Introduction
1 Si l’économie sociale et solidaire est caractérisée par le changement social qu’elle induit (Lasida, 2007 ; Demoustier, 2001), les organisations qui en relèvent (associations, coopératives, fondations et mutuelles) devraient être innovantes et gérées autrement selon des principes démocratiques et avec un processus de décision collectif. De nombreux auteurs constatent au contraire une banalisation des organisations de l’économie solidaire et accusent les outils de gestion d’en être la cause principale. Les outils de gestion seraient porteurs d’une idéologie qui légitime la guerre économique et provoque l’obsession du rendement financier (De Gaulejac, 2009). Présentés comme neutres, ils devraient permettre de représenter parfaitement la situation de gestion, le réel. Cependant, ces outils dissimuleraient des mécanismes de domination. Les professionnels de la gestion, c’est-à-dire les managers, les consultants et les universitaires l’institutionnalisent, les légitiment et les défendent (Boussard, 2008). Chauvière (2007) montre par ailleurs que les outils de gestion privilégient la rationalité individuelle et délégitiment donc les autres modèles de gouvernement comme la coopération et l’autogestion. Ils introduisent une novlangue qui transforme les lexiques d’analyse et les répertoires d’actions et contribue à une refonte complète des représentations et des valeurs et prépare le terrain à une banalisation, qualifiée de « chalandisation ». Ainsi, les organisations de l’économie sociale et solidaire seraient poussées en adoptant des outils de gestion à se comporter comme les entreprises du secteur privé.
2 D’autres auteurs sont plus nuancés. Chiapello et Gilbert (2011) discutent les approches critiques des sociologues sur les outils de gestion. Ils les trouvent nécessaires pour développer la réflexivité des managers et faire contrepoids à la littérature prescriptive et positiviste managériale. Cependant, ils montrent qu’elles sont insuffisantes et réductrices. Les outils pourraient au contraire encadrer, juguler les rapports de force au lieu de les renforcer. Ainsi, ils affirment :
« Il nous semble qu’on peut également envisager des outils associés à ces rapports qui iraient non dans le sens d’un accroissement de la violence, mais d’un apaisement. »
4 Pour Pezet et Pezet (2010), les dispositifs peuvent être travaillés sur leurs finalités politiques et non pas seulement économiques. Le politique peut initier une démocratisation des technologies en associant les citoyens aux décisions techniques qui les impactent. Pour Laville (2009) le managérialisme, par l’alignement qu’il induit de toutes les entités collectives sur les entreprises privées, ne peut être confondu avec la préoccupation de gestion ; il en propose une lecture dominante, mais celle-ci peut être questionnée. Avare et al. (2008) montrent d’ailleurs que les associations doivent aller au-delà de la rationalité instrumentale et s’interroger grâce aux outils de gestion sur leurs pratiques et les améliorer.
5 Il y aurait donc un espoir de conciliation entre les dispositifs de gestion et les valeurs et principes portés par l’économie solidaire. « Gérer autrement » serait possible par une articulation plus franche entre l’économie et la société, par l’utilisation d’outils de gestion contenant des indicateurs divers représentant les intérêts des différentes parties prenantes (Chevrier, 2012). Cet espoir remet en question l’idée selon laquelle les outils de gestion sont responsables de la banalisation et de l’homogénéisation des organisations de cette économie.
6 Plus globalement, il pose la question des rôles des outils de gestion dans les organisations de l’économie solidaire.
7 L’outil de gestion s’entendra dans une définition empruntée à Gilbert (1997) comme : « Un moyen conceptuel ou matériel, doté de propriétés structurantes qui met en œuvre une technique de gestion ». Le rôle dans le langage commun est une attitude ou un masque, des fonctions ou un personnage dramatique qu’un acteur doit assumer. Plus précisément, le rôle est à la fois un modèle théorique de comportement prescrit par la société, un modèle d’interaction entre soi et les autres et une conduite concrète directement observable (Rocheblave, 1963). Se poser la question du rôle des outils de gestion revient à s’interroger sur leurs différents usages et sur leurs effets, en observant les acteurs qui les manipulent (Moisdon, 2008). Il convient donc de ne pas considérer l’outil comme une simple matérialité, mais de regarder sa dimension sociale et ses relations avec les personnes. Si le rôle traditionnel des outils est de réduire la complexité, de dupliquer le réel et de favoriser la rationalité dans les organisations, ils peuvent également jouer d’autres rôles.
