Notes
-
[1]
« Ethique des affaires », « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE) voire « théorie des parties prenantes » (TPP) peuvent en réalité être englobées dans un même corpus, à condition de ne les envisager que dans leur ambition normative. Il ne revient en effet nullement au même d’argumenter qu’une entreprise doit donner des gages de responsabilité sociale pour des raisons de communication institutionnelle, par exemple (perspective pragmatique) et de soutenir qu’elle le devrait pour des raisons morales.
-
[2]
La polémique consisterait à tenir la question écologique pour négligeable (en expliquant pourquoi). Nous la tiendrons au contraire pour importante et alimenterons, sur cette base, une controverse théorique.
-
[3]
Cette approximation s’explique par le fait que la littérature en économie et gestion relative au développement durable est foisonnante : une recherche menée sur la base de données Business Source Complete et portant sur les titres des articles de revues scientifiques comprenant l’expression « sustainable development » (mots sujets) publiés entre octobre 2003 et octobre 2013, renvoie à 6 431 références académiques (articles de revues savantes uniquement). Il est difficile d’effectuer une revue de littérature exhaustive sur un thème de recherche aussi transversal.
-
[4]
Selon ces auteurs, dans le modèle classique, les déchets « sont traités de façon cloisonnée et linéaire, en bout de chaîne, par des dispositifs techniques appropriés… [où] les idées de cycle et d’interdépendance sont négligées » (p. 458).
-
[5]
Ceux-ci écrivent par exemple que « la croissance économique mondiale des deux siècles précédents s’est accompagnée d’une importante dégradation de l’environnement et a peut-être même conduit à une rupture des régulations naturelles et écologiques terrestres (…), révélant les limites de « l’enveloppe monde de nos existences » (…) » (p. 686). Les passages négligés correspondent à des références bibliographiques convoquées par ces auteurs à l’appui de leur propos.
-
[6]
Il importe de préciser qu’en toute rigueur bibliographique, Freycinet dépare par rapport aux autres auteurs, en ce que le recyclage ne constitue pas le sujet central de son œuvre (plutôt dédiée à l’hygiène-assainissement). C’est incidemment que Freycinet en a découvert l’importance ; nous le mentionnons parce que ses observations ont une remarquable valeur de synthèse.
-
[7]
La version de 1918 de cet ouvrage est disponible sur internet (<http://www.archive.org/texts/textsdetails-db.php?collection=millionbooks&collectionid=TheUtiliztionOfWasteProducts>).
-
[8]
Si la synthèse de Barles relative à l’activité de récupération/recyclage des déchets dans la France du dix-neuvième siècle épouse une perspective moins « économiste » que la nôtre, elle n’en corrobore pas moins l’importance de cette activité à l’époque considérée (et ce, dès les débuts de la révolution industrielle) ainsi que la quête constante de parcimonie/économie dont elle relève. Notons incidemment que, selon cet auteur, les « matières premières urbaines » deviennent effectivement « déchets » à partir de la fin du dix-neuvième siècle, lorsque l’agriculture et l’industrie s’affranchissent de ce gisement de matières premières que la ville constituait jusqu’alors.
-
[9]
Les exemples de ce type foisonnent : citons entre autres celui que Playfair (1852 ; p. 173-174) donne des résidus de garance (plante utilisée comme colorant) que les industriels britanniques déversent dans les rivières jusqu’à ce qu’un traitement à l’acide permette de les transformer en colorants, augmentant ainsi d’un tiers la valeur de la production initiale.
-
[10]
Simmonds (1876, p. 461) signale les lourds investissements fonciers consentis par l’industrie métallurgique à seule fin de stocker des déchets minéraux, notamment les laitiers de fer (slag), lesquels seront progressivement valorisés comme matériaux de construction.
-
[11]
L’auteur en donne crédit au chimiste Lyon Playfair (1852).
-
[12]
Sans insister sur cet aspect de leurs développements, Simmonds et consorts évoquent d’ailleurs la nature incitative des règlements sanitaires sur certaines activités de recyclage des résidus.
-
[13]
La lecture de la préface de l’ouvrage de Kershaw (1928) en donne un témoignage éclairant : y figure une citation d’un président de la Federation of British Industries, M. Muspratt (1872-1934), indiquant que le principe d’économie des déchets (« waste not, want not ») était de ceux que l’on enseignait aux enfants britanniques, à la fin du dix-neuvième siècle.
-
[14]
A en croire Playfair, le recyclage fut longtemps confiné aux déchets animaux avant de devenir une activité industrielle à part entière.
-
[15]
Les auteurs de notre liste ont ici joué un rôle actif, plusieurs ayant été associés à la Royal Society of Arts and Manufactures, dont la fonction de diffusion de l’information est considérable, à l’époque (on lui doit, entre autres, l’organisation de l’Exposition Universelle de Londres, 1851).
-
[16]
La notion d’auto-organisation des marchés (« catallaxie ») développée par Hayek constitue l’une des formes théoriques généralement associées à la postérité de la « main invisible ». Il est intéressant de remarquer que la théorie autrichienne du marché réfute la pertinence du cloisonnement opéré par d’autres théories économiques (le corpus néo-classique) entre « science économique » et « sciences juridiques et sociales ». Hayek (1976) s’intéresse particulièrement à l’interface droit-économie et en infère une différence fondamentale entre « droit des gens » (nomos) et « droit de l’Etat », assimilable à la réglementation publique (thesis). Le premier, sans lequel il n’est pas d’économie de marché pensable, vise à réguler les litiges inter individuels (notamment quant aux conflits de propriété) et relève d’une logique d’auto-organisation décentralisée et évolutionnaire. Le second relève d’une norme d’autorité fondée sur des considérations d’ordre public ; son but est moins de « rendre la justice » que de réaliser un objectif politique. L’idée particulièrement répandue selon laquelle l’Etat doit et ne peut qu’être source de toute norme de droit est donc, sur la base de la distinction hayékienne, discutable. Celle selon laquelle le marché pourrait s’affranchir de normes de droit est, quant à elle, irrecevable.
-
[17]
Par exemple, les médecins en charge de l’hygiène et de la santé au travail disposaient, en France, d’importantes prérogatives normatives. Mais il semble que leur diagnostic des conditions de travail des ouvriers fût, à l’époque, très influencé par une foi générale dans le progrès industriel, dont on ne pouvait entraver la marche que sur la base d’indices sanitaires extrêmement probants (voir Lécuyer, 1983, à propos de l’industrie du tabac).
