Couverture de VSE_181

Article de revue

De l'entreprise virtuelle à l'entreprise écosystémique

Pages 27 à 40

Notes

  • [1]
    Suivant l’enquête de CMA (2006), il est intéressant de noter que, dans l’esprit des dirigeants d’entreprise, l’entreprise virtuelle se résume à la virtualisation de la force de travail (91 %) et de leurs compétences (83 %). Seuls, 1 sur 2 y inclut aussi la virtualisation des fournisseurs et des partenaires (58 %). La virtualisation de la coopération est donc délicate à mettre en œuvre.

1Après avoir repris la définition de l’entreprise virtuelle de Kasper-Fuehrer et Ashkanasy (2004) comme idéal-type wébérien, nous la considérons comme une forme organisationnelle originale, mais aussi comme une modalité de concrétisation et de performance des entreprises écosystémiques, ces entreprises (Google, Apple, Amazon, Microsoft, etc.) qui cherchent à développer de vastes communautés innovantes en vue d’imposer leurs standards techniques, processuels et organisationnels. La capacité d’un écosystème à développer des entreprises virtuelles en son sein renforce sa robustesse.

INTRODUCTION

2Où s’arrêtent les frontières de l’entreprise ? On peut, à l’instar de Santos et Eisenhardt (2005), entretenir cette " fiction " conceptuelle, et à faire des organisations la clé de voûte de la coordination industrielle, en identifiant plusieurs traits : l’efficience (la frontière classique de l’organisation recoupant une structure de coûts), mais aussi le pouvoir et l’influence, les compétences et l’identité. Selon le critère que l’on retient, nous obtenons un patchwork d’objets frontières, et des périmètres de l’organisation à géométrie variable. Une autre stratégie consiste à faire des relations inter-organisationnelles la nouvelle unité d’analyse pertinente du management stratégique et de l’économie des organisations. L’organisation n’est donc plus, ici, déconnectée du tissu de relations inter-organisationnelles et interpersonnelles dans lequel elle s’insère. Comprendre la construction d’un avantage concurrentiel durable, dans un environnement d’hypercompétition, suppose donc de s’intéresser aux dynamiques inter-organisationnelles. C’est dans cette trame théorique que cet article s’inscrit, à travers la confrontation et la mise en cohérence de deux objets théoriques assez récents dans la littérature : l’entreprise virtuelle (V-forme) et l’entreprise écosystémique (E-forme).

3A priori, tout les oppose : l’entreprise virtuelle est une structure à vocation temporaire, organisant en structure projet la collaboration de PME autour d’une opportunité de marché. La structure disparaît une fois que l’opportunité a été exploitée. De plus, la V-forme suppose un petit nombre d’acteurs aux compétences bien identifiées sur un périmètre extrêmement précis (la survie de chacune des entreprises ne dépend pas totalement de la réussite de ce projet interentreprises). A l’opposé, l’entreprise écosystémique construit, autour de son projet d’activités plus global, plusieurs écosystèmes d’affaires dont leur performance est jugée sur leur robustesse (aptitude à déployer de nouvelles innovations et organisations pour faire face à l’irruption de nouvelles stratégies collectives). Chaque écosystème d’affaires rassemble plusieurs centaines d’organisations (grandes et petites), voire plusieurs dizaines de milliers (cas de Microsoft, comme on le verra). V-forme et Eforme apparaissant bien comme des configurations inter-organisationnelles différenciées. Se poser la question de leur mise en cohérence semble devoir nous engager dans une aporie théorique, mais l’émergence progressive d’une théorie des relations inter-organisationnelles comme source d’avantage concurrentiel suppose de s’y essayer. Un point de convergence, que nous allons exploiter au mieux, entre V-forme et E-forme est l’idée que ce sont deux modes d’organisation orientés vers l’innovation.

