Notes
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[1]
Alors que dans les deux décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale dominaient les idées s’inspirant de Keynes, le philosophe et économiste Friedrich Von Hayek, réfugié d’abord à Londres puis à Chicago, développait un courant de pensée libérale auquel se rallia Milton Friedman qui, après des recherches sur les cycles économiques aux États-Unis, conclut au rôle décisif de la masse monétaire dont il fallait maîtriser la croissance.
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[2]
Les deux grandes figures de l’École des Choix publics, William Nordhaus et James Buchanan influencèrent l’opinion publique en faveur d’une diminution de l’interventionnisme. En 1985, Kenneth Rogoff suggéra de déléguer la direction de la politique monétaire à un banquier central prudent (conservative), plus hostile à l’inflation qu’un gouvernement. En revanche, Friedman fut l’un des principaux adversaires de l’indépendance des banques centrales. La politique monétaire devait être guidée selon lui par des règles claires, telles que les principes monétaristes qui fixaient un taux modéré de croissance à la masse monétaire.
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[3]
Les votes s’organisent selon la règle un pays, une voix quelle que soit l’importance relative des PIB de ces pays.
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[4]
En 2006, la croissance mondiale atteignait 5,5%, aux États-Unis elle était de 3% et de 2,7% en zone euro.
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[5]
En utilisant le modèle de Solow qui organise les différents facteurs de croissance dans la fonction de production.
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[6]
Sauf à recourir au soutien direct à la consommation des ménages (monnaie-hélicoptère)
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[7]
Cf. J. de Larosière, Cinquante ans de crises financières ; Odile Jacob page 222
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[8]
Avant 1999 et la mise en œuvre de l’euro, la politique des taux directeurs en France était conditionnée par la position du franc vis-à-vis du DM, une baisse du taux directeur souhaitable pour entrainer une baisse des taux d’intérêt favorable à la croissance pouvait être sanctionnée par une attaque contre le franc. Aujourd’hui, c’est directement le marché des taux qui, risquant de réagir par une hausse des taux défavorable à la reprise économique, peut retarder voire empêcher des décisions des banques centrales (voir les lenteurs à la sortie du troisième quantitative easing).
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[9]
Y compris maintenant le yuan et ultérieurement le rouble, la roupie indienne…
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[10]
Cf. Michel Camdessus : D’hier à demain. Vers un nouvel ordre international. Année financière 2016. Centre des professions financières.
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[11]
À l’initiative de Tommaso Padoa-Schioppa, d’Alexandre Lamfalussy et de Michel Camdessus, un groupe d’experts s’est réuni à Paris fin 2010 (Initiative du Palais royal) pour présenter une « approche coopérative » de la réforme du système monétaire international.
Introduction
1Janet Yellen, Mario Draghi, inconnus hier, aujourd’hui tous puissants en raison de leurs postes de présidents de banques centrales. Quelle est l’origine de ces institutions ? Comment ont-elles acquis cette puissance qui atteint son apogée, suscitant, semble-t-il le besoin de redéfinir leurs objectifs ainsi que leurs moyens ?
2À l’origine, ce furent des banques nationales. Parmi les plus anciennes, on peut citer la Banque d’Angleterre. Elle fut créée en 1694 par quelques marchands anglais qui prêtèrent 1 200 000 livres au roi Guillaume III dont l’accès au trône était récent. En échange, ils obtinrent le droit d’émettre des billets de banque. Une centaine d’années plus tard, Bonaparte trois mois après s’être assuré le pouvoir, fondait la Banque de France le 1er janvier 1800. Les espèces sous forme métallique lui semblaient insuffisantes pour assurer le développement de son pouvoir et l’essor de l’économie. Le recours aux billets de banque s’imposait malgré deux expériences précédentes qui tournèrent au désastre. Sous la Régence, John Law avait émis des billets garantis par une compagnie privée, la compagnie des Indes orientales. Cette compagnie fit faillite. Sous la Révolution, il fut émis des billets, les assignats, garantis par la valeur des biens nationaux confisqués à l’Église ainsi qu’aux aristocrates émigrés. Mais la valeur de ces assignats émis en quantité devint très supérieure à celle des gages, d’où une « banqueroute des deux tiers » et la destruction solennelle de la machine à imprimer. En revanche, garantis par un poids d’or et d’argent, les billets émis par la Banque de France à partir de mars 1800 gardèrent une valeur stable jusqu’en 1914. Dans le cadre de sa modernisation à l’ère Meiji, le Japon a fondé en 1882 à l’imitation des banques occidentales, une banque nationale. Aux États-Unis a été créée, en 1913, une banque fédérale, le Federal Reserve System (Fed) après une expérience de « Free banking » marquée par des crises. Aujourd’hui, le système bancaire s’organise à partir de banques (commerciales) qui ont un pouvoir de création monétaire. Ce pouvoir est limité par l’existence de banques nationales ou fédérales devenues banques centrales qui sont détentrices de la base monétaire constituée des billets qu’elles sont seules à émettre et des dépôts des banques auprès d’elles. Les banques se servent de ces dépôts – leurs réserves – pour régler les transactions effectuées entre elles ou avec la banque centrale. Celle-ci « tient leurs comptes », centralisant le système des paiements et en assurant sa sécurité.
1 – Le modèle contemporain des banques centrales : statut d’indépendance et objectif de stabilité monétaire
3Les années 80 virent un grand changement dans la vision macroéconomique des responsables politiques occidentaux. Après la seconde guerre mondiale, l’emprise du keynésianisme sous les gouvernements successifs républicains ou démocrates aux États-Unis, conservateurs ou travaillistes en Angleterre, avait mis en retrait toute pensée libérale. Mais le libéralisme se ranima au fur et à mesure des difficultés financières rencontrées par les États-Unis conduisant à la suspension de la convertibilité du dollar en or, en 1971, et à la fin des accords de Bretton-Woods en 1973. Des recherches dans les universités américaines, notamment à Chicago où s’était réfugiée une partie de l’École libérale autrichienne fuyant le nazisme (Mises, Hayek) [1] furent stimulées par l’échec du keynésianisme face aux crises provoquées par les hausses du prix du pétrole au cours de la décennie 1970-1980. Les remèdes keynésiens (la politique de relance), conduisirent à une stagflation. Le taux d’inflation moyen dans les pays de l’OCDE s’élevait à 4 % au début des années 1970 pour atteindre 13 % au début des années 1980. En Angleterre, le taux d’inflation atteignît même 26 % en 1976. La courbe de Phillips reliant de manière empirique les variations des salaires à celles du chômage subit un discrédit. Théorisée par Richard Lipsey, elle montrait une relation inverse entre inflation et chômage : plus l’inflation augmentait, plus le chômage diminuait et inversement. De leur côté, Paul Samuelson et Robert Solow interprétaient une courbe de Phillips pour l’économie américaine, émettant la possibilité pour les gouvernements d’arbitrer entre moins de chômage mais plus d’inflation ou moins d’inflation mais plus de chômage.
4L’échec de l’administration Carter à juguler l’inflation, s’ajoutant aux tensions politiques en Iran et à l’augmentation du prix du pétrole, mena à sa défaite lors de l’élection de 1980. Le temps était venu pour une contre-révolution libérale qui ne put que s’affirmer avec les nouvelles technologies permettant une circulation très rapide des informations ainsi qu’avec l’effondrement des communismes. L’univers s’ouvrait, conduisant à la mondialisation d’où émergeaient de nouveaux grands pays. Lors de cette période décisive pour le développement économique, la France s’isolait au début des années 80 par une politique de relance de la demande alors que tous les pays avancés luttaient contre l’inflation ainsi que par une politique de nationalisation des banques et de grands groupes industriels. Ces politiques furent d’ailleurs rapidement abandonnées.
5C’est dans cet environnement nouveau que se développèrent les travaux académiques recommandant l’indépendance des banques centrales. Ce renouveau de la pensée libérale s’accompagnait d’un objectif prioritaire concret, la maîtrise de l’inflation. L’École des Choix publics [2] mit en lumière et modélisa le « biais inflationniste » des dirigeants politiques dans leur désir de connaitre une réélection. D’où naquit le souhait de transférer le pouvoir du gouvernement vers une banque centrale indépendante des pouvoirs publics. De leur côté, les responsables politiques envisageaient de créer les conditions institutionnelles permettant le retour de la confiance, s’imposant à eux-mêmes une ligne de conduite à long terme, fixée démocratiquement, mesurable par tous, et autorisant des décisions difficiles : « une bonne banque centrale est celle qui peut dire non aux hommes politiques » écrivait The Economiste en 1990.