-
[18]
L’entrepreneur kirznérien est mutatis mutandis, un arbitragiste. Mais cette fonction économique ne le limite pas à la correction d’imperfections des prix existants. La conception kirznérienne peut comprendre la fonction d’innovateur qui caractérise l’entrepreneur dans la théorie schumpetérienne.
-
[19]
On peut par exemple évoquer l’effet pervers d’une politique monétaire systématiquement expansionniste sur le fonctionnement des marchés de crédit, entraînant une surconsommation de ressources.
-
[20]
La TNDD accorde par exemple une attention soutenue à l’intérêt des « générations futures ». Or, « le respect des obligations envers les générations futures équivaut toujours à une forme d’épargne » (Jeurissen et Keijzers, 2003, p. 57).
« En pensant à son propre gain, l’individu est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. Il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses »
Introduction
1De reformulations en contestations, la métaphore de la « main invisible » continue, plus de deux siècles après l’œuvre séminale d’A. Smith, de cristalliser nombre de débats et d’oppositions théoriques entre écoles de pensée économique ne cultivant ni forcément la même conception de ce que « marché » veut dire ni – corrélativement - la même appréciation de son efficacité sociale.
2La performance écologique de l’économie de marché fait notamment partie des questionnements dont la théorie économique s’est tôt emparée via, en particulier, le concept (critique) d’externalité développé par Pigou (1932). Cette question a ensuite débordé le champ académique pour progressivement devenir un sujet d’inquiétude politique et sociétale, récemment fondé sur le postulat d’une dégradation des écosystèmes sociaux et terrestres dont les excès de croissance des pays riches seraient, au premier chef, responsables. Bien que le périmètre de son champ de préoccupation excède la problématique écologique stricto sensu, la doctrine du développement durable constitue, depuis plus de vingt ans (rapport Brundtland, 1987), le fer de lance de cette éco-anxiété, très largement relayée par le discours public.
3En toute rigueur, le rapport Brundtland aborde la question du lien économie-écologie dans une perspective macroéconomique de type « écodéveloppementaliste » (Godard, 1998). C’est donc aux politiques économiques des pays riches et à leur mode de croissance - que nous qualifierons de « théorie normative du développement durable » TNDD) - que ce rapport Brundtland adresse ses critiques et ses injonctions, plutôt qu’au « marché » proprement dit. Si celui-ci entre dans le champ de la critique écodéveloppementaliste, c’est notamment du fait d’un pont conceptuel fréquemment implicite, voire lapidaire, construit entre expressions voisines ou associées telles que « marché » et « économie de marché », en particulier. Il y a là un espace pour un travail de clarification dont la science économique a vocation à s’emparer ; en l’état, toutefois, la littérature en « économie du développement durable » consacre une part majeure de son attention aux finalités et modalités d’une politique publique censée promouvoir le développement durable. Les travaux qui explorent le lien théorique entre dynamique de marché et environnement (à distinguer des travaux explorant la relation entre équilibre de marché et environnement ; voir par exemple Harribey, 1997) demeurent plus rares.
4Or et ne serait-ce que par ricochet, la TNDD questionne la viabilité du comportement économique des acteurs de l’économie de marché. C’est pourquoi les sciences de gestion - « sciences de l’entreprise » par excellence - en proposent une déclinaison microanalytique conforme à leur objet d’étude, fondant une nouvelle discipline au carrefour de l’éthique et de la stratégie d’entreprise -l’éthique des affaires (business ethics) [1]- dans le but d’initier le management courant (« business as usual », ci-après BAU) à l’impératif catégorique de la triple performance économique, sociale et écologique.
5De telles approches procèdent ne serait-ce qu’implicitement du postulat selon lequel dynamique économique et dégradation écologique iraient spontanément – et pour ainsi dire, fonctionnellement - de pair. Dès lors, la dynamique économique ne serait pas amendée par un correctif de nature politique ou éthique, modifiant le comportement des agents économiques dans le sens d’une intégration de finalités « collectives » à leur prise de décision. La nature de ces correctifs diffère cependant en ce que la politique publique relève d’un interventionnisme de portée globale et de nature impérative, tandis que l’éthique des affaires procède d’une démarche de sensibilisation censée inspirer la stratégie des entreprises sur un mode volontariste.
6C’est tout particulièrement à la valeur ajoutée conceptuelle de cette dernière démarche que nous adresserons le questionnement critique suivant, en le limitant à la problématique écologique : doit-on considérer comme allant de soi le postulat selon lequel l’entreprise « éthique » (socialement responsable) serait écologiquement vertueuse tandis que l’entreprise en quête exclusive de performance financière ne le serait pas ?
7Une telle question se situe à l’interface des sciences de l’économie et de la gestion ; elle participe d’un débat récurrent (voir le célèbre et provocant article de Friedman, 1970) que nous aborderons ici sans visée polémique [2], en limitant notre propos à la question du recyclage des déchets industriels. Ici circonscrit, un tel questionnement participe d’une réflexion plus globale sur la conceptualisation du problème économique par des sociétés humaines soucieuses d’orchestrer leur marche vers le progrès (pour un panorama historique stimulant, voir Passet, 2010). Le travail de redécouverte historique permet ainsi d’amender les idées dominantes d’une époque en matière de conception et de résolution d’un problème social donné ; ici le problème environnemental.
8Nous présenterons d’abord brièvement, la problématique du lien entre traitement des matières premières et économie d’entreprise telle qu’elle ressort d’un certain nombre de publications consacrées à cette question, en ligne avec la manière dont la TNDD conçoit l’articulation entre écologie et économie de marché (première partie). Nous tiendrons cette trame pour paradigmatique - non sans raccourci [3] - et la confronterons à une prise de recul historique (consacrée au recyclage des déchets à l’époque de la révolution industrielle) dont nous poserons les limites et situerons la portée heuristique aussi rigoureusement que possible (deuxième partie). Sur cette base argumentaire, nous remettrons en question l’aspect conceptuellement discriminant du volontarisme managérial « environnementaliste » comme vecteur de réforme écologique du comportement de l’entreprise (troisième partie). Ce faisant, c’est à l’élargissement de « la recherche d’un corps de doctrine » du développement durable (Lauriol, 2004) que ce travail entend contribuer, dans une perspective argumentative (stimulante) plutôt que démonstrative.
1 – Le volontarisme éthique, variable d’ajustement micro-analytique de l’intégration « marche » - « environnement » ?
9La manière dont la TNDD envisage la problématique de la compatibilité économie-environnement est de prime abord ambiguë dans la mesure où cette doctrine appelle à une réforme de fond des politiques économiques des pays industrialisés sans pour autant remettre en cause le principe de « l’économie de marché » ni celui de la croissance économique.