4La littérature a ainsi identifié, depuis deux décennies environ, une nouvelle forme d’organisation des activités : l’entreprise virtuelle. Les auteurs ne s’accordent clairement pas sur ce qu’on doit y mettre derrière. Dans une vision très large, l’entreprise virtuelle s’assimile à un " concept caméléon ", où l’on peut y ranger la techno-entreprise (adoption et diffusion des TIC), la télé-entreprise (pratique du télétravail), l’entreprise externalisée, la cyberentreprise (Ex. eBay) et le réseau temporaire formé autour d’un projet commun (Becheikh et Su, 2005). De ce fait, bon nombre d’auteurs ont tenté de restreindre les critères de définition de l’entreprise virtuelle qui, à la suite de Kasper-Fuehrer et Ashkanasy (2004), s’entend comme un idéal-type wébérien définissant une organisation spécifique des relations inter-organisationnelles. En particulier, ils mettent l’accent sur la structuration de ce réseau temporaire par les technologies de l’information et de la communication (TIC) orienté vers la réalisation d’un projet collectif en vue d’exploiter une opportunité de marché en mettant en commun des compétences clés. C’est cette dernière conception de la V-forme que nous retenons, à la suite de l’article de N. Ravinat (2009) dans ce numéro.

5A côté, on observe également l’émergence d’une nouvelle forme d’organisation : l’entreprise écosystémique (Moore, 1998). L’approche par les écosystèmes d’affaires montre comment les entreprises leaders de ces communautés d’innovation parviennent à former, autour de leur projet et leur standard, une vaste communauté de fournisseurs, de concurrents complémentaires, de spécialistes, d’utilisateurs, de laboratoires privés et publics, d’universités, de fédérations professionnelles, etc. (jusqu’à plusieurs milliers d’organisations), et ce, au sein de plusieurs secteurs, dans des domaines d’activités plus ou moins connexes.

6Notre proposition est de montrer comment des entreprises virtuelles (V-forme), par définition à durée de vie temporaire (celui du projet ou du cycle de vie du produit développé en commun), participent à l’émergence et au renforcement du leadership d’entreprises écosystémiques, elles durables et structurantes, en facilitant l’émergence et la réussite d’innovations permanentes. En d’autres termes, les écosystèmes d’affaires, et leur entreprise leader ou écosystémique, forment un cadre pérenne aux entreprises virtuelles. La pérennité des écosystèmes d’affaires passerait, paradoxalement, par la dynamique de formation - destruction d’un grand nombre d’entreprises virtuelles, en sus d’autres configurations de coopération. Les écosystèmes constituent donc le substrat relationnel et de compétences au sein duquel des entreprises sont activées puis désactivées.

7La première partie tente, brièvement, de faire le tri parmi les acceptions de l’entreprise virtuelle, en mettant en avant deux propriétés centrales : (i) l’infrastructure informationnelle (TIC) essentielle à la réussite d’une entreprise virtuelle et (2) l’infrastructure relationnelle au sein de laquelle de tels projets interentreprises émergent temporairement en vue d’exploiter une opportunité de marché. La seconde partie décrit les caractéristiques de l’entreprise écosystémique et la stratégie de gestion d’un portefeuille d’écosystèmes. Dans cette perspective, l’entreprise virtuelle ne serait qu’une modalité, originale, de la vie et du développement d’un écosystème d’affaires. La troisième partie met en évidence que l’écosystème d’affaires constitue le substrat relationnel au sein duquel des entreprises virtuelles apparaissent, disparaissent, surgissent à nouveau, etc. Nous proposons donc de décoder le sens des entreprises virtuelles à l’aune d’un cadre d’analyse plus global, celui des écosystèmes et de leurs entreprises leaders.

