Notes
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[1]
MPLA : Mouvement populaire pour la libération de l’Angola, groupe apparu en 1960 mais issu d’une maturation anticoloniale plus ancienne à Luanda, au pouvoir sans interruption depuis 1975 ; FNLA : Front national de Libération de l’Angola, la plus vieille formation anticoloniale, liée à l’une des branches de la famille royale kongo et appuyée par le Zaïre et les États-Unis mais militairement vaincue dès 1977 ; Unita : Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola, groupe apparu en 1965, de faible importance jusqu’en 1974 mais qui devint la principale opposition armée au MPLA jusqu’à sa défaite de 2002, implantée notamment dans le Centre-Sud du pays.
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[2]
Un peu comme des Français soutinrent le FLN algérien et partirent comme coopérants « pieds-rouges » en Algérie, des centaines de jeunes intellectuels des pays occidentaux partirent dans les pays africains de langue portugaise. Ils y côtoyèrent les Sud-Américains fuyant les dictatures et des coopérants des pays de l’Est.
-
[3]
Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-CREDU, 1990. À peu près au même moment, je publiai Mozambique. Analyse politique de conjoncture 1990, Paris, Indigo Publications, 1990. Pour la guerre civile angolaise, voir les travaux pionniers de Christine Messiant et notamment son recueil posthume L’Angola post-colonial. 1. Guerre et paix sans démocratisation, 2. Sociologie politique d’une oléocratie, préf. de Georges Balandier, Paris, Karthala, 2008.
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[4]
Pour une relecture plus récente et critique de La Cause des armes, voir Michel Cahen, « De la guerre civile à la plèbe : la Renamo du Mozambique. Trajectoire singulière ou signal d’évolution continentale ? », in Yann Guillaud et Frédéric Létang (dir.), Du social hors la loi. L’anthropologie analytique de Christian Geffray, Marseille, IRD éditions, 2009, p. 73-88.
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[5]
Ces dernières ne sont même pas vraiment closes. Voir Alice Dinerman, Revolution, Counter-revolution and Revisionism in Post-Colonial Africa. The Case of Mozambique, 1975-1994, Londres, Routledge, 2006 ; et ma réponse : « À la recherche de la défaite : notes sur une certaine historiographie de la “révolution” et de la “contre-révolution”, au Mozambique et sans doute ailleurs », Politique africaine, 112, 2008, p. 161-181.
-
[6]
Stephen A. Emerson, The Battle for Mozambique. The Frelimo-Renamo Struggle, 1977-1992, West Midlands, Helion and Company, 2014 ; Marlino Eugenio Mubai, « Making War on Village and Forest : Southern Mozambique during the Sixteen Year Conflict 1976-1992 », thèse de doctorat en histoire, University of Iowa, 2015 ; Éric Morier-Genoud, Michel Cahen et Domingos do Rosário (dir.), The War Within. New Perspectives on the Civil War in Mozambique, 1976-1992, Martlesham, James Currey, 2018 ; Michel Cahen, « Nós não somos bandidos ». A vida diária numa guerrilha de direita : a Renamo na época do Acordo de Incomati (1983-1985), Lisbonne, Imprensa de Ciências Sociais, à paraître.
-
[7]
En fait, elles ne sont pas officiellement accessibles, mais d’intrépides étudiants mozambicains de master et de doctorat ont parfois réussi à pénétrer dans les « stocks de vieux papiers » des greniers (ou caves) des palais des gouverneurs de province. En réalité, ces archives sont en grand danger.
-
[8]
Les troupes zimbabwéennes avaient, de fait, la direction des opérations militaires dans tout le centre du Mozambique, en raison de l’alliance entre les régimes de Samora Machel (Mozambique) et Robert Mugabe (Zimbabwe).
-
[9]
J’explique les conditions de mon accès à ces documents, appelés ici Cadernos de Gorongosa (Cahiers de Gorongosa), et établis leur liste dans mon chapitre « The War as Seen by Renamo : Guerrilla Politics and the “Move to the North” at the Time of the Nkomati Accord (1983-1985) », in É. Morier-Genoud et al. (dir.), The War Within…, op. cit., p. 100-146. L’exploitation complète de ces documents internes de la Renamo sera faite dans mon ouvrage, à paraître en portugais, « Nós não somos bandidos »…, op. cit.
-
[10]
Accord de Nkomati du 16 mars 1984. Pour l’analyse des dimensions politique et économique de cet accord, voir Michel Cahen, Mozambique, la révolution implosée. Études sur douze années d’indépendance (1975-1987), Paris, L’Harmattan, 1987.
-
[11]
Une exception pionnière fut constituée par les articles de Jean-Claude Legrand, « Logique de guerre et dynamique de la violence en Zambézia (1976-1991) », Politique africaine, 50, 1993, p. 88-104 ; « Passé et présent dans la guerre du Mozambique : les enlèvements pratiqués par la Renamo », Lusotopie, 3-4, 1995, p. 137-149. Plus tardivement, voir mon ouvrage Les Bandits. Un historien au Mozambique, 1994, Paris, Publications du Centre culturel Calouste-Gulbenkian, 2002.
-
[12]
La réalité fut néanmoins quelque peu différente. À la fin du conflit, quand les soldats des deux camps voulurent rentrer chez eux, des cérémonies locales eurent lieu un peu partout pour que les esprits des ancêtres, et en particulier les esprits vengeurs de morts restés sans sépulture, acceptent ces retours. Voir notamment Alcinda Manuel Honwana, « Healing for Peace : Traditional Healers and Post-War Reconstruction in Southern Mozambique », Journal of Peace Psychology, 3, 1997, p. 293-305 ; id., Espíritos vivos, tradições modernas. Possessão de espíritos e reintegração social pós-guerra no sul de Moçambique, Maputo, Promédia, 2002.
-
[13]
C. Geffray, La Cause des armes…, op. cit.
-
[14]
La politique de villagisation a été une composante essentielle de la politique rurale du Frelimo, qui a dressé contre lui une large partie de la paysannerie qui ne refusait pas, a priori, la modernisation, si elle permettait de vivre mieux et avait une utilité sociale. La villagisation provoqua au contraire une vaste crise et fut un échec politique. Dès qu’ils le pouvaient, les paysans fuyaient et si la Renamo attaquait le village, la plupart du temps, elle avait le soutien des paysans.
-
[15]
Les rituels de la pluie, par exemple, taxés d’« obscurantisme », furent interdits. Si une sècheresse survenait, le Frelimo était alors perçu comme coupable.
-
[16]
Cadernos de Gorongosa, 7, message no 61 (ci-après : CG7/61), Do GCN para C/ Zacarias [Pedro], 5 septembre 1984.
-
[17]
Macondes (Makondes) : peuple de l’extrême Nord du Mozambique et du Sud de la Tanzanie ; Macuas (Makhuwas), grand peuple étendu sur plusieurs provinces du Nord du pays, dont celle de Nampula ; Yaos (WaYao), peuple islamisé du Nord-Ouest du pays ; Lómuès (Lomwe), sous-groupe macua dans la province de Zambézie. CG7/262, Do C/em Chefe Supremo das forças armadas da Renamo para Chefe G[rupo] C[oordenador Norte] em resposta da sua Msg que falava sobre 4 recrutas que fugiram em Sofala, 3 novembre 1984.
-
[18]
Dans son projet de nation, le Frelimo mélangea systématiquement les guérilleros de diverses régions et la langue de la guérilla fut la langue portugaise. Cela n’empêcha pas la domination des éléments sudistes (venus de la capitale) aux plus hauts échelons du commandement. Cette politique, grosso modo, continua pendant la phase « marxiste-léniniste » (1977-1989) et continue encore de nos jours, et le poids des langues africaines diminue continûment au Mozambique. Cela exprime un paradigme de modernisation (un temps qualifié de « transition socialiste ») dans lequel la « production de la nation » ne vient pas d’un long processus historique de confluence des nations précoloniales en une nation de nations grâce à l’identification politique à une République sociale, mais d’une politique rapide d’uniformité nationale contre les nations précoloniales considérées en bloc comme « féodales ». Bien que la Renamo soit très hostile à ce « nouveau colonialisme », elle n’a jamais réussi à élaborer une culture politique alternative.
-
[19]
Cet article ne traite pas de la question spécifique des enfants-soldats (de moins de 16 ans). Sur ce thème, on a des données précises pour la dernière année de guerre, grâce à l’enregistrement des combattants démobilisés des deux camps par l’Organisation des nations unies en 1992-1993. Le nombre absolu d’enfants-soldats était presque le même dans l’armée gouvernementale (5 631) et dans les rangs rebelles (5 885), mais bien moindre en pourcentage du total des combattants dans la première (7,94 % de 70 902) que chez les seconds (26,78 % de 21 979). Voir Ton Pardoel, Socio-Economic Profile of Demobilized Soldiers in Mozambique, Maputo, UNDP, 1994.