10Comment ce difficile compromis est-il envisagé par les théories relevant de la déclinaison micro-analytique de la TNDD (éthique des affaires, responsabilité sociale de l’entreprise, théorie des parties prenantes, considérées dans leur dimension normative) ? Sur la base d’un nombre restreint de références et sous réserve d’une revue de littérature plus exhaustive, nous croyons possible de dégager une trame conceptuelle abordant la problématique du rapport entreprise-marché-environnement de telle manière que la notion « d’éthique managériale » (traduite ici en « responsabilité environnementale de l’entreprise », REE) en sorte valorisée, car parée d’une fonction discriminante d’intériorisation, par la stratégie de l’entreprise, des préconisations sociales et environnementales de la TNDD. Le périmètre de la REE étant potentiellement large, nous focaliserons notre propos sur le traitement des matières premières. On admettra en effet que la consommation de matière brute et le traitement des déchets et résidus afférents (y compris gazeux) mettent en jeu l’essentiel de la responsabilité écologique de l’entreprise :
11(a) L’activité industrielle est génératrice de coûts environnementaux. Dans le cadre de l’économie de marché, les entreprises ont rationnellement intérêt (et tendance) à externaliser ces coûts. L’internalisation progressive de ces coûts ne peut s’opérer que par voie réglementaire (voir la présentation que Boiral, 2005 fait de ce « modèle classique » de la relation entreprise-environnement). Dès lors, le mode de gestion classique des déchets industriels consiste en une mise au rebut au moindre coût (Boiral, 1998 ; Tranchant et alli, 200 [4]). Cette conception du rapport de l’entreprise à son environnement naturel fait écho à la théorie économique des externalités et au postulat macroéconomique, fréquemment rencontré, selon lequel la qualité de l’environnement serait une fonction décroissante de la croissance économique (Godard, op.cit. ; Hourcade, 1998 ; Grand et Grill, 2004 [5]). Cette antinomie postulée entre « vertu écologique » et « incitations économiques » fait écho aux propos qui, dans une veine comparable, accusent la révolution industrielle (par exemple, Stead & Stead, 2000), l’économie de marché (Wilkinson et alii, 2001 ; Springett, 2003) ou la téléologie financière de l’entreprise (Shrivastava, 1995 ; Banerjee, 2003) d’être écologiquement prédatrices.
12(b) Cependant, l’adoption de modes de production, d’organisation et de gestion écologiquement vertueux (écologie industrielle) est susceptible d’engendrer des gains de productivité liés à une meilleure utilisation des matières premières (Boiral, 1998, 2005) ou une amélioration de la qualité des produits offerts (Lanoie et Tanguay, 1999), favorisant l’articulation gagnant-gagnant de l’écologie et de l’économie dans l’entreprise (voir Turcotte, 2003). La littérature sur l’entrepreneuriat documente également des cas d’affaires économiquement viables nées d’une motivation entrepreneuriale de type écodéveloppementaliste, portant sur la valorisation de produits à base de matériaux recyclés (Larson, 2001). Ces approches micro-analytiques, fréquemment monographiques, sont à mettre en rapport avec les qualités de régulation que, de manière plus générale, certaines publications accordent au système des prix (voir Drancourt, 2004) ou à l’institution des droits de propriété (Falque et Massenet, 1997), tenus pour caractéristiques d’une économie de marché idéal-typique.
13(c) Mais si « marché » et « écologie » sont susceptibles d’être harmonieusement articulés, c’est au prix d’une régulation exogène à la logique marchande « pure », de nature à la discipliner en un sens écologiquement vertueux. Comme esquissé en introduction, réglementation publique (Porter, 1991 ; Gendron et Revérêt, 2000) et éthique des affaires constituent les deux forces d’impulsion extra marchandes sans lesquelles écologie et économie ne sauraient être harmonisées.
14La trame ci-dessus exposée (en trois points : thèse, antithèse, synthèse) nous paraît rendre compte d’un « schéma cognitif » abondamment rencontré dans la littérature académique, quant aux modalités d’articulation existant entre économie de marché, stratégie d’entreprise et sauvegarde de l’environnement. Si cette trame n’est pas exempte d’ambiguïtés, l’idée selon laquelle existerait un avant et un après de l’intégration économie-écologie respectivement liés à l’absence puis à l’émergence de construits institutionnels extra (voire supra) marchands (réglementation publique et éthique des affaires) nous paraît en constituer la moelle épinière.
15Sans prétendre rejeter ce « schéma cognitif » en bloc – c’est-à-dire aboutir à sa négation pure et simple -, il nous semble important de l’amender sur la foi, ici, d’un matériau bibliographique ayant traité de l’activité de recyclage des déchets dans l’industrie européenne du XIXème siècle.
2 – La valorisation des déchets industriels dans l’industrie européenne du XIXème siècle : quels enseignements ?
2.1 – Une pratique documentée et analysée
16Nous présentons dans le tableau ci-dessous, par ordre chronologique en fonction de la date de première parution, l’ouvrage principal d’auteurs ayant traité de la revalorisation des déchets industriels, en leur temps (fin XIXème siècle – début et milieu du XXème siècle). L’intérêt de ces références est à la fois documentaire et « archéologique » ; support de notre recherche et présentées ci-après, elles ne sont pas reprises en bibliographie (ceci à des fins de concision). Bien que la plupart des auteurs mentionnés ci-dessous soient des journalistes ou des ingénieurs, tous peuvent être considérés comme des précurseurs de la recherche en économie d’entreprise.
17Il est important d’avoir à l’esprit que ces ouvrages ne sont qu’une partie de l’œuvre produite sur le sujet, à l’époque considérée : comme l’écrit le journaliste P.L. Simmonds, celui-ci est « trop vaste pour être discuté de façon satisfaisante dans [un] livre, car chaque secteur industriel pourrait faire l’objet d’un ouvrage détaillé » (1862). Les publications dédiées à un secteur d’activité en particulier sont d’ailleurs considérables, notamment pour ce qui concerne l’industrie du bois (Desrochers 2003).
