Notes
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[1]
Sylvie Ollitrault, « Les ONG et l’alerte écologique », La Vie des idées.fr, 8 décembre 2009, p. 3, http://www.laviedesidées.fr.
-
[2]
Entretien avec Alain Hervé, 12 mars 2010.
-
[3]
Brice Lalonde, « Le pouvoir de vivre », in Écologie, le pouvoir de vivre, Montargis, Éd. de la Surienne, 1981, p. 10.
-
[4]
Charles-François Mathis, « Écologie, environnement », in Christian Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF, 2010, p. 259-262, p. 261.
-
[5]
Florian Charvolin, L’Invention de l’environnement en France, Paris, La Découverte, 2003, p. 10.
-
[6]
Jean-François Soulet, La Révolte des citoyens, Toulouse, Privat, 2001, p. 19.
-
[7]
Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français, Paris, Éd. du Seuil, 2004, p. 420.
-
[8]
Claire Andrieu, Pour l’amour de la République : le Club Jean Moulin (1958-1970), Paris, Fayard, 2002, p. 23 ; Yves Chevrier, « La question de la société civile, la Chine et le chat du Cheshire », Études chinoises, 14 (2), 1995, p. 153-251 ; ou encore les travaux d’Alain Chatriot.
-
[9]
Claire Lemercier, « La France contemporaine : une impossible société civile ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-53, 2005, p. 166-179, p. 168.
-
[10]
Ibid., p. 179.
-
[11]
Geneviève Massard-Guilbaud et Richard Rodger, Environmental and Social Justice in the City : Historical Perspectives, Isle of Harris, White Horse Press, 2011, p. 32.
-
[12]
Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962 ; trad. fr., id., Printemps silencieux, préf. de Roger Heim, trad. de l’angl. par Jean-François Gavraud, Paris, Plon, 1963, introd. par Al Gore, trad. révisée par Jean-Baptiste Lanaspèze, Marseille, Wildproject, 2011.
-
[13]
Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965.
-
[14]
Claude-Marie Vadrot, Déclaration des droits de la nature, Paris, Stock, 1972.
-
[15]
Yves Frémion, Histoire de la révolution écologiste, Paris, Hoëbeke, 2007, p. 59.
-
[16]
[Les Amis de la Terre], L’Escroquerie nucléaire, Paris, Stock, 1978, p. 305.
-
[17]
Alexandre Grothendieck est un célèbre mathématicien, antimilitariste et précurseur de l’écologie politique. Céline Pessis, « Survivre… et Vivre, des mathématiciens critiques à l’origine de l’écologisme », mémoire de master 2 sous la direction de Christophe Bonneuil, EHESS, 2009, p. 29.
-
[18]
Entretien avec Alain Hervé, 12 mars 2010.
-
[19]
L’Écologie ou la mort, la campagne de René Dumont et ses prolongements, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1974, p. 11.
- [20]
-
[21]
« La semaine de la Terre », Le Courrier de la baleine, 1, juillet 1971, p. 4.
-
[22]
Jean-Augustin Terrin, « Ralph Nader à Paris », Le Courrier de la baleine, 19, mars 1976, p. 5.
-
[23]
Mathieu Flonneau, « Georges Pompidou, président conducteur, et la première crise urbaine de l’automobile », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 61, janvier-mars 1999, p. 33.
-
[24]
Voir Lionel Arnaud et Christine Guionnet (dir.), Les Frontières du politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 11.
-
[25]
Le Courrier de la baleine, 26-27, s. d. [février 1977], p. 14.
-
[26]
Ibid., p. 17.
-
[27]
Les groupes d’Action municipale qui prennent le pouvoir dans certaines villes dans les années 1970 connaissent de semblables difficultés. Voir Bernard Bruneteau, « Le “mythe de Grenoble” des années 1960 et 1970, un usage politique de la modernité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 58, avril-juin 1998, p. 117.
-
[28]
Yves Lenoir, Technocratie française, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1977.
-
[29]
Brice Lalonde, Sur la vague verte, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 222.
-
[30]
Pierre Samuel, Histoire des Amis de la Terre, 1970-1989 : 20 ans au service de l’écologie, s. l. n. d., p. 14, dactyl.
-
[31]
Laurent Samuel, « Nous ne vieillirons pas seuls », La Gueule ouverte, 236, 15 novembre 1978, p. 7.
-
[32]
Alain Touraine, La Prophétie antinucléaire, Paris, Éd. du Seuil 1980.
-
[33]
Brice Lalonde, Quand vous voudrez, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1978, p. 150.
-
[34]
Ibid., p. 152.
-
[35]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/92, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 10 mai 1979, « Compte rendu partiel de l’assemblée générale du RAT ».
-
[36]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/92, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 26 juillet 1979, « Campagne nationale énergie », p. 5.
-
[37]
Pierre Samuel, op. cit., p. 19.
-
[38]
Robert Michels, Les Partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914.
-
[39]
CAC, fonds Amis de la Terre, 2005021/92, chiffres obtenus à partir des bulletins de liaison des Amis de la Terre. En comparaison, le Mouvement écologique rassemble 1 500 à 2 000 personnes en 1978 et le PSU 8 000 membres en 1973.
-
[40]
Musée du Vivant (MV), fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 17 septembre 1980, p. 4. Le musée du Vivant, situé sur le site de Grignon de l’école AgroParisTech, rassemble à la fois les collections de l’école mais aussi des fonds d’archives (fonds René Dumont et fonds René Dubos).
-
[41]
Claude-Marie Vadrot, L’Écologie : histoire d’une subversion, Paris, Syros, 1978, p. 192. Le Mouvement écologique a été créé après la campagne de René Dumont pour coordonner l’action politique des groupes écologiques. Dans les faits, il semble surtout actif en Rhône-Alpes et en Alsace.
-
[42]
Entretiens réalisés respectivement le 18 mars 2010 et le 17 février 2011.
-
[43]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, rapport d’organisation des Amis de la Terre, s. d. [entre septembre 1975 et fin mai 1976].
-
[44]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/92, chiffres obtenus à partir des bulletins de liaison des Amis de la Terre.
-
[45]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, compte rendu de la première réunion nationale des Amis de la Terre, 1er février 1976.