-
[20]
Les régions militaires de la Renamo eurent toutes des noms d’animaux à partir de 1984, mais souvent les mêmes noms se répétaient selon les grandes aires géographiques. J’ai donc rajouté la mention « Nord », « Sud » ou « Centre » pour les discerner. La région Buffalo-Sud recouvre l’essentiel de la province de Gaza dans le Sud du pays. Voir la carte des régions militaires de la Renamo.
-
[21]
CG5/789, Da [Região no 3], C/S Golo ao EMG, s. d. [septembre 1983].
-
[22]
CG5/796, Da Região no 3 ao DDRNM, s. d. [septembre 1983].
-
[23]
« Ces FPLM », c’est-à-dire « ces soldats des Forces populaires de libération du Mozambique » (armée gouvernementale). CG1/78-1, Do CH/ da Segurança [Matheus Ngonhamo ?] para C/Zacarias Pedro, 8 décembre 1984.
-
[24]
CG8/213, Do C/ em Chefe Supremo das Forças das Renamo para C/Bob, 19 novembre 1984.
-
[25]
CG1/84-3, Do Com/Nacional Avelino Samuel para EMG, 2 décembre 1984.
-
[26]
Il est impossible d’aborder la question ici, mais le Mozambique dit marxiste-léniniste n’a jamais été un pays communiste comparable à Cuba ou au Vietnam (pour ne citer que des pays du Sud).
-
[27]
CG1/12, Do C/Regional no 6 Leopardo para DDRNM, 21 août 1984.
-
[28]
Milices locales de la Renamo le plus souvent sans arme à feu, obéissant aux chefs traditionnels mais aussi, le cas échéant, aux commandants des bases. Les mudjibas avaient un rôle fondamental dans l’information, l’alerte en cas d’approche d’une colonne gouvernementale, etc.
-
[29]
« Elementos da população », expression issue du vocabulaire politique du Frelimo pour désigner des habitants qui ne sont pas membres du parti au pouvoir (dans le vocabulaire de ce dernier, le povo – le peuple, concept politique – est l’ensemble des habitants membres du parti ; les autres ne sont que des « éléments de la population »). La Renamo a repris l’expression pour désigner la population des deux bords, en précisant si nécessaire « elementos do inímigo » (éléments/population de l’ennemi) ou « elementos nossos » (notre population). Sur le lexique politique de la Renamo, voir mon article « Entrons dans la nation. Notes pour une étude du discours politique de la marginalité. Le cas de la Renamo du Mozambique », Politique africaine, 67, 1997, p. 70-88.
-
[30]
Pour ne citer qu’un article très récent : Lily Bunker, « War Accounts from Ilha Josina Machel, Maputo Province », in É. Morier-Genoud et al., The War Within…, op. cit., p. 181-200.
-
[31]
Le Frelimo parlait de populações recuperadas (populations récupérées). Les reportages de journalistes gouvernementaux laissent clairement entrevoir que cette population recuperada était formée de femmes, d’enfants et de vieillards. Les hommes, ou bien étaient avec la Renamo, ou bien, même civils, venaient d’être tués.
-
[32]
Bien que l’expression générale « relations sexuelles avec des éléments de la population » soit très fréquente dans les messages, je n’ai trouvé aucun indice qu’elle pourrait renvoyer aussi à des relations homosexuelles, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas.
-
[33]
Base rebelle près de la localité de même nom, dans le Nord de la province de Manica.
-
[34]
CG8/380, Do C/em CH/Supremo das Forças Armadas da Renamo para C/Se[ctorial] Pedro Chuva, 1er décembre 1984.
-
[35]
CG1/30-1, Do C/Regional da Região Rinoceronte para DDRNM, 26 août 1984.
-
[36]
CG8/289, Do C/Reg[ional] da R[egião] R[inoceronte] ao DD, 26 novembre 1984 ; CG2/174, Do C/R[egional] [Rinoceronte] para DD, 27 novembre 1984.
-
[37]
Nipa : eau-de-vie de cajou ou d’autres fruits.
-
[38]
CG6/137, Do C/R[egional da] R[egião] Rinoceronte para DDRNM, 31 novembre 1984.
-
[39]
CG1/90, Do Chefe Raúl Dick [Dique] para Presidente da Renamo, 13 avril 1985.
-
[40]
C. Geffray, La Cause des armes…, op. cit., p. 113-116.
-
[41]
Les Cadernos concernant la vie quotidienne militaire de la guérilla, si ces mariages forcés ne posaient pas problème à la discipline, il est logique qu’ils n’aient pas même été mentionnés.
-
[42]
Forces populaires de libération du Mozambique, l’armée gouvernementale.
-
[43]
CG5/557, Da Região no 8 ao DDRNM, s. d. [entre juillet et septembre 1983].
-
[44]
On ne connaît même pas le nombre total de morts (en combats ou lors des famines) : le chiffre de « un million » est généralement avancé, mais sans étude aucune pour le justifier.
-
[45]
En décembre 1984, le Détachement féminin avait sans doute l’effectif d’un bataillon, soit un peu plus de 300 combattantes. À ma connaissance, il ne fut jamais directement utilisé en combat, mais plutôt en mission de reconnaissance et de transport, même si ses membres avaient un entraînement militaire et possédaient chacune une arme.
-
[46]
« DFs » : femmes du Détachement féminin.
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[47]
CG7/263, Do C/ em Chefe Supremo das F[orças] Armadas da Renamo para os C/ Generais António Pedro e Henriques Samuel, 5 novembre 1984.
-
[48]
M. Cahen, « Nós não somos bandidos »…, op. cit.
-
[49]
M. Cahen, Les Bandits…, op. cit.
-
[50]
Le Frelimo se définit comme un « Front » de 1962 à 1977. Mais lors de son troisième congrès, deux ans après l’indépendance (1975), il adopta officiellement le « marxisme-léninisme » et se définit dès lors comme « parti d’avant-garde de l’alliance ouvriers-paysans ». Cependant, dans le langage courant, il n’abandonna pas son nom originel, lui accolant simplement le vocable partido.
-
[51]
Par exemple : CG3/144, Do E.M. 1a Zona R.T. Sul para EMG, 1er janvier 1985. Il faut noter qu’aujourd’hui, la Renamo qualifie la guerre civile de « Guerre pour la démocratie » : elle distingue une première étape dirigée par le Frelimo (« la lutte de libération nationale ») qui a dû être prolongée en une seconde étape par la « lutte pour la démocratie ».
-
[52]
Les Continuadores étaient l’organisation de scoutisme obligatoire des jeunes scolarisés en zone gouvernementale. En zone Renamo, cela peut désigner des enfants-soldats.
-
[53]
CG8/152, Do DD para C/Secto[rial] Vasco Sendai, 17 novembre 1984.
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[54]
CG9/161, De Amade [Viagem] para o S.R. Presidente da Renamo, 27 décembre 1984.
-
[55]
CG10/38, Do C/ em CH Supremo das Forças Armadas da Renamo para C/Languane Oliveira [C/Reg. Rinoceronte], mensagem no 10, 18 janvier 1985.
-
[56]
CG7/40, Do C/Zacarias [Pedro] para C/General António Pedro, 3 septembre 1984.
-
[57]
CG2/320, Do C/ em Chefe Sup[remo] das Forças armadas da Renamo para C/Reg[ional] em resposta da mensagem no 9, 14 décembre 1984.
-
[58]
En effet, dans la Renamo, il n’y avait ni accumulation ni redistribution. Voir Eric Hobsbawm, Primitive Rebels. Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries, Manchester, Manchester University Press, 1959.
-
[59]
Allen Isaacman, « Social Banditry in Zimbabwe (Rhodesia) and Mozambique, 1894-1907 : An Expression of Early Peasant Protest », Journal of Southern African Studies, 4 (1), 1977, p. 1-30.
-
[60]
David Kilcullen, The Accidental Guerrilla. Fighting Small Wars in the Midst of a Big One, Oxford, Oxford University Press, 2009.
-
[61]
M. Cahen, « Entrons dans la nation… », art. cité, p. 70-88.
Régions militaires de la Renamo à la fin de l’année 1984
Régions militaires de la Renamo à la fin de l’année 1984
1Une longue guerre sévit au Mozambique entre 1976 et 1992. Elle met aux prises le Front de libération du Mozambique (Frelimo), au pouvoir sous la forme d’un régime « marxiste-léniniste », et la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), qui mène une guérilla de droite avec le soutien extérieur de la Rhodésie puis de l’Afrique du Sud. Moins connue que son adversaire, la Renamo est ici éclairée par des sources jamais mobilisées : les messages radio échangés entre le commandement en chef et ses groupes locaux dans les années pivot de 1983 à 1985. Grâce à elles, Michel Cahen explore de l’intérieur les caractéristiques de cette guérilla qui put trouver, pendant de longues années, le soutien d’une partie de la population du Mozambique. Il se penche sur les modalités d’entrée dans la guérilla, étudie les relations complexes nourries avec la population civile, notamment les femmes, et scrute les constructions identitaires qui découlèrent de cette guérilla, tant pour les individus que pour les groupes.