Auteurs et ouvrages importants sur la question de la valorisation des déchets, 1832-1951 [6] [7]
18A l’exception notable des travaux de Freycinet et Razous, les ouvrages susmentionnés ont été publiés aux États-Unis et surtout au Royaume-Uni. La thématique du recyclage des déchets a en effet constitué un sujet de première importance pour l’économie de l’Angleterre victorienne. Toutefois, au-delà de ce berceau de la Révolution industrielle, l’exploitation des déchets urbains a constitué une pratique économique courante et lucrative dans d’autres pays et notamment en France (spécifiquement à Paris mais pas exclusivement) entre 1790 et 1880. Ces conclusions se dégagent en particulier du travail de synthèse historique produit par Barles (2005), lequel va jusqu’à préciser que « (…) la ville du dix-neuvième siècle (est) une productrice non pas de déchets, mais de matières premières agricoles et industrielles, qu’il s’agisse de choses abandonnées ou de sous-produits (…) » (p. 12). La forte intégration entre ville, agriculture et industrie dans la France du début et du milieu du dix-neuvième siècle, a ainsi donné lieu à une véritable économie du chiffonnage consistant en la récupération de matières telles que les textiles usagés (utilisés par l’industrie papetière), les déchets animaux (pour l’industrie du raffinage, notamment sucrier) ainsi que les excreta humains utilisés par l’industrie chimique à des fins agricoles (engrais azotés) [8].
19Dans la lignée de ces remarques, les ouvrages du tableau 1 font état de constats et d’analyses largement concordants, qu’il est loisible de synthétiser comme suit :
- Les auteurs précités fournissent (ensemble) quelques milliers d’exemples d’entreprises appartenant aux principaux secteurs représentatifs de l’industrie du dix-neuvième siècle (charbon, sidérurgie, textile, cuir, bois notamment), pratiquant le recyclage des déchets pour des motifs prioritairement économiques. Soit que le recyclage résulte d’un processus d’intensification de l’usage des matières premières [9], soit qu’il relève d’une stratégie de minimisation des coûts parfois considérables liés au stockage/gardiennage des déchets et qu’au terme d’un processus d’innovation technologique, il débouche sur une production d’extrants (pouvant donner lieu à dépôt de brevet) utilisable par l’industrie aval [10] ; ce qui permet à un auteur comme Peter Lund Simmonds – le plus prolixe (et le plus influent) de ceux ici convoqués - d’anticiper de plus d’un siècle la métaphore de l’écologie industrielle [11].
- Le point d’impulsion de cette pratique écologiquement vertueuse ne paraît pas relever d’un management hétérodoxe au regard du modèle « business as usual » de l’époque, singulièrement pour ce qui concerne l’Angleterre victorienne (souvent considérée comme archétype d’une économie de laissez-faire). Non qu’il faille s’imaginer une société européenne du dix-neuvième siècle vierge de préoccupations et politiques environnementales (voir Massard-Guilbaud, 1999) [12] ; mais à en croire les auteurs ici convoqués, l’activité de recyclage relèverait d’un processus classiquement entrepreneurial, stratégiquement fondé sur l’innovation technologique et téléologiquement motivé par la génération de profit. Une telle interprétation est strictement conforme au portrait que dressent les historiens de l’économie de l’esprit du capitalisme victorien (Schumpeter, 1974) [13]… Que des auteurs tels que C. Babbage ou K. Marx aient corroboré le caractère de pratique courante du recyclage, à leur époque, va dans le sens de cette dernière remarque (Desrochers, 2009).
- La compétition économique, au sens entrepreneurial du terme, représente, pour tous les auteurs cités, le facteur explicatif principal de l’activité de recyclage : « peu de tendances industrielles sont aussi remarquables que celle que l’on observe dans l’utilisation des déchets industriels » car « à mesure que la compétition s’intensifie, les manufacturiers n’ont d’autres choix que d’examiner toujours plus attentivement les items qui peuvent faire la moindre différence entre le profit et la perte, et de convertir des produits inutiles en produits commercialisables » (Simmonds, 1875, p. 4, notre traduction). Ce cadre d’incitations évoque naturellement le marché, mais ne correspond pas à celui, largement idéel, qu’a formalisé la microéconomie néoclassique dans le prolongement de Walras ; il n’est en conséquence pas coupé des institutions et règles de droit civil qui en fondent le fonctionnement, obligeant les industriels pollueurs à préserver le voisinage des nuisances liées à leur activité. La « Common Law » britannique, en particulier, constitue un puissant facteur d’internalisation des coûts environnementaux, au dix-neuvième siècle (sur ce thème, voir par exemple Meiners et Yandle, 1999).
- Le recyclage relevant d’une stratégie d’innovation technologique, il appelle une réflexion relative à ses modalités pratiques – managériales - de mise en œuvre (dans un cadre d’incitations posé comme relevant de la concurrence inter-entreprises). D’un point de vue organisationnel, l’activité de recyclage a longtemps été associée à la grande industrie verticalement intégrée, l’incitation au recyclage étant d’autant plus forte que la quantité de matière à retraiter est importante. Simmonds & al documentent cependant certains cas de recyclage en réseau dont l’analyse évoque la typologie organisationnelle de la théorie des coûts de transaction (Williamson, 1985) : le cas du recyclage des laitiers de fer dans la région de Middlesborough, documenté par Simmonds, renvoie par exemple au « district industriel » dans la mesure où la transformation de ces déchets encombrants en briques utilisables comme matériaux de construction fédère maints entrepreneurs indépendants d’une même région. D’autres remarques permettent de se représenter les raisons présidant au caractère systématique du recyclage industriel dans l’industrie du dix-neuvième siècle : le progrès des connaissances en chimie (notamment minérale) est évoqué par les auteurs de notre liste avec d’autant plus d’allant que certains (Playfair, Razous) sont ingénieurs dans cette discipline, laquelle a manifestement ouvert des perspectives de valorisation longtemps tenues pour impensables [14]. Enfin et bien que les auteurs de notre liste documentent quantité de pratiques singulières de recyclage, la diffusion des connaissances sur les possibilités ouvertes en la matière –au travers de publications, expositions, musées, etc. [15]- a contribué à renforcer (et accélérer) la dynamique documentée.
2.2 – Des enseignements à circonscrire et expliciter
20Les ouvrages ci-dessus évoqués sont de nature à amender ou préciser le paradigme de la TNDD quant aux aspects suivants :
- Que des auteurs contemporains de la fin du dix-neuvième siècle, de formation et nationalité diverses, s’accordent à documenter nombre de pratiques de recyclage industriel financièrement rentables et relevant d’un processus d’innovation apparemment spontané (pour une large part, en tout cas) invite à remettre en question l’idée selon laquelle existerait un avant et un après de la vertu industrielle, en matière environnementale. Il est toujours périlleux de fonder un discours sur un postulat de discontinuité historique excessivement tranché et insuffisamment étayé : que le processus de « l’écologie industrielle » ait été documenté dès le milieu du dix-neuvième siècle le démontre. Pour autant, il convient de ne pas basculer d’une simplification dans l’autre : les exemples de « recyclage spontané » donnés par Simmonds & al n’invalident nullement la pertinence de la notion d’externalité environnementale négative inhérente à l’activité industrielle : c’est même précisément en référence à ce « dommage collatéral » de l’industrialisation que leur documentation tire son aspect remarquable.