8 La théorie néo-institutionnelle permet de penser les outils dans la société et dans l’interaction avec les acteurs des organisations. De plus, elle s’intéresse aux questions d’homogénéité et d’hétérogénéité des organisations. Cet ancrage théorique permet de penser la complexité des instruments de gestion et d’analyser les interactions de leurs dimensions cognitives, normatives, réglementaires, politiques et culturelles. L’outil adopté donne du sens. Il régule et il influence les comportements.
9 Cet article est issu d’une thèse et en résume les idées clés ainsi que les résultats majeurs pour discuter les rôles des outils de gestion. Ces rôles sont ensuite illustrés dans deux organisations de la finance solidaire. Cet article permet d’avancer quelques recommandations managériales sur l’usage des outils de gestion dans les organisations de l’économie sociale et solidaire.
1 – Les outils de gestion : objets symboliques, rhétoriques et transporteurs de matières idéelles sociétales
10 Dans le cadre de la théorie néo-institutionnelle, les outils de gestion sont des structures formelles qui sont plus que de simples objets voués à l’efficacité et l’efficience. Ils tiennent des rôles pluriels.
11 Les premiers travaux de ce courant envisagent tout d’abord les instruments de gestion comme des éléments symboliques neutres à l’activité de l’organisation, adoptés par souci de légitimité. Ils sont ensuite diffusés à travers les secteurs et les nations par des mécanismes isomorphiques, l’isomorphisme étant « un processus contraignant qui force un individu d’une population à ressembler à d’autres individus qui font face aux mêmes conditions environnementales. » (DiMaggio et Powell, 1983, p.149). Granlund et Lukka (1998 b) examinent ainsi de nombreuses techniques managériales telles que le management de la qualité, le juste à temps, l’étalonnage concurrentiel, les méthodes ABC et ABM, l’approche à coûts ciblés, le tableau de bord équilibré. Ils montrent que le processus isomorphique les standardise et les rend homogènes. De même, King et Lenox (2000) étudient le développement du programme de gestion responsable dans l’industrie chimique et montrent que la conformité à ce programme dépend de pressions institutionnelles. Ils constatent que les firmes ayant adopté ce système de gestion environnementale n’ont pas davantage réduit leurs émissions polluantes que celles qui ne l’ont pas fait. Il n’y a pas donc d’améliorations réelles des performances environnementales. Ce premier rôle des outils de gestion explique la diffusion des outils standards comme les normes qualité et les outils de reporting sociétaux dans les organisations privées, publiques et de l’économie solidaire.