6Si les pays avancés ont adopté ce statut d’indépendance pour leur banque centrale, cette indépendance n’a jamais été absolue, elle s’est toujours située dans le cadre d’une loi ou d’un traité (zone euro) précisant leurs objectifs. Priorité a été donnée à l’objectif de stabilité monétaire. Avant cet abandon par les gouvernements d’une part importante de la politique économique, de grandes banques centrales avaient déjà pris leur indépendance. Celle des États-Unis, le Federal Reserve System (Fed) créée en 1913, fut confirmée à la suite du conflit qui s’établit entre le président Truman et la Fed en 1951. Le Congrès donna raison à cette dernière qui refusait d’acheter des bons du Trésor américain de façon à en soutenir le prix et afin que les taux d’intérêt payés par le gouvernement restent faibles (le taux d’une obligation évoluant en fonction inverse de son prix). Le contexte du conflit était celui de la guerre de Corée entraînant une accélération de l’inflation. Face à celle-ci, la Fed souhaitait mener une politique monétaire restrictive. Au début des années 80, l’indépendance de la Fed s’est trouvée renforcée par la vigueur avec laquelle son président, Paul Volcker, combattit l’inflation par une politique déflationniste qui eut des conséquences mondiales. Paul Volcker avait été désigné à la tête de la Fed par le président Carter. Démocrate, acquis aux idées libérales. Il affirma pratiquer une politique conforme au récent Humphrey-Hawkins Act (1977) qui donnait deux objectifs principaux à la Fed : la stabilité monétaire et le maximum d’emplois.
7Un autre pays, l’Allemagne, avait une banque centrale indépendante dont l’histoire témoigne de l’évolution du degré d’indépendance en fonction des circonstances politiques. En 1957, les autorités d’occupation américaines ont créé la Bundesbank, banque centrale indépendante des pouvoirs publics allemands qui bénéficia rapidement d’un extraordinaire succès populaire. Devenue pour les Allemands une sorte de substitut au drapeau, au champ national : elle assurait la stabilité du deutsche mark alors qu’ils avaient perdu leur monnaie par deux fois en 1923 et en 1945. Cette situation dura jusqu’à ce que les projets européens entament cette puissance. C’est même en dehors de son avis que le chancelier Köhl décida l’extension du mark à l’Allemagne de l’Est, ce qui entraîna, en 1992, une inflation considérée par la Bundesbank comme excessive (5,2%).
8À la lumière des nouvelles théories sur le retrait de l’État dans le domaine de la politique monétaire, la Nouvelle-Zélande fut le premier pays à refondre les statuts de sa banque centrale. Confrontée au début des années 80 à une situation économique très difficile (inflation élevée, déficit de la balance des paiements et du budget), elle inaugura le ciblage direct de l’inflation. Cette stratégie de politique monétaire d’un nouveau type se caractérise par une cible d’inflation annoncée publiquement et par le rôle important donné à la transparence et à la responsabilité de la banque centrale. La réforme fut menée par un gouvernement travailliste, déterminé à ce qu’un nouveau cadre institutionnel exclut le retour des excès dirigistes et inflationnistes. Ce cadre de politique monétaire original a été adopté par de nombreux pays (plus d’une vingtaine). L’expérience néo-zélandaise joua un grand rôle dans l’adoption, en 1992, d’un régime de ciblage de l’inflation par l’Angleterre puis dans l’accession de la Banque d’Angleterre à l’indépendance en 1997 menée par un gouvernement travailliste. Cette accession avait été précédée par l’adoption en France de l’indépendance de la Banque de France en 1993. Mais celle-ci utilisa, dans la lutte contre l’inflation, une méthode d’action différente : elle adopta celle de la Bundesbank c’est-à-dire le réglage de la masse monétaire par un objectif intermédiaire de l’objectif fondamental unique, la stabilité des prix. Bundesbank et Banque de France perdirent leur indépendance lorsque, comme neuf autres banques centrales, elles adhérèrent à l’Eurosystème. Elles devinrent des exécutants de la Banque centrale européenne, elle-même indépendante tant des onze pouvoirs publics des pays qui constituaient initialement la zone euro que des autorités européennes. À son tour, la Banque du Japon devint indépendante en 1998, mais cette indépendance inscrite dans la loi était très relative dans les faits et disparut dans le cadre de la politique du Premier ministre depuis 2013 Shinzo Abe, appelée Abenomics.
9L’indépendance de la banque centrale s’incarne dans les décisions d’un Conseil de politique monétaire. Celui-ci est présidé par le président de la Banque centrale, assisté de membres de la Banque mais il comprend aussi des représentants de la société civile. La Banque centrale européenne présente un cas particulier, lié à son caractère fédéral : outre les six membres de son directoire, son Conseil est composé des gouverneurs/présidents des banques centrales de tous les pays adhérents. Ceux-ci ne représentent pas leurs pays mais doivent participer au bon fonctionnement de l’ensemble de l’Eurosystème [3].
10L’indépendance acquise, les décisions des Conseils de politique monétaire peuvent faire l’objet de contestations mettant parfois en cause l’indépendance même de la banque centrale. Alors qu’en France se sont élevées des critiques de décisions considérées, avant la crise de 2007, comme trop rigoureuses contre l’inflation, puis après la crise trop molle en faveur de la relance, de vives attaques ont été émises en Allemagne contre les décisions du Conseil des Gouverneurs de la BCE du 10 mars 2016. Ces dernières décisions ont accentué des baisses de taux d’intérêt allant jusqu’à des taux négatifs, ce qui affecte le secteur financier et les ménages allemands, très tournés vers l’épargne. Le président de la BCE, Mario Draghi a réagi en affirmant : « nous obéissons à la loi, pas aux politiques parce que nous sommes indépendants », cela après une réunion du Conseil des Gouverneurs durant laquelle a été défendu unanimement le principe de l’indépendance.
2 – Les politiques suivies par les banques centrales
2.1 – La grande modération
11Dans le cadre de l’indépendance et afin de maîtriser l’inflation, les banques centrales ont ramené progressivement le taux d’inflation, mesuré à partir de l’évolution de l’indice des prix à la consommation des biens et services, dans une bande de 2 à 3 %. La Banque centrale européenne se donnant alors pour objectif lors de sa création en 1999, un « taux inférieur à, mais proche de 2 % ».
12Pour régler la distribution de crédit et faire respecter la cible d’inflation décidée, la banque centrale peut agir sur la quantité de monnaie qu’elle émet (monnaie banque centrale) ou sur son prix. En 1980, pour réduire le taux d’inflation très élevé, le Président de la Fed, P. Volcker adopta une politique de contrôle de la base monétaire, provoquant une forte hausse des taux d’intérêt. La distribution de crédit a été freinée et avec elle l’activité. Après la crise de 2007, une politique inverse a été menée par les quatre plus grandes banques centrales (Fed, Banque d’Angleterre, Banque du Japon, la BCE ne s’y ralliant qu’en 2015), appelée quantitative easing, Qe ou Aq (assouplissement quantitatif), cela afin de susciter une inflation modérée et de ranimer l’activité.
13À la suite de la politique quantitative de P. Volcker qui avait entraîné une forte récession, les banques centrales ont opté pour une action sur le « prix » de leurs monnaies c’est-à-dire sur leurs taux directeurs. Ce fut la période considérée comme classique ou conventionnelle de leur action. Afin de maintenir les taux d’intérêt interbancaires (taux pour les opérations de crédit entre banques au jour le jour), proches de son taux directeur, l’autorité monétaire ajuste son offre de monnaie banque centrale. Elle peut utiliser à cette fin plusieurs instruments. L’instrument dont se sert la BCE est son taux de refinancement des banques commerciales (taux refi) lorsqu’elle leur prête sa monnaie contre des titres de créances de qualité qu’elle accepte en gage. Ce taux est considéré comme un taux directeur de l’ensemble des taux d’intérêt à court terme, ses variations étant suivies par les banques commerciales pour les taux qu’elles pratiquent à l’égard de leurs clients lorsqu’elles effectuent des prêts. Dès lors, les banques centrales élèvent leurs taux directeurs en période de surchauffe face au risque d’inflation, les abaissant devant son ralentissement. Cette politique fut ainsi à l’origine d’une période dite de « Grande modération » marquée par une faible inflation.