2De 1976 à 1992, le Mozambique, ancienne colonie portugaise d’Afrique australe parvenue à l’indépendance en régime de parti unique le 25 juin 1975, connut une terrible guerre interne dénommée « la guerre des Seize Ans ». Cette qualification, popularisée par l’Église catholique du pays lors de la signature des accords de paix de Rome le 4 octobre 1992, ne devait rien au hasard. Dans un esprit de réconciliation, il s’était agi de trouver une désignation neutre n’utilisant ni l’une ni l’autre des caractérisations de cette guerre : « guerre d’agression et de déstabilisation de l’apartheid » selon le Frelimo (Front de libération du Mozambique) au pouvoir depuis l’indépendance, considérant que le conflit était exclusivement fomenté depuis l’extérieur ; « guerre pour la démocratie » selon la Renamo (Résistance nationale du Mozambique), la guérilla en lutte contre le parti unique « marxiste-léniniste » avec le soutien de la Rhodésie jusqu’en 1980 puis de l’Afrique du Sud de l’apartheid.
3Cette dispute avait aussi fait rage dans les milieux académiques, autour de la définition de la guerre comme civile ou non. À la fin des années 1970 et jusqu’au milieu des années 1980, la plupart des universitaires s’intéressant au Mozambique et à l’Angola (les deux grandes colonies portugaises d’Afrique australe) venaient de la militance anti-apartheid : la décolonisation portugaise était perçue comme un aspect de la lutte contre la domination blanche en Afrique méridionale, et les guerres en Angola (1975-2002) et au Mozambique étaient envisagées à cette aune. Cette analyse était renforcée par le fait que l’Afrique du Sud soutenait les rébellions contre les anciens mouvements de libération anticoloniaux qui avaient accédé au pouvoir en 1975. Au Mozambique, les guérilleros étaient considérés comme des « bandits armés » (bandidos armados), qualification volontairement antipolitique. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Jusqu’en 1980, la presse mozambicaine (et les sympathisants internationaux du Frelimo) parlaient d’« activités contre-révolutionnaires » (une caractérisation politique), confondant en un même ensemble les actions des Selous Scouts rhodésiens traquant les guérilleros zimbabwéens au cœur des régions centrales du Mozambique, et les premières actions de la guérilla mozambicaine. Quand le Zimbabwe accéda à l’indépendance en 1980, à la suite des accords de Lancaster House en 1979, la Renamo, analysée uniquement comme un bras auxiliaire de l’armée rhodésienne, aurait donc dû disparaître. Or elle se développa rapidement. Il fallait donc en nier le caractère politique, et c’est ainsi qu’apparut l’expression « bandits armés » ne leur accordant pas même la qualité de combattants irréguliers.
4De la sorte, les raisons internes et l’historicité de la guerre furent largement sous-estimées. En Angola, personne ne niait que les deux mouvements ennemis du MPLA au pouvoir, l’Unita et le FNLA [1], avaient été des mouvements de libération, certes « alliés de l’impérialisme », mais ils n’étaient guère qualifiés de « bandits » et leur base sociale n’était pas contestée. Dans le cas du Mozambique, la thèse « externaliste » domina jusqu’en 1988-1990, quand Christian Geffray, un anthropologue français, ancien coopérant sympathisant du Frelimo [2], publia un ouvrage fondamental expliquant les ressorts de la production interne de la guerre. Ces derniers tenaient pour l’essentiel à la politique de modernisation autoritaire du pouvoir, en particulier la villagisation forcée des paysans vivant auparavant en habitat dispersé ainsi que la répression des chefferies traditionnelles et des religions animistes et confessionnelles. Cette politique avait provoqué ou renforcé, au sein de la population, des processus de marginalisation menant des secteurs sociaux à vouloir se protéger de l’État [3]. Il ne s’agissait pas de nier le soutien de l’apartheid à la Renamo, mais de comprendre qu’elle ne pouvait s’y réduire [4]. Il devait s’ensuivre des années de polémiques [5].
5Pourtant, la question de l’historicité de la guerre aurait dû être réglée dès les premières élections pluripartistes d’octobre 1994 supervisées par l’Organisation des nations unies : malgré la présence d’un appareil d’État resté entièrement contrôlé par le Frelimo, la Renamo obtint environ 35 % des voix, avec la majorité absolue dans certaines provinces, y compris dans des zones qu’elle n’avait jamais occupées militairement, ce qui excluait la thèse du « vote captif ». Le mouvement rebelle devenu parti politique avait bien une base sociale nourrie par le mécontentement envers la politique de modernisation autoritaire menée par l’État. Ce qui est certain, c’est qu’une guérilla soutenue par la Rhodésie et l’Afrique du Sud de l’apartheid allait forcément ressentir en son sein, et non plus seulement dans l’arène internationale, des problèmes de légitimité. C’est cette question centrale que je chercherai à cerner dans cet article, en particulier face à la « légitimité automatique » du parti unique Frelimo, puisée au souvenir de la période de la lutte anticoloniale.
6En dépit de quelques travaux récents [6], l’histoire de la guerre civile au Mozambique reste largement à écrire. Avec le temps cependant, la fabrique de cette histoire s’est enrichie par l’accès progressif à de nouveaux fonds d’archives. Que l’on songe ici aux archives des administrations locales et provinciales [7] ou à celles de la rébellion. De même, les entretiens avec les anciens combattants des deux camps deviennent plus aisément réalisables.
7Parmi les sources jamais mobilisées, j’ai eu accès à des documents internes de la Renamo saisis par les troupes zimbabwéennes lors de la prise d’assaut de la Casa Banana, quartier général des rebelles dans le centre du pays, le 28 août 1985 [8]. Il est impossible d’évaluer la proportion que représentent ces archives d’une valeur inestimable sur le plan historique, dans la mesure où le fonds dans son intégralité n’a, à ce jour, pas été retrouvé ; peut-être même a-t-il été détruit. Mais le lot consulté rassemble la transcription manuscrite de plusieurs milliers de messages radio décodés échangés entre le commandement en chef de la Renamo et ses groupes locaux, et réciproquement, de 1983 à 1985. Ces messages n’avaient évidemment pour fonction ni d’être publiés ni d’être lus par quiconque qui fût extérieur à la hiérarchie militaire. Bien que, comme pour toute documentation, une distance critique doive être observée, ce corpus reflète les manières de voir, le ressenti, les espoirs et les craintes de leurs auteurs [9]. Il s’agit bien d’un récit interne. Or cette période (1983-1985) fut cruciale dans l’histoire de la Renamo. D’abord, parce qu’elle couvre le moment où la Renamo tint son premier congrès en 1983, s’affirmant déjà comme plus qu’une simple armée. Ensuite, ces deux années sont marquées par les négociations entre le régime de Maputo et l’Afrique du Sud. En échange de l’abandon du soutien apporté par le Mozambique à l’African National Congress (ANC), l’Afrique du Sud s’engageait parallèlement à retirer son appui à la Renamo. Bien que cet accord fût signé par les deux États en 1984 [10], la Renamo ne le reconnut pas. La médiation sud-africaine pour tenter de trouver un accord direct entre la Renamo et le Frelimo ne connut guère plus de succès.
8Contrairement aux espoirs du gouvernement mozambicain qui pensait que la cessation (relative) de l’appui sud-africain à la Renamo allait asphyxier cette dernière, elle provoqua à l’inverse son installation définitive à l’intérieur du Mozambique et son extension à presque tout le pays. Si les services secrets sud-africains continuèrent clandestinement à soutenir la rébellion, ce soutien fut de basse intensité, à l’inverse de celui massif que l’armée sud-africaine accordait à l’Unita en Angola. Grâce à l’appui sud-africain et au commerce des diamants, l’Unita n’avait besoin de la population que pour recruter des soldats. Au Mozambique, la rébellion dut construire des liens avec les secteurs de la population qui la soutenaient, certes pour le recrutement des soldats, mais d’abord et avant tout pour sa propre subsistance. En dépit de ce contexte qui pourrait paraître défavorable, la période 1983-1985 constitua une période d’expansion et de renforcement pour la Renamo.