12 Puis, les outils de gestion sont considérés comme des objets rhétoriques générateurs de langage et transformés par des groupes d’acteurs organisationnels. Green et al. (2009) exposent l’évolution de l’argumentation sur le management de la qualité totale au cours du temps. A la fin des années 1970, l’hypothèse dominante chez les managers était que le coût et la qualité étaient positivement reliés. Dans ce contexte une augmentation de la qualité signifiait plus de dépenses. Puis dans les années 80, le discours autour de la qualité a fait explicitement le lien entre la qualité et les rebuts : la qualité permet d’améliorer le processus de production et donc de limiter les rebuts. Le lien entre les rebuts et les coûts posant moins de controverses (les rebuts accroissent bien les coûts de production), l’idée que la qualité et les rebuts sont négativement corrélés a justifié au final que les pratiques de la qualité permettent de réduire les rebuts et par conséquent les coûts. Townley (1997) illustre ensuite la manipulation des outils par des groupes d’acteurs dans les universités qui adoptent les pratiques d’évaluation dans une logique d’isomorphisme initiée par l’Etat. Dans le cas des universités britanniques, il semblerait que les dispositifs visant à développer l’évaluation individuelle soient détournés par les enseignants-chercheurs. Les outils d’évaluation ont bien été mis en place et ont engendré une normalisation des comportements. Cependant, si le gouvernement souhaitait une évaluation de la performance, c’est finalement une pratique orientée sur le développement des compétences qui a vu le jour. Ce deuxième rôle permet d’entrevoir que les outils sont manipulés par les acteurs et qu’ils portent effectivement un langage qui peut provoquer le changement dans les organisations. On comprend mieux ainsi les réticences de certains sociologues sur les effets des outils de gestion. Lorsque ceux-ci sont directement importés du secteur privé, sans adaptation au niveau des catégories qu’ils induisent et des idées qu’ils véhiculent, le danger est d’insidieusement ancrer la logique marchande ou la renforcer dans des organisations qui ne devraient se focaliser que sur cette seule logique.
13 Finalement, les outils de gestion sont également des transporteurs de logiques institutionnelles naissant dans les secteurs organisationnels. Les logiques institutionnelles sont :
« des identités et des ordres de valeurs qui structurent la décision et les pratiques des acteurs ».
15 Elles définissent les principes organisationnels des secteurs d’activités et fournissent un programme de sens aux acteurs pour mettre en pratique les institutions (Arjalies, 2010). Kraatz et al. (2010) étudient la gestion des inscriptions dans les universités, un ensemble de pratiques et d’outils qui ont pour objectifs d’accroître les inscriptions, d’améliorer le rang des universités et d’augmenter les ressources. Cette gestion a profondément transformé les universités en les ancrant dans une logique de marché. Mais ce changement a été adopté sans controverse et rapidement grâce aux outils de gestion.
16 La thèse supportant cet écrit pose l’existence d’un nouveau rôle pour les outils de gestion, celui de régulateur des contradictions entre logiques institutionnelles. En effet, les outils permettraient de maintenir et d’accepter les tensions dans la gestion de l’organisation (Michaud 2011). Certaines recherches étudient les tensions dans les organisations artistiques (Chiapello, 1996). Dans ces articles, les outils de gestion facilitent des rapprochements ou au contraire éloignent des groupes aux identités professionnelles différentes (Glynn, 2000), ils opèrent des compromis entre les logiques artistique et managériale (Daigle et Rouleau, 2010). Les organisations du secteur de la santé constituent un autre type d’organisations pluralistes (Denis, Langley et Rouleau, 2007) caractérisées par la présence simultanée de différentes logiques. Elles sont marquées par la tension entre, d’une part, les logiques et les valeurs associées aux soins et à la médecine, et, d’autre part, celles de l’entreprise (Reay et Hinings, 2009). Reay et Hinings (2009) se sont intéressés aux stratégies déployées par les médecins et autres acteurs des régies de santé pour gérer la tension entre la logique médicale et managériale. Dans l’ensemble de ces études, les outils médiatisent les tensions en fournissant un langage qui simplifie, standardise et dépersonnalise des enjeux complexes (Michaud, 2013).
17 L’outil de gestion s’inscrit donc dans son environnement institutionnel, il est modelé par ses logiques et adapté par des groupes organisationnels ou des métiers. Il paraît par conséquent essentiel qu’il soit analysé dans son contexte sectoriel et organisationnel. En effet, en fonction des organisations, des situations de gestion et du cadre institutionnel ; les outils de gestion pourront tenir l’un ou l’autre de leurs rôles. L’outil de gestion aura donc plusieurs rôles, parfois contradictoires entre eux et coexistant au sein d’une même organisation. II peut par exemple être neutre (rôle symbolique) ou au contraire produire des effets sur l’activité et le comportement de ses acteurs (les autres rôles). Un même outil peut être tour à tour symbolique, générateur de langages et de catégories ou transporteur de principes et de valeurs naissant dans les champs institutionnels.