14De 2002 à 2007, la « Grande modération » s’accompagna d’une belle croissance [4]. Durant cette période, les banques centrales avaient assuré leur crédibilité dans l’action anti-inflationniste entamée par Paul Volcker qui avait cassé les anticipations d’inflation. Mais il est vrai qu’avait fortement contribué aussi à la chute de l’inflation, la mondialisation développée notamment à la suite de l’effondrement des communismes qui avait mis en concurrence entreprises et agents économiques du monde entier. Les transactions internationales s’accrurent, dégageant des excédents courants au profit des pays asiatiques et du Moyen Orient qui placèrent une large partie de leurs liquidités sur les marchés financiers occidentaux. L’effet de levier y fut utilisé sans retenue. Se développa une explosion de l’endettement qui ne finança que partiellement l’investissement productif, source de croissance future. Les liquidités se tournèrent largement vers les produits issus des innovations financières ou encore vers la spéculation sur l’immobilier ou les biens d’art… Devant cette frénésie collective méprisant tout risque financier à laquelle participèrent les institutions financières, les banques centrales ne réagirent pas : elles étaient persuadées que la stabilité monétaire sur laquelle elles veillaient jalousement, préserverait la stabilité financière. Les prix d’actifs ne pouvaient s’envoler si les prix des biens et services restaient sages ! La « Grande modération » déboucha finalement sur le « paradoxe de la tranquillité » défini par Hyman Minsky pour qui une croissance, nourrie à un surendettement, deviendrait insupportable à des débiteurs qui seraient piégés dans leur recherche de liquidités pour payer les intérêts de leurs dettes. Le phénomène s’est d’abord localisé aux États-Unis atteignant les acquéreurs d’immobilier, d’où la crise des subprimes, qui se généralisa.
2.2 – La rupture
15La situation apparemment favorable de croissance sans inflation a connu une rupture en 2007 avec la crise des nouveaux produits financiers devenus toxiques (dont les subprimes) ayant perdu largement de leur valeur. S’ensuivit d’abord une crise de liquidité bancaire avec le blocage du marché interbancaire, les banques soucieuses de garder leurs propres liquidités ayant cessé de se prêter les unes aux autres. Les banques centrales furent obligées d’opérer, elles-mêmes, un refinancement massif des banques commerciales. La crise de liquidité devint crise de solvabilité bancaire l’année suivante avec la faillite de Lehmann Brothers, le 15 septembre 2008. Compte tenu des interrelations entre les établissements financiers surgit même le risque systémique concernant le système financier mondial.
16Les grandes banques centrales réagirent en abaissant progressivement leurs taux directeurs. Avec la crise, la politique de baisse des taux directeurs en fonction de la conjoncture, politique devenue conventionnelle au cours des décennies précédentes et dite « classique », finit par buter sur une limite, sur un plancher : le « zero lower bound ». D’où la nécessité après la perte de cette politique de mettre en place de nouvelles politiques non-conventionnelles. Le problème se posa en termes différents dans les pays anglo-saxons, au Japon et en zone euro, en raison des différences dans les conditions de financement de ces économies. En zone euro, l’économie dépendait des banques pour 80 % du total de son financement et pour 20 % seulement des marchés. Dans les pays anglo-saxons, les pourcentages étaient inversés : 80 % du financement était assuré par les marchés, 20 % par les banques. Cette différence a conduit initialement à l’utilisation de moyens d’action des banques centrales eux-mêmes différents : dans les pays de type anglo-saxon dominait le recours à une action sur les marchés par le quantitative easing, tandis que, dans la zone euro, étaient principalement utilisés les prêts directs à long terme aux banques.
17C’est à la fin de l’année 2008 que la Fed abandonna la politique classique de maniement du taux directeur en l’abaissant à un niveau proche de zéro (dans une marge de 0 à 0,25 %) et lança une nouvelle politique déjà adoptée en 2000 au Japon, le quantitative easing ou Qe (assouplissement quantitatif). Cet instrument vise à éviter tout rationnement sur les marchés financiers qui conduirait à une hausse des taux d’intérêt à long terme. Le programme prévoyait que, pendant la période allant du 1e novembre 2008 à mars 2010, la Fed achèterait pour 350 milliards de dollars d’obligations hypothécaires, de titres de financement de prêts étudiants, de cartes de crédit etc. Elle achèterait aussi, pendant cette période, pour 300 milliards de titres de dette publique. Ces achats sont effectués auprès des banques, des compagnies d’assurance ou des fonds d’investissement. La banque centrale règle ses achats en créant de la monnaie et met ainsi à la disposition des vendeurs de titres des liquidités qui devraient être réinvesties dans l’économie sous forme de prêts pour les investissements ou pour la consommation. Les achats massifs d’obligations font monter leurs prix et, par conséquent, baisser leur rendement. L’ensemble des taux obligataires diminue selon l’objectif recherché, laissant espérer une relance de la demande de crédits. Les conséquences de ce quantitative easing en termes de relance de l’activité semblant insuffisantes, un deuxième fut organisé pour six mois de novembre 2010 à juin 2011, portant sur 600 milliards de titres, suivi d’un troisième Qe de septembre 2012 à septembre 2014, annoncé à 85 milliards par mois sans fixer de limite de durée.
18Cette distribution de liquidités ne pouvait se poursuivre alors que les États-Unis étaient sortis de la crise depuis 2010. Sans doute, leur croissance semblait moins forte qu’à l’accoutumée après une crise aussi violente que celle de 2008-2009. Mais des habitudes s’installaient dans les marchés. La seule annonce d’un futur arrêt du Qe suscita, au printemps 2013, une forte remontée des taux d’intérêt et une baisse de l’activité immobilière ainsi qu’un commencement de panique dans les pays émergents. La Fed dut patienter six mois pour préparer les marchés à la baisse progressive du montant des obligations achetées. À partir de 85 milliards d’achats mensuels (45 milliards d’obligations hypothécaires et 40 milliards d’obligations publiques), ces achats chutèrent de 10 milliards par mois pour cesser en septembre 2014. Compte tenu de toutes ces précautions, les marchés ne réagirent pas. Mais la Fed prit encore plus d’une année de réflexion pour sortir son taux directeur d’une définition proche de zéro. Le 15 décembre 2015, le Comité de politique monétaire le FOMC (Federal Open Market Committee) l’éleva d’un quart de point, le portant dans une fourchette de 0,25 à 0,50%.
19Parallèlement à l’action sur les marchés, une aide exceptionnelle a été accordée aux banques après que le gouvernement ait assuré leur sauvetage dans le cadre, en 2009, du programme TARP, Trouble Asset Relief Program d’un coût annoncé de 700 milliards de dollars, ramené à 426 milliards par la loi Dodd Frank dont une partie était d’ailleurs allouée à l’industrie automobile en crise.
20La BCE, se donnant pour objectif la stabilité monétaire, augmentait ses taux directeurs lorsqu’elle décelait des tensions inflationnistes à partir d’une hausse de l’indice des prix à la consommation. Avec la chute des prix qui a suivi la crise et l’apparition de tensions déflationnistes, elle les baissa progressivement pour assurer le respect de l’objectif de stabilité monétaire. L’effondrement des prix la conduisit à adopter une politique de recherche d’une remontée des prix à un niveau proche de 2%. Mais devant cet outil classique, devenu insuffisant, la BCE utilisa des moyens non conventionnels. Conformément à la forme de financement de l’économie européenne par les banques, elle a privilégié jusqu’en janvier 2015 l’action en leur faveur : aux prêts de refinancement à court terme, s’ajoutèrent des prêts à long terme (LTRO) à un an sous la présidence de Jean-Claude Trichet puis à trois ans sous celle de Mario Draghi pour un montant de 1 000 milliards d’euros. Ces prêts sont devenus conditionnels, les banques bénéficiaires devant les destiner à des prêts à l’investissement ou à la consommation (T. LTRO).
