Notes
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[1]
Élikia M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari, Afrique[s] : une autre histoire du xxe siècle, Temps noir/INA/France télévisions, 2010.
-
[2]
Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny, Afrique : une histoire sonore (1960-2000), RFI/INA, 7 cd, 2001.
-
[3]
Voir Hélène Blais, Florence Deprest et Pierre Singaravelou (dir.), Territoires impériaux : une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 ; et les travaux du projet l’Agence nationale de la recherche Frontafrique.
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[4]
Sur la révolte des Mau Mau, voir une synthèse de l’historiographie récente par Hélène Charton, « Acteurs, victimes et témoins de la violence dans l’histoire : l’exemple des Mau Mau », Cahiers d’études africaines, 201, 2011, p. 169-192.
-
[5]
Voir aussi l’excellent documentaire de Thierry Michel, Mobutu, roi du Zaïre, Belgique/France/Europe/Media, 1999, film et série TV.
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[6]
Patrick Benquet, Françafrique, 50 années sous le sceau du secret, Phares et Balises, deux volets de 80 minutes « La raison d’État » et « L’argent roi », 2010.
-
[7]
Pascal Blanchard (dir.), La France noire, Paris, La Découverte, 2011, 359 p., 59,90 €.
-
[8]
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau (dir.), Images et Colonies (1880-1962), Paris, BDIC/Achac, 1993.
-
[9]
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Hubert Gerbeau et Gilles Boëtsch (dir.), L’Autre et Nous : « scènes et types », Paris, Syros, 1996.
-
[10]
Coffret de huit ouvrages collectifs de l’Achac, Un siècle d’immigration des Suds en France (2009) : Grand-Ouest, mémoire des outre-mers (2008) ; Frontière d’empire, du Nord à l’Est (2008) ; Lyon, capitale des outre-mer (2007) ; Sud-Ouest, porte des outre-mer (2006) ; Marseille, porte sud (2005) ; Le Paris Asie (2004) ; Le Paris arabe (2003) et Le Paris noir (2001).
-
[11]
Pascal Blanchard, Éric Deroo et Gilles Manceron, Le Paris noir, Paris, Hazan, 2001.
-
[12]
« Lorsqu’il n’y avait pas de légende ou des manques informatifs […] les auteurs du présent livre ont opté pour une information a minima indicative. » (Pascal Blanchard (dir.), La France noire, op. cit., p. 4)
-
[13]
Pascal Blanchard affirme d’ailleurs lors d’une table ronde à France Culture le 22 novembre 2011 : « Ce n’est pas un livre illustré […] on construit le squelette par les images et on travaille les textes a posteriori […]. Ce n’est pas un commentaire d’images » (http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-la-france-noire-grand-entretien-avec-amandine-beyer-2011-11-22).
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[14]
Comme l’exprime Pascal Blanchard dans de nombreuses interviews, notamment sur France Culture le 22 novembre 2011, et dans de nombreux articles de presse visibles sur le site Internet de l’Achac (http://www.achac.com/file_dynamic/REVUE%20PRESSE%20LFN%201.pdf).
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[15]
Voir le site Internet de l’Achac (http://www.achac.com). Depuis novembre 2011, date de parution de l’ouvrage, les interviews de Pascal Blanchard et les articles de presse au sujet de La France noire se multiplient sur France Culture, France Inter, RFI, Libération, Le Monde, Le Figaro, etc.
-
[16]
Une exposition itinérante débutant en décembre 2011, « 1685-2011 : l’histoire des Afro-Antillais en France » ; l’exposition « Exhibitions : l’invention du sauvage » au Musée du Quai Branly de novembre 2011 à juin 2012, des cycles de conférences, débats, tables rondes et projections dans toute la France de novembre 2011 à septembre 2012.
-
[17]
Cela est notamment visible dans 8 mai 45, la capitulation, diffusé sur France 3 le 7 mai 2005, et Apocalypse : la Deuxième Guerre mondiale, diffusé sur France 2 les 8, 15 et 22 septembre 2009.
-
[18]
Thierry Bonzon, « Usages et mésusages des images d’archives dans la série Apocalypse », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 107, juillet-septembre 2010, p. 175-179.
-
[19]
« C’était Manufrance : un siècle d’innovations, 1885-1985 », musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne, du 14 mai 2011 au 23 avril 2012.
-
[20]
Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir : un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989.
-
[21]
Claire Leymonerie, « Le Salon des arts ménagers dans les années 1950 : théâtre d’une conversion à la consommation de masse », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 91, juillet-septembre 2006, p. 43-56.
-
[22]
Manuel Charpy, « Le théâtre des objets : espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise, Paris, 1830-1914 », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Jean-Luc Pinol, Tours, Université François-Rabelais, 2010.
-
[23]
Guillaume Piketty, Résister : les archives intimes des combattants de l’ombre, Paris, Textuel, 2011, 192 p., 40,50 €.
-
[24]
Voir, entre autres, Johanna Barasz, « Un vichyste en Résistance, le général de La Laurencie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 94, avril-juin 2007, p. 167-181.
-
[25]
Guillaume Piketty, Pierre Brossolette : un héros de la Résistance, Paris, Odile Jacob, 1998 ; id., La Résistance sans héroïsme, Paris, Éd. du Tricorne, 2001 ; id., Français en résistance : carnets de guerre, correspondances, journaux personnels, Paris, Robert Laffont, 2009.
-
[26]
On pense, en particulier, à Bruno Leroux, Traces de Résistance, Paris, Fondation de la Résistance, 2011.
-
[27]
Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte, 1866-1918, vol. 2 : Machtstaat vor der Demokratie, Munich, Beck, 1992, p. 714.
Afrique[s], une autre histoire du xxe siècle
1« We never give up ! » C’est sur ces mots de la Kenyane Mangari Maathai, prix Nobel de la paix en 2004 et récemment décédée, que s’ouvre et se clôt la fresque en quatre épisodes conçue par l’historien Élikia M’Bokolo, le journaliste Philippe Sainteny et le réalisateur Alain Ferrari [1].
2Dix ans après Afrique, une histoire sonore, qui rassemblait des dizaines d’archives radiophoniques sur l’histoire politique de l’Afrique francophone depuis 1960 [2], Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny se sont attaqués à l’histoire contemporaine d’un continent dont ils veulent souligner à la fois l’unité et la pluralité. Le parti pris est assumé : l’histoire qui nous est contée, et qui commence dans les années 1880, est l’histoire politique d’une Afrique combattante. Le livret qui accompagne le documentaire s’ouvre sur une magnifique lettre du leader nationaliste congolais Patrice Lumumba, envoyée à sa femme quelques semaines avant son assassinat. Il y affirme : « L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. » Cette voix fait écho à celle du poète Aimé Césaire (dans le deuxième volet du documentaire) qui déclare, lors du congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne en 1956 : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire ». Le générique, sur une musique de Denis Barbier, accentue la tonalité tragi-héroïque de ce qui peut apparaître comme une épopée : tandis que défilent des images du continent, des adjectifs en lettres rouges définissent une Afrique « colonisée », « enrôlée », « discriminée », « convoitée », « endettée », « divisée », « unifiée », « oubliée », « insurgée », « bâillonnée », « insultée », « libérée ».
3Au service de cette « autre histoire du 20e siècle », des archives du monde entier ont été rassemblées, en provenance entre autres de British Pathé, des Archives françaises du film, de l’Institut national de l’audiovisuel, de l’Imperial War Museum, du Musée royal d’Afrique centrale, de l’Agence France Presse, d’Afrique 24, du Bailey’s African History Archives de Johannesburg et de la Fondation Mário Soares. En contrepoint à ces documents, dans leur majorité (mais non dans leur intégralité) produits par les pays occidentaux, sont donnés à entendre des témoignages de vingt-cinq personnalités de la scène politique, intellectuelle, artistique ou religieuse africaine, des hommes et des femmes nés sur le continent entre 1918 et les années 1950, alors que leurs pays étaient sous domination européenne : ainsi l’homme politique centrafricain Abel Goumba (né en 1926), le prix Nobel de littérature nigérian Wole Soninka (né en 1934), ou l’ancien président de l’Afrique du Sud Frederik De Klerk (né en 1936). Leurs parents ont vécu la violence de la domination, eux-mêmes étaient de jeunes adultes dans les années 1960. Ils livrent des souvenirs personnels, commentent les événements dont ils furent les acteurs et souvent les victimes : le Béninois Émile Derlin Zinsou raconte ainsi dans quelles circonstances il a échappé à la mort après avoir été propulsé président de la République en 1968, Wole Soninka analyse son engagement pendant la guerre du Biafra, Mac Maharaj, membre de l’African National Congress, se souvient de ses années de prison avec Nelson Mandela, Frederik De Klerk relate le difficile processus de négociations qui conduisit à la fin de l’apartheid politique. Parmi ces témoins, quatre femmes : outre la Kenyane Wangari Maathai, la cinéaste guadeloupéenne Sarah Maldoror qui fut la compagne du poète angolais Mário Pinto de Andrade, la Nigériane Ngosi Okonjo-Iwela, ancienne directrice générale de la Banque mondiale (entre 2007 et 2011), ministre des Finances puis des Affaires étrangères de son pays, ainsi que l’historienne sud-africaine Shula Marks. Cette dernière et Frederik De Klerk sont les seuls Blancs à témoigner, et Shula Marks est aussi la seule historienne. C’est donc à partir de témoins célèbres qu’est construite cette histoire, qui se veut celle de toute l’Afrique (bien que l’Afrique au nord du Sahara soit peu présente). Ainsi surgissent, aux côtés des images relativement connues du Sénégal, de Côte d’Ivoire ou d’Algérie, celles, plus rares, de la Somalie, de l’Éthiopie, du Mozambique, de l’Afrique du Sud, du Cap-Vert ou du Soudan. Le récit est organisé chronologiquement en quatre épisodes : « 1885-1944 : le crépuscule de l’Homme blanc » ; « 1945-1964 : l’ouragan africain » ; « 1965-1989 : le règne des partis uniques » ; « 1990-2010 : les aventures chaotiques de la démocratie ».
4Le premier volet est, en l’absence d’archives audiovisuelles nombreuses au moins jusque dans les années 1930, bâti essentiellement sur des témoignages, des extraits de presse, de gravures et de cartes postales d’époque, entrecoupés de cartes de la conquête et d’images actuelles. Celle de la route des esclaves au Bénin, qui ouvre la série, donne le ton : le commentaire souligne la manière dont les Européens se représentent alors l’Afrique et ses populations, met l’accent sur les résistances africaines et l’exploitation économique, sans toujours éviter les simplifications : il est ainsi affirmé que l’Éthiopie ne fut jamais colonisée (mais des images de la conquête par l’Italie apparaissent ensuite) et que les frontières africaines furent toutes arbitrairement tracées, une réalité nuancée par l’historiographie récente [3]. Pour qui connaît un peu l’histoire coloniale, cet épisode n’est pas le plus original.