1. FORMES ET DEGRÉS DE LA VIRTUALISATION DE L’ORGANISATION : CARACTÉRISTIQUES DE LA E-FORME

8La littérature distingue plusieurs niveaux ou degrés de " virtualisation " de l’entreprise (Meissonnier, 2000) : (1) la virtualisation de tâches locales au sein de l’entreprise (le télétravail par exemple ; Etthighoffer, 1992) [1], (2) la virtualisation de la coordination des activités au sein du périmètre d’activités de l’entreprise, par exemple entre business units, et (3) la virtualisation de la coopération, c’est-à-dire le réseau des parties prenantes d’un projet interentreprises (exemple de Benetton). Chacun de ces niveaux de virtualisation s’incarnent dans une infrastructure informationnelle particulière, qui a pour caractéristique d’être bien physique :

- Au niveau 1, se trouvent des applications dédiées à la communication à distance, faisant ainsi émerger le " travailleur nomade ", des technologies orientées agent, etc.
- Le niveau 2 marque l’intégration interne des activités et acteurs, des outils de workflows, intranet, des systèmes multi-agents (Ex. système AESOPS - Agent-Based Sales Order Processing System), etc.
- Au niveau 3, assure la coordination des processus entre les différentes parties prenantes, processus de nature non routinière : EDI, plates-formes électroniques (Application Programming Interfaces - API), Web services, bases de données partagées (" cloud servers ou serveurs disséminés ").

9L’entreprise virtuelle s’incarne, dans l’esprit des dirigeants d’entreprise, comme un ensemble de pratiques associées à l’éclatement de leur chaîne de valeur : " en devenant des entreprises virtuelles, les organisations peuvent envisager des niveaux d’intégration de partenaires en croissance, des sociétés mixtes, des services externalisés, des affiliés sur des plates-formes d’affaires et des pratiques de travail basées sur la mobilité " (CMA, 2006). Plus précisément, les membres de l’entreprise virtuelle contribuent à la création de valeur, grâce à un processus de nature constellaire, basé sur la maîtrise de compétences particulières. Ce dernier caractérise une intégration verticale de la valeur produite. Cette perspective s’oppose ou vient compléter la conception que l’on a de la chaîne de valeur traditionnelle qui illustre, elle, un processus d’intégration horizontal du marché. Ressources, coûts, compétences sont donc partagés dans une entreprise virtuelle au sein d’une organisation de nature non hiérarchique, où le mode décisionnel est décentralisé.

10Parmi toutes ces représentations, " l’entreprise virtuelle " se définit comme " une organisation temporaire d’entreprises indépendantes pour exploiter une brève opportunité de marché que les partenaires ne peuvent pas (ou peuvent, mais de manière moins efficace) exploiter eux-mêmes " (Katzy et Schuh, 1997). Elle serait, ainsi, la " forme ultime de l’entreprise-réseau " où la réalité physique de l’entreprise disparaîtrait au profit d’une réalité communautaire sans localisation géographique spécifique (Etthighoffer, 1992). Kasper-Fuehrer et Ashkanasy (2004) tentent de définir l’entreprise virtuelle comme un idéaltype wébérien : il s’agit de décrire un système réel en des termes hypothétiques :

" Une organisation virtuelle est un réseau temporaire organisationnel, composé d’entreprises indépendantes (organisations, entreprises, ou experts qui se regroupent astucieusement pour exploiter une opportunité de marché apparente. L’entreprise utilise leurs compétences clés dans une tentative de création de l’organisation idéale dans le cadre d’un partenariat à valeur ajoutée, facilité par le recours aux TIC. En tant que tel, les organisations virtuelles agissent en toute apparence comme une seule unité organisationnelle "” (p. 37).

11Cette définition met en évidence deux caractéristiques essentielles de la forme virtuelle de l’organisation. La première est l’importance du rôle joué par les TIC inter-organisationnelles “facteur clé de succès pour la coordination et le contrôle des activités” (Ravinat, id). Les TIC favorisent le déploiement d’un réseau d’entreprises indépendantes, dispersées à l’échelle planétaire, et qui coopèrent le temps nécessaire à la réalisation d’un projet ou d’un produit. La seconde caractéristique est un fonctionnement en réseau d’organisations aux compétences et statuts divers mais complémentaires. Plus généralement, nous retiendrons les neuf critères caractérisant l’entreprise virtuelle, tels que Fuehrer et Ashkanasy (2004) les ont exposés. Cela nous permettra, par la suite, d’expliciter les ressemblances et différences de l’entreprise virtuelle (V-forme) avec l’entreprise éco systémique (E-forme).