- Tel qu’y fait allusion un auteur comme Simmonds, notamment, le cadre légal de l’économie de marché européenne de la fin du dix-neuvième siècle semble essentiellement (mais pas exclusivement) circonscrit au droit civil et commercial. De là la déduction selon laquelle « l’ordre spontané » du marché, articulation de règles de droit et d’actions économiques individuelles subséquentes (Hayek, 1976), manifesterait une capacité mésestimée à engendrer des pratiques écologiquement vertueuses, sans pour autant être en ce sens déterminé par un acte ou une norme de droit positif [16]. Suggérons là encore avec précaution : l’idée selon laquelle l’économie du dix-neuvième siècle était plus « laissez-fairiste » que celle du vingtième siècle est recevable (voire incontestable si l’on se fie à l’évolution du ratio recettes fiscales/Produit Intérieur Brut des pays occidentaux entre la fin du dix-neuvième siècle et aujourd’hui). Cela ne signifie cependant pas que le dix-neuvième siècle ignorât le principe de la réglementation publique ; l’autorité municipale disposait notamment de prérogatives en matière d’hygiène et de santé publique. Mais il semble (grossièrement) qu’au dix-neuvième siècle, la règlementation publique fût généralement propice aux affaires, conformément à « l’esprit du capitalisme » régnant à l’époque [17].
- Pour ce qui concerne notre propos, l’ambiguïté présidant à la manière dont l’articulation entre marché et environnement est fréquemment relayée vient à notre sens de ce que la TNDD n’est pas toujours explicite quant à la teneur de ce à quoi le marché, la croissance économique ou le modèle BAU renvoient, en tant que concepts. On peut proposer l’hypothèse selon laquelle la TNDD conçoit généralement le « marché » sur la foi d’un arrière-plan nourri de postulats néoclassiques : le producteur y est notamment conçu tel un maximisateur d’utilité doté d’une information exogène et complète quant à l’état de la technologie, la productivité des facteurs de production et la structure de la demande, dans un environnement institutionnel limité aux droits de propriété sur les biens échangés. Or, il existe des théories alternatives à la formalisation néo-classique de généalogie walrasienne qui, toutes, envisagent le marché dans sa dimension dynamique et « socialement encastrée ». Sans prétendre à l’exhaustivité, il est par exemple loisible d’interpréter à la lumière de la théorie autrichienne de l’entrepreneur (Kirzner, 2005) l’idée selon laquelle le recyclage des déchets industriels au XIXème siècle relèverait d’un processus entrepreneurial « spontané » orienté vers (plutôt qu’exclusivement motivé par) la génération d’un profit. L’entrepreneur kirznérien n’est pas maximisateur au sens de la théorie néoclassique : il est « extra économisant » en ce qu’il cherche à « battre » une situation donnée d’offre économique (un couple utilité-prix) en tirant parti d’imperfections informationnelles qu’il sait détecter [18]. Cette propension à améliorer l’existant (plutôt qu’à maximiser une satisfaction instantanée dans un cadre donné d’alternatives) l’incite à concevoir des réponses à l’insatisfaction (relative) des consommateurs, dont le marché valide (ou sanctionne) l’utilité. Il est évidemment plus commode d’interpréter le recyclage à l’aune de cette théorie qu’à celle de la microéconomie walrasienne. Il est en outre intéressant de remarquer que la fonction « extra économisante » de l’entrepreneur kirznérien constitue une force d’impulsion du changement économique, à l’instar de la réglementation publique et de l’éthique des affaires dans la TNDD.
3 – L’ambition normative de l’éthique, questionnée
21Cette reformulation du lien écologie-économie (de marché) invite à reconsidérer le postulat dérivant le « besoin de responsabilité sociale des entreprises » d’un échec du (ou d’un excès de) marché, idée dont une déclinaison prégnante assigne le modèle BAU à une téléologie financière exclusive d’objectifs sociaux ou environnementaux. Non seulement parce que les politiques publiques ont largement leur part dans la genèse d’un grand nombre de problèmes d’environnement (on pense à la déforestation ou la gestion des ressources hydrauliques), mais surtout et de manière bien plus générale parce que ces politiques ont, sur le fonctionnement même des marchés, des effets « distorsifs » éventuellement considérables [19]. Bien que leurs recommandations se recoupent partiellement [20], les principes de morale économique prévalant au dix-neuvième siècle (la parcimonie) et ceux, contemporains, de « responsabilité sociale » ne s’inscrivent donc pas dans les mêmes contextes institutionnels. Faute d’une analyse rigoureuse de ces derniers, de leur impact sur le fonctionnement des économies de marché et des incitations écologiques qui leur sont associées, la TNDD prend le risque de reposer sur de fausses évidences.
22Reconnaître les vertus régulatrices d’une économie de marché libre n’invalide cependant pas la pertinence du concept de réglementation. Il suffit, en effet, qu’un processus microéconomique quelconque, même tendanciellement vertueux, soit jugé insuffisamment rapide ou efficace au regard de finalités collectives posées comme impératives (celles du Protocole de Kyoto, par exemple) pour que le principe d’une intervention publique soit admissible. Cela pourra notamment être le cas si, en dépit de progrès conduisant à une économie relative de matière, le volume des émissions polluantes augmente du fait de l’expansion économique (c’est d’ailleurs la perspective adoptée par le rapport Brundtland). La notion « d’échec du marché » souvent invoquée à l’appui du besoin de règlementation écologique fait ici question, mais n’invalide pas en soi la recevabilité d’un arbitrage politique entre « croissance » et « environnement ».
23De par sa dimension micro-analytique et son caractère facultatif, l’éthique des affaires envisagée comme « parade conceptuelle » aux travers écologiques supposés du « marché » apparaît moins robuste à la contradiction ici imaginée. Dès lors, en effet, qu’est admise ne serait-ce que la possibilité théorique qu’une stratégie d’investissement ou de production économe en rejets polluants relève d’opportunités de profit économiquement compétitives (c’est-à-dire potentiellement supérieures à celles issues de stratégies alternatives), pourquoi exclure a priori les « stratégies vertes » du domaine de rationalité des managers BAU (voire des entrepreneurs) ? Cela implique vraisemblablement d’argumenter en faveur de schémas cognitifs entrepreneuriaux ou managériaux naturellement défavorables aux innovations « vertes » par rapport à d’autres types de détours de production (la fameuse hypothèse de Porter repose d’ailleurs sur ce postulat implicite ; voir Porter, 1991). Une telle ligne de défense peut s’appuyer sur le fait que nombre des gains issus des innovations documentées par Simmonds & al relèvent d’apprentissages « en marchant » (learning by doing) et qu’en conséquence, ces dernières ne procèdent pas toujours d’un calcul de rentabilité ex ante. Toutefois, cette caractéristique ne singularise nullement l’innovation écologique par rapport à toute autre. Il semble dès lors axiomatiquement périlleux d’exclure du champ de vision des managers et des entrepreneurs BAU, la conception de stratégies d’économie de ressources écologiquement vertueuses.