18 Dans les organisations solidaires qui sont traversées par de multiples logiques institutionnelles, il paraît particulièrement pertinent de s’intéresser à la façon dont les outils de gestion transportent ou régulent ces logiques. En effet, le phénomène de banalisation de ces organisations est induit par le transport unique d’une logique de marché ou financière. Si les outils de gestion peuvent transporter plusieurs logiques, ils peuvent respecter le caractère hybride des organisations solidaires. Ils contrent ainsi les critiques qui les accusent d’être le vecteur de la domination des acteurs financiers. De plus, les outils pourraient avoir des effets positifs en permettant de réguler les tensions dues aux contradictions entre logiques institutionnelles. Ce rôle reste entièrement à explorer. Nous nous focaliserons donc par la suite sur le rôle de transporteur de logiques institutionnelles et de régulateur des outils de gestion.
2 – Une analyse multiniveaux : des logiques du champ organisationnel aux dispositifs de gestion intra organisationnels
19 Le dispositif méthodologique de la thèse permet une analyse multi niveaux : au niveau macro du champ pour déterminer les logiques institutionnelles et au niveau micro organisationnel pour observer les rôles des outils de gestion dans leur contexte institutionnel. Les méthodologies utilisées sont ainsi complémentaires et servent l’étude des objets de recherche.
2.1 – Une logique financière et une logique solidaire dans le champ de la finance solidaire
20 Pour expliquer la formation des logiques institutionnelles à un niveau inter organisationnel, il faut relever le défi d’étudier un processus de long terme fondé sur des bases tacites (Barley, 1990 ; Pettigrew et al., 2001). Pour décrire comment les logiques se sont formées, une analyse longitudinale documentaire a été menée sur la création de la finance solidaire dans les années 1980 à aujourd’hui. Elle repose sur les archives personnelles d’un des fondateurs d’une de ces deux organisations et sur un livre rédigé par un pionnier de l’économie solidaire. Des documents issus du principal organisme français de financement solidaire, Finansol, ont été analysés. Ce travail a été complété par une revue de presse.
21 En France, la finance solidaire est née dans les années 80, pour apporter des moyens financiers à la création de petites activités économiques et pour donner une possibilité aux citoyens de s’engager concrètement dans la construction d’une société économiquement plus juste (Guérin, 2000). Les premiers acteurs, les financeurs solidaires, sont apparus sous des formes très variées : des clubs de personnes qui autogèrent leur épargne pour la placer dans la création d’entreprises comme les Cigales (Russo, Verley, 1995), des associations spécialisées dans le financement de micro-entreprises ou d’entreprises d’insertion en créant des partenariats bancaires comme l’Adie, des sociétés de capital-risque comme Garrigue, des sociétés financières alternatives comme la Sidi (Amouroux, 2003). Les logiques institutionnelles en action dans le champ sont multiples et contradictoires et portées par les deux coalitions d’acteurs qui se disputent la place centrale du secteur (Château Terrisse, 2013). En effet, les groupes d’acteurs portent une logique différente suivant leur profession et leur identité : les établissements financiers classiques vont porter la logique financière et les financeurs solidaires, la logique solidaire. La logique financière focalise l’attention sur les investisseurs, les apporteurs de ressources financières, alors que la logique solidaire se centre sur les destinataires des ressources, les entreprises solidaires.
22 La logique financière va développer des principes fondés sur les moyens et va chercher à les faire croître. Pour avoir plus de ressources matérielles, elle va s’atteler à satisfaire les investisseurs en leur donnant un retour sur investissement. Le rendement financier est une prérogative et les régulations cherchant à protéger l’épargnant et limiter les risques pris doivent être respectées. La logique solidaire va être plus tournée sur les finalités et les valeurs solidaires du champ qu’elle va tenter de faire progresser. Pour ce faire, elle définit sa mission par rapport au champ de la finance classique, l’objectif étant de permettre aux porteurs de projets solidaires d’avoir ensuite accès au système de financement conventionnel.