Tableau 1 : Caractéristiques de la V-Forme

CritèresPrécisions
1. la V-forme est temporaire à court ou moyen termeSa durée dépend du cycle de vie du produit qu’elle développe (bien ou service)
2. la V-forme est une organisation en réseau dynamique, collaboratif et non hiérarchiqueElle associe des acteurs complémentaires : designers, marketeurs, distributeurs, concepteurs, producteurs, compétiteurs, organisations non marchandes. On y trouve donc des processus de " coopétition "
3. La V-forme rassemble des organisations juridiquement indépendantesLa V-forme doit son existence non au système légal mais à sa propre justification, à la confiance qui se développe entre acteurs. La confiance apparaît comme le mode de gouvernance dominant.
4. La V-forme doit sa performance à sa capacité d’adaptationFlexibilité, agilité, spontanéité, ... l’entreprise virtuelle se justifie surtout dans des environnements turbulents (hypercompétition) pour détecter et exploiter une opportunité de marché.
5. La V-forme rassemble plutôt des PME pour exploiter une opportunité de marché à une échelle globaleLa V-forme permet donc à des entreprises de petite et moyenne taille, tout en gardant leur indépendance vis-à-vis des grandes entreprises, d’accéder au marché global
6. La V-forme rassemble et développe ses propres compétences clésLes compétences clés sont des connaissances spécifiques et difficilement imitables par des concurrents. La V-forme fournit donc un environnement collaboratif (confiance mutuelle) où le partage de ces actifs spécifiques et stratégiques devient possible dans le but de développer une offre de bien ou service de haute qualité.
7. La V-forme crée de la valeur à travers l’optimisation de sa chaîne de valeur " réticulaire "Cela suppose :
– Une allocation et un partage des ressources et des tâches entre les membres
– Une répartition équitable de cette création de valeur réticulaire entre les membres
8. Les TIC sont les vecteurs essentiels de la V-Forme.Les TIC assurent la coordination et la communication de membres géographiquement séparés. Si elles ne sont pas les conditions nécessaires à la formation d’une entreprise virtuelle, elles en constituent l’infrastructure clé.
9. La V-forme agit comme une unité organisationnelle uniqueLa V-Forme développe sa propre identité et culture, moins organisationnelle que de produit ou de projet.

Tableau 1 : Caractéristiques de la V-Forme

12Mais une question demeure, sur laquelle peu est dit : d’où émergent ces entreprises virtuelles ? Dans quel cadre relationnel interviennent-elles, en faisant l’hypothèse qu’elles ne surgissent pas à partir de rien ? Il s’agit donc d’entreprendre la " quête de leur origine ", d’identifier le réseau d’affaires qui activent et désactivent ces liens de coopération à l’occasion d’une opportunité à exploiter. On retrouve ici le programme de recherche de Granovetter (1973) concernant la " force des liens faibles " en vue de relier les niveaux micro et macro organisationnels. Tout un courant du management stratégique vise à réinsérer et à réinterpréter les opérations stratégiques (alliances, fusions et acquisitions, entreprises virtuelles, etc.) à l’aune des réseaux sociaux d’affaires (Edouard, 2005) : sélection des partenaires, décision de coopérer, négociation et renégociation de l’accord de coopération, partage de la rente relationnelle, comment travailler ensemble, pilotage de la coopération, etc. L’approche par les écosystèmes d’affaires nous fournit une piste à ces questions : les phénomènes à petite échelle que constituent les entreprises virtuelles se traduisent et comprennent, par des phénomènes de plus grande échelle, les écosystèmes d’affaires qui, en retour, rétroagissent sur les V-formes.