La socialisation par les armes et l’identité combattante
9Dans la littérature proche du Frelimo, la Renamo a été amplement décrite comme procédant à des recrutements par le biais de la terreur et en particulier du rapt. Une telle analyse passait non seulement sous silence les engagements volontaires, mais conduisait également à négliger d’intégrer le rapt dans les usages sociaux des sociétés africaines [11]. Il est impossible de proposer une description proportionnelle des formes diverses de recrutements par la guérilla, mais il est certain qu’elles varièrent du volontariat le plus enthousiaste au rapt le plus épouvantable. La modalité la plus extrême de ces recrutements par la force consistait à contraindre un jeune garçon à tuer ses propres parents devant toute la communauté réunie : il était ainsi enrôlé en toute « sécurité », ne pouvant plus jamais revenir chez lui [12].
10Plus généralement, quelle différence entre un recrutement plus ou moins forcé d’un jeune paysan capturé par la Renamo hors de ses aires de soutien et le service militaire obligatoire pour lequel le gouvernement déclenchait des rafles à la sortie des collèges ou des offices religieux ? Par ailleurs, la question du rapt ne saurait être réduite à son seul aspect militaire puisqu’il s’agissait d’abord de recruter non des soldats, mais des populations entières. Quand on procédait à des rapts, des jeunes gens et jeunes filles étaient certes concernés, mais aussi des personnes d’âge mûr ou même âgées. De ce point de vue, la Renamo et le Frelimo visaient exactement la même chose : il s’agissait d’une bataille pour la domination de la population et pour la légitimation par la population.
11Il est impossible d’avancer bien loin dans l’analyse sociale des recrutements : la Renamo ne recrutait que très peu dans les villes (et alors il s’agissait de volontaires), même si des urbains pouvaient être capturés lors d’attaques de convois routiers. Il y avait incontestablement une plus grande proportion de population paysanne du côté de la Renamo – celle-ci conserve encore aujourd’hui la plupart de ses bastions électoraux en brousse. Mais l’armée gouvernementale comptait également de nombreux paysans dans ses rangs. Le critère de classe était lui aussi incontestable : du côté gouvernemental, les fils de l’élite échappaient pour la plupart au service militaire, notamment pour achever leurs études, tandis que la Renamo, qui accordait la plus grande importance au recrutement des personnes éduquées (professeurs, infirmiers, prêtres), y parvenait rarement. Cette guerre fut avant tout un conflit de paysans tuant des paysans.
12Le recrutement des soldats était naturellement une question de première importance pour la rébellion. Christian Geffray a montré comment certaines communautés paysannes l’avaient rejointe avec enthousiasme, entraînant avec elles des centaines de jeunes s’engageant spontanément ou à la demande des chefs traditionnels [13]. Si le soutien sud-africain à la Renamo lui a coûté politiquement très cher en termes de reconnaissance internationale, il ne représenta nullement un obstacle dans la brousse mozambicaine. Les bombardements de l’aviation zimbabwéenne ou tanzanienne, la villagisation obligatoire des paysans [14], le mépris de l’État moderne pour les us et coutumes des gens [15] : tout cela était proche et touchait à l’expérience directe des populations. En outre, la lointaine Afrique du Sud pouvait être perçue comme un pays d’émigration qui offrait des perspectives de revenus bien supérieurs à celles que l’on pouvait espérer au Mozambique.
13Les messages de notre corpus évoquent de longues colonnes de centaines de recrues partant de leurs zones d’origine vers les lieux d’entraînement. Quand la rébellion procédait à des recrutements dans des zones où elle n’avait pas encore stabilisé sa base sociale, les fuites étaient nombreuses. Ainsi en septembre 1984, le Groupe de coordination nord (GCN) de la Renamo informa le Quartier général que les centaines de recrues annoncées venaient surtout de Zambézie, parce que ceux du Niassa « fuient beaucoup [16] ». L’effort de recrutement était de plus interethnique. Fin octobre ou début novembre 1984, le commandant en chef Afonso Dhlakama avisa en ce sens le général Raúl Dique Majojo (GCN) qu’il avait à nouveau besoin de « 900 recrues de la zone Nord [du pays] pour Sofala [i.e. pour venir au Quartier général] : a) 400 Macondes du Cabo Delgado, b) 300 Macuas de Nampula, c) 100 Yaos du Niassa, d) 100 Lómuès de Zambézie [17] ». Le mélange de ces recrues et leur envoi, loin au Sud, au Quartier général dans les montagnes de Gorongosa, avait pour but de parvenir à un melting-pot et, ainsi, de les « nationaliser ». La rébellion agissait ici exactement comme le Frelimo au temps de la lutte anticoloniale [18].
14La pratique du rapt [19] au cours d’une opération apparaît clairement dans les messages, ce dont on ne donnera ici qu’un seul exemple : le 24 septembre 1983, dans la région Buffalo-Sud [20], quinze combattants d’un groupe de sabotage quittèrent une zone de combat dans « l’intention de recruter » [21]. Dès le lendemain, ils pouvaient déjà compter « 21 recrues » mais le 27 septembre, alors qu’un accrochage avait eu lieu avec les troupes gouvernementales, « toutes les recrues ont pris la fuite pendant les combats ». Ici, pas de doute sur la nature du « recrutement » : il s’agissait bien d’un rapt dans des zones encore au moins partiellement contrôlées par le gouvernement.
15D’autres fois, en revanche, le volontariat était net. En septembre 1983, le commandant de la deuxième zone sud (provinces d’Inhambane et de Gaza) signalait au commandant en chef un « militant qui demande à recevoir une arme. […] Il travaille très bien avec nos forces [22] ». En effet, paradoxalement, les volontaires apparaissaient toujours suspects, soupçonnés d’être des infiltrés, d’où la demande d’autorisation d’armer cette recrue. Ici, la mention de « militant » indique qu’il s’agissait d’une personne urbaine car on ne désignait pas ainsi les jeunes paysans entrant dans la Renamo volontairement ou sur ordre du chef traditionnel. Un autre message était plus précis : deux soldats de la région Chat-centre allaient arriver, escortant « ces FPLMs et 4 étudiants [23] ». Si deux soldats suffisaient pour acheminer ces derniers, c’était bien que ces soldats étaient des déserteurs désireux de rejoindre la Renamo et les étudiants des volontaires. La différence entre « recrues » et « soldats » s’affirmait de manière étanche : pendant leur exercice, les recrues ne possédaient pas leurs propres armes, elles ne recevaient pas les mêmes rations alimentaires que les soldats et elles étaient soumises à une forte (mais décroissante) surveillance qui n’empêchait nullement les fuites.
16Si l’évasion d’une recrue n’était pas considérée de la même manière que la désertion d’un soldat, il fallait cependant réagir. Le 19 novembre 1984, le commandant en chef Afonso Dhlakama demanda au commandant Bob Charlton de « bien attacher ces recrues qui ont fui de Mucuramadzi et, quand ce sera opportun, de nous les envoyer [24] », c’est-à-dire à la Casa Banana. En dépit de ces recommandations, les fuites se répétèrent et deux recrues, rattrapées, « furent passées à tabac et renvoyées à la base [25] ». Mais, on le voit, elles ne furent pas fusillées – comme c’était généralement le cas pour les désertions de soldats. De toute manière, les recrues devaient demeurer sous surveillance le temps que l’on puisse leur accorder une confiance suffisante. Elles recevaient un enseignement des techniques militaires de la part d’instructeurs mozambicains (de rares fois sud-africains, seulement pour les troupes spéciales du Quartier général). Aux exercices militaires s’ajoutait un rudiment d’endoctrinement politique (« lutte contre le communisme [26] » ou contre le « nouveau colonialisme » symbolisé par les villages communaux et le mépris pour les religions et chefs traditionnels) et, surtout, inculcation d’un sentiment d’appartenance et de corps autour d’une hiérarchie sans faille.
17De ce point de vue, le moment de la remise de l’arme (dans 90 % des cas un AK-47) constituait un rite de la plus haute importance. La recrue acquérait enfin son identité d’homme (parfois de femme) combattant et ne devait jamais égarer son arme, perte jugée comme une infamie. Le prix accordé à l’arme s’expliquait non seulement par la rareté de l’armement (malgré les livraisons sud-africaines, toujours insuffisantes), mais surtout par le fort esprit de corps scellé par la légitimité de la lutte contre l’État de modernisation autoritaire. Les soldats étaient ainsi désignés autant par leur nom que par le numéro de leur arme. Dans les messages qui évoquent les soldats morts ou blessés, le numéro de l’arme apparaît toujours. Un seul exemple suffira ici : en août 1984, le commandant de secteur Pedro Chuva (premier secteur de la région Léopard-Centre, province de Manica) tua accidentellement une personne et en blessa trois autres : le soldat mort était « le chef de bazooka Victor José no 8051 AK-47 » ; les soldats blessés « Castro Guidione no 455675 AK-47 » et « Zacarias Narcela no 558 AK-47 » et la « recrue Inácio Seda tireur de bazooka no 88748 RPG-7 [27] ». La comptabilité des armes était rigoureusement tenue : celle des armes en usage, celle des armes des soldats morts non encore attribuées à des recrues, celle des armes endommagées, celle des armes placées en réserve dans les esconderijos (cachettes). Tous les quinze jours, les bases provinciales et sectoriales devaient envoyer leur comptabilité.