-
[46]
L’Arapède, le journal qui colle au terrain, 1, été 1978, p. 9.
-
[47]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, compte rendu de l’activité des groupes locaux, mars 1975.
-
[48]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, lettre de Christian Jodon à Brice Lalonde, 21 mai 1976.
-
[49]
MV, fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 22 février 1979.
-
[50]
Asselin (pseud.), « Des US et coutumes du boycott », La Gueule ouverte : combat non-violent, 205, 5 avril 1978, p. 4.
-
[51]
MV, fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la Terre, septembre 1977, p. 1.
-
[52]
Le point de vue des groupes locaux a prévalu sur les Amis de la Terre de Paris qui proposaient un schéma institutionnel accordant plus de place à la délégation et à la professionnalisation des permanents. (CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, projet de statuts pour une Fédération nationale des Amis de la Terre par les Amis de la Terre de Paris, 1977).
-
[53]
Le Courrier de la baleine, 32, janvier 1978, p. 4.
-
[54]
On peut penser à la création du COLINE, groupe de pression devant inciter les parlementaires à renforcer la législation dans le domaine de la protection de la nature et de l’environnement, ou encore à celle de l’Association pour la promotion du papier recyclé.
-
[55]
MV, fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la terre, 22 octobre 1982, p. 4.
-
[56]
Cette typologie est analysée par Steven L. Kaplan et Philippe Minard, La France malade du corporatisme ? xviiie-xxe, Paris, Belin, 2004, p. 8.
-
[57]
Jean-Baptiste Fressoz, « Les leçons de la catastrophe : critique historique de l’optimisme postmoderne », La Vie des idées.fr, 13 mai 2011, p. 12, http://www.laviedesidées.fr.
-
[58]
Nous remercions Bertrand Joly et Olivier Dard pour leur relecture attentive des multiples versions de cet article.
1En même temps que des mobilisations environnementales s’amplifient dans les années 68, des associations et groupements écologistes se structurent. L’éclairage porte ici sur une de ces associations, les Amis de la Terre, qui compte parmi ses membres Brice Lalonde et Yves Cochet. L’article montre à la fois son projet, ses mobilisations, son implantation, mais aussi les aléas de la démarche jusqu’au début des années 1980.
2Au tournant des années 1960 et 1970, des associations de protection de la nature et de l’environnement d’un nouveau genre apparaissent en France et dans le monde, de la Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN, 1968) à Greenpeace (1971) en passant par Friends of the Earth (1969). Si leurs orientations et leurs structures diffèrent parfois fortement, toutes ces associations s’appuient sur les avancées de l’écologie scientifique pour promouvoir une nouvelle approche des problèmes environnementaux : pour résoudre une crise écologique globale et planétaire, l’action ponctuelle ne suffit pas, il faut intervenir sur les logiques mêmes de fonctionnement de la société [1].
3Fondés en 1970 par Alain Hervé, les Amis de la Terre sont à l’origine une association correspondante de Friends of the Earth, créée aux États-Unis par David Brower [2]. Dès 1972, le groupe français revendique un positionnement politique qui le distingue des autres groupes nationaux Friends of the Earth. Il participe ainsi à la campagne de René Dumont lors de la présidentielle de 1974, puis aux différents cartels électoraux écologistes à l’occasion des élections municipales (1977) et des élections législatives (1978) ; en 1981, Brice Lalonde, animateur des Amis de la Terre de Paris, est candidat des écologistes à l’élection présidentielle.
4Les Amis de la Terre sont donc l’un des principaux acteurs de l’écologie politique en France dans les années 1970. Face à la crise écologique, ils insistent sur le rôle des citoyens qui, librement associés hors des structures partisanes, dans la résolution des problèmes environnementaux, participeraient alors à la définition de l’intérêt général, favorisant l’éclosion d’une nouvelle société, plus écologique et plus libre [3].
5Jusqu’à présent, les travaux de recherche se sont surtout intéressés à l’appropriation des thématiques environnementales par les pouvoirs publics : le rôle des associations françaises dans l’invention de l’environnement reste encore mal connu [4]. Florian Charvolin a insisté sur les origines technocratiques du ministère de la Protection de la nature et de l’Environnement en 1971, décidé essentiellement par des hauts fonctionnaires et certains scientifiques, sans que les citoyens ou les associations aient été véritablement consultés [5]. Les Français n’auraient eu d’autre choix que de suivre les décisions des pouvoirs publics, confirmant ainsi l’existence en France d’un État « fier et dominateur [6] » face à une société atomisée, inerte, incapable de manifester une véritable autonomie.
6Or, selon Pierre Rosanvallon, les années 1970 connaissent un véritable « moment associatif ». Les pouvoirs publics cherchent alors à instaurer de nouvelles relations avec les associations pour en faire un relais nouveau de la vie civique palliant les insuffisances de la démocratie représentative [7]. Plus prosaïquement, ils voient dans les corps intermédiaires un outil de gestion autonome, qui permet de se saisir de nouvelles questions sans accroître le périmètre de la fonction publique. Or, certaines associations, plutôt que d’accepter d’être confinées dans un rôle d’auxiliaire des pouvoirs publics, revendiquent une part active dans la définition de l’intérêt général, aux côtés voire en concurrence avec l’État.
7La notion de société civile permet de saisir la portée et la nouveauté de ces débats ; elle désigne la nébuleuse des groupes sociaux, dotés d’institutions propres et désireux de participer en tant que tels à la définition de l’intérêt commun et à la mise en œuvre des politiques qui y sont liées [8]. Bien que les recherches en histoire utilisent désormais plus fréquemment cette notion, elle n’a pourtant qu’une légitimité limitée en France : on lui reproche essentiellement son caractère flou, ambigu, on la considère parfois comme un cheval de Troie du néolibéralisme encourageant un abandon des prérogatives de l’État [9]. En outre, l’analyse de la société civile ne doit pas conduire à en faire l’apologie en considérant qu’elle serait dépourvue des ambiguïtés et des compromissions politiciennes, ce qui reviendrait à épouser le discours de ses promoteurs [10].