2.2 – Deux cas contrastes de fonds de capital-risque solidaire
23 Deuxièmement, une recherche intervention et l’observation de divers dispositifs de gestion existants, autorisent des analyses sur les rôles des outils de gestion et leurs liens avec les logiques institutionnelles. En effet, la recherche intervention permet de décrire et d’analyser les acteurs et les organisations par la construction d’outils de gestion et l’observation de scènes autour de ces instruments (David, 2000). Les outils permettent l’observation des dynamiques de régulation et des champs de forces qui mettent en tension l’organisation (Moisdon, 2010). Cette recherche intervention donne lieu à la présentation de deux études de cas. L’étude de cas est une stratégie de recherche qui permet d’explorer des phénomènes complexes et peu connus afin d’en capturer la richesse et de tenter d’identifier des modèles (Yin, 2003). Pettigrew (1990) préconise de choisir des cas extrêmes ou des situations contrastées dans lesquels le chercheur pense pouvoir observer le processus auquel il s’intéresse. Ainsi dans ce travail, F1 est un des fonds fondateurs militants du champ de la finance solidaire alors que F2 est un acteur plus récent et plus marqué par son environnement financier.
24 Ces deux organisations sont des fonds de capital-risque solidaire (F1 et F2). Le capital-risque solidaire a pour objectif de renforcer les fonds propres et quasi-fonds propres de petites ou moyennes entreprises non cotées, dont les activités ont un impact social ou environnemental. Ces entreprises solidaires dont l’objectif social et environnemental prévaut sur l’objectif purement financier, rencontrent des difficultés pour financer leur développement. Le capital-risque solidaire leur permet d’obtenir un financement à moyen long terme (5 ans en moyenne) alors que les banques sont souvent réticentes à prêter, compte tenu de leur faible capitalisation et de leur manque de garanties. Les deux organisations étudiées sont toutes les deux labellisées « Finansol », interviennent sur des montants similaires et contribuent à l’emploi. Elles sont par ailleurs uniquement spécialisées dans le métier du capital-risque. Néanmoins, F1 est un compartiment d’un des acteurs historiques de la finance solidaire et fonctionne principalement avec des bénévoles alors que F2 est plus récent et a une équipe de salariés. F1 est essentiellement financé par l’épargne populaire alors que F2 n’a que des organisations publiques et privées à son capital. F1 intervient principalement en compte courant d’associé et F2 en capital.
3 – Les rôles des outils de gestion dans les deux cas
25 Les pactes d’actionnaires, les chartes et les comités décisionnels de l’investissement mettent en évidence leur rôle de transporteur des logiques institutionnelles de la finance solidaire. La logique financière de F2 génère une relation d’agence entre le fonds et les cibles laquelle apparaît dans le pacte d’actionnaires. Il contient de nombreuses pages et beaucoup d’articles. Les clauses financières sont en faveur du fonds et contraignent fortement les fondateurs des entreprises financées. La charte est un document éthique et juridique qui ressemble à celui des grands groupes français. Elle reprend un nombre restreint de valeurs centrées sur la protection des intérêts de l’entreprise et formalise, de façon prescriptive, les règles et devoirs qui régissent l’activité du fonds. Sa finalité est de maîtriser le risque de réputation du fonds en cas de comportements non éthiques de ses membres et des entreprises financées. Pour le F1, ces mêmes outils sont marqués par la logique solidaire. Le pacte tient sur 3 pages et est peu contraignant. Il comporte des obligations réciproques : les coûts sont partagés entre le fonds et l’entreprise financée, le gérant possède une possibilité de rachat à tarif préférentiel, le fonds s’engage aussi dans les clauses de gestion. Le contrôle est fondé sur la confiance ; le contrat ne prévoit pas des clauses se rapportant aux risques de déviance des entreprises cibles, mais demande la transparence et la sincérité. La charte formalise les valeurs et principes du fonds. Sa finalité est de cerner les attentes des entreprises financées et d’y répondre. Le fonds est au service des entreprises financées pour défendre des valeurs et une nouvelle coopération.