5En revanche, dans le deuxième volet, qui couvre les décennies « pleines de promesses » des indépendances (pour reprendre les mots de Shula Marks), le récit assume davantage les contradictions, les divisions et les échecs des Européens comme des Africains. Les leaders charismatiques sont à l’honneur et parmi eux Kwamé N’Krumah, dont les larmes lors du remplacement du drapeau britannique par celui du Ghana indépendant dont il devint le premier président en 1957 (les images passent alors, symboliquement, du noir et blanc à la couleur) traduisent l’engagement d’une vie. Très différente est la résignation teintée d’exaspération qui se lit sur le visage du général de Gaulle lorsque Sékou Touré refuse la Communauté française en 1958 à Conakry (Guinée française). Mais, à côté de cette geste héroïque, les divisions au sein des mouvements nationalistes ne sont pas passées sous silence : par exemple, lors du Congrès de Bamako qui vit la fondation du Rassemblement démocratique africain (RDA) en 1946 ; lors de la révolte des Mau Mau au Kenya qui divisa les Kikuyu ; ou lors de l’échec des projets de Fédération centrafricaine et de Fédération du Mali. Certaines images en disent plus long sur la violence de la situation coloniale que bien des écrits : ainsi celle de cette Européenne, distribuant du grain à ses poules quelque part au Kenya, un pistolet à la ceinture [4].
6C’est bien d’une « autre » histoire du 20e siècle qu’il est question tant ces deux premiers épisodes mettent déjà l’accent sur la dimension mondiale de l’histoire africaine : le rôle des rivalités entre puissances européennes au moment de l’appropriation du continent est connu, mais celui de la diaspora africaine et des congrès panafricains l’est moins, tout comme la caisse de résonance que fut l’ONU pour les jeunes États indépendants : elle éclate avec les images du premier congrès panafricain de Londres en 1900, celles du discours prononcé par le chef de l’Union du peuple camerounais, Um Nyobé, en 1960 à l’ONU ou celles de l’intrusion dans l’hémicycle de Noirs américains révoltés par l’assassinat de Lumumba en janvier 1961. L’enjeu que l’Afrique (et ses immenses ressources minières) a représenté pendant la guerre froide, l’influence des idéologies révolutionnaires sur les intellectuels africains sont aussi soulignés, grâce aux portraits de Mário de Andrade, d’Agostinho Neto ou d’Amílcar Cabral. Le rôle des femmes dans les luttes de libération est mentionné à travers des images de miliciennes guinéennes et mozambicaines ou grâce aux extraits de Myriam Makeba chantant pour la libération de l’Afrique du Sud.
7Le troisième épisode décline l’histoire des nouveaux États, brutalement confrontés à la nécessité de forger leur unité nationale dans un contexte de mauvaise gestion des ressources économiques et financières, de dépendance à l’égard des anciennes métropoles et d’un monde bipolaire en construction ainsi que d’affrontements entre personnalités politiques pour le partage du pouvoir conduisant à la multiplication des « théories du complot » et à l’élimination des opposants. Les images de coups d’État successifs, de foules en liesse contraintes de chanter, danser et acclamer les partis uniques et leurs chefs, semblent ici toujours identiques. Frappantes sont les images d’enfants somaliens en uniforme applaudissant des portraits gigantesques de Marx, Engels, Lénine et Siyad Barré, le chef dictatorial du pays, ou encore celles de ce militaire qui peine à étouffer un bâillement lors du sacre grand-guignolesque de l’empereur Bokassa Ier en Centrafrique. Ce sont aussi les images de corps amputés et déchiquetés lors des guerres de libération dans les colonies portugaises qui mettent définitivement à mal l’idée encore répandue d’une décolonisation pacifique du continent africain ; celles, en 1967, du drame du Biafra qui cristallise la division du continent en deux camps, reflet africain de la bipolarisation du monde. C’est aussi la violence de la torture infligée aux opposants à l’apartheid, violence qui s’exporte, au nom de la lutte contre le communisme, en Rhodésie, en Angola et au Mozambique. Les Trente Glorieuses furent en Afrique des décennies de guerres, de tortures et d’assassinats (ceux, entre autres, de Patrice Lumumba en 1961, d’Eduardo Mondlane en 1969, d’Amílcar Cabral en 1973, de Thomas Sankara en 1987). Mais tout le mérite du récit est de ne pas sombrer dans la dramatisation ou la victimisation. Même si les figures des « pères de l’indépendance » sont très présentes, ce sont aussi des sociétés en mutation qui sont montrées, dans lesquelles les peuples s’emparent peu à peu des interstices d’autonomie qui leur sont laissés et font preuve d’incontestables capacités de résistance et de courage.
8Dans le dernier épisode, les signes d’espoir sont là, à travers les images des conférences nationales souveraines ou des référendums qui instaurent au forceps le multipartisme au Bénin (peu de temps avant le Congrès de la Baule en juin 1990), dans le Ghana de Jerry Rawlings, dans le Zaïre de Mobutu, la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, le Gabon d’Omar Bongo et surtout l’Afrique du Sud du Parti national, dont l’histoire entre 1989 et 1994 est longuement traitée. Mais la démocratisation ne se fait pas sans heurts, et les images de manifestations de rues, de répression policière, de corps ensanglantés (au Zaïre en 1990, au Mali en 1991) sont là encore si redondantes que leur accumulation même prend sens et permet de comprendre la saturation de populations soumises depuis des décennies à un pouvoir unique, fragilisées par les plans d’ajustement structurel imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dans les années 1980, pressurées par la censure, la propagande et la répression. Images burlesques et terrifiantes de dictateurs faussement incrédules face à la contestation de leur pouvoir : il faut ainsi voir le visage d’Omar Bongo auquel un journaliste demande : « Est-ce que vous laisserez, Monsieur le Président, s’exprimer une véritable opposition ? » Il répond d’un « Pardon ? » qui en dit long. Peuvent aussi être mentionnées les larmes (de crocodile ?) du maréchal-président Mobutu qui, lors du discours par lequel il accepte le multipartisme, murmure « comprenez mon émotion » devant une assemblée stupéfaite [5]. Apparaissent aussi les longues files de réfugiés, chassés par les guerres et les conflits (au Kenya, au Rwanda, dans la région des Grands Lacs). « L’épouvantable tragédie » que fut le génocide de 1994 est longuement analysée. La voix off s’interrompt, alors que s’accumulent les images de jeeps chargées d’hommes en armes, de contrôles d’identité et de charniers sur les bas côtés des routes. Le malaise s’empare du spectateur à la vue du colonel Théoneste Bagosora, acculé par les questions d’un journaliste, qui déclare qu’il acceptera de témoigner devant la justice internationale avant de s’exclamer : « Tu commences à me narguer jusqu’à ce point ? » et de mettre brutalement fin à l’entretien (il fut condamné pour génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1998).
9On peut regretter que les enjeux des crises complexes qui affectent de nombreux pays (par exemple la Côte d’Ivoire après la mort de Félix Houphouët-Boigny ou le Kenya d’après Arap Moi) échappent parfois en l’absence de davantage d’explications. Cependant, les deux derniers épisodes peuvent être éclairés avec le documentaire réalisé la même année, sur la Françafrique, par Patrick Benquet [6]. Dans ce dernier, les témoignages sont ceux des acteurs français du système politico-financier mis en place après les indépendances entre la France et ses anciennes colonies. Rien de tel ici, où, si l’image est bien (trop ?) souvent occidentale, la parole est africaine. On peut critiquer ce choix, mais on peut aussi s’en réjouir, tant on apprend à regarder ces images d’une Afrique dont l’histoire, aussi banale et spécifique que celle de toutes les autres régions du monde, est encore trop peu et mal connue.
10Pascale Barthélémy
La France noire en images
11La France noire nous fait pénétrer dans l’univers des populations originaires d’Afrique, des Antilles, de l’océan Indien et de l’Océanie en France métropolitaine, depuis la fin du 17e siècle jusqu’à aujourd’hui, grâce à la contribution d’historiens et de chercheurs renommés et d’une iconographie riche et variée de sept cent cinquante documents issus de cent cinquante fonds d’archives [7].
12Dans la lignée des œuvres Images et Colonies [8], L’Autre et Nous, scènes et types [9], ou plus récemment du coffret en huit volumes Un siècle d’immigration des Suds en France [10], cet ouvrage dirigé par Pascal Blanchard et supervisé par l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (Achac) accorde une place primordiale à l’iconographie à la fois comme reflet et comme vecteur des événements et des représentations qui constituent notre histoire. Si quelques illustrations ont pu être entrevues dans les œuvres citées précédemment, dans Le Paris noir [11] notamment, leur ampleur et leur diversité dans La France noire nous donnent à voir des images inédites. Elles nous permettent de découvrir visuellement, sur un temps long, une histoire relativement méconnue et des personnalités qui se sont illustrées en métropole dans les domaines politiques, sportifs, culturels ou intellectuels tels Gratien Candace, Al Brown, Raoul Diagne, Habib Benglia, Alioune Diop et des centaines d’autres.
13L’introduction couvrant la période 1685-1848, du Code noir à l’abolition de l’esclavage, est illustrée par quelques images : des peintures, des dessins ou gravures de la Vénus Hottentote au début du 19e siècle, des sculptures, des couvertures de journaux, des cartes à jouer ou encore des estampes. Les huit chapitres qui constituent l’ouvrage sont, eux, composés d’une partie texte et analyse historique d’une dizaine de pages et d’une partie exclusivement dédiée aux iconographies, accompagnées de quelques citations éloquentes, d’une vingtaine de pages environ.
14Le plan de l’ouvrage, chrono-thématique, reprend les grandes étapes de l’histoire des Noirs en France mais revient surtout sur l’histoire de leurs représentations, et particulièrement dans les deux premiers chapitres, dont les titres rappellent le regard porté sur les Noirs : « 1848-1889. Sauvages. De l’affranchi au sujet colonial » écrit par Dieudonné Gnammankou et Alain Ruscio, et « 1890-1913. Indigènes. Premières présences et imaginaires coloniaux » rédigé par Elikia M’Bokolo et Frédéric Pineau. Les iconographies présentées dans ces deux parties révèlent l’imaginaire colonial et racialiste qui prédominait dans les mentalités au tournant des 19e et 20e siècles, au travers de peintures, de photographies anthropologiques provenant pour certaines de la collection du prince Roland Bonaparte, d’affiches d’expositions coloniales, de portraits, de photographies des premiers sportifs noirs en France, de travailleurs et dockers immigrés, d’images de presse ou de caricatures issues de L’Assiette au beurre, d’autochromes ou de cartes postales.