8De fait, cette notion permet d’interroger la relation de l’État à la société dans la définition de l’intérêt général, dont le sens évolue avec l’intégration des préoccupations environnementales dans les politiques publiques et les discours politiques à partir des années 1970. Si l’administration a joué un rôle essentiel dans la définition de l’environnement, les Amis de la Terre ont contribué à donner à l’environnement sa dimension politique, en confiant à la société civile la mission de résoudre la crise écologique. Ainsi, il n’y aurait pas eu une invention unique de l’environnement, mais une floraison d’initiatives à la fois convergentes et conflictuelles de la part d’acteurs multiples. La société civile permet donc de faire le lien entre histoire politique et histoire de l’environnement en donnant toute leur place aux associations, ONG et autres comités de défense dont on commence à mesurer l’importance dans l’histoire sociale et environnementale des deux derniers siècles [11].
9Plutôt que de livrer une nouvelle réflexion théorique sur la notion de société civile, cet article est une étude de cas autour du discours et des pratiques des Amis de la Terre jusqu’au début des années 1980. Il analyse leur projet d’écologie politique, avant d’étudier en quoi l’organisation interne de l’association a pu être un champ d’expérimentation et un frein à la concrétisation de ce projet.
Résoudre la crise écologique par la société civile
L’invention d’une écologie politique
10Les Amis de la Terre se situent à la confluence de deux traditions qui ont contribué à façonner l’écologie politique à la française, sensible aux impératifs écologiques et ancrée dans une volonté de transformation sociale. L’action de l’association se fonde sur le constat d’une crise écologique globale et planétaire. Les multiples mises en garde dans les années 1960 contre les effets polluants [12] ou l’inquiétante disparition des espèces animales et végétales [13] sont considérées comme les révélateurs d’une crise plus générale pour laquelle les solutions techniques seraient insuffisantes. Le sommet de Stockholm de 1972 constitue une étape fondamentale dans la construction de la notion de crise écologique, puisque des coupables sont désignés : la société industrielle et ses conséquences culturelles : société de consommation, génocide culturel des populations indigènes [14]. Ainsi, c’est un système, plus que des individus, qui seraient responsables de la crise dont la solution passe dès lors par un changement de société. La publication du rapport du Club de Rome, Halte à la croissance, puis le premier choc pétrolier en décembre 1973 contribuent par la suite à alimenter ce sentiment de crise [15].
11En novembre 1972, les Amis de la Terre organisent des manifestations à vélo et participent à une campagne pour un moratoire sur la construction des centrales nucléaires aux côtés d’autres groupes écologiques, du comité antinucléaire de Paris et bientôt du parti socialiste unifié (PSU) [16]. L’association a donc rapidement associé à la dénonciation de la crise écologique une action partisane qui mobilise les références de la gauche française.
12L’arrivée dans l’association de militants plus radicaux (comme Brice Lalonde, marqué par le syndicalisme étudiant de Mai 68) et d’individus ayant déjà une approche critique de la crise écologique (Pierre et Laurent Samuel participent aux réflexions du groupe Survivre et Vivre animé au début des années 1970 par Alexandre Grothendieck [17] ou encore Alain-Claude Galtié) contribue à la mue de l’association. La création du Sauvage en avril 1973, revue écologique patronnée par Le Nouvel Observateur et dirigée par Alain Hervé, fondateur des Amis de la Terre, joue également un rôle dans cette transformation. En effet, elle permet aux principaux animateurs de l’association, notamment Brice Lalonde et Pierre Samuel, d’entrer en contact avec des intellectuels, comme André Gorz et Serge Moscovici, dont les réflexions influencent les Amis de la Terre tout au long des années 1970 [18]. De même, c’est au sein de cette revue que des liens se tissent entre les Amis de la Terre et les associations de consommateurs qui apportent une expérience précieuse dans l’organisation d’une action revendicative efficace. Ainsi, c’est dans ce petit milieu, essentiellement parisien, que l’écologie politique des Amis de la Terre voit le jour entre 1970 et 1974. En avril 1974, les militants des Amis de la Terre sont parmi les architectes de la campagne présidentielle de René Dumont, qui manifeste une approche plus radicale des modes de résolution de la crise écologique et la volonté d’agir dans le champ politique [19]. La participation aux élections n’est qu’une modalité parmi d’autres du travail militant au sein de l’association, qui s’illustre aussi par d’autres actions, comme la manifestation ou le recours en justice.
13La diversité des activités se retrouve aussi dans la réflexion sur les finalités de l’action écologique. Selon les Amis de la Terre, il serait contraire à leur démarche de proposer un modèle définitif puisqu’elle repose sur l’autonomie des individus et la capacité de la société à se réinventer. En 1976, Brice Lalonde dessine sous la forme d’une affiche électorale le Paris rêvé des écologistes où fleurissent jardins, éoliennes et capteurs solaires [20] ; c’est une société conviviale, joyeuse où la prise en compte des impératifs environnementaux, loin de contraindre, restaure au contraire le lien social. Reste à assurer la transition vers cette nouvelle société.
La société civile contre la technocratie
14Dans le premier numéro du Courrier de la baleine, un journaliste anonyme constate l’échec de la célébration de la Semaine de la Terre en France en mai 1971, sur le modèle de l’Earth Day qui avait connu un grand succès populaire aux États-Unis le 22 avril 1970 [21]. L’auteur attribue cet échec à des facteurs essentiellement psychologiques : le conformisme nourri par le rationalisme technocratique ainsi que les routines intellectuelles et affectives seraient un frein à une action en faveur de la survie de l’homme et de la nature.
15De fait, une prise de conscience politique de chaque individu est considérée comme un préalable à l’action collective et à la formation de contre-pouvoirs. Sur ce point, les idées développées aux États-Unis par Ralph Nader et en France dès les années 1960 exercent une forte influence sur la manière dont la mobilisation des individus en faveur de l’environnement est appréhendée [22]. Par ailleurs, les mobilisations à Paris contre certains équipements (voie express rive gauche, radiale Vercingétorix) [23] au début des années 1970, qui donnent naissance à de nombreux comités de défense, marquent les Amis de la Terre, parties prenantes de ces contestations. L’association entend sortir le citoyen de la passivité dans laquelle le confinerait la démocratie exclusivement représentative, en le dotant d’une capacité politique autonome. Dans cette perspective, un individu révolté par une injustice (une autoroute construite devant sa porte par exemple) pourrait, grâce à une pédagogie politique adéquate, prendre conscience des causes profondes de la situation qu’il subit. Cet individu peut alors transformer son comportement et devenir un véritable militant politique décidé à transformer le système, pour peu que les structures sociales lui laissent les moyens de s’exprimer et d’agir hors des structures partisanes.