24On peut aussi considérer (voire poser) que les entreprises – singulièrement industrielles - seraient devenues rétives à l’innovation à long terme au bénéfice de la profitabilité à « court terme ». Cette idée sur laquelle se fonde très largement la théorie normative des parties prenantes (Donaldson et Preston, 1995), « met en exergue le rôle néfaste des actionnaires pour promouvoir l’idéal de la RSE » et milite en faveur d’une substitution de la valeur « partenariale » à la valeur « actionnariale » (Albouy, 2009, p. 1). Or, il est loisible de concevoir ce postulat à fronts renversés. En admettant, comme le fait Albouy (op.cit), qu’un actionnariat stable est un gage de gestion de l’entreprise dans une perspective de long terme, se pourrait-il que certains facteurs institutionnels en atténuent les vertus régulatrices et si oui, pourquoi ? Une telle question appelant un traitement à part entière, on se contentera ici d’en esquisser le contour. Mentionnons donc que certains auteurs mettent en exergue (pour les Etats-Unis) les nombreuses règlementations permettant d’expliquer l’évolution « managérialiste » des firmes américaines à partir du début du vingtième siècle (Roe, 1994 ; Hansmann, 1996). La firme managériale étant plus incitée à la maximisation des ventes qu’à celle du profit (Baumol, 1959), son incitation à économiser des matières premières (ou recycler des déchets) pourrait dès lors s’en être trouvée amoindrie. De sorte qu’entre firme managériale et firme actionnariale, la moins écologiquement vertueuse pourrait ne pas être celle que l’on croit.
Conclusion
25Il va de soi que les idées suggérées ci-dessus n’appellent rien d’autre qu’un travail de défrichement conceptuel et empirique, simplement dans le but de faire retour sur des postulats trop rapidement admis. Le matériau historique mobilisé dans cet article participe de cette ambition. Il invite à penser de manière normalisée les stratégies d’investissement économes en matières, tout du moins pour ce qui concerne les entreprises industrielles placées en situation de concurrence « kirznérienne ». Toutefois, si les cas de recyclage industriel documentés par les auteurs répertoriés dans le tableau 1 de cet article sont avérés, on ne peut évidemment exclure que l’analyse de leurs déterminants soit affectée de « biais cognitifs » (favorables à l’économie de marché, en l’espèce). En d’autres termes, le matériau bibliographique convoqué à l’appui de notre réflexion critique constitue un indice, pas une preuve, des vertus écologiques de la « main invisible ». D’un point de vue rigoureusement documentaire, cependant, il amende l’idée répandue selon laquelle les pratiques de gestion écologiquement responsables seraient un trait singulier de l’époque contemporaine. Il constitue, à cette fin, un rappel historique utile.
26Il questionne également le caractère incitatif nécessairement discriminant du « volontarisme vert ». Car une théorie hétérodoxe n’a de valeur épistémologique qu’en ce qu’elle est capable de dérouter (ou de dépasser) les conclusions de théories antérieures. Dès lors que recyclage et profit (donc écologie et économie) témoignent d’une synergie par ailleurs largement reconnue, ne gagnerait-on pas à normaliser la problématique du lien écologie-entreprise, quitte à ce que l’éthique des affaires y perde une part de sa spécificité ? A condition d’accréditer la thèse ici esquissée – donc de retourner le préjugé anti-marché contre lui-même - cela supposerait d’accepter l’idée que, depuis l’époque de la révolution industrielle et singulièrement tout au long du vingtième siècle, les fondements institutionnels de l’économie de marché n’ont pas été modifiés ; cela est évidemment irrecevable. Il est dès lors possible de suggérer – à titre d’hypothèse - que si besoin social d’éthique des affaires il y a, c’est (peut-être) moins du fait d’un excès de marché que d’un étiolement de ses fondements juridiques (effets pervers de la réglementation ou de la politique publique, atténuation du droit de propriété ou des contrats, entraves à la concurrence ou la liberté d’entreprendre). A moins qu’il ne faille envisager cette doctrine tel un outil idéologique à l’appui des stratégies d’enracinement des managers…
27Quoi qu’il en soit, les implications d’une telle remise en cause apparaitront minces si l’on considère que la responsabilité sociale est aujourd’hui une pratique (ou une exigence) normalisée. Elles seront plus considérables si l’on admet que toute pratique de gestion est vulnérable à l’évolution des idées. Nombre de publications à vocation normative entérinent le bien-fondé de la responsabilité sociale des entreprises sans toujours se soucier d’en discuter – ou d’en éclairer- les fondements conceptuels. Il est même à craindre qu’en la matière, le discours scientifique ne se démarque pas toujours du prosélytisme idéologique. C’est donc par le détour de la controverse que les sciences de gestion peuvent (aussi) contribuer à agir sur le management, en modifiant la perception que l’opinion publique et le législateur se font de l’entreprise et des exigences susceptibles de lui être adressées. S’il revient aux sciences de gestion de documenter le « comment » de la responsabilité sociale de l’entreprise, la question du « pourquoi » reste largement ouverte et ne leur est pas moins adressée.
Bibliographie
- Albouy, M. (2009), « Valeur actionnariale et responsabilité sociale de l’entreprise », Cahier de recherche 2009-09 E2, CERAG, Unité mixte de recherché CNRSUniversité Pierre Mendès-France Grenoble 2, 13 pages.
- Banerjee, S.B. (2003), “Who Sustains Whose Development ? Sustainable Development and the Reinvention of Nature”, Organization Studies, vol. 24, n° 1, p. 143-180.
- Barles, S. (2005), L’invention des déchets urbains : France, 1790-1970, Seysset, Champ Vallon.
- Baumol, W.J. (1959), Business Behavior, Value and Growth. New York, Macmillan.
- Boiral, O. (1998), « Vers une gestion préventive des questions environnementales », Gérer et comprendre, mars, p. 27-37.
- Boiral, O. (2005), « Concilier environnement et compétitivité, ou la quête de l’écoefficience », Revue Française de Gestion, vol. 31, septembre-octobre, p. 163-186.