18L’« anticommunisme » (en réalité l’hostilité au paradigme de modernisation autoritaire), la discipline et la hiérarchie extrêmement dures, la violence (celle des combats, des recrutements, de l’entraînement des recrues, de la faim), tout cela dessina sans doute assez tôt une identité combattante qui n’empêcha jamais les fuites mais assura grosso modo la cohésion du corps social guerrier (désormais unique lieu de socialisation de soldats souvent recrutés très jeunes) qu’était la Renamo.
19Or ces soldats étaient très majoritairement des hommes ou des garçons. Dans la discipline militaire mais aussi dans la fabrique même de l’identité guerrière, la question des relations avec, d’une part, les femmes de nossa população (« notre population », celle des zones Renamo) et, d’autre part, celles des elementos do inimigo (« éléments de l’ennemi », population du Frelimo) était cruciale.
Le « problème des femmes »
20Dans sa lutte contre l’État de modernisation autoritaire, la Renamo développa peu à peu ses propres zones d’autarcie économique. Elle déléguait l’administration des populations civiles aux chefs traditionnels qui lui étaient favorables et leur surveillance aux mudjibas [28]. Mais l’introduction de dizaines, voire de centaines de combattants, presque tous des hommes originaires d’autres régions au sein des populations civiles de telle ou telle communauté se servant de la Renamo pour se protéger de l’État, pouvait provoquer des troubles sociaux graves : non seulement si, en cas de famine, les guérilleros se mettaient à piller leur propre population, mais aussi s’ils provoquaient un déséquilibre dans le sex ratio en obligeant des femmes de cette population à se marier avec eux ou en les violant. Le comportement de la Renamo envers les femmes revêtait donc une importance cruciale : respecter « sa population » lui assurait le maintien de sa base sociale. C’est pourquoi la prédation des femmes concernait essentiellement les elementos da população do inímigo (« éléments de la population de l’ennemi ») [29].
21Dans la littérature sur la guerre civile, le comportement des guérilleros de la Renamo envers les femmes est fréquemment décrit de la manière la plus sombre qui soit. Outre les rapts d’« éléments de la population » en général et de femmes et jeunes filles en particulier, il est souvent question d’esclavage sexuel ou de mariages forcés. Il ne s’agit évidemment pas de nier la réalité de telles exactions : les témoignages rapportés dans de nombreux travaux de recherche en confirment hélas l’occurrence [30]. Cependant, il faut souligner le déséquilibre flagrant dans l’imputation des atrocités à la Renamo et, plus rarement, au Frelimo. Cette disproportion s’explique par le contrôle de l’information exercé par le Frelimo, y compris à l’échelle internationale. Il a eu des répercussions importantes sur l’historiographie de la guerre civile mozambicaine. Ces réserves posées, la documentation consultée rapporte de nombreux massacres de civils perpétrés par l’armée gouvernementale dans les zones tenues par la Renamo et aussi des tueries commises par la Renamo contre des « éléments de l’ennemi », c’est-à-dire des habitants vivant en zone gouvernementale. Dans une logique de guerre où l’objectif des deux camps [31] était l’appropriation de la population, des viols survenaient mais point à l’échelle d’une stratégie comme cela est advenu dans de nombreuses guerres civiles. Par ailleurs, des femmes raptées pouvaient être mariées de force, en zones Renamo, à des hommes civils ou militaires, ce qui n’était pas socialement inadmissible dans une société où le mariage libre n’existait pas, ou guère, et où la dépendance pour fait de guerre était admise.
22Comment la documentation interne de la rébellion donne-t-elle à voir ce qu’elle désigne comme « le problème des femmes » et qui est, en réalité, une affaire d’hommes ? De nombreux messages mentionnent l’existence de relations sexuelles entre des guérilleros et des femmes ou des « éléments de la population [32] », ce qui était en principe rigoureusement interdit. Le commandant en chef alla jusqu’à menacer de mort « tous les soldats de Catandica [33], celui qui sort [de la base] pour conquérir des femmes ou des filles des populations, celui-là sera tué, c’est-à-dire exécuté devant la population où il a fait du grabuge [34] ». On peut supposer que la situation était préoccupante dans cette base car, en général, les messages ne contiennent pas de menaces de mort pour sanctionner des relations sexuelles prohibées. Le commandant de la région Rhinocéros (province de Tete) demanda des directives à propos d’un commandant de zone et de trois soldats emprisonnés les 19 et 21 août 1984 pour « avoir eu des relations sexuelles avec des éléments de la population [35] ». Deux mois plus tard, et après de nouveaux emprisonnements, le commandant demandait à nouveau à sa hiérarchie quel sort réserver aux précédents « détenus avec [sic : pour cause de] problèmes avec des femmes [36] ». Le 31 décembre, le même commandant dénonçait le comportement de deux guérilleros qui, chemin faisant, « menaçaient de violence la population, saisissant des chèvres, de la nipa [37] et des filles. […] Nous avons enquêté en présence des filles qui avaient été menacées pour obtenir d’elles d’avoir des relations sexuelles mais elles n’ont pas accepté en dépit de fortes menaces. […] Pour calmer la population de cette zone, nous avons passé à tabac [ces soldats] devant toute la population réunie [38] ».
23En avril 1985, pendant son voyage d’inspection aux régions, le général commandant du Groupe de coordination nord (GCN) informait le commandant en chef qu’il était bien en train de diffuser « les orientations sur la manière de travailler [expliquant] ce qui est interdit, comme boire [de la nipa] et fréquenter des filles de la population [39] ».
24Ces messages relevés dans des Cadernos, nullement destinés à être lus par un observateur extérieur, reflètent au moins une partie de la réalité. C’est moins le sort des femmes qui préoccupait les officiers que le maintien d’une stricte discipline militaire, en particulier dans les relations avec la population civile environnante. L’interdiction des relations sexuelles entre les soldats de la Renamo et les femmes des populations passées sous le contrôle de la rébellion n’excluait pas les mariages contraints entre ces mêmes soldats et les « femmes de l’ennemi » vivant désormais en zones Renamo (mais hors des bases militaires), ce que Christian Geffray appela les « compagnes de guerre [40] ». De tels mariages permettaient d’assurer une forme de stabilité sexuelle et affective pour les soldats et d’éviter ainsi de s’aliéner les sociétés paysannes ralliées. Néanmoins, pas un seul des messages (sur plusieurs milliers) ne mentionne de telles unions autoritaires dans les Cadernos étudiés [41].
25Relevons également que le terme de viol (violação) n’est pas employé dans les messages. Lorsqu’il est fait référence à des « relations sexuelles avec un élément de la population », rien n’est précisé sur le consentement ou la contrainte. Toutefois, dans les cas où des soldats étaient fouettés devant la population, il est probable qu’il se fût bien agi de viol. Il semble qu’il y eut une grande variété de situations locales, dépendant du comportement des commandants ou des chefs de zone eux-mêmes envers les femmes, et pas seulement pour les relations sexuelles. Par exemple, le fait de demander à des femmes civiles de pénétrer dans la base, et surtout dans le control (zone centrale de sécurité, écrit à l’anglaise) afin qu’elles pilent le maïs pour les officiers, était considéré comme une infraction à la discipline aussi grave que les relations sexuelles illicites.
26Cependant, quelques cas de viols sont mentionnés dans les Cadernos. Ainsi, du côté de la Renamo, le commandant régional Rhinocéros écrit au commandant en chef le 18 octobre 1984 que, à la suite d’un combat « dans le 2e secteur, nous avons emprisonné un groupe de 5 soldats […] pour avoir pratiqué des relations sexuelles avec des éléments de la population durant l’opération » [souligné par nous]. Ici, le viol ne fait pas de doute. Des viols commis par les troupes du Frelimo sont aussi mentionnés. Dans un message non daté, il est fait mention d’« une femme [dont le nom est donné] qui a été violée par les [soldats des] FPLM [42]. […] 20 FPLM lui ont fait [sic] des relations sexuelles d’où il en a résulté une blessure du sexe de la femme […] cette dernière est en ce moment en traitement traité [sic] par nos forces [43] ».