21Dès 2010-2011, dans le souci de protection des pays périphériques de la zone euro, la BCE avait procédé, sur le marché secondaire, à des achats d’obligations publiques de ces pays à travers le Security Market Program (SMP) pour 206 milliards d’euros afin de freiner des hausses de leurs taux d’intérêt. Ces hausses constituaient des primes de risque pour les prêteurs, rendant pour les débiteurs, les pays périphériques, des conditions d’emprunt trop lourdes. La menace s’aggravant à l’été 2012, mettant en danger l’ensemble de la zone euro, le président du Conseil des Gouverneurs Mario Draghi proposa, le 6 septembre 2012, « l’Outright Monetary Transaction » (OMT) qui visait à organiser des achats illimités par la BCE d’obligations publiques d’un pays en difficulté. Mais ces achats étaient conditionnels : le pays devait obtenir l’acceptation d’un programme de stabilisation budgétaire par le Mécanisme européen de stabilité, organisme fédéral qui se chargerait d’examiner la demande. La situation des pays périphériques s’améliorant, les primes de risque qui leur étaient infligées baissant considérablement, aucun d’eux ne demanda à bénéficier de l’OMT.
22Ce n’est plus dans un objectif d’aide à un pays mais pour respecter l’objectif officiel de stabilité monétaire et, se faisant, pour stimuler la croissance dans l’ensemble de la zone euro que la BCE lança, le 22 janvier 2015, un programme de quantitative easing Qe, d’achats d’actifs (APP) portant sur 1 104 milliards d’euros sur 18 mois, à raison de 60 milliards par mois jusqu’en septembre 2016. Ces achats d’obligations publiques ou privées sont réalisés via les banques centrales nationales de l’Eurosystème selon leur part dans le capital de la BCE. Ils ont été prolongés, le 4 décembre 2015, pour six mois (mars 2017) et augmentés, le 10 mars 2016, de 60 à 80 milliards. La BCE abaissa, le même jour, son taux de refinancement des banques à 0%. Désormais, les banques commerciales se refinancent gratuitement auprès de leur banque centrale.
23La BCE a utilisé ainsi pour sa politique non conventionnelle les deux voies d’action, celle traditionnelle pour elle, les prêts aux banques, ainsi que celle, nouvelle, du quantitative easing. Son bilan augmenta comme celui de la Fed, devenant ainsi un outil de stabilisation. Enfin, outre la baisse progressive du taux de refinancement - son principal taux directeur- la BCE a même introduit un taux négatif pour la facilité de dépôt, le 4 juin 2014. Pour leurs dépôts à la banque centrale, les banques commerciales devaient ainsi payer 0,10 % ; ce taux a été alourdi progressivement et fixé le 10 mars 2016 à 0,40 %.
3 – L’efficacité des politiques monétaires
3.1 – La recherche de la stabilité monétaire
24Il est tentant d’établir un contraste entre la politique victorieuse des banques centrales pendant leur période classique et les atermoiements de la Fed ou les innovations hasardeuses de la BCE (taux de dépôt négatif) après huit années de politique non-conventionnelle. Ce serait très injuste, ni exact. Les Conseils de politique monétaire ont travaillé, durement travaillé dans des circonstances nouvelles exigeant des réactions rapides de leur part face à la dégradation des indicateurs.
25L’efficacité des politiques doit être appréciée tout au long de la période. Dans un premier temps, les banques centrales se sont associées aux autorités publiques pour éviter une crise systémique. Elles ont baissé leurs taux directeurs, décidé des prêts aux établissements financiers afin d’appuyer les opérations de nettoyage qu’exigeait leur situation (nationalisation, fusion, recapitalisation…).
26Puis est monté le risque de la déflation. L’objectif des banques centrales reste, en période de chute du taux d’inflation, la stabilité monétaire telle qu’elles l’ont définie à partir de la stabilité de l’indice des prix des biens et services. Il est admis que celui-ci doit être proche d’une augmentation annuelle de 2 %. Chiffre devenu mythique. Il s’agit d’obtenir de l’indice qu’il monte vers 2 % et non plus sa baisse, le risque d’inflation étant improbable compte tenu de la faiblesse des augmentations de salaires dans un monde devenu concurrentiel, cela même au voisinage du plein-emploi. En revanche, le recul des prix des matières premières, s’il entraînait l’indice des prix à la consommation en dessous de 0%, engagerait le risque d’une spirale déflationniste. Mais le taux d’inflation ne se décrète pas : il a résisté aux vagues de liquidités lancées par les banques centrales. La politique monétaire expansionniste menée aux États-Unis comme en Europe n’a pas obtenu la stabilité monétaire, l’indice des prix restant nettement inférieur à 2% sans toutefois s’accompagner d’une vraie déflation telle que celle connue au cours de la crise des années 30, caractérisée non seulement par une baisse des prix mais aussi par un recul de l’activité. La croissance s’est poursuivie aux États-Unis à un rythme modéré et les revenus, en particulier les salaires, ont continué d’augmenter en Europe.
27À la BCE, il y eût toutefois un changement de régime dans la réaction aux chiffres d’inflation : on est passé d’une approche à moyen terme à une approche où toute déviation par rapport aux 2 % doit déclencher une réaction immédiate, même si la source principale de cette déviation n’est pas l’inflation-sous-jacente, assez stable, légèrement en dessous de 1 % sur la période 2012/2015, mais la baisse du prix du pétrole. Le marché réclame dorénavant un stimulus monétaire à répétition. Or, pour les deux années 2014 et 2015, il est clair que le choc désinflationniste (et non pas déflationniste) provient de l’effondrement du prix du pétrole qui ne peut justifier à lui seul un stimulus monétaire dans la mesure où, pour une zone économique importatrice de pétrole, cette baisse devrait favoriser la croissance. D’autre part, si l’injection massive de liquidités provoquée par les banques centrales n’a pas entraîné l’inflation des biens et services, c’est aussi parce que l’inflation s’est logée dans des bulles en série sur les prix des actifs : bourse, immobilier, matières premières, obligations souveraines. Compte-tenu de la situation macroéconomique (sous-utilisation des capacités de production), des évolutions technologiques et de la mondialisation qui pèsent sur les prix, l’inflation ne s’est pas conformée au modèle monétariste, n’atteignant pas les prix des biens et services.
28À cette protection contre tout risque anticipé de déflation s’est ajoutée, dans la zone euro, la défense de la monnaie unique en 2011-2012 cela grâce au Security Market Program décidé par le Conseil des Gouverneurs, sous la présidence de Jean-Claude Trichet et à l’OMT organisé par Mario Draghi qui avait proclamé que le nécessaire serait fait (whatever it takes) pour éviter la fin de l’euro. Devant une telle résolution, les marchés baissèrent les taux d’emprunt prohibitifs qu’ils infligeaient aux pays périphériques.
29Les banques centrales ont ainsi largement contribué à éviter le risque systémique, le risque de déflation et le risque d’explosion de la zone euro, participant ainsi, au début du XXIe siècle, au sauvetage des organisations financières et politiques des pays avancés.
30Cependant, au fur et à mesure que le temps passe, se découvrent les effets secondaires de ce qu’on appelle une « politique monétaire accommodante ». Sa réussite même conduit à l’apparition de risques financiers résultant de la course aux rendements faibles des obligations ainsi qu’à l’utilisation de taux négatifs.
3.2 – La course aux rendements nominaux faibles des obligations
31Pourquoi les bas taux d’intérêt ? Dans une perspective de long terme, les rendements nominaux des obligations à terme sont orientés à la baisse dans les principales économies avancées depuis les années 80. La lutte contre l’inflation menée par les banques centrales a réduit les primes de risque d’inflation, contribuant ainsi à la diminution des rendements nominaux. Dans la zone euro, la productivité globale des facteurs (PGF) et la démographie se sont ralenties [5] suscitant moins d’investissement ainsi qu’une baisse de demande de fonds pour les financer. À ces facteurs de long terme, s’ajoutent les conséquences conjoncturelles d’une crise financière complexe à laquelle les banques centrales ont répondu d’abord de manière conventionnelle en baissant leurs taux directeurs afin de permettre aux banques de se refinancer à bas coût et ainsi de poursuivre leurs prêts à la consommation et à l’investissement. À ces pressions structurelles et conjoncturelles à la baisse des taux, s’est superposée une politique non-conventionnelle des banques centrales sous forme d’achats d’actifs (Qe) et de prêts à long terme (LTRO) qui ont été à l’origine de l’augmentation de l’excédent de liquidités. En zone Euro, cet excédent a atteint plus de 650 milliards d’euros fin 2015 (cf. fig. 1). Les taux ont baissé, devenant même de plus en plus négatifs. Le mouvement s’est poursuivi avec la décision du Conseil des Gouverneurs du 10 mars 2016 d’abaisser la facilité de dépôt à -0,40% et d’accroître le programme mensuel d’achats d’actifs (APP) de 60 à 80 milliards.