15Dans le troisième chapitre, écrit par Catherine Coquery-Vidrovitch et Sandrine Lemaire (« 1914-1924. Tirailleurs. Forces noires et premiers combats ») et dans le quatrième (« 1925-1939. Nègres. Les Négritudes en mouvement ») rédigé par Daniel Soutif et Tyler Stovall, malgré les poncifs qui se perpétuent dans les publicités, dessins, affiches et photographies des expositions coloniales, la vie quotidienne des Noirs en France tend à être représentée plus fidèlement grâce aux photographies de scènes de vie, d’hommes au travail, de tirailleurs au front, dans les tranchées, au ravitaillement, à l’hôpital ou à l’usine, donnant une image plus réelle et moins stéréotypée qu’au 19e siècle. Les photographies « officielles » d’individus comme Lamine Senghor, Blaise Diagne, Gratien Candace, Gaston Monnerville ou Raphaël Elizé révèlent quant à elles l’entrée sur la scène politique française de personnalités noires. Les clichés des soirées parisiennes mettent en avant la présence d’une mixité peu connue entre Noirs et Blancs dans les années 1930, comme ce « Couple au Bal nègre de la rue Blomet » photographié par Brassaï vers 1932. Le succès de sportifs, boxeurs ou footballeurs, et d’artistes noirs comme Joséphine Baker se perçoit à la multiplication de leurs représentations.
16Dans le cinquième chapitre : « 1940-1956. Noirs. Présences africaines, ruptures ultramarines », dû à Nicolas Bancel et Romuald Fonkoua, hormis quelques affiches révélant la prégnance des stéréotypes coloniaux, la plupart des iconographies montre des scènes « prises sur le vif », à l’instar de ces tirailleurs africains soumis à la barbarie des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les photographies illustrent également la consécration de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire dans la vie intellectuelle française marquant les débuts de la négritude. Dans le sixième chapitre, écrit par François Durpaire, « 1957-1974. Immigrés. La nouvelle vague afro-antillaise », les images révèlent les premières grandes désillusions des immigrés en France et l’effacement progressif des politiciens afro-antillais de la scène publique française. Ce tournant est perceptible dans la multitude de clichés de travailleurs noirs peu qualifiés, de manifestations et d’affiches de la CFDT revendiquant le droit à la reconnaissance et à l’égalité entre travailleurs français et immigrés. L’arrivée massive d’étudiants africains en France ainsi que des femmes venues rejoindre leurs maris à la suite de la politique de regroupement familial est également mise en lumière. Enfin, les illustrations nous montrent l’enracinement de quelques personnalités noires dans le paysage culturel et sportif français.
17Dans les deux derniers chapitres, « 1975-1998. Blacks. Bleus, blancs, blacks » rédigé par Yvan Gastaut et Françoise Vergès, et « Depuis 1999. Français. Citoyenneté noire, cultures métissées » écrit par Achille Mbembe et Pap Ndiaye, le ton monte. Des revues et journaux, des affiches de représentations théâtrales, d’expositions, de spectacles, de films, des pochettes de disques de musique zouk, rap ou reggae, des clichés de célébrités comme Pascal Légitimus, Yannick Noah, Laura Flessel, Lilian Thuram ou des photographies de scènes de la vie quotidienne dans les villes et les quartiers, dans les salons de coiffure ou les marchés, mettent à l’honneur la culture afro-antillaise et la fierté d’être noir en France. Toutefois, un versant plus sombre est illustré par les représentations de luttes syndicales, d’expulsions de sans-papiers, du problème des mal-logés, d’une Marche pour l’honneur et le respect du peuple noir, photographiée par François Guillot à Paris en 2000, de la crise des banlieues en 2005, d’affiches de campagnes politiques du Front national, auxquelles répondent des affiches de SOS-Racisme, révélant le paradoxe de cette époque. En effet, ces iconographies montrent bien l’ambivalence qui réside autour de la présence noire en France, et surtout depuis les années 1970, entre affirmation, reconnaissance, intolérance ou rejet. Le défi est donc aujourd’hui, comme le dit Alain Mabanckou dans sa préface et comme le revendique l’ensemble de cet ouvrage, de pouvoir à la fois se reconnaître et être reconnu comme porteur d’une double identité, noire et française. En tout état de cause, le traitement sélectif du sujet montre que, si cet ouvrage n’est pas proprement militant, il est néanmoins engagé idéologiquement voire politiquement en faveur d’une reconnaissance nationale de l’ancrage historique des Afro-Antillais en France, de leur identité française et de la nécessité de leur représentativité en politique.
Soldat originaire des Antilles et sa compagne [Paris], photographie de studio, 1919
Soldat originaire des Antilles et sa compagne [Paris], photographie de studio, 1919
18Si l’objectif de ce recueil est ambitieux et louable, quelques écueils sont à relever toutefois. La pertinence du choix de certaines iconographies peut être questionnée. La photographie de « Moussa Traoré élève de la classe du collège Jean-Renoir de Bondy » en 2009 (chapitre 8, n° 11, p. 303), représentant un adolescent avec un sweat à capuche devant un graffiti, donne à penser, notamment par le choix de son format (une page entière) et par la récurrence de telles images dans ce chapitre, que tous les jeunes Noirs vivent dans les banlieues. Certes, cela reflète une part de réalité et il convient donc de lui donner une place importante dans cet ouvrage, mais pourquoi ne pas également montrer des individus venant de milieux géographiques ou sociaux différents ? De la même manière, on pourrait se demander si les nombreuses photographies de femmes d’origine africaine habillées de manière traditionnelle, avec un boubou, sont représentatives de l’ensemble de la gent féminine noire, en particulier des jeunes filles vivant en France. Enfin, pourquoi choisir, à partir des années 1970, de mettre exclusivement en lumière, d’une part, les populations des quartiers populaires et, d’autre part, les célébrités, acteurs et sportifs ? En voulant dénoncer un manque de visibilité, tout aussi réel que déplorable, des individus d’origine afro-antillaise dans les instances publiques et politiques, ce livre diffuse parfois une vision manichéenne de la France noire actuelle et oublie les populations noires des classes moyennes, reproduisant ainsi certains clichés. On aimerait d’ailleurs comprendre ce qui a guidé les auteurs dans le choix et dans la mise en valeur de certaines iconographies (par leur format et leur disposition dans l’ouvrage) au détriment d’autres, plus petites ou placées en marge du texte.
19De plus, l’absence de commentaires spécifiques autour des illustrations est regrettable. Si la valeur illustrative de celles-ci est intéressante, car elle permet d’imager le propos historique et de conférer une visibilité à des personnes ou à des événements parfois inconnus, il aurait été intéressant d’approfondir leur analyse et de les utiliser pleinement comme des sources, en précisant le but et le contexte dans lesquels elles ont été réalisées, leur provenance, le statut de leurs auteurs, leur impact ou leur portée historique. Si elles parlent souvent d’elles-mêmes et sont accompagnées d’une légende les identifiant lorsque cela est possible, l’on aurait apprécié la présence d’informations plus complètes autour de ces images afin de leur donner du sens et de fournir les clés de lecture parfois manquantes. Il est vrai que le lecteur est averti dès le début de l’ouvrage [12], mais de nombreuses iconographies soulèvent des questions auxquelles celui-ci ne répond pas, à l’instar de cette représentation d’un « groupe de femmes au salon, rue de Londres » (chapitre 1, n° 6, p. 61), dont on ne connaît ni l’auteur, ni le lieu, ni la date. Or, cette photographie de la seconde moitié du 19e siècle, qui représente une femme noire distinguée portant une robe élégante dans un salon luxueux de la haute bourgeoisie en présence de trois femmes blanches, interpelle, car cette situation, à l’époque, n’est pas commune.
20Cependant, bien que l’analyse des illustrations soit absente, la compréhension de celles-ci est facilitée par le texte qui précède et qui offre un éclairage contextuel précieux. Ces iconographies semblent donc avoir pour fonction principale de corroborer le propos historique comme une sorte de « preuve par l’image ». Il faudrait alors voir cet ouvrage comme un corpus d’illustrations étayé par des éléments de contextualisation plus que par un commentaire d’images [13]. Par ailleurs, sa dimension esthétique en fait un « beau livre » agréable à lire, voire simplement à feuilleter comme un « album de famille [14] ». Si cette monographie peut donc intéresser le chercheur, elle se destine peut-être plus au grand public et pourrait être utilisée en milieu scolaire (même si l’histoire des Noirs en France n’est pas encore intégrée dans les programmes) du fait de sa facilité de compréhension et du caractère pédagogique et distrayant des images. D’ailleurs, un des objectifs de La France noire est de faire connaître et de diffuser largement cette histoire. En outre, ce livre a suscité un fort intérêt et donné lieu à des éloges multiples dès sa sortie, comme en témoignent de nombreux articles de presse et émissions de radio [15]. Il s’inscrit dans une mouvance plus générale, impulsée par Pascal Blanchard notamment, autour de manifestations scientifiques diverses [16] et d’un reportage télévisé diffusé en février 2012 sur France 5, Noirs de France, permettant de sensibiliser le plus grand nombre à cette question. Si l’on peut être tenté de s’interroger sur le bien-fondé d’une histoire rassemblant des individus d’origines et de trajectoires si différentes, tels que les Antillais, les Africains, les Noirs américains, les Réunionnais ou les Guyanais, l’objectif est justement de montrer que leur histoire est commune en France, car elle s’est construite et se construit encore à travers le prisme de leur couleur de peau.
Alexis Peskine, Mariam, jeune fille noire portant le bonnet phrygien, 2006
Alexis Peskine, Mariam, jeune fille noire portant le bonnet phrygien, 2006
21Delphine Peiretti
La Blessure : du nouveau sur les harkis à la télévision
22En 2012, en pleine année du 50e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, et alors que la télévision a donné à voir plusieurs documentaires aux téléspectateurs français, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur l’un d’entre deux, produit en 2009, par bien des égards novateur. Diffusé le 20 septembre 2010 sur France 3, La Blessure : la tragédie des harkis, documentaire d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle, abordait l’histoire des supplétifs algériens ayant servi aux côtés de l’armée française durant le conflit algérien. Construit à base d’images d’archives, ce documentaire, diffusé en première partie d’une émission-débat, retraçait le parcours de ces hommes en dressant le portrait de huit d’entre eux. Deux militaires ayant servi en Algérie, un appelé et un officier d’active, étaient également présents ; ils se souvenaient de leur expérience algérienne et des harkis qu’ils avaient eu sous leurs ordres. Le récit s’est construit autour de ces témoignages venus illustrer la trame de cette histoire relatée par la voix off : de l’engagement de ces hommes à leur destin après le cessez-le-feu et l’indépendance, en passant par leur rôle dans les différentes actions menées durant la guerre, leurs rapports avec l’Algérie, les Algériens, et avec la France. À ce documentaire succédait une discussion en plateau. Autour de la présentatrice Béatrice Schönberg, intervenaient les auteurs du documentaire, un ancien harki témoin et trois enfants de harkis parlaient de l’histoire qui venait d’être narrée ainsi que de leurs expériences personnelles liées à cette histoire. Ainsi, à travers cette soirée spéciale, France 3 et les auteurs de ce documentaire souhaitaient apporter un nouvel éclairage sur l’histoire de ce groupe d’hommes.