26 Enfin, le rôle de régulateur des outils de gestion est examiné. Le changement du pacte d’actionnaires pour F2 a permis l’élimination de la logique solidaire et la domination de la logique financière. La logique financière est tout d’abord clairement définie dans l’exposé du nouveau pacte et dans les raisons de l’investissement : le fonds doit faire des plus-values financières par la distribution de dividendes et le prix de vente des parts sur les entreprises qui se développent. Les clauses de gestion sont durcies de manière à réguler les conflits d’agence. Les fondateurs sont contraints contractuellement à se consacrer totalement à la croissance de l’entreprise financée. Certaines décisions prises par les fondateurs et qui pourraient baisser la valeur de l’entreprise ou augmenter ses engagements, sont soumises à l’accord du fonds. Les clauses financières sont également renforcées pour garantir un rendement financier par différence entre le prix de vente et le prix d’achat des parts. Le prix à la sortie n’est pas prédéterminé et est donc libre et soumis à négociations.
27 Les comités qui décident de l’investissement régulent également les logiques financière et solidaire. Pour F2, le comité d’investissement compartimente les logiques par groupe de coalitions d’acteurs, les actionnaires publics contre les investisseurs privés, et dans le processus d’investissement. Pour F1, les logiques sont également compartimentées dans le comité. Les membres banquiers appartenant au directoire ont un rôle de modérateur, à la logique essentiellement financière. Les membres de l’association tiennent le rôle de défenseur des dossiers en privilégiant la logique solidaire. La logique solidaire et la logique financière sont présentes et mêlées sur l’ensemble du processus d’investissement.
28 La décision d’investissement est articulée autour de la grille d’évaluation qui reprend des critères financiers et d’utilité sociétale pour aboutir par remplissage collectif de cette grille à la décision d’investissement par consensus.
29 Le rôle de régulateur des outils de gestion comprend ainsi deux modalités aux effets opposés : il peut éliminer une logique ou au contraire intégrer plusieurs logiques. Le changement du pacte d’actionnaires de F2 a permis l’élimination de la logique solidaire et la domination de la logique financière. La logique solidaire, présente sur les modalités de sortie dans l’ancien pacte et dans la réciprocité du droit d’agrément, est éliminée. La logique financière est portée et renforcée par le nouveau pacte d’actionnaires. Les clauses de gestion sont durcies et les clauses financières sont renforcées pour garantir un rendement financier. Mais l’outil de gestion peut également intégrer des logiques plurielles. Ainsi, la grille d’évaluation utilisée lors de la décision du comité de F1 véhicule la logique solidaire et financière et aide les groupes de coalition défendant chaque logique à atteindre un consensus.
4 – Préconisations managériales sur les outils de gestion dans l’économie sociale et solidaire
30 Ces résultats permettent quelques recommandations pour l’action et les outils de gestion dans les organisations de l’économie solidaire. Ces organisations sont caractérisées par l’hybridation de finalités économiques, sociales et politiques (Lasida, 2007 ; Lipietz, 2001) et par la pluralité de leurs logiques. Un de leurs enjeux est par conséquent de conserver leur pluralisme institutionnel. Les dispositifs de gestion reflètent les logiques institutionnelles, mais ils peuvent également aider à équilibrer les logiques.