32La recherche de la stabilité monétaire (inflation modérée) mobilise ainsi des flux de liquidités créées par les banques centrales qui, entrainant une baisse des taux de rendement nominaux des obligations, a des conséquences complexes.
33D’une part, la baisse des taux d’intérêt conduit à celle des coûts des crédits à l’investissement et à la consommation stimulant, en principe, leur demande et donc la croissance. C’est la finalité des Qe décidés par les banques centrales ainsi que celle des prêts faits directement aux banques. L’effet des Qe a été plus important aux États-Unis, au Royaume-Uni qu’en zone euro et au Japon, mais malgré trois Qe, la croissance américaine a plafonné autour de 2 % loin derrière les 3,5 % annuels obtenus avant la crise. Aux États-Unis, les effets stimulants que l’on attendait au démarrage de l’assouplissement quantitatif ont été freinés par des opérations de carry trade. Une partie des liquidités injectées par la Fed a été transférée dans des pays émergents dont les obligations offraient des taux de rendement supérieurs aux taux américains (Brésil par exemple). Les flux de capitaux à court terme contribuaient dans ces pays à déstabiliser des économies fragiles qui, devant le risque d’inflation, ont placé des taxes pour freiner leur entrée. Les efforts de la banque centrale peuvent aider aussi au désendettement public. En effet, l’évolution du ratio de dette publique sur PIB dépend de l’écart entre le taux d’intérêt sur la dette et le taux de croissance nominale (l’écart critique). Si cet écart est positif (taux d’intérêt > taux de croissance), une pression à la hausse s’exerce sur le ratio de dette publique sur PIB en raison de la charge des intérêts qui augmente chaque année : c’est l’effet boule de neige. À l’inverse, lorsque l’écart est négatif, la croissance du PIB est supérieure à la charge d’intérêt et le ratio d’endettement public peut baisser : c’est l’effet boule de neige inversé. Cette dernière situation est liée actuellement à l’action de la BCE sur les taux d’intérêt.
34Globalement, le rendement moyen des emprunts publics à dix ans dans la zone euro a atteint un point bas en 2016 (0,30% pour l’OAT français à 10 ans, 0,0 pour le Bund allemand à 10 ans). Le mouvement vers la baisse n’a cessé de se poursuivre compte tenu des mesures décidées par le Conseil des Gouverneurs de la BCE le 10 mars 2016.
35D’autre part, les taux d’intérêt bas exercent des effets secondaires qui peuvent être aussi des coûts financiers.
36La baisse des taux de rendement des obligations oriente les opérateurs vers des achats d’autres types d’actifs (immobilier, actions). Ces transferts déterminent une reprise de ces marchés, marqués par un effet-richesse chez des acteurs économiques qui ont retrouvé de l’attrait pour l’immobilier ou pour des actions : leur patrimoine s’enrichit. Aux États-Unis, la stimulation des actifs a eu des conséquences sur la répartition des revenus, accroissant les inégalités. En effet, seuls les titulaires de revenus assez élevés ont pu accéder à ces marchés. En Europe, au Japon, cet effet-richesse a été moins important, les ménages détenant peu de titres boursiers. Mais des transferts massifs vers de nouvelles classes d’actifs peuvent entrainer une hausse de leurs prix dépassant leur valeur réelle. Apparaissent alors des bulles (bulles d’actions, d’immobilier…), la surabondance de liquidités en augmentant le risque. Même si elles n’éclatent pas, se calmant après leurs excès, elles introduisent sur les marchés volatilité et incertitude.
37Plane aussi le risque de bulle portant sur les obligations elles-mêmes, dont la demande s’accroît à la suite des achats massifs de titres de créances par les banques centrales dans le cadre de leur politique de quantitative easing. Cette demande supérieure à l’offre de titres par les émetteurs, entraîne une hausse des cours et une chute des taux de rendement. Jusqu’où ? On peut toujours espérer un retournement de tendance pouvant venir d’une amélioration de la conjoncture ou d’une hausse des prix (pétrole par exemple).
38Les taux anormalement bas suscitent de nombreuses inquiétudes dans le secteur financier. Les risques se multiplient : risques d’instabilité financière, risques chez les institutions financières dont les marges se restreignent, risques résultant d’encouragements tacites à des prises de positions hasardeuses, risques de protection abusive.
- La politique des banques centrales en vue d’établir des taux bas peut se révéler contre-productive préparant la prochaine crise en encourageant à emprunter davantage à court terme. Ce fut celle d’Alan Greenspan, président de la Fed qui, au début des années 2000, a poursuivi sa politique contra-cyclique après l’éclatement de la bulle internet, maintenant son taux directeur à 1% alors que l’activité américaine était déjà largement repartie. Les nouvelles liquidités issues de cette politique contribuèrent à alimenter la bulle immobilière qui devait exploser en 2007.
- Avec les taux faibles, de nouveaux risques atteignent les institutions financières, banques commerciales et compagnies d’assurance. Les banques commerciales prêtent de moins en moins cher aux ménages et aux entreprises alors qu’elles ne voient pas diminuer aussi vite le coût de leurs ressources. Leurs marges d’intérêt reculent, ce qui risque à terme, de limiter leurs possibilités de crédit et finalement d’entraver la croissance. Les assureurs-vie risquent, eux aussi, de rencontrer des difficultés de financement pour assurer les rendements prévus pour leurs souscripteurs alors que leurs placements ne leur rapportent que des revenus très faibles. Ces politiques entraînent des effets néfastes pour les épargnants dont les revenus baissent avec la baisse des rendements. Si ces politiques se poursuivaient, elles entraîneraient des effets néfastes pour la croissance : pour atteindre les objectifs de revenus que les épargnants se sont fixés pour leur retraite, ils devraient rogner sur leur consommation compte tenu de l’ajustement à la baisse des rendements de leurs assurances
- La politique des taux d’intérêt faibles pousse certains investisseurs à une recherche du rendement : ils n’hésitent pas à prêter à des entreprises au profil financier tendu à peu près comme s’ils prêtaient à des grandes entreprises de premier rang ou à investir dans des produits à haut rendement (high yield).
La baisse des taux peut être aussi utilisée par les grands groupes pour mener des politiques qui leur sont profitables mais qui ne bénéficient pas à la croissance. C’est ainsi que la chute des taux peut permettre à certaines sociétés d’en profiter pour émettre de la dette obligataire afin de racheter leurs actions. C’est le cas d’Apple qui a emprunté, en février 2016, 12 milliards de dollars sur le marché obligataire pour racheter ses propres actions alors que le groupe dispose par ailleurs d’un large montant en Dollars de trésorerie. Cette politique est décriée car considérée comme un artifice pour gonfler les bénéfices et les cours de bourse. D’autres groupes se livrent à des opérations purement spéculatives comme, en France, Veolia qui a déclaré : nous avons pu emprunter à court terme à taux négatif en émettant des billets de trésorerie et nous avons prêté à taux positif l’argent déposé dans des placements dits dynamiques, tout en restant en cash. Ces opérations peuvent assurer à des entreprises des profits d’un montant supérieur à un retour sur investissement qui aurait été, lui, générateur de croissance. - On constate aussi que la baisse des taux d’intérêt protège des risques de défaut les entreprises et les agents les plus faibles, insuffisants en compétitivité. En évitant leur disparition, les politiques monétaires expansionnistes, devenues avec le temps laxistes, empêchent le mouvement de destruction créatrice schumpetérien et freinent ainsi les activités liées aux innovations. Ce frein à la modernité risque d’entraîner un détournement des investissements vers la partie de l’économie la moins productive, livrée fréquemment à la spéculation, l’immobilier. C’est le cas en 2015-2016 dans des économies aussi diverses que le Royaume-Uni, l’Australie, la Chine ou le Danemark.