27Il paraît hasardeux, voire impossible, d’avancer une estimation chiffrée des viols commis pendant la guerre civile dans un pays vaste de 750 000 kilomètres carrés et sur une période de seize ans. À ces contraintes, ajoutons que cette question du viol fut considérée comme secondaire par les belligérants, qui n’en consignèrent que des traces ténues dans leurs documents [44].
28D’une manière plus générale, la présence des femmes était toujours perçue comme un danger pour la discipline militaire masculine. Qu’il s’agisse de la question des relations sexuelles ou de la présence de femmes soldates dans la guérilla, les messages la considèrent toujours problématique. Très nombreux sont ceux qui mentionnent des tensions entre soldats, ou entre un commandant et un soldat, pour l’appropriation d’une femme. Cela explique sans doute que le Destacamento Feminino (Détachement féminin), créé en 1981, ait été doté d’une organisation rigoureusement parallèle à celle de la guérilla masculine, avec peu de contacts entre les deux [45]. Néanmoins, les grossesses étaient un phénomène fréquent et soigneusement comptabilisé dans les statistiques de la guérilla. Quand la Renamo tenta un effort particulier pour recruter et rapter des jeunes femmes scolairement éduquées et urbaines, probablement pour renforcer son administration, le commandant en chef dut rapidement mettre fin à ce programme, comme l’indique le message envoyé à ses généraux du Nord du pays en novembre 1984 :
Après avoir procédé à une étude sur [la présence] des femmes ou DFs [46] au sein du commandement de la Renamo, nous avons décidé de modifier cette idée de recruter davantage de DFs dans les provinces de Zambézie et de Nampula. Personne ne doit plus recruter de DFs jusqu’à ce qu’on ait étudié de nouveau le comportement de quelques cadres qui ont porté préjudice aux relations avec leurs subordonnés à cause des DFs [47].
30Ces femmes d’origine urbaine et qualifiées étaient précieuses pour l’administration de la guérilla, les hommes étant occupés aux tâches directement militaires. Pourtant, leur présence auprès des commandants mettait tant en péril la discipline militaire, à commencer par celle des commandants eux-mêmes, que la stricte séparation dut être rétablie. Une certaine éthique sexuelle dans la Renamo était indispensable à sa propre légitimation combattante. Il fallait aussi faire comme le Frelimo, qui avait eu un Détachement féminin pendant la guerre anticoloniale. Ainsi la légitimation passait aussi par les femmes.
Une guérilla non politique ?
31La forte identité combattante, déjà mentionnée, pouvait-elle exister sans aucune conscience politique ? L’examen des Cadernos de Gorongosa, dont cet article ne peut donner qu’un mince aperçu, indique en toute certitude trois choses : la Renamo des années 1983-1985 n’avait rien à voir avec une constellation de « bandits armés », rien à voir non plus avec un groupe de mercenaires, ni ne constituait un phénomène de « seigneurs de guerre » comme il y en eut dans d’autres guerres civiles durables. La Renamo était une armée de guérilla, avec quelques unités semi-conventionnelles, extrêmement disciplinée (ce qui n’empêchait pas des débordements locaux), ultra-centralisée et au sein de laquelle une accumulation privée de richesses était rigoureusement interdite, même pour les commandants [48].
32Ces affirmations posées, demeurent de nombreuses questions dont l’une des plus importantes est relative au niveau de politisation de la guérilla. Quel que soit le degré d’intervention des services secrets rhodésiens dans la naissance de la Renamo, il ne fait aucun doute que cette guérilla de droite fut mue par une logique politique. Quand celui qui allait devenir son premier commandant en chef, André Matsangaíssa, alors emprisonné au camp de rééducation de Sakuzi, réussit à s’enfuir et passa en Rhodésie, il se définit d’une manière très simple et claire : « sou contra [49] » (« je suis contre »). « Contre-révolutionnaire » peut-être, si l’on considère que l’instauration du régime de parti unique était une révolution, en tout cas « contre » un régime, celui du Frelimo. Cela était un positionnement politique, pas celui d’un bandit ou d’un mercenaire.
33Cependant, il paraît clair qu’un tel principe d’opposition ne constituait pas un corpus politique très développé comme le fut celui du Frelimo dès sa création en juin 1962, nourri à partir de 1968 et 1969 d’un certain marxisme et qui put disposer dès ses débuts de cadres de niveau international. Le Frelimo est né comme organisation politique avant de devenir un front politico-militaire [50]. La Renamo, quant à elle, est née comme groupe militaire avant de devenir, en 1992, un parti civil. Hormis ses délégations extérieures, les fondateurs de la Renamo étaient tous des militaires du Frelimo de grades inférieurs, passés à la dissidence, et le soutien initial de la Rhodésie renforça cette identité militaire.
34L’expression partido Renamo (le parti Renamo), fréquente depuis la fin de la guerre, à l’instar du partido Frelimo, n’était pas encore utilisée dans ces messages de 1983-1985. Certes la Renamo, depuis son congrès de 1983, avait un président (une armée n’a pas de président), ce qui montrait son ambition politique, mais cette dimension émergeait surtout quand elle pouvait renforcer la dimension militaire. Ce n’était pas le politique qui commandait au militaire, contrairement à ce qui se produisit dans moult guérillas. Comme la gestion des populations civiles était « sous-traitée » aux chefs traditionnels, la genèse d’une structure politique civile, même soumise aux impératifs militaires, ne se produisit pas tout de suite, comme dans le cas du Frelimo pendant la guerre anticoloniale. En 1985, le processus de « politisation » de la Renamo en était encore à ses débuts. Ce n’était déjà plus une simple armée, mais pas encore un parti.
35Dans cette dialectique du « déjà plus mais pas encore » émergeait, au sein de la Renamo, une farouche volonté de légitimité. Évidemment, le fait que la Renamo soit appuyée par la Rhodésie et l’Afrique du Sud rendait très difficile cette légitimation : à l’échelle internationale, aucun pays ne soutenait la Renamo, à l’exception, bien sûr, de l’Afrique du Sud de l’apartheid, de certains milieux ultra-conservateurs d’Allemagne de l’Ouest, des États-Unis ou encore de certains missionnaires intégristes. On négligerait cependant un aspect essentiel à limiter la lutte pour la légitimité au seul usage international. La raison principale de l’affirmation de la légitimité était la possibilité ainsi construite, pour les combattants et les dirigeants de la Renamo, de pouvoir se regarder eux-mêmes. On ne mène pas impunément une guerre pendant seize ans sans que cela ne produise une identité. « Guerre pour la démocratie », lutte « contre le communisme » : telle était la cause. Celle-ci s’exprime avec limpidité dans les milliers de messages internes copiés à la main dans les Cadernos. Le vocabulaire qui y est employé ne doit rien au hasard : il exprime bel et bien le récit interne d’un habitus guérillero. Il est fascinant de voir combien le lexique politique de la rébellion reprend en grande partie celui du Frelimo. On a déjà cité plus haut ce mimétisme dans la manière de désigner les populations (os elementos da população). Il est rejoué dans bon nombre de formules inaugurant ou clôturant les messages. Ainsi, la quasi-totalité de ceux-ci s’achève par la mention A luta continua (La lutte continue), slogan paradigmatique de la guérilla anticoloniale du Frelimo, ou parfois par celle de Saudações revolucionárias (Salutations révolutionnaires). De même, la guerre est définie comme une « 2e guerre de libération nationale » ou comme une « révolution jusqu’à la victoire finale » [51]. Comme au Frelimo, la Renamo compte dans ses rangs des « commissaires politiques », un « Détachement féminin », des « Continuateurs [52] » et des « zones libérées [53] ». Autre exemple de ce mimétisme quand Russes et Cubains sont qualifiés de « laquais impérialistes [54] », la désignation est étendue aux États-Unis (les « impérialistes nord-américains [55] ») lorsque ces derniers affirment de plus en plus clairement leur soutien au Frelimo. Quand Afonso Dhlakama se défend vigoureusement de tout tribalisme [56], entendu comme l’hostilité à toute expression d’ethnicité dans le pays, il ne fait que reprendre l’un des principes fondateurs du Frelimo. Enfin, ce n’est pas un hasard s’il martèle son affirmation paradigmatique : « nós não somos bandidos [57] » (« nous ne sommes pas des bandits »), alors que le régime les stigmatisait comme « bandits armés ».
36Si la Renamo ne peut être décrite comme une forme de banditisme social en référence à Eric Hobsbawm [58] et à Allen Isaacman [59], elle exprima, au moins indirectement, les demandes d’une coalition de strates sociales marginalisées par le pouvoir du Frelimo. En ce sens, même si une partie des soldats de la Renamo fut recrutée par le rapt, on ne peut affirmer qu’il s’est agi d’une « guérilla accidentelle », un phénomène local ou sectoriel produit par une guerre majeure [60]. Elle s’est développée sur des racines sociales propres, dans ce que nous avons appelé la « coalition des marginalités [61] ». À la suite de l’accord de paix de Rome (1992), elle n’a ainsi éprouvé aucune difficulté à se « civil-iser », à l’inverse de l’Unita en Angola en 1991-1992 qui n’a pas su apparaître comme un groupe démilitarisé lors de la campagne électorale décisive. Mais de ces décennies de guerre sont demeurées en son sein une forte mentalité militariste et la prédilection pour le pouvoir d’un seul homme.