2. ÉCOSYSTÈMES D’AFFAIRES : DE LA NÉCESSITÉ POUR L’ENTREPRISE LEADER DE VIRTUALISER A GRANDE ÉCHELLE LA COOPÉRATION

13Un écosystème d’affaires est une vaste communauté économique d’organisations variées (donneurs d’ordres, fournisseurs, clients, distributeurs et utilisateurs, agences publiques, syndicats, normalisateurs, etc.) et d’individus (chercheurs, inventeurs, entrepreneurs, etc.), s’étant structurés autour d’une ou deux entreprises leaders en vue de se forger une destinée stratégique partagée pour concevoir et imposer un standard innovant (technique, processuel ou organisationnel). Ce dernier se définit, de manière plus ou moins stabilisée, comme une vaste communauté économique composée d’organisations et d’hommes en interaction, unis par des relations de " co-opétition ", en vue de concevoir, puis d’imposer un standard, technique, processuel ou organisationnel. Un écosystème est donc une entité collective dynamique où co-évoluent organisations et hommes, et où les décisions d’un membre de la communauté affectent les décisions et les gains des autres membres. Reste qu’un écosystème d’affaires n’est pas un réseau complètement décentralisé, mais se structure autour et à l’initiative d’une ou deux entreprises leader dont l’ambition est d’initier et de forger une vision stratégique communautaire à travers un système de valeurs, des règles, des objectifs économiques et une plate-forme informationnelle facilitant la coopération, définie comme un ensemble d’outils, de services et de pratiques. (Moore, 1996).

14Les écosystèmes d’affaires visent à remplacer les traditionnels secteurs d’activités au profit de communautés plus larges, transgressant frontières organisationnelles et industrielles. En 2004, Iansiti & Levien (2004), pour Microsoft dans le seul espace d’opportunités des systèmes d’exploitation, rassemblait 38 338 organisations, appartenant à trente-deux secteurs différents. Quid alors des entreprises virtuelles au regard de ces unités d’analyse stratégique plus globales ? Un écosystème robuste s’impose à travers des " alliances et des entreprises virtuelles, des normes techniques, et l’évolution de communautés d’entreprises complémentaires " (Moore, 1998, p. 168). En d’autres termes, l’entreprise virtuelle ne serait qu’une modalité locale, qu’une des formes de relations de coévolution constitutives des écosystèmes d’affaires, parmi d’autres formes de coopération : alliances et contrats de long terme, communautés professionnelles virtuelles, clusters, etc. (Camarinha-Matos et Ajsarmanesh, 2004).

15Les outils mobilisés pour forger cette communauté d’intérêt reposent, clairement, sur la " virtualisation " de la coopération : développement d’une plate-forme électronique communautaire, fondée sur les technologies API (Application Programming Interfaces : Amazon.com, Boeing, Microsoft, Linux, Palm, Symbian), mais aussi l’émergence d’une vision stratégique qui fait que l’on peut coopérer sur le partage des connaissances, l’ouverture des bases de données, etc. tout en se faisant concurrence au niveau des produits. Par exemple, les APIs constituent des plates-formes applicatives ouvertes à tous les développeurs (utilisateurs, vendeurs, fournisseurs, etc.) qui souhaitent amender, modifier, améliorer, développer des modules de l’application en vue d’une utilisation économique spécifique. Tous les écosystèmes se structurent autour de ce type d’outils invisibles (Evans et al. 2006). Ainsi, les vendeurs peuvent développer des services propres à certains utilisateurs : le Web service d’Amazon permet à une PME de créer une librairie spécialisée dans les jeux de figurines historiques et de guerre de type DBM (De Bellis Multitudinis), en créant parallèlement des forums de discussion, des services d’échange d’ouvrages, des sites associatifs de rencontre pour organiser des tournois, etc. On le voit, l’enjeu principal de ces plates-formes applicatives est de pouvoir recruter de nouveaux membres, d’élargir la communauté, de faire de votre technologie un standard commun en permettant la production de biens (équipements) et de services périphériques et spécialisés pour des utilisateurs aux besoins pointus.

