manière plus active que passive.
  • [49]
    Command in war (Van Creveld, 1985).
  • [50]
    Masters and commanders (Roberts, 2010).
  • [51]
    Traditionnel, rationnel-légal et charismatique (Weber, 1922).
  • [52]
    La figure du général Patton, héros de guerre américain de la seconde guerre mondiale permet d’illustrer ce point. Reconnu comme un remarquable stratège militaire, il fût un leader controversé et surtout un très mauvais follower. Ses dérapages vis-à-vis de l’état-major des armées alliées lui coutèrent son éviction temporelle puis définitive de l’institution militaire. Sa figure peut être assimilée à celle du « chef de bande ». Le général Bigeard peut en représenter une illustration française.
  • [53]
    Clausewitz consacre un chapitre entier, chapitre III, au génie de la guerre où sont passées en revue toutes les compétences du chef militaire : coup d’œil, courage, présence et forces d’esprit, énergie, fermeté, forces de caractère, loyauté, etc. (1984).
  • [54]
    Aristote développe le concept de kairos qui constitue une sorte de « savoir innover ». Cela repose sur un mélange d’expérience et d’intuition créative et permet, par exemple, au capitaine de parer à un imprévu (Aristote, 1990).
  • [55]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).
  • [56]
    Saintly models.
  • [57]
    Dirty works.
  • [58]
    Il s’agit de séjours de 6 mois sur des conflits armés de type Afghanistan voire d’un an pour des officiers de la Marine engagés sur des bâtiments de surface naviguant dans des zones lointaines ou encore de 70 jours sur des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) (source : un répondant de l’échantillon).
  • [59]
    D’où la mise en place en 2009 de « caisson de décompression » au sein de l’armée de terre pour les militaires rentrant d’un séjour de 6 mois de guerre en Afghanistan. Ce dispositif permet une réadaptation, durant 3 jours, à la vie civile ordinaire (monde profane) et une mise à distance des mécanismes d’adaptation au combat du conflit armé (monde sacré). Un autre sas, fonctionnant sur le même principe, est déployé depuis 2014 à Dakar au Sénégal, pour les militaires de Centrafrique (source : Site du Ministère de la Défense, mars 2015).
  • [60]
    Selon l’expression d’un répondant de l’échantillon (cf. note 7).

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