Mots-clés éditeurs : guerre civile, Mozambique, Renamo, guérilla, Frelimo
Date de mise en ligne : 18/01/2019
https://doi.org/10.3917/vin.141.0128Notes
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[1]
MPLA : Mouvement populaire pour la libération de l’Angola, groupe apparu en 1960 mais issu d’une maturation anticoloniale plus ancienne à Luanda, au pouvoir sans interruption depuis 1975 ; FNLA : Front national de Libération de l’Angola, la plus vieille formation anticoloniale, liée à l’une des branches de la famille royale kongo et appuyée par le Zaïre et les États-Unis mais militairement vaincue dès 1977 ; Unita : Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola, groupe apparu en 1965, de faible importance jusqu’en 1974 mais qui devint la principale opposition armée au MPLA jusqu’à sa défaite de 2002, implantée notamment dans le Centre-Sud du pays.
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[2]
Un peu comme des Français soutinrent le FLN algérien et partirent comme coopérants « pieds-rouges » en Algérie, des centaines de jeunes intellectuels des pays occidentaux partirent dans les pays africains de langue portugaise. Ils y côtoyèrent les Sud-Américains fuyant les dictatures et des coopérants des pays de l’Est.
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[3]
Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-CREDU, 1990. À peu près au même moment, je publiai Mozambique. Analyse politique de conjoncture 1990, Paris, Indigo Publications, 1990. Pour la guerre civile angolaise, voir les travaux pionniers de Christine Messiant et notamment son recueil posthume L’Angola post-colonial. 1. Guerre et paix sans démocratisation, 2. Sociologie politique d’une oléocratie, préf. de Georges Balandier, Paris, Karthala, 2008.
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[4]
Pour une relecture plus récente et critique de La Cause des armes, voir Michel Cahen, « De la guerre civile à la plèbe : la Renamo du Mozambique. Trajectoire singulière ou signal d’évolution continentale ? », in Yann Guillaud et Frédéric Létang (dir.), Du social hors la loi. L’anthropologie analytique de Christian Geffray, Marseille, IRD éditions, 2009, p. 73-88.
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[5]
Ces dernières ne sont même pas vraiment closes. Voir Alice Dinerman, Revolution, Counter-revolution and Revisionism in Post-Colonial Africa. The Case of Mozambique, 1975-1994, Londres, Routledge, 2006 ; et ma réponse : « À la recherche de la défaite : notes sur une certaine historiographie de la “révolution” et de la “contre-révolution”, au Mozambique et sans doute ailleurs », Politique africaine, 112, 2008, p. 161-181.
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[6]
Stephen A. Emerson, The Battle for Mozambique. The Frelimo-Renamo Struggle, 1977-1992, West Midlands, Helion and Company, 2014 ; Marlino Eugenio Mubai, « Making War on Village and Forest : Southern Mozambique during the Sixteen Year Conflict 1976-1992 », thèse de doctorat en histoire, University of Iowa, 2015 ; Éric Morier-Genoud, Michel Cahen et Domingos do Rosário (dir.), The War Within. New Perspectives on the Civil War in Mozambique, 1976-1992, Martlesham, James Currey, 2018 ; Michel Cahen, « Nós não somos bandidos ». A vida diária numa guerrilha de direita : a Renamo na época do Acordo de Incomati (1983-1985), Lisbonne, Imprensa de Ciências Sociais, à paraître.
-
[7]
En fait, elles ne sont pas officiellement accessibles, mais d’intrépides étudiants mozambicains de master et de doctorat ont parfois réussi à pénétrer dans les « stocks de vieux papiers » des greniers (ou caves) des palais des gouverneurs de province. En réalité, ces archives sont en grand danger.
-
[8]
Les troupes zimbabwéennes avaient, de fait, la direction des opérations militaires dans tout le centre du Mozambique, en raison de l’alliance entre les régimes de Samora Machel (Mozambique) et Robert Mugabe (Zimbabwe).
-
[9]
J’explique les conditions de mon accès à ces documents, appelés ici Cadernos de Gorongosa (Cahiers de Gorongosa), et établis leur liste dans mon chapitre « The War as Seen by Renamo : Guerrilla Politics and the “Move to the North” at the Time of the Nkomati Accord (1983-1985) », in É. Morier-Genoud et al. (dir.), The War Within…, op. cit., p. 100-146. L’exploitation complète de ces documents internes de la Renamo sera faite dans mon ouvrage, à paraître en portugais, « Nós não somos bandidos »…, op. cit.
-
[10]
Accord de Nkomati du 16 mars 1984. Pour l’analyse des dimensions politique et économique de cet accord, voir Michel Cahen, Mozambique, la révolution implosée. Études sur douze années d’indépendance (1975-1987), Paris, L’Harmattan, 1987.
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[11]
Une exception pionnière fut constituée par les articles de Jean-Claude Legrand, « Logique de guerre et dynamique de la violence en Zambézia (1976-1991) », Politique africaine, 50, 1993, p. 88-104 ; « Passé et présent dans la guerre du Mozambique : les enlèvements pratiqués par la Renamo », Lusotopie, 3-4, 1995, p. 137-149. Plus tardivement, voir mon ouvrage Les Bandits. Un historien au Mozambique, 1994, Paris, Publications du Centre culturel Calouste-Gulbenkian, 2002.
-
[12]
La réalité fut néanmoins quelque peu différente. À la fin du conflit, quand les soldats des deux camps voulurent rentrer chez eux, des cérémonies locales eurent lieu un peu partout pour que les esprits des ancêtres, et en particulier les esprits vengeurs de morts restés sans sépulture, acceptent ces retours. Voir notamment Alcinda Manuel Honwana, « Healing for Peace : Traditional Healers and Post-War Reconstruction in Southern Mozambique », Journal of Peace Psychology, 3, 1997, p. 293-305 ; id., Espíritos vivos, tradições modernas. Possessão de espíritos e reintegração social pós-guerra no sul de Moçambique, Maputo, Promédia, 2002.
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[13]
C. Geffray, La Cause des armes…, op. cit.
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[14]
La politique de villagisation a été une composante essentielle de la politique rurale du Frelimo, qui a dressé contre lui une large partie de la paysannerie qui ne refusait pas, a priori, la modernisation, si elle permettait de vivre mieux et avait une utilité sociale. La villagisation provoqua au contraire une vaste crise et fut un échec politique. Dès qu’ils le pouvaient, les paysans fuyaient et si la Renamo attaquait le village, la plupart du temps, elle avait le soutien des paysans.
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[15]
Les rituels de la pluie, par exemple, taxés d’« obscurantisme », furent interdits. Si une sècheresse survenait, le Frelimo était alors perçu comme coupable.
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[16]
Cadernos de Gorongosa, 7, message no 61 (ci-après : CG7/61), Do GCN para C/ Zacarias [Pedro], 5 septembre 1984.
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[17]
Macondes (Makondes) : peuple de l’extrême Nord du Mozambique et du Sud de la Tanzanie ; Macuas (Makhuwas), grand peuple étendu sur plusieurs provinces du Nord du pays, dont celle de Nampula ; Yaos (WaYao), peuple islamisé du Nord-Ouest du pays ; Lómuès (Lomwe), sous-groupe macua dans la province de Zambézie. CG7/262, Do C/em Chefe Supremo das forças armadas da Renamo para Chefe G[rupo] C[oordenador Norte] em resposta da sua Msg que falava sobre 4 recrutas que fugiram em Sofala, 3 novembre 1984.
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[18]
Dans son projet de nation, le Frelimo mélangea systématiquement les guérilleros de diverses régions et la langue de la guérilla fut la langue portugaise. Cela n’empêcha pas la domination des éléments sudistes (venus de la capitale) aux plus hauts échelons du commandement. Cette politique, grosso modo, continua pendant la phase « marxiste-léniniste » (1977-1989) et continue encore de nos jours, et le poids des langues africaines diminue continûment au Mozambique. Cela exprime un paradigme de modernisation (un temps qualifié de « transition socialiste ») dans lequel la « production de la nation » ne vient pas d’un long processus historique de confluence des nations précoloniales en une nation de nations grâce à l’identification politique à une République sociale, mais d’une politique rapide d’uniformité nationale contre les nations précoloniales considérées en bloc comme « féodales ». Bien que la Renamo soit très hostile à ce « nouveau colonialisme », elle n’a jamais réussi à élaborer une culture politique alternative.