3. ENTREPRISE ÉCOSYSTÉMIQUE : LA GÉNÉRALISATION DE LA VIRTUALISATION DE LA COOPÉRATION COMME AVANTAGE CONCURRENTIEL GLOBAL

16Moore (1998) avance le concept de " firme éco-systémique " (E-forme) pour désigner une nouvelle forme d’organisation des activités, par opposition à la firme multidivisionnelle (M-forme), intégrée et hiérarchique. Cette forme organisationnelle ferait sens en modifiant l’unité d’analyse du stratège, en renonçant au secteur, pour l’écosystème d’affaires. Une entreprise éco-systémique (dénommée E-forme) est donc une entreprise qui s’impose comme leader dans plusieurs écosystèmes d’affaires (Intel, Wal-Mart, Microsoft, Cisco, Apple, Linux, etc.). La figure 1 synthétise le portefeuille d’écosystèmes d’affaires, de communautés d’affaires, que Microsoft détient ou tente de développer. L’enjeu d’une E-forme est donc de manager un portefeuille d’écosystèmes : Microsoft s’est engagé dans le développement d’autres standards dans les champs des assistants mobiles personnels, des consoles de jeux, des réseaux sociaux, en plus du seul software. Autant de communautés à construire pour faire de Microsoft l’entreprise leader de ces écosystèmes d’affaires émergents. Les entreprises virtuelles participent à l’émergence et à la structuration de ces vastes écosystèmes : par exemple, le développement d’un jeu sur console Xbox 360 peut s’assimiler à une entreprise virtuelle (un projet interentreprises, une opportunité de marché, un produit) activée par un éditeur de jeux (Ubisoft, Sega, Electronic Arts, etc.) mobilisant des studios de développement (Studio9Nine par exemple), des scénaristes, des associations de joueurs, etc. à l’instar de ce qui se fait dans l’édition de livres (voir l’article de G. Chanson dans ce numéro).

Figure 1

Image 1

Figure 1

L’entreprise éco-systémique, portefeuille d’écosystèmes et plates-formes : l’exemple de Microsoft

17BES : Business EcoSystem ou écosystème d’affaires

18Un des effets collatéraux de cette multiplication d’écosystèmes est la convergence sectorielle (exemple récent : la téléphonie mobile et les assistants numériques personnels). Cette convergence industrielle vient renforcer le leadership au sein d’un écosystème d’affaires, vu que l’entreprise écosystémique est la seule à pouvoir offrir à ses membres des ponts vers d’autres espaces d’opportunités. L’affrontement s’observe, certes au sein d’un espace d’opportunités entre plusieurs écosystèmes d’affaires à des stades de leur cycle de vie différents (Moore, 1996), mais aussi entre des firmes, ayant réussi à atteindre le statut d’écosystèmes, à travers plusieurs écosystèmes d’affaires (Linux - Microsoft - Google, etc.).

19Moore (1998) présente l’E-forme comme étant complémentaire de la M-forme. " Les capacités de la E-forme sont peut-être plus finement perçues comme " en complément " à la M-forme, plutôt que comme substituts " (p. 178). Nous essayons de voir en quoi, l’entreprise virtuelle (V-forme) constitue une " étape " conceptuelle conduisant vers l’entreprise écosystémique, ou plus précisément, une modalité de développement d’un écosystème pérenne. Il est intéressant de voir en quoi l’E-forme combine des caractéristiques de la M-forme et de la V-forme.