31 Cet équilibre entre les logiques est assuré sous trois principales conditions. La première d’entre elles est de favoriser la diversité des identités professionnelles dans les dispositifs. Cette diversité permet aux multiples logiques institutionnelles d’être bien représentées et portées par des groupes d’acteurs. L’idéal pour favoriser l’hybridation des logiques et l’intégration des conflits serait d’avoir autant de groupes que de logiques à représenter et que ces groupes bénéficient d’un pouvoir également distribué. Ainsi, une logique dominante ne pourrait pas émerger puis éliminer les autres logiques. Ensuite, les règles des dispositifs de gestion doivent favoriser l’expression de la voix de chaque utilisateur et non privilégier les logiques des utilisateurs les plus légitimes. Ces utilisateurs, considérés comme légitimes peuvent, par exemple, être des experts de l’objet du dispositif, des supérieurs hiérarchiques ou des personnes nommées pour clore les débats. Si des experts existent, il faudrait qu’ils soient eux-mêmes convaincus de la nécessité de la diversité des points de vue et du côté bénéfique des conflits. Sinon, même si le pouvoir ne leur est pas a priori attribué, ils pourraient vouloir s’attribuer un pouvoir plus fort.
32 La seconde condition est que les outils de gestion doivent autoriser la formalisation de l’ensemble des logiques institutionnelles en présence. Ils doivent permettre de formuler clairement les différents objectifs de chacun en les décomposant (en critères ou indicateurs par exemple). A l’usage, les outils doivent être considérés comme des supports de communication et d’expression. Ils structurent l’intégration des logiques et construisent un sens collectif en autorisant la réflexivité des acteurs. Pour ce faire, ils doivent être simples et flexibles de manière à intéresser chaque acteur. En favorisant l’interprétation et le détournement, les outils permettent de réduire les contradictions. Ils laissent des marges de manœuvre aux acteurs pour dialoguer et se mettre d’accord. Moins les logiques portées sont spécifiques et plus la traduction faite dans les outils de ces logiques devra inclure un degré important de flexibilité interprétative. Sinon, l’incompatibilité entre les logiques risque de ne pas pouvoir se régler et peut causer des paralysies dans la prise de décision et la fragmentation des identités des acteurs. Les outils doivent contribuer à traduire les logiques et réévaluer leurs objectifs. Pour cela, il faut concrètement laisser la possibilité et le temps à chaque membre de s’exprimer, puis de réévaluer ses attentes. Les outils sont alors porteurs de sens collectif et de valeurs communautaires, représentatives de l’identité collective.
33 Enfin, le dispositif vu comme régulateur doit aussi être regardé comme un support continu d’apprentissage. L’intégration ne supprime pas tout conflit et n’est jamais permanente. Elle conduit inévitablement à l’émergence de nouvelles différences qui engendrent un nouveau conflit. L’intégration est un apprentissage à cultiver et à entretenir, pour rechercher un nouveau point de vue intégrateur. L’outil peut mettre en place une dynamique d’apprentissage pour configurer d’une manière toujours nouvelle les différentes représentations des logiques. Il permet l’expression des logiques et la régulation de leurs contradictions.
Conclusion
34 D’une manière plus générale, maintenir dans le temps l’hybridation et l’intégration de logiques à la fois au niveau du champ et des organisations, semble une tâche extrêmement difficile. Les difficultés financières, les crises de valeurs et de légitimité, la croissance, poussent à abandonner la multiplicité et à s’engager dans le développement d’une seule logique. Les organisations non marchandes se recentrent alors vers le modèle dominant de la seule logique financière. Les objectifs deviennent précis et le potentiel de fragmentation et de conflits est limité. La gestion est simplifiée, mais les salariés attachés aux autres logiques perdent leurs repères et parfois leur motivation au travail. Le maintien de la pluralité des objectifs tient dans ces périodes à la vision de leaders ou à la vigilance et au travail des membres des organes de gouvernance.
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Mots-clés éditeurs : outils de gestion, capital-risque solidaire, logiques institutionnelles, finance solidaire
Date de mise en ligne : 13/08/2015
https://doi.org/10.3917/vse.199.0049