16Les Amis de la Terre insistent donc sur la nécessité de faire de la politique ailleurs et autrement : les réflexions de la deuxième gauche sur l’autogestion contribuent à l’affirmation de l’idée de société civile [24]. Cette notion, explicitement utilisée à la fin de la période, sert de pivot aux Amis de la Terre pour exposer à la fois les raisons de la crise écologique et les moyens de la résoudre.
17Dans leur programme en vue des municipales de 1977, les Amis de la Terre appellent à l’organisation de comités de quartier où les individus agiraient par eux-mêmes « parce que l’environnement doit être créé et affirmé par chacun à travers une émotion et une réflexion collective [25] ». Méfiants à l’égard des élus incapables selon eux d’appréhender la gravité de la crise écologique, les Amis de la Terre veulent mettre les individus en capacité de prendre une part active aux décisions collectives, en les formant (apprentissage des techniques de gestion, d’édition de journaux locaux) et en les informant (liberté d’affichage, radios de quartier). Cette éducation au métier de citoyen suppose une réforme des institutions avec notamment la mise en place de commissions extra-municipales (donc composées de citoyens non élus) ou du référendum d’initiative communale.
« Là où nous pouvons encore décider, s’il est encore possible de retrouver dans un lieu public ce sentiment de propriété collective, alors il sera sans doute également possible de reconnaître dans l’air, dans l’eau, dans la nature vierge et le bocage verdoyant le sens du patrimoine collectif, qui est nôtre, comme une immense maison sans portes ni fenêtres où les saccageurs sont entrés […]. Ensemble, mettons-les dehors et laissons la nature reconquérir ses droits [26]. »
19Ainsi, cette nouvelle donne institutionnelle n’est pas déconnectée des préoccupations écologiques ; elle est au contraire la condition de leur résolution. Les promoteurs, incarnation du capitalisme financier, les élus, qui seraient davantage intéressés par les recettes fiscales que par la protection de la nature, sont régulièrement critiqués, bien que l’équilibre exact entre pouvoir des citoyens et pouvoir des élus ne soit pas clairement défini pour les Amis de la Terre [27].
20Si les solutions restent floues, un consensus émerge au sein des Amis de la Terre, pour faire de la technocratie le principal obstacle à l’avènement d’une société civile écologique. Selon les cas, le technocrate est un cadre d’EDF, un préfet interdisant une manifestation antinucléaire, un scientifique impliqué dans le programme de développement des centrales ou encore le cadre d’une multinationale contribuant à la mise en place d’une nouvelle division internationale du travail : bref, l’ensemble des acteurs dont les décisions bouleversent la vie des individus sans que ces derniers ne soient consultés. Sous l’influence de Brice Lalonde et d’Yves Lenoir, auteur d’un livre dénonçant l’influence de la technocratie dans la conduite du programme électronucléaire français [28], le projet des Amis de la Terre évolue vers le rejet de l’État au nom de l’autonomie des individus et des communautés. Le programme de Brice Lalonde en 1981 milite pour la mise en place d’un « État minimum », critiquant la propension de l’État à s’arroger la définition de l’intérêt collectif, se prononçant pour des administrations temporaires et s’exclamant : « Les écologistes sont des libéraux-libertaires [29] ! »
21Ainsi, le mode de régulation des conflits environnementaux et, plus largement, de résolution de la crise écologique prônée par l’équipe dirigeante des Amis de la Terre consiste en une affirmation de la société civile, dans sa capacité à s’organiser et à définir l’intérêt général de manière autonome, sans la contrainte d’un État perçu comme une machine froide, technocratique voire totalitaire, disqualifié dans sa prétention à représenter les intérêts de la collectivité par la mise en œuvre du plan électronucléaire.
La lutte antinucléaire, laboratoire des nouvelles pratiques
22Le projet politique des Amis de la Terre, reposant sur la société civile comme matrice de la future société écologique, est élaboré au fil des luttes écologiques, dans la contestation antinucléaire comme lors des campagnes électorales. Si l’on ne peut réduire les activités des Amis de la Terre à la seule lutte antinucléaire, celle-ci constitue un champ d’expérimentation pour une réflexion plus large sur une nouvelle organisation de la société, où la résolution de la crise écologique permettrait dans le même temps l’établissement de nouvelles relations entre les individus. De fait, la lutte antinucléaire pose crûment la question de l’efficacité de l’action collective dans l’avènement d’une société écologique.
23Le répertoire d’action des écologistes ne se résume pas aux grandes manifestations de Malville en 1977 (soixante mille personnes) et Plogoff en 1980 (cent mille personnes) Les réunions publiques d’information, souvent animées par Pierre Samuel ou Brice Lalonde, les recours en justice, l’organisation de colloques militants (les assises internationales du retraitement en octobre 1978 à La Hague) ou encore la participation aux élections contribuent à ce combat [30]. Ces actions sur le terrain sont guidées par la volonté de créer un large consensus antinucléaire par la recherche de convergences avec d’autres branches du mouvement social et par l’éclatement des clivages politiques traditionnels. Entamés par des négociations avec la CFDT dès 1976, ces contacts se multiplient après l’échec de la manifestation de Malville contre Superphénix en juillet 1977. Comme le déclare après coup Laurent Samuel, « restreindre notre “camp” à ceux seuls qui ont toujours été contre le nucléaire […] équivaudrait à nous condamner à une éternelle impuissance aux marges de l’histoire [31] ».
24La recherche de convergences au sein du monde politique et des mouvements sociaux est un thème important chez les Amis de la Terre, influencés par les travaux d’Alain Touraine [32], de Serge Moscovici et par l’exemple du parti radical en Italie [33]. Brice Lalonde, principal animateur de l’association, espère faire des Amis de la Terre la clé de voûte d’une reconfiguration politique en France. Il considère que les membres de cette association ont une « claire conscience » de la solidarité intime unissant les nouveaux mouvements sociaux sur le plan politique [34]. Il s’agit là de la mise en pratique des thèmes de la prise de conscience et, plus largement, de la société civile comme acteur majeur de la définition de l’intérêt général.