39La protection par des taux d’intérêt faibles s’étend aux États endettés, allégeant le poids de leur dette. Mais l’effet « boule de neige inversé » peut être ralenti par l’importance d’un déficit primaire encouragé par des taux faibles. C’est ainsi qu’en France, en 2015 le montant des intérêts de la dette a fondu par rapport à 2014 de 1 milliard d’euros (à 42,1 milliards) et d’un peu plus de 2 milliards par rapport à la prévision de la loi de finances initiale, contribuant à ce que le déficit public atteigne 3,5 % du PIB en 2015 au lieu des 3,8 % ciblés. La baisse des taux est devenue ainsi l’une des principales sources d’économie pour l’État. Les taux d’emprunt pour les obligations publiques deviennent, en effet, historiquement bas : à titre d’exemple, la France pouvait emprunter à 0,39 % à 10 ans le 10 juin 2016. D’où le risque d’effet anesthésiant de ces taux bas, voire négatifs à plus court terme qui ne poussent pas le gouvernement à prendre les décisions nécessaires pour redresser durablement les finances publiques.
40Bien que la politique monétaire de la BCE ne reconnaisse pas d’objectif de change, les Qe entraînent aussi une baisse du taux de change par le biais des effets indirects sur l’inflation domestique. Ce fut le cas des trois Qe américains qui ont conduit à une baisse du dollar. De même, le quantitative easing décidé en zone euro en janvier 2015 a été suivi d’une baisse de l’euro, permettant un certain regain des exportations et une stimulation de la croissance de la zone euro. Mais, particulièrement portée par l’Allemagne, cette vigueur de l’exportation européenne a accru l’excédent courant de la zone, témoignant d’une épargne excédentaire et d’un investissement insuffisant. De toute façon, il faut être très prudent avec un objectif explicite d’action sur le taux de change qui risquerait de déclencher une guerre des monnaies, chaque pays concurrent visant à obtenir le même avantage par une baisse de sa propre monnaie.
41Au total, la politique de bas taux d’intérêt manifeste une préférence pour les emprunteurs au détriment des épargnants mais risque, à plus long terme, de déterminer des effets négatifs, mal mesurés, sur la croissance économique.
3.3 – Taux nominaux négatifs
42Les épisodes de taux réels négatifs ont été fréquents dans les périodes de l’histoire économique marquées par une forte inflation que les banques centrales et les pouvoirs publics ne parvenaient pas à réduire. Ils ont permis notamment de diminuer les dettes publiques nées des guerres mondiales. Ce qui est sans précédent aujourd’hui, c’est l’apparition, en Europe continentale et au Japon de taux d’intérêt nominaux négatifs décidés par l’autorité monétaire, la banque centrale. Il y a une grande proximité entre la situation de taux nominaux positifs mais proches de zéro et la situation de taux nominaux modérément négatifs : le taux négatif comme le taux positif proche de zéro équivaut à imposer une taxe sur l’épargne et une subvention à l’accumulation de dettes. Mais l’anomalie propre aux taux nominaux négatifs tient au fait que l’investisseur, lors de sa décision, sait qu’à l’échéance, il ne récupérera pas sa mise de fonds, la prime de terme négative signifiant qu’il n’est pas rémunéré pour le risque de taux d’intérêt qu’il prend. En revanche, lorsqu’il s’endette, un gouvernement sera récompensé : au lieu de payer un intérêt, il recevra une rémunération pour emprunter. Près de deux trillions d’euros de titres souverains ont actuellement des taux nominaux négatifs. Cette anomalie ne résulte pas du jeu spontané des mécanismes de l’économie de marché mais de l’intervention des banques centrales. Ce sont les banques centrales de pays en Europe hors zone euro qui ont amené les taux nominaux à être négatifs, cela afin d’empêcher l’appréciation du taux de change de leur monnaie. Compte tenu des craintes sur l’avenir de l’euro en 2012, elles devaient faire face à l’afflux massif de capitaux ainsi qu’à une très forte augmentation de la demande de leurs monnaies. Pour mettre fin à ces pressions déstabilisatrices, la Banque du Danemark a baissé son taux directeur en dessous de la barre de zéro afin de dissuader les placements étrangers dans le pays. De même, la Banque nationale suisse, qui a été pionnière dans les taux négatifs, a fait ce choix afin de limiter l’appréciation de sa monnaie. De son côté, la BCE a décidé de pousser les banques à effectuer plus de prêts à la consommation et à l’investissement en leur imposant la taxe que constitue le taux directeur de la facilité de dépôt devenu négatif. On a assisté ainsi à la montée en puissance des instruments utilisés par la BCE depuis juin 2014, avec la fixation d’une rémunération négative de -0,10% des montants déposés par les banques auprès de la banque centrale, suivie d’un programme de Quantitative easing (Qe) en janvier 2015 qui a fait l’objet depuis d’extensions. Depuis le 10 mars 2016, la BCE oblige les banques à déposer chez elle leurs liquidités excédentaires et à lui payer pour ces sommes 0,40% d’intérêt. Sur une courbe de taux totalement aplatie qui écrase primes de risque et prime de terme, les marges d’intérêt ont disparu. Et plus étonnant encore : pour une banque accueillir des dépôts des clients est devenu coûteux … alors que la BCE la paie lorsqu’elle lui prête de l’argent !
43Avec cette singularité, le taux de dépôt négatif qui s’est alourdi progressivement pour les banques, est devenu le principal taux directeur de la BCE : incitation est faite aux banques de la zone euro de prêter plus à l’économie. L’offre de crédit se trouverait ainsi stimulée parallèlement à la demande, elle-même encouragée par la baisse du coût du crédit découlant des politiques monétaires non conventionnelles qu’il s’agisse des lignes de crédit à long terme (TLTRO) ou du Quantitave easing (Qe). Mais les taux négatifs appliqués à un taux directeur témoignent de la préférence du système envers les emprunteurs par rapport aux prêteurs/épargnants, méconnaissant le rôle de ces derniers dans l’investissement, donc dans la croissance. Le recours aux taux négatifs a fait pénétrer la politique monétaire d’Europe continentale en terra incognita, suscitant une remarque de Stanley Fisher, vice-président du Federal Open Market Committee, le Conseil de politique monétaire de la Fed - qui ne les pas utilisés parmi ses instruments - : les banquiers centraux européens nous obligerons à réécrire les manuels d’économie !
44Début 2016, nombre d’observateurs ont le sentiment que la politique monétaire non conventionnelle devenue agressive conduit aujourd’hui plus à des prises de risque sur les marchés financiers que dans l’économie réelle, ainsi que l’atteste la faiblesse de l’investissement dans la zone euro. La demande anticipée est un déterminant de l’investissement plus important que la partie taux d’intérêt de son coût. Il est finalement difficile d’établir la balance entre effets positifs et effets négatifs de la politique non conventionnelle sur la croissance. Il semblerait que le choix ait été fait d’une stimulation de la croissance à court terme en ignorant les problèmes de sa soutenabilité à long terme. En fait, le choix a été omis, la politique non conventionnelle a été pensée pour obtenir un succès aussi rapide que le permettaient les délais de la transmission des effets de la politique monétaire à l’économie. Faute de succès en termes de forte reprise rapide, elle a duré et s’est renforcée. Maintenant, la reprise est là et se pose, enfin, le problème de la sortie de cette politique accommodante. Les politiques non conventionnelles ne doivent pas devenir la nouvelle normalité de politiques consistant à pérenniser le quantitative easing, c’est-à-dire à rendre permanents les achats massifs de titres d’État par les banques centrales conduisant à la monétisation permanente, elle aussi, de la dette publique. Plus de 40 % des titres gouvernementaux des États-Unis, du Japon, de la zone euro et du Royaume-Uni sont déjà détenus par les banques centrales. Le transfert encore plus massif de la dette de ces pays sur le bilan des banques centrales pourrait provoquer, à terme, une grave crise des dettes souveraines. La sortie des politiques non conventionnelles s’impose donc, les taux remonteraient. Tout l’enjeu sera de réussir à maîtriser ce processus. Le scénario favorable serait celui d’une remontée très progressive des taux d’intérêt, pilotée par les banques centrales, et accompagnée d’une inflation raisonnable et d’une croissance économique solide. Les agents économiques retrouveraient peu à peu leurs repères et leur rationalité. La pente des taux d’intérêt serait plus marquée, le long terme rapportant plus que le court terme. La croissance retrouvée permettrait d’absorber l’alourdissement de la dette des ménages, des entreprises et des États. La décision de la Fed de relever son taux directeur principal, le 16 décembre 2015 pour la première fois depuis huit ans, est un pas dans la nécessaire normalisation. Toutefois, elle n’a pas engagé à la fin du premier semestre 2016 de nouvelles baisses de son taux directeur et ne semble pas prête à réduire la taille de son bilan qui atteint 4,5 trillions de dollars. Et puis subsiste le risque d’une remontée incontrôlée et brutale des taux d’intérêt provoquant le « bain de sang », c’est-à-dire des pertes importantes chez les détenteurs de portefeuilles d’obligations dont le prix (l’inverse du rendement) s’effondrerait.