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[19]
Cet article ne traite pas de la question spécifique des enfants-soldats (de moins de 16 ans). Sur ce thème, on a des données précises pour la dernière année de guerre, grâce à l’enregistrement des combattants démobilisés des deux camps par l’Organisation des nations unies en 1992-1993. Le nombre absolu d’enfants-soldats était presque le même dans l’armée gouvernementale (5 631) et dans les rangs rebelles (5 885), mais bien moindre en pourcentage du total des combattants dans la première (7,94 % de 70 902) que chez les seconds (26,78 % de 21 979). Voir Ton Pardoel, Socio-Economic Profile of Demobilized Soldiers in Mozambique, Maputo, UNDP, 1994.
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[20]
Les régions militaires de la Renamo eurent toutes des noms d’animaux à partir de 1984, mais souvent les mêmes noms se répétaient selon les grandes aires géographiques. J’ai donc rajouté la mention « Nord », « Sud » ou « Centre » pour les discerner. La région Buffalo-Sud recouvre l’essentiel de la province de Gaza dans le Sud du pays. Voir la carte des régions militaires de la Renamo.
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[21]
CG5/789, Da [Região no 3], C/S Golo ao EMG, s. d. [septembre 1983].
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[22]
CG5/796, Da Região no 3 ao DDRNM, s. d. [septembre 1983].
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[23]
« Ces FPLM », c’est-à-dire « ces soldats des Forces populaires de libération du Mozambique » (armée gouvernementale). CG1/78-1, Do CH/ da Segurança [Matheus Ngonhamo ?] para C/Zacarias Pedro, 8 décembre 1984.
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[24]
CG8/213, Do C/ em Chefe Supremo das Forças das Renamo para C/Bob, 19 novembre 1984.
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[25]
CG1/84-3, Do Com/Nacional Avelino Samuel para EMG, 2 décembre 1984.
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[26]
Il est impossible d’aborder la question ici, mais le Mozambique dit marxiste-léniniste n’a jamais été un pays communiste comparable à Cuba ou au Vietnam (pour ne citer que des pays du Sud).
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[27]
CG1/12, Do C/Regional no 6 Leopardo para DDRNM, 21 août 1984.
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[28]
Milices locales de la Renamo le plus souvent sans arme à feu, obéissant aux chefs traditionnels mais aussi, le cas échéant, aux commandants des bases. Les mudjibas avaient un rôle fondamental dans l’information, l’alerte en cas d’approche d’une colonne gouvernementale, etc.
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[29]
« Elementos da população », expression issue du vocabulaire politique du Frelimo pour désigner des habitants qui ne sont pas membres du parti au pouvoir (dans le vocabulaire de ce dernier, le povo – le peuple, concept politique – est l’ensemble des habitants membres du parti ; les autres ne sont que des « éléments de la population »). La Renamo a repris l’expression pour désigner la population des deux bords, en précisant si nécessaire « elementos do inímigo » (éléments/population de l’ennemi) ou « elementos nossos » (notre population). Sur le lexique politique de la Renamo, voir mon article « Entrons dans la nation. Notes pour une étude du discours politique de la marginalité. Le cas de la Renamo du Mozambique », Politique africaine, 67, 1997, p. 70-88.
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[30]
Pour ne citer qu’un article très récent : Lily Bunker, « War Accounts from Ilha Josina Machel, Maputo Province », in É. Morier-Genoud et al., The War Within…, op. cit., p. 181-200.
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[31]
Le Frelimo parlait de populações recuperadas (populations récupérées). Les reportages de journalistes gouvernementaux laissent clairement entrevoir que cette population recuperada était formée de femmes, d’enfants et de vieillards. Les hommes, ou bien étaient avec la Renamo, ou bien, même civils, venaient d’être tués.
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[32]
Bien que l’expression générale « relations sexuelles avec des éléments de la population » soit très fréquente dans les messages, je n’ai trouvé aucun indice qu’elle pourrait renvoyer aussi à des relations homosexuelles, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas.
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[33]
Base rebelle près de la localité de même nom, dans le Nord de la province de Manica.
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[34]
CG8/380, Do C/em CH/Supremo das Forças Armadas da Renamo para C/Se[ctorial] Pedro Chuva, 1er décembre 1984.
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[35]
CG1/30-1, Do C/Regional da Região Rinoceronte para DDRNM, 26 août 1984.
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[36]
CG8/289, Do C/Reg[ional] da R[egião] R[inoceronte] ao DD, 26 novembre 1984 ; CG2/174, Do C/R[egional] [Rinoceronte] para DD, 27 novembre 1984.
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[37]
Nipa : eau-de-vie de cajou ou d’autres fruits.
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[38]
CG6/137, Do C/R[egional da] R[egião] Rinoceronte para DDRNM, 31 novembre 1984.
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[39]
CG1/90, Do Chefe Raúl Dick [Dique] para Presidente da Renamo, 13 avril 1985.
-
[40]
C. Geffray, La Cause des armes…, op. cit., p. 113-116.
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[41]
Les Cadernos concernant la vie quotidienne militaire de la guérilla, si ces mariages forcés ne posaient pas problème à la discipline, il est logique qu’ils n’aient pas même été mentionnés.
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[42]
Forces populaires de libération du Mozambique, l’armée gouvernementale.
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[43]
CG5/557, Da Região no 8 ao DDRNM, s. d. [entre juillet et septembre 1983].
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[44]
On ne connaît même pas le nombre total de morts (en combats ou lors des famines) : le chiffre de « un million » est généralement avancé, mais sans étude aucune pour le justifier.
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[45]
En décembre 1984, le Détachement féminin avait sans doute l’effectif d’un bataillon, soit un peu plus de 300 combattantes. À ma connaissance, il ne fut jamais directement utilisé en combat, mais plutôt en mission de reconnaissance et de transport, même si ses membres avaient un entraînement militaire et possédaient chacune une arme.
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[46]
« DFs » : femmes du Détachement féminin.
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[47]
CG7/263, Do C/ em Chefe Supremo das F[orças] Armadas da Renamo para os C/ Generais António Pedro e Henriques Samuel, 5 novembre 1984.
-
[48]
M. Cahen, « Nós não somos bandidos »…, op. cit.
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[49]
M. Cahen, Les Bandits…, op. cit.
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[50]
Le Frelimo se définit comme un « Front » de 1962 à 1977. Mais lors de son troisième congrès, deux ans après l’indépendance (1975), il adopta officiellement le « marxisme-léninisme » et se définit dès lors comme « parti d’avant-garde de l’alliance ouvriers-paysans ». Cependant, dans le langage courant, il n’abandonna pas son nom originel, lui accolant simplement le vocable partido.
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[51]
Par exemple : CG3/144, Do E.M. 1a Zona R.T. Sul para EMG, 1er janvier 1985. Il faut noter qu’aujourd’hui, la Renamo qualifie la guerre civile de « Guerre pour la démocratie » : elle distingue une première étape dirigée par le Frelimo (« la lutte de libération nationale ») qui a dû être prolongée en une seconde étape par la « lutte pour la démocratie ».
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[52]
Les Continuadores étaient l’organisation de scoutisme obligatoire des jeunes scolarisés en zone gouvernementale. En zone Renamo, cela peut désigner des enfants-soldats.
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[53]
CG8/152, Do DD para C/Secto[rial] Vasco Sendai, 17 novembre 1984.
-
[54]
CG9/161, De Amade [Viagem] para o S.R. Presidente da Renamo, 27 décembre 1984.
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[55]
CG10/38, Do C/ em CH Supremo das Forças Armadas da Renamo para C/Languane Oliveira [C/Reg. Rinoceronte], mensagem no 10, 18 janvier 1985.
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[56]
CG7/40, Do C/Zacarias [Pedro] para C/General António Pedro, 3 septembre 1984.
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[57]
CG2/320, Do C/ em Chefe Sup[remo] das Forças armadas da Renamo para C/Reg[ional] em resposta da mensagem no 9, 14 décembre 1984.
-
[58]
En effet, dans la Renamo, il n’y avait ni accumulation ni redistribution. Voir Eric Hobsbawm, Primitive Rebels. Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries, Manchester, Manchester University Press, 1959.
-
[59]
Allen Isaacman, « Social Banditry in Zimbabwe (Rhodesia) and Mozambique, 1894-1907 : An Expression of Early Peasant Protest », Journal of Southern African Studies, 4 (1), 1977, p. 1-30.
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[60]
David Kilcullen, The Accidental Guerrilla. Fighting Small Wars in the Midst of a Big One, Oxford, Oxford University Press, 2009.
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[61]
M. Cahen, « Entrons dans la nation… », art. cité, p. 70-88.