23Cependant, et contrairement à ce que laissait sous-entendre sa présentation par les auteurs et France 3, La Blessure n’était pas la première émission à mettre à jour l’histoire des harkis. Depuis 1962, la mise en image et en récit de cette histoire à la télévision française a même connu différentes phases résultant en partie de l’évolution du rapport de la France avec l’histoire et la mémoire de la guerre d’Algérie. Parent pauvre du récit de la guerre d’Algérie, l’histoire des harkis a, en effet, connu plusieurs étapes sur l’écran de la télévision française. D’abord partie intégrante d’une actualité couverte par les caméras du journal télévisé et des magazines de reportages des années 1960, la représentation des harkis a disparu progressivement des écrans en même temps que la fin de la guerre s’éloignait. Ceux-ci réapparurent de façon sporadique sur la scène médiatique au gré des grèves de la faim, manifestations et émeutes qui ponctuèrent leur histoire de 1975 à 1991. À partir des années 1990, est venu le temps de la commémoration de la guerre d’Algérie. Enfin, avec l’engouement médiatique pour cette guerre, une nouvelle phase a débuté. La question bénéficie désormais d’un traitement plus important et l’histoire des harkis se fait plus présente à la télévision, les documents s’y rapportant sont plus denses. La Blessure s’inscrit dans cette dernière phase.
24Ce documentaire, ne traite donc pas d’un sujet neuf. Cependant, il constitue, pour plusieurs raisons, un jalon notable dans la représentation télévisuelle des harkis et en renouvelle les codes.
25Tout d’abord, on peut noter que la télévision n’est pas attachée, depuis la fin de la guerre d’Algérie, à l’histoire des anciens supplétifs durant le conflit lui-même. La majorité des reportages, des journaux télévisés, des documentaires ou autres émissions s’intéresse, et ce dès le lendemain de la guerre, à la situation des harkis en France, leur installation, leurs conditions de vie puis à la question de leur intégration dans la société française. Les difficultés qu’ils rencontrent après leur arrivée en métropole, les révoltes de leurs fils, leur quête de reconnaissance sont, jusqu’au début des années 1990, au cœur de la narration télévisuelle. La Blessure s’attache, pour sa part, à leur situation avant leur exil : l’origine de la création des harkas, l’enrôlement des hommes et des femmes (quelques-unes) dans ces unités, les raisons de cet engagement aux côtés de la France ; leurs parcours ; leurs rôles dans les opérations militaires ; la valeur ajoutée qu’ils constituaient alors pour l’armée française et ses appelés qui ne connaissaient pas le terrain ; leur sort une fois le cessez-le-feu en vue, leur désarmement par leurs officiers ; les arrestations, tortures, exécutions, massacres dont ils ont été victimes après la fin des hostilités et, enfin, les conditions d’arrivée en métropole d’un certain nombre d’entre eux et de leurs familles. Tout au long du documentaire se croisent des témoignages qui décrivent une histoire relativement hétérogène, propre à chaque témoin. Loin du discours simplifié, et longtemps véhiculé par la télévision, d’hommes qui avaient tout simplement choisi la France, le documentaire énonce les divers facteurs qui ont conduit ces hommes à s’engager. Cette manière de faire est révélatrice d’une approche des auteurs tendant à une quête de neutralité sinon d’objectivité.
26Le choix des témoins laisse également transparaître cette volonté. En effet, chacun des personnages interrogés représente un aspect de l’histoire des anciens supplétifs de l’armée française en Algérie. Il y a celui qui s’est engagé par fidélité à la France, son père, ses oncles, son grand-père ayant, avant lui, servi la « mère patrie » dans les différents conflits ; celui qui a été plus ou moins enrôlé de force ou par hasard, parce qu’il parlait bien le français et que les militaires avaient besoin d’interprètes ; ou encore celui qui a, tout simplement, suivi son clan. L’hétérogénéité des parcours ressort aussi en ce qui concerne leur sort après le cessez-le-feu : le désarmement, les persécutions, l’emprisonnement pour certains, le départ d’Algérie, l’installation puis l’intégration (ou la non-intégration) dans la population métropolitaine, pour d’autres.
27La volonté d’objectivité ou de neutralité des auteurs est aussi visible dans les séquences évoquant le FLN. Le commentaire souligne à de nombreuses reprises la proximité existant entre les combattants du FLN et les supplétifs de l’armée française : « c’étaient les mêmes », est-il dit. Le documentaire met en relief le fait que la population était prise entre deux feux et qu’il arriva souvent que le choix de l’un ou l’autre camp ne fût que le fruit d’un concours de circonstances ou du hasard. La frontière entre les héros et les vilains (comme dans plusieurs travaux de Daniel Costelle et Isabelle Clarke [17]) tend à être gommée, chacun n’étant que victime de la guerre. Au-delà de la dénonciation de la guerre en général, les liens existant entre les Algériens ayant « choisi » le camp de la France ou celui du FLN (liens du sang, liens amicaux entre des hommes qui avaient beaucoup en commun et que le conflit a séparés), sont soulignés, et font émerger un aspect jusque-là peu évoqué à la télévision : la division des Algériens en deux camps. La guerre d’Algérie fut également une guerre fratricide au sein de la population algérienne.
28Le choix des témoins influence également un autre aspect de la représentation télévisuelle des harkis : l’image même de l’ancien supplétif. En effet, si les anciens officiers interrogés ont, dans leur majorité, un profil similaire à ceux témoignant dans les documents antérieurs (notons qu’il s’agit parfois des mêmes hommes), cela n’est pas le cas des anciens harkis. Les hommes qui racontent leur guerre dans ce documentaire s’expriment clairement, dans un français majoritairement sans accent. Ils sont bien habillés, certains portent costume et cravate. Ces détails sont ici soulignés parce que, pendant longtemps, sur les écrans de la télévision française, les anciens harkis filmés parlaient avec un fort accent, avaient pour certains du mal à s’exprimer en français, étaient pauvrement vêtus. Les caméras s’arrêtaient volontiers sur des détails soulignant la pauvreté, voire l’insalubrité de leurs habitats. Les différents éléments donnés à voir au téléspectateur dressaient alors le portrait d’hommes se trouvant majoritairement en marge de la société, non intégrés. Jusqu’à la fin des années 1980 existait donc ce qui pourrait être qualifié de modèle de représentation des harkis. Cela se vérifie principalement dans les reportages des journaux télévisés, où les images qui se succèdent sur l’écran contiennent très souvent certains éléments identiques : une ou plusieurs femmes en habit traditionnel, des animaux (principalement des poules), du linge séchant sur un fil, etc. Le côté quasi systématique du procédé souligne le décalage entre les individus faisant partie du groupe des harkis et le reste de la population française. Il met ainsi en avant le fait que, près de trente ans plus tard, ces hommes et femmes demeurent différents, qu’ils ne sont pas devenus français. Rien de tel dans La Blessure : ces stéréotypes visuels sont absents, le portrait dressé est au contraire celui d’hommes ressemblant à n’importe quel Français. Pourquoi un tel contraste ?
29Premièrement, les hommes interrogés ne sont sans doute tout simplement pas les mêmes. Dans les faits, l’entité « harkis » n’en est pas une et ce groupe est extrêmement hétérogène. Déjà, durant le conflit algérien lui-même, les différents statuts des supplétifs de l’armée française reflétaient une disparité dans les qualifications des hommes, leurs milieux d’origines, leur instruction. Longtemps donc, les caméras de la télévision ont fait le choix de s’arrêter sur ceux qui étaient restés dans les camps, ne s’étaient pas intégrés, ceux qui maîtrisaient mal le français. Ce n’est désormais plus le cas. La Blessure choisit de montrer à l’écran ceux qui, au contraire, ont rapidement quitté les camps ou les hameaux, et ont construit leur vie au sein de la société française.
30Dans ce documentaire, les lieux où les anciens supplétifs sont interrogés diffèrent également de ceux auparavant utilisés comme cadre pour les entretiens et ce choix revêt une importance certaine concernant l’image des harkis. La consultation des bonus du DVD, qui regroupent des interviews non conservées dans le montage final, laisse non seulement transparaître que n’ont pas été « sélectionnés » ceux dont le français était peu clair (ce choix résulte peut-être d’un simple point de vue pratique : la compréhension par le spectateur), mais aussi qu’un certain nombre de ces hommes ont été interrogés dans le même cadre : devant un rayon de bibliothèque, image qui renvoie immédiatement un message différent de celle qui a pour arrière-plan une femme en habit traditionnel cuisinant ou étendant son linge dans une arrière-cour ou un terrain vague. Le choix de ces témoins, du cadre dans lequel ils sont filmés, des tenues qu’ils portent, modifie donc la représentation et, par là même, la perception de cette population. Ces différences soulignent les multiples versants d’une même histoire et mettent en avant la complexité de représentation d’un groupe intrinsèquement hétérogène.
31Cela est renforcé par le profil des protagonistes du débat après la diffusion. Autour de Béatrice Schönberg, trois enfants de harkis : Mohand Hammoumou, docteur en sociologie et maire de Volvic, Dalila Kerchouche, journaliste et écrivain, et Fatima Besnaci-Lancou, éditrice, sont l’incarnation d’une intégration réussie. Le choix du quatrième invité, seul ancien supplétif présent, conforte cette impression : Serge Carel, ancien harki, a changé de nom et sa religion après son arrivée en métropole. Il souligne dans son intervention que ses enfants lui sont reconnaissants de ces choix drastiques ayant facilité leur intégration dans la société française. Cette question de l’intégration des anciens harkis, centrale depuis les années 1960 sur le petit écran et souvent présentée comme un problème insoluble, ne fait désormais plus partie du débat. Au cours des années 1960, les journalistes se demandaient si ces hommes pourraient devenir français, à la fin de la décennie suivante et au début des années 1980, la réponse à cette question était visiblement négative, passé l’an 2000, cette interrogation tend à disparaître. Sur les images de La Blessure, les anciens supplétifs interrogés ne se démarquent pas significativement de n’importe quel Français. Les problèmes identitaires des membres de ce groupe, souvent développés auparavant, occupent également une place plus réduite.