- Desrochers, P. (2002), “Industrial Ecology and the Rediscovery of Inter-Firm Recycling Linkages : Some Historical Perspective and Policy Implications”, Industrial and Corporate Change, vol. 11, n° 5, p. 1031-1057.
- Desrochers, P. (2003), Comment la recherche du profit améliore la qualité de l’environnement, Institut économique de Montréal, Montréal, (<http://www.iedm.org/etudes/etude22_fr.html>).
- Desrochers, P. (2009), “Victorian Pioneers of Corporate Sustainability”, Business History Review, vol. 83, n° 4, p. 703-729.
- Desrochers, P., et Quéinnec, E. (2006), « la ‘nécessaire’ réforme de l’économie et de l’entreprise par la doctrine du développement durable : une orthodoxie trompeuse ? », Cahiers du CREGEM, n° 5, Université Paris XIII, 54 pages.
- Donaldson, T., et Preston, L.E. (1995), “The Stakeholder Theory of the Corporation : Concepts, Evidence and Implications”, Academy of Management Review, 20(1) : 65-91.
- Drancourt, M. (2004), « Ce que pourrait être une économie influencée par les exigences du développement durable », Economies et Sociétés, série K, vol. 14, avril-mai, p. 903-915.
- Falque, M., et Massenet, G.M. (1992), Droits de propriété et environnement, Paris, Dalloz.
- Friedman, M. (1970), “The Social Responsibility of Business is to Increase Profits”, New York Times Magazine, 13 septembre.
- Gendron, C., et Revérêt, P. (2000), « Le développement durable », Économies et Sociétés, Série F, vol. 37, septembre, p. 111-124.
- Godard, O. (1998), « l’écodéveloppement revisité », Economies et Sociétés, série F, vol. 36, janvier, p. 213-229.
- Grand, B., et Grill, P. (2004), « développement durable, éthique et entreprise », Economies et Sociétés, série K, vol. 14, avril-mai, p. 685-755.
- Hansmann, H. (1996), The Ownership of Enterprise, Cambridge (Mas.), The Belknap Press of Harvard University Press.
- Harribey, J-M. (1997), « La prise en compte des ressources naturelles dans le modèle néoclassique d’équilibre général : éléments de critique », Economies et Sociétés, série F, vol. 35, avril, p. 57-70.
- Hayek, F.A. (1976), Droit, Législation et Liberté : le mirage de la justice sociale, (vol. 2), Paris, PUF.
- Hourcade, J-C. (1998), « Analyse économique, modélisation prospective et développement durable ou comment faire remonter des informations du futur », Economies et Sociétés, Série F, vol. 36, janvier, p. 175-192.
- Jeurissen, R., et Keijzers, G. (2004), « Les générations futures et l’éthique des affaires », In Igalens, J. (dir. pub.), Tous Responsables, Paris, éditions d’organisation. P. 39-71.
- Kirzner, I. (2005), Concurrence et Esprit d’Entreprise, Paris, Economica.
- Lanoie, P., et Tanguay, G. (1999), « Dix exemples de rentabilité financière liée à une saine gestion environnementale », Gestion, vol. 24, printemps, p. 30-38.
- Larson, A-L. (2000), “Sustainable Innovation Through an Entrepreneurship Lens”, Business Strategy and the Environment, vol. 9, p. 304-317.
- Lauriol, J. (2004), « le développement durable à la recherche d’un corps de doctrine », Revue française de Gestion, vol. 30, septembre-octobre, p. 137-150.
- Lécuyer, B-P. (1983), « les maladies professionnelles dans les « Annales d’hygiène publique et de médecine légale » ou une première approche de l’usure au travail », Le Mouvement Social, n° 124, janvier-mars, p. 45-69.
- Massard-Guilbaud, G. (1999), « La régulation des nuisances industrielles urbaines (1800-1940) », Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, vol. 64, octobre-décembre, p. 53-66.
- Meiners, R.E., et Yandle, B. (1999), “Common Law and the Conceit of Modern Environmental Policy”, George Mason Law Review, vol. 7, n° 4, p. 923-963.
- Passet, R. (2010), Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire : de l’univers magique au tourbillon créateur, Paris, Les Liens qui Libèrent.
- Pigou, A. C. (1932), The Economics of Welfare, Londres, Macmillan Co.
- Porter, M. (1991), “America’s Green Strategy”, Scientific American, vol. 264, p. 168.
- Roe, M.J. (1994), Strong Managers, Weak Owners : The Political Roots of American Corporate Finance, Princeton, New Jersey, Princeton University Press.
- Schumpeter, J. (1974), Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot.
- Shrivastava, P. (1995), “Ecocentric Management for a Risk Society”, Academy of Management Review, vol. 20, n° 1, p. 118-137.
- Smith, A. (1776, 1991), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion (<http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/livres/Smith_adam/smith_adam.html>).
- Springett, D. (2002) “Business Conceptions of Sustainable Development : a Perspective from Critical Theory”, Business Strategy and the Environment, vol. 12, n° 2, p. 71-86.
- Stead, J.G., et Stead, E. (2000) “Eco-Enterprise Strategy : Standing for Sustainability”, Journal of Business Ethics, vol. 24, n° 4, p. 313-330.
- Tranchant, C., Vasseur, L., Ouattara, I., et Vanderlinden, J-P. (2004) « L’écologie industrielle : Une approche écosystémique pour le développement durable », Actes du colloque “Développement durable : Leçons et Perspectives”, Ouagadougou, juin (www.francophonie-durable.org/documents/colloqueouaga-a3-tranchant.pdf).
- Turcotte, M-F. (2003) Stratégie environnementale innovante, École des sciences de la gestion, Montréal, Université du Québec, (<www.ceh.uqam.ca/pdf/hqmftjuin03.pdf>).
- Wilkinson, A., Hill, M., et Gollan, P. (2001) “The Sustainability Debate”, International Journal of Operations and Production Management, vol. 21, n° 12, p. 1492-1502.
Mots-clés éditeurs : recyclage, économie de marché, développement durable, France, dix-neuvième siècle
Date de mise en ligne : 02/06/2014
https://doi.org/10.3917/vse.195.0099Notes
-
[1]
« Ethique des affaires », « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE) voire « théorie des parties prenantes » (TPP) peuvent en réalité être englobées dans un même corpus, à condition de ne les envisager que dans leur ambition normative. Il ne revient en effet nullement au même d’argumenter qu’une entreprise doit donner des gages de responsabilité sociale pour des raisons de communication institutionnelle, par exemple (perspective pragmatique) et de soutenir qu’elle le devrait pour des raisons morales.
-
[2]
La polémique consisterait à tenir la question écologique pour négligeable (en expliquant pourquoi). Nous la tiendrons au contraire pour importante et alimenterons, sur cette base, une controverse théorique.