Tableau 2 : Pour un continuum des formes organisationnelles

Formes organisationnelles Critères de différenciationM-forme (entreprise multidivisionnelle)V-forme (entreprise virtuelle)E-forme (entreprise écosystémique)
Priorités organisationnelles et stratégiquesMaintenir des communautés multiples des unités opérationnellesRendre autonomes les parties prenantes (PME) tout en les intégrant par l’information au sein d’un secteurRecruter de nouveaux partenaires complémentaires et supplémentaires pour forger une " intelligence en essaim " au sein d’un écosystème Initier de nouveaux écosystèmes au sein de nouveaux domaines d’activités
Nature des relations interunitésRelation d’autorité et de propriété Forte identitéRelations de pairs, de compétences, confiance mutuelle Faible identitéRelations de compétences, d’influence et symboliques Forte identité
Nature du leadershipHiérarchie, intégration, leadership surplombant Réseau stratégique (réseau à la Coleman) d’entreprises soustraitantes, quasiintégrationAbsence de dirigeance ou leadership de compétences (management de projet)Leadership latéral Ecosystèmes d’affaires Triomphe sur les autres écosystèmes
Priorités managérialesManagement des unités opérationnelles Contrôle direct Management des sous-traitants, prestataires et distributeurs Décision de faire / faire faireContrôle indirect Management de projet inter-organisationnelManagement d’écosystèmes d’affaires et de réseaux d’alliés Contrôle indirect
Priorités de marchéMaintenir ses positions sur les segments de marché conquisAtteindre un marché global Exploiter une nouvelle opportunité de marchéCréer de nouveaux marchés, faire converger les industries et les compétences
PerformanceTriomphe sur les concurrents directs Croissance du groupeAtteindre son objectif de produit Innover puis se dissoudreRobustesse Capacité à créer des niches pour les membres (innovations incrémentales) Imposer son standard
Management des connaissances (KM)Protection des droits de propriété, secret Absence de KM formaliséProtection avec ouverture aux parties prenantes proches KM de proximitéOuverture totale à toute la communauté KM global à travers des plates-formes

Tableau 2 : Pour un continuum des formes organisationnelles

CONCLUSION

20En partant du constat que la littérature ne désigne pas, à travers la notion d’entreprise virtuelle, toujours le même objet organisationnel, l’une des explications à ce flou réside probablement dans l’idée que l’entreprise virtuelle, sans aller jusqu’à parler de concept mais juste d’idéal-type, n’est pas une théorie en soi ni un phénomène organisationnel indépendant, mais une modalité organisationnelle particulière (et empiriquement assez peu fréquemment observée) de relation inter-organisationnelle. Elle s’inscrit donc dans le cadre théorique plus large, celui de l’approche par les réseaux sociaux d’affaires et des écosystèmes d’affaires, et ne peut être comprise si on la déconnecte de son encastrement économique et social. Il ne s’agit pas pour autant de nier l’originalité des entreprises virtuelles, mais leur " virtualité " n’est possible précisément que parce que les partenaires appartiennent à un même réseau d’affaires, à une même communauté stratégique. Cet ancrage permet la formation d’entreprises virtuelles : identification d’une opportunité de marché, sélection rapide de partenaires complémentaires, division du travail en mode projet, et séparation. Le dilemme du prisonnier, en théorie des jeux, nous a démontré que la coopération n’est pas une stratégie évolutionnairement stable dans un jeu à horizon fini. Dès lors, les entreprises virtuelles n’ont d’existence, empirique et logique, qu’au sein d’un réseau d’interdépendances préexistant, qu’elles viennent renforcer en retour (dès lors qu’il n’y a pas de comportement opportuniste de la part des partenaires).

21Les écosystèmes d’affaires émergent et se structurent autour d’un projet collectif d’innovation, de la formation d’une trajectoire innovante, alimentée en permanence par le leadership d’une entreprise tête de réseau, le développement de niches pour d’autres entreprises, la constitution d’une vision stratégique et d’un système de valeurs partagés. Les entreprises virtuelles sont une modalité originale de " co-opétition " participant à ces conditions de la robustesse de l’écosystème (voir l’étude de cas du Boeing 787 Dreamliner).