32La Blessure contribue à faire ressortir l’hétérogénéité de ce groupe, notamment en ce qui concerne leur parcours dans l’Algérie coloniale. Ces disparités, réelles et très prégnantes dans cette communauté (peut-on même parler de communauté ?), sont cependant en partie gommées concernant la vie de ces hommes après 1962, puisque, longtemps uniques représentants de « l’entité harkis », ceux des camps et des hameaux ne sont plus visibles.
33Ainsi, ce documentaire participe à l’apport de nouveaux éléments dans une représentation longtemps tronquée. La période où la télévision ne se penchait que sur la portion de ce groupe non intégrée et submergée par les problèmes semble désormais révolue. La tendance paraît même quelque peu s’inverser. Par ailleurs, s’il est toujours question des souffrances endurées par ces hommes, il s’agit davantage de celles découlant de la guerre elle-même, blessures physiques et morales, que de celles relatives à leur installation en France, comme cela était le cas par le passé.
34Le débat glisse progressivement, comme le laissent penser l’intervention de Benjamin Stora dans le documentaire et celle des invités sur le plateau, vers la question du rapport de l’Algérie d’aujourd’hui avec cette page de son histoire et de la nécessité de faire un travail pour mettre fin à l’équation réductive « harki = traître ». De cette démarche il ressort que la question des harkis semble être, désormais, un problème lié à l’Algérie d’aujourd’hui et du rapport à son histoire. Cette perspective apporte une autre dimension au sujet jusqu’alors traité sur un plan franco-français.
35Fait indéniable, ce documentaire contribue à renforcer la place des harkis dans la représentation télévisuelle de la guerre d’Algérie. Le récit de l’histoire de ces hommes, plus structuré que par le passé, plus neutre, se veut plus exhaustif, moins ancré dans les clivages mémoriels. Ce faisant, La Blessure alimente la déconstruction de stéréotypes télévisuels tenaces concernant la représentation des harkis. Cette déconstruction résulte de choix éditoriaux modulant l’image et l’histoire des harkis. Elle n’est cependant pas sans risque, notamment celui de contribuer à la mise en place d’un nouveau modèle de représentation, modèle établissant tout autant une narration partielle et partiale du sujet. Ce documentaire n’en marque pas moins une étape dans la représentation télévisuelle des harkis et dans la narration de leur histoire de façon plus générale : présenter aux téléspectateurs, presque cinquante ans après la fin des combats, une histoire qui souligne la complexité du sujet, la diversité des histoires, des parcours, qui se cachent derrière ce mot de harki.
36La Blessure, la tragédie des harkis de Daniel Costelle et Isabelle Clarke pose pourtant un problème déjà soulevé par Apocalypse, celui de la volonté des auteurs de présenter l’histoire qu’ils racontent comme l’Histoire de leur sujet : Apocalypse ne peut être la véritable histoire de la Seconde Guerre mondiale [18], La Blessure n’est pas non plus « l’Histoire des deux cent mille Algériens qui se sont battus de 1954 à 1962 aux côtés des Français », comme l’énonce la voix off en introduction.
37Muriel de la Souchère
« C’était Manufrance »
38La manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne (MFAC), qui prend le nom de Manufrance en 1947, est l’objet d’une riche exposition au musée d’Art et d’Industrie de la ville [19]. Son titre annonce une présentation d’un des plus célèbres symboles du passé industriel stéphanois sous l’angle des innovations ; il est alors tentant de voir là une parenté avec une politique des collectivités locales visant à ériger la ville en capitale du design, qui trouverait sa légitimité dans une tradition d’innovation. Par ailleurs, l’exposition s’inscrit dans un cycle de manifestations consacrées à Manufrance, s’étalant de juin 2011 à février 2012, associant des expositions (« Fournisseurs, vendeurs, parraineurs : ils travaillaient avec l’entreprise Manufrance » aux archives départementales de la Loire ; « C’était Manufrance : la presse en parlait » aux archives municipales de Saint-Étienne), des visites guidées des anciens locaux de la manufacture ainsi qu’un colloque universitaire (« L’épopée Manufrance (1885-1985) : que reste-t-il de nos amours ? »).
39La manufacture et son fondateur Étienne Mimard (1862-1944) sont bien connus des historiens, comme en témoigne, parmi les publications les plus récentes, le Dictionnaire historique des patrons français dirigé par Jean-Claude Daumas (Flammarion, 2010). Mimard y est l’objet d’une courte biographie rédigée par Michelle Zancarini-Fournel, qui peut être complétée par les notices consacrées aux cycles stéphanois (Brigitte Carrier-Reynaud), à la diffusion du concept de management dans le patronat français (Pierre Labardin) et aux métamorphoses du paternalisme (Jean-Claude Daumas). Elles permettent de contextualiser les innovations qui jalonnent l’histoire de l’entreprise, de 1885, quand Mimard fonde une fabrique d’armes, à 1985, année de la liquidation des biens de Manufrance après une agonie d’une dizaine d’années.
40Ces innovations, qui sont présentées aux visiteurs tout au long d’un parcours chronologique, depuis l’espace intitulé « 1885-1893 : des débuts innovants » jusqu’à « 1973-1985 : ses ailes de géant l’empêchent de marcher », relèvent de différents domaines. Premièrement, la technique : la manufacture met au point des mécanismes novateurs pour ses fusils et ses bicyclettes. Deuxièmement, la production : Mimard, influencé par les méthodes d’organisation scientifique, découvertes lors d’un voyage aux États-Unis en 1904, et par Fayol, adopte précocement la rationalisation industrielle et administrative, quand le milieu de la production de cycles et d’armes mêlait encore très majoritairement la petite entreprise et l’artisanat. Troisièmement, la commercialisation et la publicité : dès la fin du 19e siècle, Mimard met en place la vente directe par poste aux particuliers au moyen d’un catalogue, le tarif-album, non seulement des articles produits par la MFAC (des armes, dont la promotion est assurée dans la revue Le Chasseur français, des cycles, puis, après la Première Guerre mondiale, des machines à coudre, des machines à écrire et des postes TSF achetés et modifiés par la manufacture, des vêtements et des accessoires de chasse), mais aussi de milliers d’autres objets.
41L’un des points forts de l’exposition réside dans les présentations conjointes des modèles produits par la manufacture (les fusils « Idéal » de 1888, « Simplex » de 1908 et « Falcor » de 1967 ; les bicyclettes « La Superbe » de 1888 et « Poulidor » de 1979 ; un vélomoteur « Vélorobot » de 1956 ; ainsi qu’une collection généalogique des machines à coudre « Omnia » des années 1950 à 1970) et d’archives relatives au travail et au personnel, dont les effectifs s’élèvent à cinq cent cinquante salarié-e-s avant la Première Guerre mondiale, puis oscillent entre trois mille et quatre mille jusqu’à la seconde moitié des années 1970. Un diaporama en trois dimensions montre, sur le mode d’un reportage d’entreprise, ouvriers, ouvrières ou employé-e-s dans les ateliers de montage, les halls d’expédition, les bureaux de facturation. Des lunettes à redresser les canons et un tour à rayer de 1890 acheté aux États-Unis (le rayage intérieur des canons accélère la propulsion de la munition et allonge la distance de tir) sont astucieusement exposés en association avec des photographies d’époque permettant de les voir en situation. Grâce à l’installation de ces machines-outils et d’une armoire « réservée à certains ouvriers d’élite » faisant office de vestiaire individuel ainsi qu’aux panneaux explicatifs, les ouvriers qualifiés (« dresseurs de canons qui symbolisent la confiance en l’œil humain, outilleurs adoptant les outils aux machines et les réglant, contrôleurs qui disposent des gabarits, braseurs qui assemblent les ligatures des canons ») sont mis à l’honneur, avec un réel souci didactique.
42Mais cette part belle qui leur est accordée (on comprend bien pourquoi, dans un objectif de mise en valeur du savoir-faire stéphanois) occulte, dans une certaine mesure, les nombreux manœuvres, ouvriers et ouvrières spécialisé-e-s, alors qu’ils-elles sont largement majoritaires sous les sheds de la manufacture, comme l’a montré Jean-Paul Burdy dans sa thèse de doctorat [20]. Les photographies de salarié-e-s pas ou peu qualifié-e-s et les commentaires afférents sont trop rares pour permettre au visiteur de mettre en perspective le poids symbolique attribué aux ouvriers professionnels dans l’appréhension de l’organisation taylorienne de la production.
43Si l’histoire sociale de la manufacture écrite dans les années 1980 semble avoir été un peu oubliée (la thèse de doctorat de Jean-Paul Burdy renferme des pages très intéressantes sur la composition du personnel et sur les carrières), l’histoire du travail des femmes a, sans conteste, suscité un intérêt particulier chez les commissaires de l’exposition. Le visiteur trouve des représentations du travail des femmes devenues classiques : une mention du recours massif à l’emploi féminin durant la Première Guerre mondiale ou bien une photographie d’un pool de femmes dactylos dans le grand hall d’administration construit en 1910. D’autres sont sans doute moins communes pour les non-spécialistes, telles ces photographies montrant la mixité du service de dactylographie en 1908 et de divers ateliers (armurerie, vérification des pièces, nickelage) en 1910. Ainsi la main-d’œuvre féminine se situe-t-elle non seulement dans les secteurs traditionnellement féminins (gestion des papiers, confection, cuir), mais aussi dans les ateliers relevant de la métallurgie, où les ouvrières spécialisées et les manœuvres sont foreuses de canons, quadrilleuses ou vernisseuses de crosses, monteuses de moyeux, de pédales ou bien centreuses de roues. Davantage que des images fixes, le montage vidéo « Femmes de Manufrance », réalisé dans le cadre de l’appel à projets État-Région « Mémoire au 20e siècle en Rhône-Alpes » et présenté dans un décor de cuisine des années 1960 (table en formica, pendule assortie et almanach des PTT de 1966 de rigueur), donne chair à cette histoire du travail des femmes de la manufacture. Douze histoires de vie d’ouvrières ou d’employées nées entre 1908 et 1956 sont ainsi retracées d’une heureuse manière, les réalisateurs ayant fait alterner séquences d’entretien et photographies d’archives (par exemple, une demande d’embauchage, un extrait de dossier de personnel, des cartes postales, des photographies personnelles). Entre autres choses, on découvre que la manufacture a recours au travail à domicile, notamment pour le quadrillage des crosses de fusil. On découvre aussi que des salarié-e-s, parmi les 1 875 licencié-e-s pour motif économique au cours de la période 1975-1980, ont versé leur prime de licenciement à la Société coopérative de production et de distribution (SCOPD), seconde tentative de sauvetage de Manufrance lui donnant quelques années de sursis, après la création en 1979 d’une société en location-gérance qui n’a pas réussi à redresser les comptes, grevés par des erreurs de gestion, par un appareil productif vieillissant très insuffisamment renouvelé et par la crise. La marche vers la fermeture définitive est décrite par des extraits du documentaire On les appelait Manufrance, réalisé par Marie-Ange Payet, qui reprennent, entrecoupés d’images de journaux télévisés, les témoignages d’acteurs de l’époque, chacun livrant son analyse de l’échec industriel et commercial de la manufacture : des délégués syndicaux, le syndic nommé en 1979 et deux anciens ministres, stéphanois, Charles Fiterman et Michel Durafour, également maire de Saint-Étienne de 1964 à 1977.