45Dans le désarroi suscité par la crise américaine se prolongeant d’une crise européenne, les présidents des Conseils de politique monétaire des banques centrales sont apparus comme les seuls encore détenteurs de la puissance économique et financière, d’où les célébrités nouvelles des Présidents des banques centrales : pour la Fed successivement Alan Greenspan, Ben Bernanke, Janet Yellen et pour la BCE Jean-Claude Trichet et Mario Draghi. Ils stoppaient la contagion de la crise financière et relanceraient l’économie. D’où la déception naissante, ils paraissent impuissants pour agir sur la macroéconomie, ne faisant pas repartir ni une croissance solide ni l’inflation ciblée, tout en ayant la capacité d’agir sur les marchés financiers. Ils les ont, en effet, conduits dans la zone des taux d’intérêt très faibles, voire même négatifs en Europe continentale donnant l’impression aujourd’hui d’avoir épuisé tous leurs moyens [6]. Il semble qu’est effectivement épuisé le modèle adopté au début des années 80 lorsque s’entamait la lutte contre l’inflation, issue des hausses du prix du pétrole dans la décennie précédente. Ce modèle fondé sur un objectif de stabilité des prix obtenue grâce aux mouvements des taux d’intérêt directeurs décidés par les Conseils de politique monétaire, n’est plus adapté, avec la crise et depuis, aux situations nouvelles malgré les tentatives des politiques non conventionnelles pour en assurer la survie. Dès lors, pour redonner du pouvoir aux banques centrales, il parait nécessaire d’élargir l’objectif du modèle, de diversifier son instrument principal, le taux d’intérêt, et souhaitable de coordonner les actions des grandes banques centrales tant entre elles qu’avec les autorités de régulation.
4 – Quelques pistes pour la recherche d’une nouvelle politique monétaire
4.1 – La fin d’un objectif : Le taux de hausse des prix à la consommation « inférieur à, mais proche de 2% »
46Malgré tous les efforts déployés par les banques centrales, le taux d’inflation ne parvient pas à se rapprocher de la cible de 2%. Pour les pays avancés, le taux moyen estimé en 2016 est de 0,7% ; même aux États-Unis, au Royaume-Uni, et en Allemagne, pays où le taux de chômage avoisine 5%, il se limite à 0,3% ; ce taux est identique en France qui connait un chômage de près de 10%. Les analyses théoriques ne résistent pas à ces observations ; ni l’analyse monétariste devant l’absence de corrélation entre l’offre de monnaie par les banques centrales si importante à travers les flux de quantitative easing, ni la courbe de Phillips mettant en relation chômage et salaires/inflation. Contrastent avec les taux d’inflation des pays avancés ceux des pays émergents comme le Brésil (9%) et la Russie (15,6%), pays qui, il est vrai, n’ont pas de cible d’inflation à 2%. Cette cible affichée par la BCE, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon est définie en termes d’inflation totale et inclut les prix les plus volatils (énergie, alimentation) exclus dans l’inflation dite sous-jacente. Il faut tenir compte de cette définition pour apprécier les déviations par rapport au taux de 2% résultant d’une baisse du prix du pétrole : elles ne doivent pas susciter des mesures anti-déflationnistes puisque, pour ces trois pays, cette baisse favorise l’expansion.
4.2 – Un nouvel objectif : la stabilité financière
47La « Grande modération » obtenue débouchait sur la réalisation de l’objectif de stabilité monétaire qui, étant censé assurer la stabilité financière, dispensait d’accorder de l’importance à cette dernière. D’où l’indifférence des banquiers centraux à son égard. Cependant dès la période 1986-1990, le Japon connaissait une inflation par les actifs (Assets’ inflation) alors que l’indice des prix à la consommation ne dépassait pas 2,5%. La bulle sur les actions et sur l’immobilier explosa en 1990, ouvrant la voie à une régression des taux de croissance japonais qui se poursuit encore. De même, « l’exubérance excessive » du marché des actions constatée par Alan Greenspan en 1996 ne détermina aucune action de sa part laissant se développer une bulle des actions des sociétés d’informatique qui éclata en 2000. Le développement du crédit immobilier à partir de 2002 dégénéra en bulle dont l’éclatement fut à l’origine de la crise financière ouverte en 2007. L’action des banquiers centraux se limitait ainsi à soigner les blessures laissées par la crise mais l’importance de ces blessures conduit à penser aujourd’hui qu’il est devenu nécessaire de mener une action préventive. Autrement dit, les banques centrales ne doivent plus laisser monter des bulles alimentées par des excès de crédit. Sans doute, sont-elles dans l’obligation de conserver aussi un objectif de stabilité monétaire, utile pour le cas où des chocs entraîneraient une inflation excessive ou une déflation ouverte, objectif qui serait sans référence au taux devenu « usé » de 2%. S’imposerait, à ses côtés, un objectif de stabilité financière. Un débat s’est développé sur les risques qu’entraînerait pour une banque centrale un double mandat, sa mission monétaire pouvant être entravée par un éventuel conflit d’intérêt avec sa mission prudentielle. Ce débat a resurgi à propos de l’attribution à la BCE de la fonction de supervision dans le cadre de la création de l’Autorité bancaire européenne. Finalement un Comité indépendant a été créé au sein de la BCE assumant cette fonction. Face à la complexité de plus en plus grande du monde financier en raison des innovations technologiques et des interrelations entre ses acteurs, il parait souhaitable que la séparation entre Conseil de politique monétaire et Comité de supervision s’accompagne d’une coordination. Stabilité monétaire et Stabilité financière sont à obtenir dans le cadre de l’observation de la croissance nominale. Par exemple, si la Fed avait pris en considération la reprise américaine à partir de 2010, la politique accommodante aurait pu être infléchie plus tôt.
4.3 – La diversification des instruments
48Dans le modèle élaboré pour la période de « Grande modération », les grandes banques centrales s’étaient ralliées à l’utilisation d’un taux d’intérêt pour ajuster l’offre de monnaie centrale. Puis la crise étant arrivée, le taux atteignant ou dépassant la barrière zéro, de multiples outils sont intervenus : programme d’achats d’actifs - APP- (Assouplissement quantitatif), prêts à long terme pour les banques (LTRO puis T.LTRO), orientation prospective (forward guidance) destinée à guider les anticipations et à réduire l’incertitude. Une panoplie d’instruments est préférable au modèle classique qui disposait d’un instrument unique, le taux d’intérêt directeur. Ce dernier reste utile pour stabiliser le cycle du crédit et faire face au risque financier. Comment déterminer ses variations ? La plupart des banques centrales se réfèrent à la règle de Taylor, règle simple qui décrit comment une banque centrale doit ajuster le niveau de son taux directeur en fonction de l’écart entre l’inflation observée et son objectif et aussi en fonction de l’écart entre le niveau d’activité et celui correspondant au plein emploi des ressources. En manipulant ce taux, une banque centrale peut espérer maintenir le niveau d’activité aussi proche que possible du plein emploi tout en évitant que l’inflation s’écarte durablement de son objectif. Ainsi, une banque centrale doit ajuster son taux directeur lorsque l’inflation s’écarte de sa cible ou le PIB de son potentiel. Mais on sait que cette règle est trop simple, la détermination du PIB potentiel délicate. De plus, les révisions ultérieures des estimations de PIB et d’inflation peuvent rendre contestables les décisions. De plus, cette règle ne comporte aucun élément d’anticipation. D’où le recours à des règles de Taylor modifiées qui tentent d’ajouter des éléments plus tournés vers l’avenir (évolution de la Bourse, prêts immobiliers).
49Des outils macroprudentiels (capital réglementaire contra-cyclique, ratios rapportant dans l’immobilier la valeur du prêt consenti à celle du bien acheté ou au revenu sont à utiliser…). Un système de réserves obligatoires modifiant les taux en fonction des secteurs demandeurs de crédit serait particulièrement utile pour combattre des folies immobilières. Le recours à l’assouplissement quantitatif et aux prêts à long terme peut être souhaitable mais demande - au vu de l’expérience actuelle - un usage modéré et de courte durée. Ces politiques, si elles durent et sont massives, se heurtent d’ailleurs à la rareté des titres achetés. Pour faire face à cette situation, la BCE a annoncé qu’elle achèterait des obligations d’entreprise de bonne qualité mais leur offre est aussi limitée.