25Cette recherche de convergence trouve une première application dans la campagne dite Pétition nationale énergie, proposée par Pierre Radanne, animateur des Amis de la Terre de Lille, et Yves Lenoir, pilier de la commission énergie des Amis de la Terre, après l’accident survenu dans la centrale américaine de Three Miles Island le 28 mars 1979, premier accident nucléaire à ce point médiatisé [35]. Le texte réclame un moratoire de trois ans suspendant le programme électronucléaire. Aux Amis de la Terre, la Pétition nationale énergie est vue comme un prélude à une consultation en bonne et due forme de la population sur les questions énergétiques, concrétisation d’une nouvelle forme de démocratie où les citoyens ne s’exprimeraient pas seulement par l’intermédiaire de leurs élus, mais directement et au travers d’associations enracinées dans les questions locales. De fait, sur le plan local, des Coordinations énergie développement doivent se mettre en place pour recueillir les signatures et mettre en œuvre des projets énergétiques alternatifs [36]. Pas moins de vingt-deux organisations s’associent au projet : on y trouve des partis politiques (PS, PSU, MRG), des syndicats (CFDT, Paysans travailleurs), des associations de protection de la nature et de l’environnement (FFSPN, Jeunes et nature) et des organisations de défense des consommateurs. Dans une première analyse, la démarche des Amis de la Terre semble être un succès et conforter leurs espoirs d’une reconfiguration du champ politique. Pourtant, malgré cinq cent mille signatures, il s’avère impossible de transformer cette initiative ponctuelle en une dynamique sur le long terme ; le parti socialiste, en dépit de l’abandon du projet de centrale à Plogoff, fait sien l’héritage nucléaire du gouvernement précédent lors de son arrivée au pouvoir en 1981 [37].
26Les animateurs des Amis de la Terre élaborent un véritable projet d’écologie politique reposant sur la société civile. De prime abord, l’échec du mouvement antinucléaire, qui se heurte à l’État et à une technocratie sûre de travailler seule pour l’intérêt général semble conforter en définitive l’image traditionnelle en France d’une société civile atone, incapable de résister à l’État. Il est pourtant réducteur de ramener l’action des Amis de la Terre à la seule contestation antinucléaire, car ceux-ci mènent une réflexion plus large sur la place de l’individu dans la résolution de la crise écologique.
Une machine militante inefficace ?
27L’échec de l’avènement de la société écologique serait-il uniquement imputable à la force de l’État, à l’atonie générale de la société civile française et à un projet écologiste marqué du sceau de l’utopie ? Au-delà de la confrontation entre l’État et la société civile, l’étude de l’organisation interne des Amis de la Terre et de la vie des groupes locaux permet de saisir dans quelle mesure l’association est à même de porter son projet d’écologie politique.
La loi d’airain de l’oligarchie [38]
28À partir du milieu des années 1970, les groupes locaux des Amis de la Terre, constitués chacun en association loi 1901, donc formellement indépendants les uns des autres, se multiplient en France, passant de 15 en 1975 à 65 à la fin de l’année 1976, 130 après les élections législatives de 1978 pour culminer à 150 en juillet 1980. Au total, 284 groupes locaux ont été recensés entre 1970 et 1984 [39]. Les effectifs pourraient atteindre 5 000 personnes en 1978 pour redescendre à 2 300 en 1980 [40]. En comparaison le Mouvement écologique rassemble 1 500 à 2 000 personnes en 1978 et les Verts ne comptent que 1 000 adhérents à leur création [41]. À l’échelle de la France, les Amis de la Terre sont donc l’une des principales organisations se revendiquant de l’écologie politique. Faute de fichier des adhérents, une analyse sociologique précise des membres est impossible ; le processus de constitution du groupe dirigeant est néanmoins riche d’enseignement.
29Pour coordonner l’action des groupes locaux, les Amis de la Terre se constituent en réseau, le Réseau des Amis de la Terre, en octobre 1977. Cependant, les groupes participent de manière très inégale à la vie nationale de l’association. Les comptes rendus des assemblées générales déplorent régulièrement le faible nombre de groupes présents (une vingtaine en octobre 1977, 40 en novembre 1979 soit environ 20 % du nombre total de groupes). Ce constat, corroboré par les témoignages de Laurent Samuel et d’Yves Cochet [42], montre un relatif désintérêt pour l’action nationale qui reste pourtant la spécificité d’une association présente sur l’ensemble du territoire métropolitain.
30De même, l’animation du réseau repose sur un faible nombre d’individus qui cumulent les fonctions : ils sont candidats aux élections, membres des instances dirigeantes, négociateurs auprès des autres organisations. Dès 1976, un rapport interne constate que l’association ne fonctionne qu’à l’aide d’une vingtaine de militants actifs seulement [43]. Entre la fondation du Réseau des Amis de la Terre en octobre 1977 et le recentrage associatif en 1983, 120 Amis de la Terre exercent 434 fonctions au sein de l’association (membres de commission, secrétaires, négociateurs, etc.), mais 18 d’entre eux (soit 15 %) exercent plus de la moitié des fonctions au sein de l’association (56,9 %) [44].
31Ces militants correspondent à un profil homogène qu’on ne peut cependant généraliser à l’ensemble des adhérents, faute de sources. Ils exercent souvent des professions intellectuelles, enseignants comme Gérard Roy à Lillebonne, Geneviève Jonot près de Grenoble, ou Yves Cochet à l’Université de Rennes, journalistes comme Laurent Samuel ou Dominique Simonet. Cette homogénéité du recrutement des cadres de l’association s’explique par la plus grande facilité à aménager son emploi du temps dans ces professions, la fréquentation quotidienne de l’écrit et leurs compétences dans la recherche d’informations. Ces adhérents ont un itinéraire militant déjà fourni, souvent marqué par Mai 68 et par un engagement à gauche : maoïsme pour Gérard Roy et Cédric Philibert, syndicalisme étudiant pour Brice Lalonde, Survivre et Vivre pour Pierre et Laurent Samuel, comme nous l’avons vu précédemment. Là encore, ils ont pu développer des compétences spécifiques (organisation des manifestations, prise de parole en public, contrôle des assemblées générales) propices à l’accession aux fonctions dirigeantes de l’association.