44Les batailles pour la sauvegarde de l’emploi ont laissé davantage de traces dans cette exposition que d’autres mouvements sociaux témoignant, par exemple, des résistances au paternalisme institué par Mimard. Le petit panneau concernant la « grève des cent jours » de 1937, déclenchée suite au refus d’appliquer à l’ensemble du personnel la convention collective de la métallurgie stéphanoise et à laquelle la direction rétorque par des licenciements temporaires massifs et par le renvoi définitif de bon nombre de syndicalistes, ne fait pas beaucoup d’ombre, en définitive, au buste de Mimard placé non loin, ni au bureau du patron fondateur installé au centre des sept cents mètres carrés de l’exposition, ni à la salle de réunion du conseil d’administration visible en début de visite.
45L’exposition explore le développement commercial tout autant que l’essor industriel de l’entreprise, afin de refléter son modèle économique spécifique associant la fabrication industrielle en série, la vente directe sans intermédiaire de la production et de produits allogènes, par catalogues et en magasins, ainsi que l’édition de revues et de catalogues. Michelle Zancarini-Fournel qualifie le tarif-album annuel de la MFAC de véritable lieu de mémoire pour plusieurs générations, tant il fut très largement diffusé (huit cent mille exemplaires en 1913, sept cent vingt mille au début des années 1960), devenant ainsi un symbole de l’entrée dans la consommation de masse. Des animations multimédias interactives présentent les tarifs-albums du début du 20e siècle en mettant en scène, sur un mode humoristique, des objets insolites : « un vêtement américain en jonc pour la chasse aux canards (7,50 francs) », « la baignoire à thermo-siphon incluant un chauffe-eau à bois (135 francs) » ou « le bateau-voiture transformable (500 francs) ». Pour une approche plus scientifique, on peut se reporter à l’analyse sémiologique de Philippe Petitot publiée en 1979 où l’auteur étudie dans quelle mesure le tarif-album de 1913 (mille deux cents pages, soixante mille références d’articles), bien plus qu’un simple présentoir, participe d’un ordre social. Pour cela, il met en regard l’évolution, supposée, du mode consommatoire avec celle du mode publicitaire, lue à travers les objets vendus et les arguments avancés, relevant pour certains du nationalisme, de l’apologie de l’autodéfense, de la promotion de l’hygiénisme ou de la protection de la nature ; la manufacture se fait alors, à travers ses catalogues, « le chantre de la nostalgie de l’état primitif » et dessine « le portrait du sportsman, à la fois Robinson Crusoé perdu dans un monde hostile et homme-orchestre de la nouvelle technologie », grâce à sa bicyclette à trois vitesses, ses pastilles contre la soif ou sa carabine « Lebel-Africain ».
46Sans doute parce qu’il était fort peu aisé de monter une collection fournie et homogène d’objets commercialisés au début du siècle ou dans l’entre-deux-guerres, les commissaires ont préféré se concentrer sur les Trente Glorieuses et exposer dans une vitrine intitulée « Manufrance au quotidien, 1952-1972 » des appareils dont la consommation se démocratise : appareils photographiques, électrophones, appareils à transistors, cafetières électriques ou aspirateurs-balais. Des indications auraient été opportunes pour mesurer le rythme et l’ampleur de leur diffusion dans les foyers : celles-ci auraient pu porter sur les volumes de vente ou le ratio entre leur prix et le salaire mensuel moyen d’une cheffe au service des commandes de Manufrance encadrant les employées aux écritures ou d’une manœuvre au service de l’emballage. Les catalogues de la MFAC des années 1950 et 1960, dont les pages numérisées sont consultables sur des postes informatiques, pourraient ainsi être, comme le Salon des arts ménagers analysé par Claire Leymonerie [21], un terrain d’étude de la consommation de masse et plus précisément du maintien des distinctions sociales dont elle s’accommode fort bien, de la diffusion verticale des goûts, d’une banalisation et d’une standardisation des appareils dédiés aux tâches ménagères ou aux loisirs. Voici donc peut-être une clé d’entrée d’un programme d’histoire de la culture matérielle domestique des milieux populaires et des classes moyennes, à l’image de la démarche adoptée par Manuel Charpy portant sur la bourgeoisie du 19e siècle [22].
47« C’était Manufrance : un siècle d’innovations, 1885-1985 », événement phare de l’année Manufrance à Saint-Étienne, est une exposition très réussie, servie par une scénographie originale et par une grande diversité des quatre cent cinquante objets et archives présentés, dont un bon nombre se retrouvent dans les trois cent trente pages du catalogue richement illustré Manufrance, l’album d’un siècle, 1885-1985. L’effort pédagogique évident transparaît tant dans les textes explicatifs et la chronologie déroulée sur les murs, permettant la mise en contexte des pièces exposées, que dans les ateliers thématiques et les visites guidées organisées pour les publics scolaires. Le choix de l’innovation tous azimuts comme fil conducteur de l’histoire de cette entreprise, à la fois industrielle et commerciale, a engagé les commissaires sur la voie d’une histoire totale. L’ambition n’est pas mince ; on peut sans doute regretter quelques raccourcis, quelques lacunes (les client-e-s demeurent assez mal connu-e-s), inévitables ou bien compréhensibles pour beaucoup, que les actes du colloque « L’épopée Manufrance » contribueront certainement à corriger. Il n’en demeure par moins que cette exposition est une efficace ambassadrice de l’histoire d’entreprise et, à un degré certes moindre, de l’histoire de la consommation.
48Florent Montagnon
Les archives intimes des combattants de l’ombre
49Dans la lignée de ses travaux précédents, mais en ajoutant cette fois l’image à son répertoire, Guillaume Piketty propose dans son dernier ouvrage de donner la parole aux acteurs de la Résistance afin d’approcher au plus près leur expérience vécue [23]. En réalité, son ambition est sensiblement plus large, puisqu’il s’agit d’offrir au grand public, au travers de quelques chapitres introductifs, une synthèse sur l’histoire de la Résistance qui rende compte des travaux les plus récents des historiens. L’ensemble est illustré par une profusion de documents et de citations, le plus souvent relativement courtes, qui invitent le lecteur à un parcours très libre.
50Guillaume Piketty centre son propos sur la Résistance intérieure et son action en métropole, sans toutefois s’interdire des références à la France libre et tout particulièrement à ceux des volontaires gaullistes qui furent envoyés en missions clandestines en France. L’une des grandes originalités de son ouvrage est d’embrasser dans sa globalité le parcours de ces combattants, depuis le moment où ils prirent la décision de s’engager dans cette lutte des plus incertaines jusqu’au jour où les plus chanceux d’entre eux purent sortir de l’ombre. Ainsi analyse-t-il successivement : les conditions de l’engagement résistant, présenté comme un processus aussi rationnel que profondément déraisonnable ; les efforts croissants d’organisation d’une contre-société à la fois démocratique et nettement hiérarchisée, dans laquelle chacun dut inventer de nouvelles formes de combat ; les souffrances endurées après une arrestation, dans l’univers carcéral ou dans celui des camps ; les conditions dans lesquelles s’opéra la sortie de la Résistance, avec un sentiment de joie teinté d’amertume à la pensée de tous les compagnons qui avaient disparu trop tôt pour goûter cet instant ; enfin, le temps de la mémoire et du récit, amorcé sans attendre la fin de la guerre dans la presse clandestine ou sur les ondes de la BBC.
51Au fil de son texte, Guillaume Piketty rend bien compte des orientations d’une historiographie de la Résistance que ses propres travaux contribuent à faire vivre. Les débats majeurs sur l’origine de l’engagement, sur la résistance en prison ou sur la mémoire trouvent ici toute leur place. L’auteur ne parvient en revanche pas toujours à trouver la bonne distance, préférant parfois les formules définitives (le « non intransigeant » des Résistants, leur « parfaite lucidité », etc.) à l’analyse des zones grises qui peuplent les marges de la Résistance et qui ont récemment retenu l’attention des historiens (ainsi du débat sur les « vichysto-résistants », amorcé par Jean-Pierre Azéma et Denis Peschanski et approfondi par Johanna Barasz [24]. De même peut-on s’étonner que l’étude des souffrances infligées aux résistants après leur arrestation fasse l’impasse sur la défaillance de certains d’entre eux dans ces circonstances tragiques. Ces souffrances comme ces défaillances renvoient incontestablement à l’intime, qui constitue précisément le fil conducteur de l’ouvrage.
52Le choix de ce fil rouge affiché en sous-titre (Les archives intimes des combattants de l’ombre) ne manque pas de pertinence et l’auteur s’attache bien à le suivre dans son texte. En revanche, le dispositif visuel mis en œuvre pour illustrer son propos n’est pas toujours aussi convaincant. C’est moins le nombre d’illustrations qui soulève un problème que leur traitement. Bien sûr, nul n’ignore combien il est difficile d’illustrer l’histoire de la Résistance, dont les activités furent par nature clandestines. Et, naturellement, cette difficulté devient plus grande encore lorsque, comme c’est le cas ici, on s’attache à appréhender ce que l’expérience résistante put avoir d’intime. De toute évidence, la plupart des documents que l’on mobilise habituellement ne révèlent rien de cette dimension. Mais certains s’y prêtent à merveille et l’une des qualités de l’ouvrage est précisément de leur accorder une large place. Il s’agit moins de photographies, qui constituent traditionnellement la base de ce type d’ouvrages illustrés, que de reproductions de documents, souvent issus d’archives privées.