Etude de cas

L’entreprise virtuelle " Conception du Boeing 787 Dreamliner " au service de l’écosystème d’affaires de Boeing
Boeing a su fonder une communauté stratégique vaste et internationale de partenaires, d’équipementiers et de sous-traitants. Historiquement, il s’agissait de " bloquer " l’entrée de nouveaux entrants dans le segment du transport aérien civil des avions de plus de cent places en faisant une place à des acteurs ayant des compétences dans ce domaine et en s’ouvrant des marchés nationaux : Russes (Tupolev), Européens (surtout dans la motorisation avec Rolls Royce, SNECMA, Fiat), Canadiens, mais surtout Japonais avec les quatre poids lourds : Mitsubishi, Fuji, Kawasaki et Ishikawajima dès 1952 (Haudeville, 1994). Reste que la conception et la fabrication du 787 Dreamliner renouvelle l’interface donneur d’ordres - équipementiers - sous-traitants, en faisant reposer la coopération non plus sur des " interfaces spécifiées ", fondées en particulier sur un cahier des charges technique très développé (2 500 pages pour le 777 !) mais sur des " interfaces interactives " qui laissent une très grande liberté aux fournisseurs et même donne lieu à un apprentissage commun. Ainsi, dans cette perspective, la firme Boeing ne concentre plus que 30 % de la fabrication des composants contre 70 % pour le 777. " Pour ce nouveau modèle, Boeing traite ses fournisseurs comme de véritables partenaires, voire comme des pairs, et les implique très en amont dans la fabrication " (Tapscott et Williams, 2006, p. 261). En particulier, sur la conception, le développement d’une plate-forme électronique collaborative (le Global Collaborative Environment) en partenariat avec Dassault Système, révolutionne le mode de travail entre partenaires et Boeing. La maquette fut donc co-élaborée avec une quarantaine d’entreprises internationales, où chacune pouvait faire des propositions en cohérence avec les propositions des autres. L’outil de Dassault Système associe donc une plate-forme digitale de conception et la gestion du cycle de vie du produit où chacun suit l’état d’avancement en temps réel de la maquette. Le cahier des charges pour le 787 ne faisait plus que 20 pages.
Qu’en conclure ? On peut assimiler la conception du 787 Dreamliner à une entreprise virtuelle : un projet interentreprises, une coopération s’appuyant sur une plateforme électronique d’échanges, un produit en vue d’exploiter une opportunité de marché : faire un avion d’environ 250 places plus économe en énergie et autonome en vol (la seule limite à cette interprétation est que nous n’avons pas à faire à des PME) et une fois l’objectif atteint, la dissolution du réseau. Qui a alimenté le modèle virtuel de 777 ? Les équipementiers historiques de Boeing, les motoristes, les associations de passionnés de l’aviation et les compagnies aériennes. Reste que ces partenaires qui ont, au final, co-conçu le 777, qui ont fait des propositions et dévoiler les savoir-faire, puis ont été retenus ou non pour la fabrication des éléments appartiennent à la communauté stratégique de Boeing, à son réseau d’affaires préexistant, et ce depuis longtemps. L’ouverture de la plate-forme électronique à tous (chacun voit ce que fait l’autre) ne fonctionne que parce que tous se connaissent, ont déjà travaillé ensemble ou avec Boeing. Pourtant, ces entreprises seront en concurrence ultérieurement pour les appels d’offre concernant la fabrication des composants. L’entreprise virtuelle " Conception du 787 Dreamliner " vient donc reconfigurer le mode de mobilisation de l’écosystème de Boeing sur un produit (plus horizontal, plus ouvert décentralisé que pour le 777) et en même temps le renforcer. Reste que les opérations d’assemblage et de commercialisation restent des prérogatives de la firme d’Everett. On assiste bien à une transformation du type de leadership (plus latéral et moins surplombant " de Boeing sur son écosystème, plus de type " keystone advantage " que " landlord " ou " physical dominator " pour reprendre la typologie de lansitti et Levien (2004).

Bibliographie

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  • Tapscoot D. et Williams A. D. (2006): Wikinomics. Wikipedia, Linux, YouTube... Comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie, Village Mondial, Pearson.

Mots-clés éditeurs : RELATIONS DE RESEAU, ECOSYSTEME D'AFFAIRES, COOPETITION, ENTREPRISE VIRTUELLE, PLATE-FORME, ENTREPRISE ECOSYSTEMIQUE

Mise en ligne 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/vse.181.0027

Notes

  • [1]
    Suivant l’enquête de CMA (2006), il est intéressant de noter que, dans l’esprit des dirigeants d’entreprise, l’entreprise virtuelle se résume à la virtualisation de la force de travail (91 %) et de leurs compétences (83 %). Seuls, 1 sur 2 y inclut aussi la virtualisation des fournisseurs et des partenaires (58 %). La virtualisation de la coopération est donc délicate à mettre en œuvre.
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