32La concentration des fonctions entre quelques mains semble corroborer la « loi d’airain de l’oligarchie » théorisée par Robert Michels ; il serait tentant d’y voir une entrave à la capacité de l’association à impulser une transformation de la société. Cette explication n’épuise pas tout, car il faut aussi s’intéresser aux divergences entre les groupes tant sur le positionnement politique que sur la nature du militantisme écologiste.
La polyphonie des groupes locaux
33De nombreux groupes locaux des Amis de la Terre n’ont eu qu’une existence éphémère portée par quelques militants dévoués mais isolés. En tout état de cause, la réussite du groupe de Lille qui, dès 1976, anime une coopérative d’alimentation biologique, dispose d’un permanent, d’un local et de deux cents cotisants est une exception, soulignée comme telle dans le mouvement [45].
34Deux profils distincts coexistent aux Amis de la Terre. Certains groupes sont marqués par les théories libertaires qui conditionnent leur engagement écologique. C’est le cas des Amis de la Terre de Marseille qui éditent un journal, L’Arapède, bien documenté sur la question des plages polluées et du traitement des eaux usées [46]. Ceux-ci se réfèrent fréquemment à la science écologique pour souligner le caractère fondamental des interrelations comme mode de régulation entre les êtres vivants. Pour cette raison, le groupe de Marseille refuse toute relation de pouvoir ou de subordination, jugée contraire aux enseignements de l’écologie. Les responsables de l’association dont les noms sont déclarés en préfecture sont tirés au sort chaque année pour éviter toute bureaucratie et favoriser la rotation des tâches. Dans leur fonctionnement, l’accent est mis sur le dévouement militant ainsi que sur les relations interpersonnelles : les actions nationales, impliquant une coordination centralisée, sont donc regardées avec méfiance et désintérêt [47].
35À l’inverse, beaucoup de groupes se montrent réticents devant toute prise de position radicale ou explicitement politique. Dans une lettre adressée à Brice Lalonde, Christian Jodon, animateur des Amis de la Terre du Val-de-l’Ysieux, dresse l’historique de son association, auparavant appelée SOS-Sylvie, qui se consacre à la protection de l’équilibre sylvicole de la forêt de Chantilly [48]. Les adhérents organisent des sorties dans la nature, plantent des arbres ou obtiennent la fermeture d’un dépôt d’ordures en concertation avec la municipalité : rien qui ne favorise une transformation radicale de la société. En l’occurrence, rejoindre les Amis de la Terre, quatre ans après la création de l’association, a eu pour but de relancer une dynamique locale qui s’essoufflait ; Christian Jodon souligne cependant que ses adhérents s’effraient de mots d’ordre trop hardis diffusés par les Amis de la Terre (refus du nucléaire et du Concorde) et envisagent l’affiliation sans passion. Au-delà des groupes directement impliqués dans la contestation antinucléaire, la politisation des groupes locaux, leur prise de conscience, semblent donc limitée et leurs activités principales se concentrent autour de thèmes consensuels comme la promotion des capteurs solaires, du recyclage du papier ou du tri sélectif des déchets [49].
36Les Amis de la Terre constituent ainsi une véritable place de marché de l’écologie politique, rassemblant des groupes aux profils fort divers qui, tous, trouvent un intérêt à maintenir un lien avec une structure nationale ; bénéficier du prestige du label, profiter du service de diffusion de l’association, mobiliser ces ressources dans un cadre local pourrait être aussi important que de participer à l’élaboration du projet politique national. Dans ces conditions, la difficulté à faire émerger le projet politique des Amis de la Terre s’explique non seulement par l’intransigeance d’un État tout-puissant, mais aussi par le désintérêt vis-à-vis d’une action collective d’envergure nationale, voire par le manque de compétences des groupes pour mener à bien ce projet. L’incapacité des Amis de la Terre et de l’ensemble du mouvement écologiste à orchestrer le boycottage de la Shell en 1978 après la marée noire de l’Amoco Cadiz est révélatrice d’une stratégie d’appel à la société civile finalement difficile à tenir [50]. Si l’écologie politique s’invente dans les années 1970, sa diffusion au sein de la nébuleuse associative ne va pas de soi bien que les Amis de la Terre aient tenté de mettre en place des structures nationales favorisant ce projet.
Organiser la constellation de groupes locaux
37Au fil des assemblées générales, les Amis de la Terre s’efforcent d’organiser cette constellation de groupes locaux en un mouvement cohérent. La création du Réseau des Amis de la Terre (RAT) en octobre 1977 vise à conforter une visibilité nationale, à manifester l’unité de vue des groupes sur les grands principes de leur action et à coordonner des actions communes [51].
38Ce réseau doit être animé par une agence de service qui, depuis Paris, est chargée d’éditer Le Courrier de la baleine, le journal de l’association, de confectionner le bulletin de liaison, de fournir les groupes locaux en matériel divers et de centraliser les demandes d’information. Le groupe local conserve sa prééminence et seule l’assemblée générale décide des actions à mener et surveille leur exécution. Pour les groupes très politisés comme celui de Marseille, cette absence de structure centrale pensée comme telle manifeste un refus de l’institutionnalisation qui favoriserait la délégation de pouvoir, la bureaucratie, le réformisme au détriment de l’autonomie de l’individu et du militantisme [52]. Quant aux groupes focalisés sur les questions locales, ils regardent les décisions par vote avec méfiance et préfèrent un fonctionnement au consensus, qui garantit l’indépendance de leur association ; la structure des Amis de la Terre apparaît comme une tentative de mise en œuvre des positions de l’association sur la société civile, sur des principes différents de ceux qui régissent la vie politique : la mise en avant de cette notion a l’avantage de justifier théoriquement une diversité des positions qui confine parfois à la cacophonie. Pourtant, la préservation de l’autonomie des groupes locaux, libres de ne pas appliquer les décisions de l’assemblée générale, entrave toute réflexion en profondeur sur le rôle positif que pourrait jouer une structure centrale : ainsi, en 1978, les Amis de la Terre ne disposent que de deux permanents rémunérés alors que Friends of the Earth-England en comptent vingt-trois pour un nombre de membres à peine plus élevé qu’en France [53].