53Guillaume Piketty présente ici des extraits et des reproductions de nombreux documents d’archives qu’il a exhumés, notamment au fil de ses travaux consacrés à Pierre Brossolette, Charles d’Aragon ou plus généralement aux écrits des résistants [25]. Il puise notamment de très nombreux extraits dans des documents manuscrits, dont il a par ailleurs assuré l’édition critique : le journal de Louis Martin-Chauffier, écrivain et journaliste replié à Lyon, où il exerça des responsabilités importantes au sein du mouvement Libération-Sud ; le journal de Charles d’Aragon, pionnier de la Résistance depuis son château de Saliès, près d’Albi, ou encore les lettres de Pierre Brossolette, engagé dans la résistance en 1941 avant de devenir l’un des principaux agents du général de Gaulle en France. Extraits de correspondances et de journaux intimes offrent le double intérêt de donner à voir et à connaître l’intimité des acteurs. Les extraits de documents dactylographiés, et notamment d’allocutions prononcées à la BBC, ne procurent pas la même émotion, sans doute à la fois parce qu’ils sont trop courts et parce que, précisément, leur fonction de propagande rend plus suspect leur rapport avec l’intimité de ceux qui les prononcent. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage s’inscrit dans une tendance qui conduit à prendre en compte la dimension proprement esthétique de certains textes manuscrits ou dactylographiés. D’une certaine façon, il s’agit pour l’historien de faire partager l’émotion qu’il ressent au contact de ces documents, émotion dont on peut parfois regretter qu’elle se perde dans les détours de l’analyse historique.
54Au-delà de ces documents qui permettent de saisir une partie de l’intimité des résistants, l’ouvrage présente une riche iconographie dont l’un des intérêts majeurs, comme pour le texte rédigé par Guillaume Piketty, est d’embrasser l’expérience résistante dans sa globalité : non seulement celle de l’action (clandestine mais finalement glorieuse) mais également celle de la souffrance, celle de la survie dans les prisons et les camps, et celle du retour à la vie et à la lumière au lendemain de la guerre.
55On peut toutefois regretter que, comme trop souvent dans ce genre d’ouvrages, les documents restent largement cantonnés dans une fonction d’illustration, sans qu’une véritable relation s’établisse entre eux et le texte. Il est dommage de ne pas proposer une démarche qui parte davantage des documents, comme l’historien s’applique à le faire dans le cadre de son travail de recherche. Si, on l’a dit, il faut se réjouir de ce que le lecteur puisse partager l’émotion du chercheur face aux documents, on pourrait ambitionner de lui faire aussi partager certaines des joies de la méthode. Certains s’y sont récemment essayés avec talent, proposant une analyse à la fois fouillée et accessible de documents qui constituent autant de traces de résistance [26]. Dans le cas de l’ouvrage de Guillaume Piketty, le statut des documents aurait mérité d’être établi avec davantage de rigueur. Ainsi aurait-on aimé en savoir davantage sur les conditions dans lesquelles des documents intimes, tels que carnets ou lettres, ont pu non seulement être rédigés mais parvenir jusqu’à nous. De même aurait-il été utile de dater les extraits de mémoires rédigés parfois bien après la guerre (par Alban Vistel ou Claude Bourdet par exemple) pour permettre au lecteur de les situer par rapport aux textes rédigés pendant la guerre. Trop souvent, les légendes négligent d’analyser l’origine des images, les conditions dans lesquelles elles ont été produites et le rapport qu’elles entretiennent avec le propos de l’auteur. Nombre d’entre elles, pourtant, se prêteraient à une analyse mettant en évidence ce qu’elles nous apprennent de l’expérience des résistants. Parmi de multiples exemples, retenons ce « tract étiquette appelant à la mobilisation des femmes » (p. 104) que rien ne permet de dater ou de localiser. L’historien n’a-t-il rien à dire au lecteur de ce qu’un tel document recèle ? N’a-t-il aucune hypothèse à formuler au regard de son expertise ? Ce type de tracts était-il fréquent ? La volonté de mobiliser les femmes était-elle répandue dans l’ensemble de la Résistance ? Par quel canal un tel document, dont on imagine aisément la fragilité, nous est-il parvenu ? A-t-il été conservé par celui qui l’a produit ? A-t-il été saisi par la police ? Autre exemple, avec cette fois une photographie bien connue d’un poste frontière sur la ligne de démarcation (p. 42). Que nous apprend ce document sur la résistance ? Quelle importance cette ligne revêtait-elle dans la pratique et dans l’imaginaire des résistants de chacune des zones ?
56En définitive, l’ouvrage respecte des codes trop fermement établis en matière d’illustration, privilégiant l’abondance plutôt que la profondeur de l’analyse. Ceux qui se contenteront de le feuilleter ne s’en plaindront certainement pas. Mais ceux qui le liront pourront sans doute regretter que l’analyse des images ne soit pas réellement à la hauteur de la qualité des textes.
57Sébastien Albertelli
Les expressionnismes allemands
58Quoi de commun exactement entre les mouvements Die Brücke (le pont) et Der Blaue Reiter (le cavalier bleu) qui ont vu le jour à deux endroits différents en Allemagne dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale ? Le parti pris audacieux de la Pinacothèque de Paris est de réunir, le temps d’une exposition (13 octobre 2011-11 mars 2012), les œuvres des deux célèbres courants qui structurent l’expressionnisme allemand du début du 20e siècle. Fondés respectivement à Dresde en 1905-1906 et à Munich en 1911-1912, ceux-ci n’ont pas été désignés à l’époque par une étiquette commune, le terme expressionnisme n’apparaissant qu’en 1914. Il y a donc plusieurs expressionnismes : c’est le message que veut faire passer le titre de l’exposition « Expressionismus & Expressionismi », qui est choisi par référence à une exposition de 1986 « Futurismus & Futurismi », consacrée à Venise à une autre avant-garde européenne de la décennie d’avant-guerre (le manifeste futuriste de Marinetti date de 1909).
59L’idée de la Pinacothèque de Paris est donc de montrer la diversité des deux écoles expressionnistes allemandes (plutôt que leur confrontation), tout en donnant à voir le « jeu des convergences et divergences » pour reprendre la formule d’un panneau. Quatre grandes thématiques sont ainsi explorées : les « paysages » (installés dans des salles aux murs jaunes), les « gens » (salles bleues), les « nus » (salles vertes) et les « natures mortes » (salles mauves). L’accrochage de chaque salle mélange volontairement les œuvres des deux mouvements, mais un code des couleurs sur les cartels permet au spectateur de les ordonner facilement (le nom de l’artiste étant indiqué en bleu pour Der Blaue Reiter et en orange pour Die Brücke).
60Ces couleurs ne sont pas choisies au hasard : si les deux courants ont pour socle commun la volonté de manifester le ressenti intérieur de l’artiste, la quête de cette intériorité est assurément plus sensitive, voire agressive, dans Die Brücke, tandis qu’elle se révèle plus poétique, voire mélancolique, dans Der Blaue Reiter. Dans ce dernier courant, l’atmosphère est souvent rendue par un bleu dominant, qui contraste avec les rouges criards de Die Brücke. L’exposition donne une illustration concrète de cet usage différent des couleurs dans les paysages de montage : les tons chauds du Seehorn (1919) de Ludwig Kirchner (Die Brücke) contrastent avec les tons plus froids du Chiffonier (1917) de Marianne von Werefkin (Der Blaue Reiter). De même, dans l’avant-dernière salle, la Nature morte en bleu (1902) d’Alexi von Jawlensky côtoie les rouges du Plat en bois (1910) de Ludwig Kirchner, des Glaïeuls (1918) et du Jardin en fleurs (1926) d’Emil Nolde.
61Une autre différence stylistique réside dans les lignes, souvent brisées dans Die Brücke, plus courbes dans Der Blaue Reiter. Ainsi pour les portraits, L’Homme dans un fauteuil (1913) de Gabriele Münter (Der Blaue Reiter) jouxte le Groupe d’artistes (assis) (1913) de Ludwig Kirchner (Die Brücke) aux figures plus anguleuses. Mais la grande divergence entre les deux écoles réside dans l’apport fondamental de Vassily Kandinsky au Cavalier Bleu. Celui-ci écrit en 1912 : « On peut aisément classer entre deux pôles les formes d’incarnation arrachées par l’esprit aux celliers de la matière. Ces deux pôles sont la grande abstraction et le grand réalisme. Ces deux pôles ouvrent deux voies menant somme toute à un but. » Le Cavalier bleu, qui développe une approche plus intellectuelle et théorique des œuvres, donne ainsi naissance à l’abstraction et au constructivisme, ce qui constitue son apport majeur à l’art du 20e siècle.
62Pourtant, l’exposition n’a aucune visée démonstrative. C’est au spectateur d’établir de libres correspondances, par exemple entre le Village russe (1919) de Karl Schmidt-Rottluff (Die Brücke) et Variation été (1916) d’Alexi von Jawlensky (Der Blaue Reiter), où la verticalité colorée des arbres semble se répondre malgré la différence de taille des deux compositions placées sur le même mur. Le rapprochement est encore plus inattendu entre la Petite Composition III (1913-1914) de Franz Marc (Der Blaue Reiter) et La Lune et la Mer (1920-1922) de Karl Schmidt-Rottluff (Die Brücke) accroché à sa droite, quand les formes rondes du premier tableau (abstrait) font écho à la tête de la femme et à la lune du second (figuratif).
63Au-delà de ce jeu esthétique, il faut rappeler, au titre des points communs, les contacts noués entre les artistes des deux groupes : Vassily Kandinsky participe à une exposition à Dresde en 1907, les deux courants exposent ensemble en 1912 à la quatrième exposition de la Nouvelle Sécession à Berlin. Il faut aussi évoquer leurs influences artistiques communes. Vincent Van Gogh est exposé à Dresde en 1908, la Nouvelle Association des artistes munichois présidée par Kandinsky invite en 1910 les Parisiens Pablo Picasso, Georges Braque, André Derain, Maurice de Vlaminck. Surtout, l’origine commune de ces avant-gardes doit être soulignée : à savoir une rébellion générationnelle contre l’ordre social wilhelminien.
64Thomas Nipperdey (1927-1992), grand historien du Kaiserreich, voit dans l’expressionnisme une « révolte contre les certitudes et la paralysie du système wilhelminien [27] ». Cette révolte contre l’Empire de Guillaume II (1888-1918) est dirigée contre sa puissance industrielle, son conformisme social et ses valeurs bourgeoises étouffantes. En témoigne Ludwig Kirchner quand il grave pour Die Brücke le manifeste de 1906 : « Nous appelons tous les jeunes à se rassembler et, en tant que porteurs de l’avenir, à arracher au vieil ordre établi et à son confort la liberté de gestes indispensable à notre vie. » Ainsi faut-il aussi comprendre la fuite des artistes des deux courants loin des grandes villes industrielles, leur retour à la nature et à une vie communautaire originelle. Les artistes de Die Brücke séjournent à partir de 1909 près du lac de Moritzbourg près de Dresde, tandis que Vassily Kandinsky et le couple formé par Alexi von Jawlensky et Marianne von Werefkin passent l’été 1908 à Murnau dans les environs de Munich, qui offre un paysage serein près du lac Staffel au pied des Alpes. Choix significatif, les deux premiers tableaux de l’exposition sont d’ailleurs le Jardin à Murnau (1910) de Gabriele Münter (Der Blaue Reiter) et le Début de printemps de Karl Schmidt-Rottluff (1911) (Die Brücke). Notons que se tient actuellement du 22 avril au 21 août 2012, dans l’annexe berlinoise de la Fondation Nolde-Seebüll, une exposition sur la peinture par Nolde de ses lieux d’habitation en pleine nature : l’île Alsen en mer Baltique, puis la côte frisonne de la mer du Nord (Utenwarf et Seebüll), qui font pendants aux scènes de vie berlinoise réalisée lors des séjours d’hiver du peintre dans la capitale à partir de 1905.