Conclusion : champ d’action
50La politique monétaire a une zone d’action délimitée. Ce serait une illusion de croire que, par leurs interventions illimitées sur les marchés obligataires, les banques centrales détermineraient une croissance économique solide s’accompagnant du plein emploi. Cette illusion peut résulter d’annonces dans une forward guidance comme : « elles continueront leurs interventions jusqu’à ce que le taux de chômage ou d’inflation atteigne un certain niveau », source de malentendu sur ce qu’elles peuvent réellement délivrer. Les interactions entre impulsion monétaire et grandeurs macroéconomiques sont complexes : il n’y a, par exemple, pas de lien direct et immédiat entre achat de titres de dette par un Qe et niveau de chômage ou d’inflation. Même la transmission du mouvement des taux directeurs peut prendre du temps. La transmission des instruments non conventionnels s’est heurtée, dans la zone euro, à beaucoup d’obstacles dus à la fragmentation des marchés.
51La politique monétaire ne peut pas non plus se substituer aux réformes structurelles qu’imposent les leçons à tirer de la crise financière, de la crise des institutions européennes, de la crise de transition du système économique résultant des nouvelles technologies, sans oublier la résorption nécessaire de blocages particuliers à certaines économies (par exemple celui du marché du travail en France). Les banques centrales ont seulement offert aux gouvernements une occasion historique, avec de l’endettement à taux aussi faible, de restaurer un équilibre financier à bon compte mais elles ont donné un simple médicament. Et ce médicament risque même avec le temps de devenir contre-productif. Il en est ainsi plus particulièrement avec les taux négatifs qui peuvent pérenniser et encourager les situations d’endettement. Dans son examen semestriel 2016, le FMI montre l’évolution de l’endettement public des pays avancés (Fig. 2). On constate sa particulière envolée dans les années qui ont précédé la crise financière 2007-2008, il représentait en moyenne 92% de leur PIB. Or, malgré la sortie de crise, ce ratio n’a cessé de s’alourdir. Il devrait atteindre 108% en 2016. La base monétaire mondiale ne semble pas devoir cesser d’augmenter, les politiques monétaires expansionnistes se poursuivant dans la crainte du « bain de sang » qui résulterait d’une hausse des taux d’intérêt entraînant des pertes massives sur les portefeuilles d’obligations souveraines. Devant les questions posées par cette expansion de la liquidité mondiale composée de capitaux dont les mouvements naviguent d’un pays à un autre, d’une classe d’actifs à une autre, il semble nécessaire d’organiser une nouvelle fonction de régulation monétaire au plan international. Depuis la chute de Bretton Woods en 1971, aucune vraie réforme du système monétaire international n’a pu être menée. Ni la création des DTS, ni les tentatives de surveillance multilatérale n’ont pu éviter l’instauration, de fait, d’un non-système dans le cadre d’un flottement sur le marché des changes. Des transactions grandissantes entre agents économiques asiatiques (et pétroliers) et occidentaux ont été à l’origine d’un endettement excessif de ces derniers qui a participé à l’éclatement de la crise financière en 2007-2008. Or, la dette globale des grandes économies s’est accrue de 56 trillions de dollars de 2007 à 2014 [7] ; elle pourrait être à l’origine d’une nouvelle crise. Les liquidités monétaires ne cessent de se renforcer de la politique accommodante des grandes banques centrales. Celle-ci anesthésie à court terme les marchés mais ceux-ci, qui se sont interpénétrés depuis la globalisation financière intervenue au début des années 80, constituent une force majeure avec laquelle les banques centrales elles-mêmes doivent compter. Leurs politiques notamment de taux directeurs sont en partie décidées à partir d’anticipations de la réaction des marchés à leurs positions [8]. La menace de hausses de taux d’intérêt plane sur leurs décisions.
52Face à ces problèmes, l’une des instances compétentes, disposant de moyens d’information, pourrait être le FMI. En son sein, les gouverneurs des banques centrales des pays ou zones dont les monnaies figurent dans le paquet de monnaies du DTS [9], complétés par des membres de la Banque des règlements internationaux (BRI), veilleraient à établir une surveillance du niveau et des mouvements des liquidités et auraient la responsabilité de leur réglage. Seraient ainsi évitées des situations éventuelles soit d’asséchement des flux de capitaux soit de leur accélération désordonnée. Un DTS rénové serait l’instrument de leur régulation à laquelle il était appelé à l’origine. Des suggestions dans ce sens ont été proposées par la Fondation Triffin : de nouveaux DTS pourraient rapidement être émis si nécessaire et tout aussi rapidement épongés dans le cas de surliquidité [10]. De son côté, l’Initiative du Palais Royal a construit des propositions relatives au système monétaire international parmi lesquelles figurait le problème des liquidités et la rénovation des DTS. [11] Les problèmes sont posés, connus mais restent sans solution. Celle-ci impliquerait une coordination entre autorités monétaires (les grandes banques centrales) ainsi que leur coopération avec l’institution qui émet les règles de régulation, la BRI. Serait reconstitué ainsi un système monétaire international multipolaire stable remplaçant l’actuel nonsystème qui s’est financé grâce à des mouvements de capitaux, nourris à l’endettement pratiqué par des politiques budgétaires et monétaires « accommodantes ». Mais ces politiques finissent toujours par atteindre leurs limites comme en témoigne l’histoire financière.
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Mots-clés éditeurs : taux de rendement nominaux des obligations, taux négatifs, politiques non conventionnelles, assouplissement quantitatif, bulles financières, banques centrales
Date de mise en ligne : 03/01/2017
https://doi.org/10.3917/vse.201.0009Notes
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[1]
Alors que dans les deux décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale dominaient les idées s’inspirant de Keynes, le philosophe et économiste Friedrich Von Hayek, réfugié d’abord à Londres puis à Chicago, développait un courant de pensée libérale auquel se rallia Milton Friedman qui, après des recherches sur les cycles économiques aux États-Unis, conclut au rôle décisif de la masse monétaire dont il fallait maîtriser la croissance.
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[2]
Les deux grandes figures de l’École des Choix publics, William Nordhaus et James Buchanan influencèrent l’opinion publique en faveur d’une diminution de l’interventionnisme. En 1985, Kenneth Rogoff suggéra de déléguer la direction de la politique monétaire à un banquier central prudent (conservative), plus hostile à l’inflation qu’un gouvernement. En revanche, Friedman fut l’un des principaux adversaires de l’indépendance des banques centrales. La politique monétaire devait être guidée selon lui par des règles claires, telles que les principes monétaristes qui fixaient un taux modéré de croissance à la masse monétaire.
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[3]
Les votes s’organisent selon la règle un pays, une voix quelle que soit l’importance relative des PIB de ces pays.
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[4]
En 2006, la croissance mondiale atteignait 5,5%, aux États-Unis elle était de 3% et de 2,7% en zone euro.
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[5]
En utilisant le modèle de Solow qui organise les différents facteurs de croissance dans la fonction de production.
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[6]
Sauf à recourir au soutien direct à la consommation des ménages (monnaie-hélicoptère)
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[7]
Cf. J. de Larosière, Cinquante ans de crises financières ; Odile Jacob page 222
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[8]
Avant 1999 et la mise en œuvre de l’euro, la politique des taux directeurs en France était conditionnée par la position du franc vis-à-vis du DM, une baisse du taux directeur souhaitable pour entrainer une baisse des taux d’intérêt favorable à la croissance pouvait être sanctionnée par une attaque contre le franc. Aujourd’hui, c’est directement le marché des taux qui, risquant de réagir par une hausse des taux défavorable à la reprise économique, peut retarder voire empêcher des décisions des banques centrales (voir les lenteurs à la sortie du troisième quantitative easing).
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[9]
Y compris maintenant le yuan et ultérieurement le rouble, la roupie indienne…
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[10]
Cf. Michel Camdessus : D’hier à demain. Vers un nouvel ordre international. Année financière 2016. Centre des professions financières.
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[11]
À l’initiative de Tommaso Padoa-Schioppa, d’Alexandre Lamfalussy et de Michel Camdessus, un groupe d’experts s’est réuni à Paris fin 2010 (Initiative du Palais royal) pour présenter une « approche coopérative » de la réforme du système monétaire international.