39Malgré une réflexion constante sur la meilleure forme d’organisation à adopter, les Amis de la Terre peinent à trouver un mode de fonctionnement satisfaisant. De ce fait, les décisions les impliquant au niveau national (prise de parole dans les médias, accord avec d’autres associations, création de structures nouvelles) sont prises par quelques militants, en premier lieu Brice Lalonde ou les permanents de l’Agence de service [54].
40La structure des Amis de la Terre semble bâtie sur une équivoque entre les groupes locaux et un centre auquel on reconnaît à peine le droit d’exister. Les premiers peuvent agir en toute autonomie en profitant des ressources offertes par l’association, alors que le second est libre d’élaborer les contours théoriques et politiques de l’écologisme. Cette équivoque n’est pas entièrement contre-productive, puisqu’elle favorise la rencontre d’individus forts divers et, jusqu’à un certain point, le foisonnement des idées. Cependant, considérer que l’action des groupes locaux, par leur seule existence, permettrait une prise de conscience politique et, au-delà, un changement global de la société se heurte au manque de cadre cohérent dans lequel inscrire cette action. Ce fonctionnement révèle la difficulté, au-delà des formules, à articuler de manière cohérente action locale et nationale dans le militantisme écologiste.
La sortie des années 68 et le tournant associatif
41En dépit de ces dysfonctionnements, les Amis de la Terre mènent de concert avec les autres écologistes la campagne de Brice Lalonde aux élections présidentielles de 1981. Avec 3,32 % des voix, celui-ci arrive en tête des « petits » candidats. Ce résultat ne permet pourtant pas aux Amis de la Terre de constituer l’épine dorsale du processus d’unification des écologistes : c’est la fusion entre la Confédération écologiste et le parti écologiste qui donne naissance aux Verts en 1984. Plus encore, lors de l’assemblée générale de Paris en novembre 1982, les groupes des Amis de la Terre présents décident d’opérer un recentrage associatif, qui se traduit par l’adoption du principe de la délégation de responsabilité et le refus de se constituer en parti politique. C’est prendre acte de l’impossibilité d’animer la structure par consensus à partir des groupes locaux : il s’agit donc d’une sorte de centralisation, dont la réorganisation des Amis de la Terre lors de la campagne présidentielle (notamment la mise en place d’un secrétariat central doté d’une forte autonomie de décision) avait été un prélude.
42Cette prise de distance à l’égard du jeu politique s’accompagne d’un recentrage des activités sur les questions purement environnementales, comme les pluies acides ou l’essence au plomb, en délaissant la réflexion sur la technocratie et les moyens de libérer la société civile de son emprise. Plusieurs animateurs des Amis de la Terre sont d’ailleurs nommés dans des instances de concertation avec les pouvoirs publics. Ainsi, Brice Lalonde et Serge Karsenty siègent dans plusieurs sous-commissions de la Commission nationale de planification [55]. Le recentrage associatif établit donc un nouveau consensus entre les groupes locaux et le centre parisien : la nouvelle centralité des questions environnementales s’accompagne d’une plus grande latitude laissée aux animateurs pour contrôler le mouvement. S’opère un basculement d’une vision de la société civile comme lieu d’auto-organisation du corps social en dehors de l’État vers une volonté de dialoguer ès qualité avec les pouvoirs publics afin de faire avancer des projets précis, sans que les deux dimensions soient clairement articulées [56].
43Dans les années 1970 s’élaborent de nouveaux modèles politiques en théorie et en pratique, et un écologisme où l’exigence d’une société réflexive est adossée à un projet de transformation de la société [57]. Pourtant, aux Amis de la Terre, la sortie des années 68 se traduit par l’affaiblissement de l’aspiration à organiser la politique ailleurs et autrement à partir de la base. Ils se dépolitisent, en ce sens qu’ils ne se pensent plus comme un acteur politique à part entière. La volonté de changer la société s’exprime dès lors dans une écologie du quotidien pratiquée par des individus éclairés par le travail des associations. La résolution de la crise écologique ne passe alors plus par la transformation radicale de la société et des relations entre les individus, mais par la concertation avec les pouvoirs publics et les gestes des citoyens sensibilisés [58].
Mots-clés éditeurs : contestation antinucléaire, années 68, société civile, écologie politique, politiques publiques de l'environnement
Mise en ligne 17/01/2012
https://doi.org/10.3917/vin.113.0179Notes
-
[1]
Sylvie Ollitrault, « Les ONG et l’alerte écologique », La Vie des idées.fr, 8 décembre 2009, p. 3, http://www.laviedesidées.fr.
-
[2]
Entretien avec Alain Hervé, 12 mars 2010.
-
[3]
Brice Lalonde, « Le pouvoir de vivre », in Écologie, le pouvoir de vivre, Montargis, Éd. de la Surienne, 1981, p. 10.
-
[4]
Charles-François Mathis, « Écologie, environnement », in Christian Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF, 2010, p. 259-262, p. 261.
-
[5]
Florian Charvolin, L’Invention de l’environnement en France, Paris, La Découverte, 2003, p. 10.
-
[6]
Jean-François Soulet, La Révolte des citoyens, Toulouse, Privat, 2001, p. 19.
-
[7]
Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français, Paris, Éd. du Seuil, 2004, p. 420.
-
[8]
Claire Andrieu, Pour l’amour de la République : le Club Jean Moulin (1958-1970), Paris, Fayard, 2002, p. 23 ; Yves Chevrier, « La question de la société civile, la Chine et le chat du Cheshire », Études chinoises, 14 (2), 1995, p. 153-251 ; ou encore les travaux d’Alain Chatriot.
-
[9]
Claire Lemercier, « La France contemporaine : une impossible société civile ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-53, 2005, p. 166-179, p. 168.
-
[10]
Ibid., p. 179.
-
[11]
Geneviève Massard-Guilbaud et Richard Rodger, Environmental and Social Justice in the City : Historical Perspectives, Isle of Harris, White Horse Press, 2011, p. 32.
-
[12]
Rachel Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962 ; trad. fr., id., Printemps silencieux, préf. de Roger Heim, trad. de l’angl. par Jean-François Gavraud, Paris, Plon, 1963, introd. par Al Gore, trad. révisée par Jean-Baptiste Lanaspèze, Marseille, Wildproject, 2011.