65Une dimension supplémentaire dans la vie communautaire de Die Brücke est l’appel à la jouissance. Ludwig Kirchner écrit en 1913 dans la Chronique : « Le regard, jouissance sensorielle, est dès les commencements à l’origine de tout art plastique. » À Moritzbourg, les artistes de Die Brücke pratiquent le naturisme. Les tableaux de la section « nus » de l’exposition donnent des témoignages de cette recherche de l’état de nature comme dans En plein air (Moritzbourg) (1910) de Max Pechstein. « Le nu, le fondement de tous les arts, était étudié par le groupe dans son état libre et naturel », écrit Ludwig Kirchner encore en 1913. Du côté Der Blaue Reiter, la quête est plus spirituelle. Franz Marc s’intéresse aux animaux : pour lui, la nature a une âme. La recherche de l’Arcadie, idéal spirituel et de nature, relève à la fois du dessin philosophique et de la réforme sociale. L’appel au voyage jaillit donc comme un autre thème de l’exposition, représenté par Bateaux à flot (1913) et Navires près de la plage (1920) de Karl Schmidt-Rottluff, comme par Bateaux de pêche (1914) de Ludwig Kirchner, placés face à Une grosse prise (1913) d’August Macke. Notons que les deux courants expressionnistes s’intéressent conjointement au primitivisme par la fréquentation des musées ethnographiques, où les artistes redécouvrent l’art océanien et africain. Inspirés par Paul Gauguin, Emil Nolde et Max Pechstein témoignent de leur fascination pour les îles où ils ont voyagé (îles Caroline et archipel Bismarck). Une influence des masques primitifs est d’ailleurs décelable dans L’Autoportrait au cigare (1919) de Karl Schmidt-Rottluff et dans Grande Tête de femme (tête de marbre) (1917) d’Alexi von Jawlensky.
66La révolte des expressionnistes est par ailleurs dirigée contre le milieu artistique académique de l’Empire allemand. Un art officiel s’est en effet développé autour de l’Association des artistes berlinois, contre lequel réagissent les premières Sécessions à Munich (1892) et Berlin (1898), notamment sous l’autorité du peintre impressionniste Max Liebermann. Mais quand celui-ci devient à son tour un « classique », il est contesté par les nouvelles avant-gardes du début du 20e siècle. Les deux courants expressionnistes exposent à la Sécession berlinoise (en 1906 pour Alexi von Jawlensky et Vassily Kandinsky) et, en 1910, les artistes de Die Brücke deviennent membres de la Nouvelle Sécession de Berlin. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces avant-gardes ne sont pas nées à Berlin, caractérisée par son statut de capitale de l’Empire : on a là une illustration du polycentrisme artistique de l’Allemagne. Munich en particulier, parfois surnommée « Athènes-sur-Isar », jouit d’une renommée internationale au début du 20e siècle, accueillant des artistes de toutes les nationalités et s’enrichissant de nouveaux musées et salons (c’est entre autres ce cosmopolitisme qui est stigmatisé quand Hitler choisit cette ville pour y installer, en 1937, l’exposition sur « l’art dégénéré »).
67Die Brücke prononce sa dissolution en 1913, Der Blaue Reiter en 1914 lors de la déclaration de guerre. Le devenir des peintres apparaît ensuite plus individuel. Si l’exposition va jusqu’au seuil des années 1920, la Première Guerre mondiale semble absente. August Macke est tué à la bataille de la Marne, Franz Marc meurt en 1916 d’une blessure. Mais la guerre n’est pas un objet de dénonciation chez les peintres expressionnistes, à l’inverse du rôle prégnant qu’elle joue dans le courant de la Nouvelle Objectivité (Otto Dix, Max Beckmann, George Grosz). Le mouvement expressionniste débouche plutôt sur l’aventure cinématographique avec, en 1919, Le Cabinet du Docteur Cagliari de Robert Wiene.
68Au total, l’exposition est précieuse, parce qu’elle montre à un public français des œuvres dispersées dans plusieurs musées de villes industrielles d’Allemagne de l’Ouest (Duisburg, Wiesbaden, Gelsenkirchen et Düren). Elle aurait pu toutefois s’enrichir d’une mise en perspective historique (aucune chronologie d’ensemble, hormis les biographies d’artistes).
69Marie-Bénédicte Vincent
Notes
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[1]
Élikia M’Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari, Afrique[s] : une autre histoire du xxe siècle, Temps noir/INA/France télévisions, 2010.
-
[2]
Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny, Afrique : une histoire sonore (1960-2000), RFI/INA, 7 cd, 2001.
-
[3]
Voir Hélène Blais, Florence Deprest et Pierre Singaravelou (dir.), Territoires impériaux : une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 ; et les travaux du projet l’Agence nationale de la recherche Frontafrique.
-
[4]
Sur la révolte des Mau Mau, voir une synthèse de l’historiographie récente par Hélène Charton, « Acteurs, victimes et témoins de la violence dans l’histoire : l’exemple des Mau Mau », Cahiers d’études africaines, 201, 2011, p. 169-192.
-
[5]
Voir aussi l’excellent documentaire de Thierry Michel, Mobutu, roi du Zaïre, Belgique/France/Europe/Media, 1999, film et série TV.
-
[6]
Patrick Benquet, Françafrique, 50 années sous le sceau du secret, Phares et Balises, deux volets de 80 minutes « La raison d’État » et « L’argent roi », 2010.
-
[7]
Pascal Blanchard (dir.), La France noire, Paris, La Découverte, 2011, 359 p., 59,90 €.
-
[8]
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau (dir.), Images et Colonies (1880-1962), Paris, BDIC/Achac, 1993.
-
[9]
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Hubert Gerbeau et Gilles Boëtsch (dir.), L’Autre et Nous : « scènes et types », Paris, Syros, 1996.
-
[10]
Coffret de huit ouvrages collectifs de l’Achac, Un siècle d’immigration des Suds en France (2009) : Grand-Ouest, mémoire des outre-mers (2008) ; Frontière d’empire, du Nord à l’Est (2008) ; Lyon, capitale des outre-mer (2007) ; Sud-Ouest, porte des outre-mer (2006) ; Marseille, porte sud (2005) ; Le Paris Asie (2004) ; Le Paris arabe (2003) et Le Paris noir (2001).
-
[11]
Pascal Blanchard, Éric Deroo et Gilles Manceron, Le Paris noir, Paris, Hazan, 2001.
-
[12]
« Lorsqu’il n’y avait pas de légende ou des manques informatifs […] les auteurs du présent livre ont opté pour une information a minima indicative. » (Pascal Blanchard (dir.), La France noire, op. cit., p. 4)
-
[13]
Pascal Blanchard affirme d’ailleurs lors d’une table ronde à France Culture le 22 novembre 2011 : « Ce n’est pas un livre illustré […] on construit le squelette par les images et on travaille les textes a posteriori […]. Ce n’est pas un commentaire d’images » (http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-la-france-noire-grand-entretien-avec-amandine-beyer-2011-11-22).
-
[14]
Comme l’exprime Pascal Blanchard dans de nombreuses interviews, notamment sur France Culture le 22 novembre 2011, et dans de nombreux articles de presse visibles sur le site Internet de l’Achac (http://www.achac.com/file_dynamic/REVUE%20PRESSE%20LFN%201.pdf).
-
[15]
Voir le site Internet de l’Achac (http://www.achac.com). Depuis novembre 2011, date de parution de l’ouvrage, les interviews de Pascal Blanchard et les articles de presse au sujet de La France noire se multiplient sur France Culture, France Inter, RFI, Libération, Le Monde, Le Figaro, etc.
-
[16]
Une exposition itinérante débutant en décembre 2011, « 1685-2011 : l’histoire des Afro-Antillais en France » ; l’exposition « Exhibitions : l’invention du sauvage » au Musée du Quai Branly de novembre 2011 à juin 2012, des cycles de conférences, débats, tables rondes et projections dans toute la France de novembre 2011 à septembre 2012.
-
[17]
Cela est notamment visible dans 8 mai 45, la capitulation, diffusé sur France 3 le 7 mai 2005, et Apocalypse : la Deuxième Guerre mondiale, diffusé sur France 2 les 8, 15 et 22 septembre 2009.
-
[18]
Thierry Bonzon, « Usages et mésusages des images d’archives dans la série Apocalypse », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 107, juillet-septembre 2010, p. 175-179.
-
[19]
« C’était Manufrance : un siècle d’innovations, 1885-1985 », musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne, du 14 mai 2011 au 23 avril 2012.
-
[20]
Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir : un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989.
-
[21]
Claire Leymonerie, « Le Salon des arts ménagers dans les années 1950 : théâtre d’une conversion à la consommation de masse », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 91, juillet-septembre 2006, p. 43-56.
-
[22]
Manuel Charpy, « Le théâtre des objets : espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise, Paris, 1830-1914 », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Jean-Luc Pinol, Tours, Université François-Rabelais, 2010.
-
[23]
Guillaume Piketty, Résister : les archives intimes des combattants de l’ombre, Paris, Textuel, 2011, 192 p., 40,50 €.
-
[24]
Voir, entre autres, Johanna Barasz, « Un vichyste en Résistance, le général de La Laurencie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 94, avril-juin 2007, p. 167-181.
-
[25]
Guillaume Piketty, Pierre Brossolette : un héros de la Résistance, Paris, Odile Jacob, 1998 ; id., La Résistance sans héroïsme, Paris, Éd. du Tricorne, 2001 ; id., Français en résistance : carnets de guerre, correspondances, journaux personnels, Paris, Robert Laffont, 2009.
-
[26]
On pense, en particulier, à Bruno Leroux, Traces de Résistance, Paris, Fondation de la Résistance, 2011.
-
[27]
Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte, 1866-1918, vol. 2 : Machtstaat vor der Demokratie, Munich, Beck, 1992, p. 714.