-
[3]
Cette approximation s’explique par le fait que la littérature en économie et gestion relative au développement durable est foisonnante : une recherche menée sur la base de données Business Source Complete et portant sur les titres des articles de revues scientifiques comprenant l’expression « sustainable development » (mots sujets) publiés entre octobre 2003 et octobre 2013, renvoie à 6 431 références académiques (articles de revues savantes uniquement). Il est difficile d’effectuer une revue de littérature exhaustive sur un thème de recherche aussi transversal.
-
[4]
Selon ces auteurs, dans le modèle classique, les déchets « sont traités de façon cloisonnée et linéaire, en bout de chaîne, par des dispositifs techniques appropriés… [où] les idées de cycle et d’interdépendance sont négligées » (p. 458).
-
[5]
Ceux-ci écrivent par exemple que « la croissance économique mondiale des deux siècles précédents s’est accompagnée d’une importante dégradation de l’environnement et a peut-être même conduit à une rupture des régulations naturelles et écologiques terrestres (…), révélant les limites de « l’enveloppe monde de nos existences » (…) » (p. 686). Les passages négligés correspondent à des références bibliographiques convoquées par ces auteurs à l’appui de leur propos.
-
[6]
Il importe de préciser qu’en toute rigueur bibliographique, Freycinet dépare par rapport aux autres auteurs, en ce que le recyclage ne constitue pas le sujet central de son œuvre (plutôt dédiée à l’hygiène-assainissement). C’est incidemment que Freycinet en a découvert l’importance ; nous le mentionnons parce que ses observations ont une remarquable valeur de synthèse.
-
[7]
La version de 1918 de cet ouvrage est disponible sur internet (<http://www.archive.org/texts/textsdetails-db.php?collection=millionbooks&collectionid=TheUtiliztionOfWasteProducts>).
-
[8]
Si la synthèse de Barles relative à l’activité de récupération/recyclage des déchets dans la France du dix-neuvième siècle épouse une perspective moins « économiste » que la nôtre, elle n’en corrobore pas moins l’importance de cette activité à l’époque considérée (et ce, dès les débuts de la révolution industrielle) ainsi que la quête constante de parcimonie/économie dont elle relève. Notons incidemment que, selon cet auteur, les « matières premières urbaines » deviennent effectivement « déchets » à partir de la fin du dix-neuvième siècle, lorsque l’agriculture et l’industrie s’affranchissent de ce gisement de matières premières que la ville constituait jusqu’alors.
-
[9]
Les exemples de ce type foisonnent : citons entre autres celui que Playfair (1852 ; p. 173-174) donne des résidus de garance (plante utilisée comme colorant) que les industriels britanniques déversent dans les rivières jusqu’à ce qu’un traitement à l’acide permette de les transformer en colorants, augmentant ainsi d’un tiers la valeur de la production initiale.
-
[10]
Simmonds (1876, p. 461) signale les lourds investissements fonciers consentis par l’industrie métallurgique à seule fin de stocker des déchets minéraux, notamment les laitiers de fer (slag), lesquels seront progressivement valorisés comme matériaux de construction.
-
[11]
L’auteur en donne crédit au chimiste Lyon Playfair (1852).
-
[12]
Sans insister sur cet aspect de leurs développements, Simmonds et consorts évoquent d’ailleurs la nature incitative des règlements sanitaires sur certaines activités de recyclage des résidus.
-
[13]
La lecture de la préface de l’ouvrage de Kershaw (1928) en donne un témoignage éclairant : y figure une citation d’un président de la Federation of British Industries, M. Muspratt (1872-1934), indiquant que le principe d’économie des déchets (« waste not, want not ») était de ceux que l’on enseignait aux enfants britanniques, à la fin du dix-neuvième siècle.
-
[14]
A en croire Playfair, le recyclage fut longtemps confiné aux déchets animaux avant de devenir une activité industrielle à part entière.
-
[15]
Les auteurs de notre liste ont ici joué un rôle actif, plusieurs ayant été associés à la Royal Society of Arts and Manufactures, dont la fonction de diffusion de l’information est considérable, à l’époque (on lui doit, entre autres, l’organisation de l’Exposition Universelle de Londres, 1851).
-
[16]
La notion d’auto-organisation des marchés (« catallaxie ») développée par Hayek constitue l’une des formes théoriques généralement associées à la postérité de la « main invisible ». Il est intéressant de remarquer que la théorie autrichienne du marché réfute la pertinence du cloisonnement opéré par d’autres théories économiques (le corpus néo-classique) entre « science économique » et « sciences juridiques et sociales ». Hayek (1976) s’intéresse particulièrement à l’interface droit-économie et en infère une différence fondamentale entre « droit des gens » (nomos) et « droit de l’Etat », assimilable à la réglementation publique (thesis). Le premier, sans lequel il n’est pas d’économie de marché pensable, vise à réguler les litiges inter individuels (notamment quant aux conflits de propriété) et relève d’une logique d’auto-organisation décentralisée et évolutionnaire. Le second relève d’une norme d’autorité fondée sur des considérations d’ordre public ; son but est moins de « rendre la justice » que de réaliser un objectif politique. L’idée particulièrement répandue selon laquelle l’Etat doit et ne peut qu’être source de toute norme de droit est donc, sur la base de la distinction hayékienne, discutable. Celle selon laquelle le marché pourrait s’affranchir de normes de droit est, quant à elle, irrecevable.
-
[17]
Par exemple, les médecins en charge de l’hygiène et de la santé au travail disposaient, en France, d’importantes prérogatives normatives. Mais il semble que leur diagnostic des conditions de travail des ouvriers fût, à l’époque, très influencé par une foi générale dans le progrès industriel, dont on ne pouvait entraver la marche que sur la base d’indices sanitaires extrêmement probants (voir Lécuyer, 1983, à propos de l’industrie du tabac).
-
[18]
L’entrepreneur kirznérien est mutatis mutandis, un arbitragiste. Mais cette fonction économique ne le limite pas à la correction d’imperfections des prix existants. La conception kirznérienne peut comprendre la fonction d’innovateur qui caractérise l’entrepreneur dans la théorie schumpetérienne.
-
[19]
On peut par exemple évoquer l’effet pervers d’une politique monétaire systématiquement expansionniste sur le fonctionnement des marchés de crédit, entraînant une surconsommation de ressources.
-
[20]
La TNDD accorde par exemple une attention soutenue à l’intérêt des « générations futures ». Or, « le respect des obligations envers les générations futures équivaut toujours à une forme d’épargne » (Jeurissen et Keijzers, 2003, p. 57).