-
[13]
Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965.
-
[14]
Claude-Marie Vadrot, Déclaration des droits de la nature, Paris, Stock, 1972.
-
[15]
Yves Frémion, Histoire de la révolution écologiste, Paris, Hoëbeke, 2007, p. 59.
-
[16]
[Les Amis de la Terre], L’Escroquerie nucléaire, Paris, Stock, 1978, p. 305.
-
[17]
Alexandre Grothendieck est un célèbre mathématicien, antimilitariste et précurseur de l’écologie politique. Céline Pessis, « Survivre… et Vivre, des mathématiciens critiques à l’origine de l’écologisme », mémoire de master 2 sous la direction de Christophe Bonneuil, EHESS, 2009, p. 29.
-
[18]
Entretien avec Alain Hervé, 12 mars 2010.
-
[19]
L’Écologie ou la mort, la campagne de René Dumont et ses prolongements, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1974, p. 11.
- [20]
-
[21]
« La semaine de la Terre », Le Courrier de la baleine, 1, juillet 1971, p. 4.
-
[22]
Jean-Augustin Terrin, « Ralph Nader à Paris », Le Courrier de la baleine, 19, mars 1976, p. 5.
-
[23]
Mathieu Flonneau, « Georges Pompidou, président conducteur, et la première crise urbaine de l’automobile », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 61, janvier-mars 1999, p. 33.
-
[24]
Voir Lionel Arnaud et Christine Guionnet (dir.), Les Frontières du politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 11.
-
[25]
Le Courrier de la baleine, 26-27, s. d. [février 1977], p. 14.
-
[26]
Ibid., p. 17.
-
[27]
Les groupes d’Action municipale qui prennent le pouvoir dans certaines villes dans les années 1970 connaissent de semblables difficultés. Voir Bernard Bruneteau, « Le “mythe de Grenoble” des années 1960 et 1970, un usage politique de la modernité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 58, avril-juin 1998, p. 117.
-
[28]
Yves Lenoir, Technocratie française, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1977.
-
[29]
Brice Lalonde, Sur la vague verte, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 222.
-
[30]
Pierre Samuel, Histoire des Amis de la Terre, 1970-1989 : 20 ans au service de l’écologie, s. l. n. d., p. 14, dactyl.
-
[31]
Laurent Samuel, « Nous ne vieillirons pas seuls », La Gueule ouverte, 236, 15 novembre 1978, p. 7.
-
[32]
Alain Touraine, La Prophétie antinucléaire, Paris, Éd. du Seuil 1980.
-
[33]
Brice Lalonde, Quand vous voudrez, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1978, p. 150.
-
[34]
Ibid., p. 152.
-
[35]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/92, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 10 mai 1979, « Compte rendu partiel de l’assemblée générale du RAT ».
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[36]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/92, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 26 juillet 1979, « Campagne nationale énergie », p. 5.
-
[37]
Pierre Samuel, op. cit., p. 19.
-
[38]
Robert Michels, Les Partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914.
-
[39]
CAC, fonds Amis de la Terre, 2005021/92, chiffres obtenus à partir des bulletins de liaison des Amis de la Terre. En comparaison, le Mouvement écologique rassemble 1 500 à 2 000 personnes en 1978 et le PSU 8 000 membres en 1973.
-
[40]
Musée du Vivant (MV), fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 17 septembre 1980, p. 4. Le musée du Vivant, situé sur le site de Grignon de l’école AgroParisTech, rassemble à la fois les collections de l’école mais aussi des fonds d’archives (fonds René Dumont et fonds René Dubos).
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[41]
Claude-Marie Vadrot, L’Écologie : histoire d’une subversion, Paris, Syros, 1978, p. 192. Le Mouvement écologique a été créé après la campagne de René Dumont pour coordonner l’action politique des groupes écologiques. Dans les faits, il semble surtout actif en Rhône-Alpes et en Alsace.
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[42]
Entretiens réalisés respectivement le 18 mars 2010 et le 17 février 2011.
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[43]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, rapport d’organisation des Amis de la Terre, s. d. [entre septembre 1975 et fin mai 1976].
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[44]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/92, chiffres obtenus à partir des bulletins de liaison des Amis de la Terre.
-
[45]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, compte rendu de la première réunion nationale des Amis de la Terre, 1er février 1976.
-
[46]
L’Arapède, le journal qui colle au terrain, 1, été 1978, p. 9.
-
[47]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, compte rendu de l’activité des groupes locaux, mars 1975.
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[48]
CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, lettre de Christian Jodon à Brice Lalonde, 21 mai 1976.
-
[49]
MV, fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la Terre, 22 février 1979.
-
[50]
Asselin (pseud.), « Des US et coutumes du boycott », La Gueule ouverte : combat non-violent, 205, 5 avril 1978, p. 4.
-
[51]
MV, fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la Terre, septembre 1977, p. 1.
-
[52]
Le point de vue des groupes locaux a prévalu sur les Amis de la Terre de Paris qui proposaient un schéma institutionnel accordant plus de place à la délégation et à la professionnalisation des permanents. (CAC, fonds Amis de la Terre, 20050521/1, projet de statuts pour une Fédération nationale des Amis de la Terre par les Amis de la Terre de Paris, 1977).
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[53]
Le Courrier de la baleine, 32, janvier 1978, p. 4.
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[54]
On peut penser à la création du COLINE, groupe de pression devant inciter les parlementaires à renforcer la législation dans le domaine de la protection de la nature et de l’environnement, ou encore à celle de l’Association pour la promotion du papier recyclé.
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[55]
MV, fonds Yves Cochet, bulletin de liaison des Amis de la terre, 22 octobre 1982, p. 4.
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[56]
Cette typologie est analysée par Steven L. Kaplan et Philippe Minard, La France malade du corporatisme ? xviiie-xxe, Paris, Belin, 2004, p. 8.
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[57]
Jean-Baptiste Fressoz, « Les leçons de la catastrophe : critique historique de l’optimisme postmoderne », La Vie des idées.fr, 13 mai 2011, p. 12, http://www.laviedesidées.fr.
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[58]
Nous remercions Bertrand Joly et Olivier Dard pour leur relecture attentive des multiples versions de cet article.