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Article de revue

Voir et ne pas voir le passé

Maigret et les témoins récalcitrants

Pages 83 à 97

Notes

  • [1]
    Georges Simenon, Maigret et les témoins récalcitrants, Paris, Presses de la Cité, 1959. Nous utilisons l’édition suivante : Georges Simenon, Tout Simenon, Paris, Omnibus, 2003, t. X, p. 7-115, p. 115, © Omnibus, un département de Place des Éditeurs, 2003. La Rédaction remercie les éditions Omnibus de l’avoir autorisée à reproduire les citations. Dans la suite de cet article, les références des citations seront mentionnées entre parenthèses.
  • [2]
    La question « Voir le passé ? » est le thème de travail actuel (2010-2011) du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (GRIHL) du Centre de recherche d’histoire (CRH) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
  • [3]
    Pierre Bergounioux, Où est le passé : entretien avec Michel Gribinski, Paris, Éd. de l’Olivier, 2007.
  • [4]
    Ibid., p. 41.
  • [5]
    Ibid., p. 43.
  • [6]
    Ibid., p. 45.
  • [7]
    Magnus Hirschfeld, Sexualpathologie : ein Lehrbuch für Ärzte und Studierende, Bonn, A. Marcus & E. Webers, 1916-1920, 3 vol. Plusieurs livres de Hirschfeld ont été traduits en français : Magnus Hirschfeld, Le Tour du monde d’un sexologue, trad. de l’all. par L. Gara, Paris, Gallimard, 1938 ; Magnus Hirschfeld et Ewald Böhm, Éducation sexuelle, trad. de l’all. par René Scherdlin, Paris, Éd. Montaigne, 1934 ; Magnus Hirschfeld, L’Âme et l’Amour, Paris, Gallimard, 1935 ; id., Le Sexe inconnu, trad. et adapté de l’all. par W. R. Fürst, Paris, Éd. Montaigne, 1936 ; id., Le Corps et l’Amour, Paris, Gallimard, 1937.
  • [8]
    L’histoire de Joseph Joanovici (1905-1965), après avoir été évoquée dans la presse, surtout au moment de son procès, a été racontée par plusieurs auteurs : Alphonse Boudard, L’Étrange Monsieur Joseph (Joseph Joanovici), Paris, Robert Laffont, 1998 ; André Goldschmidt, L’Affaire Joanovici : collaborateur, résistant… et bouc émissaire, Toulouse, Privat, 2002 ; Henry Sergg, Joinovici : l’empire souterrain du chiffonnier milliardaire, Paris, Fleuve noir, 2003. Le livre d’Alphonse Boudard a donné lieu à une adaptation télévisuelle en 2001, film réalisé par Josée Dayan, avec Roger Hanin dans le rôle de Joseph Joanovici.
  • [9]
    Sur ce point, voir Carlo Ginzburg, « Détails, gros plan, micro-analyse : en marge d’un livre de Siegfried Kracauer », Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 336-359, p. 354 : « Michael Baxandall a démontré que les peintres italiens du Quattrocento s’adressaient à un public qui était en mesure de déchiffrer leurs œuvres grâce à une série d’expériences sociales partagées : il mentionne les livres, les sermons, la danse, les livres d’abaque. […] Si l’homme est, parmi toutes les définitions qu’on a pu proposer, un animal métaphorique, alors, nous pouvons dire que les livres d’abaque, la photographie, etc., proposent à l’artiste et à son public autant d’expériences susceptibles d’être traitées comme des métaphores, comme des mondes als ob, par rapport au monde fictif construit par l’œuvre. »
  • [10]
    Victor Hugo, op. cit., 5e partie, livre II, chap. 4, t. IV, p. 114.
  • [11]
    Sarah Gensburger, « Essai de sociologie de la mémoire : le cas du souvenir des camps annexes de Drancy dans Paris », Genèses, 61, décembre 2005, p. 44-69.
  • [12]
    Sur « C’était mieux avant », voir la revue Penser/Rêver, 19, avril 2011.
« cette énorme taupe aveugle, le passé [1] »
Victor Hugo

1Regarder un texte, ici un roman de Georges Simenon, « comme un paysage » pour y saisir l’inscription du temps : cet article propose une expérience de lecture insolite, qui consiste à ne pas contextualiser le roman dans l’époque à laquelle il fait explicitement référence ou dans la biographie de son auteur, mais à saisir des présences du temps, éventuellement récalcitrantes, que fait voir le texte mais que la contextualisation historienne, elle, ne peut envisager.

2Maigret et les témoins récalcitrants a paru en 1959, daté par Simenon de « Noland (Vaud), le 23 octobre 1958 [1] ». L’histoire commence au matin d’un 3 novembre. Dans son parcours du boulevard Richard-Lenoir à la police judiciaire, Maigret est en proie à « des pensées mélancoliques » (p. 9). Il a mal au cou, il pleut et sa femme l’a affublé d’une grosse écharpe qu’elle a tricotée. C’est le lendemain du jour des morts et dans deux ans il sera à la retraite. La journée au quai des Orfèvres commence par l’interrogatoire d’un brave voleur arrêté pendant la nuit. Avant de le quitter, le commissaire lui serre la main et lui dit : « Ce n’est pas notre faute, vieux. » (p. 14) Le voleur, en effet, est « tombé », parce qu’il a été dénoncé par sa jeune femme amoureuse d’un souteneur. Mélancolie encore. Mais, entretemps, le téléphone a sonné :

3

« Le téléphone sonna.
Allô ! Commissaire Maigret.
Il écouta, fronça les sourcils.
Répétez le nom s’il vous plaît.
Il attira un bloc-notes, écrivit : Lachaume.
Quai de la Gare ?.. À Ivry ?.. Bon… Il y a un médecin sur les lieux ? L’homme est bien mort ?.. » (p. 13)

4Lachaume, quai de la Gare à Ivry. Comme c’est le cas pour l’enquête du commissaire Maigret, mon propos part d’une adresse et ne va cesser d’y revenir en suivant les parcours parisiens du policier mélancolique – traversées de la ville qui s’effectuent entre des lieux fortement investis par le temps et qui ont la capacité de le rendre comme visible [2]. La géographie urbaine qu’impose une intrigue reposant en grande partie sur la narration des déplacements du héros est faite de rencontres, dans des lieux habités, de moments du passé qui s’y sont sédimentés ou incrustés.

5La présence du passé que certains lieux semblent imposer au regard a été récemment évoquée par Pierre Bergounioux dans un petit livre où il dialogue avec Michel Gribinski [3]. La description par Bergounioux des modalités d’incrustation du passé dans des lieux peut contribuer à l’appréhension des effets du même phénomène dans le roman de Simenon. Telle est du moins mon hypothèse de départ dans cet article. Comment le passé est-il susceptible de nous affecter par les seules traces matérielles de sa présence ?

6

« J’ai cherché en vain l’ouvrage qui me dirait pourquoi telle rue où l’esprit des années 1930 était comme matérialisé dans la pierre des façades modern style me démoralisait dans l’instant et longtemps encore, après que je l’avais traversée, tandis qu’une petite construction toute simple restée de la Belle Époque avec son balcon et sa treille, me réjouissait fort. La froide pompe, la stylisation déclamatoire, fascisante de la première me disait, me faisait quelque chose que je ne comprenais pas et qui me blessait, me diminuait, tandis que l’architecture candide, républicaine de la deuxième m’incluait dans son espérance. Le passé avait pignon sur rue mais c’était sans enseigne. Lorsqu’il ne portait pas atteinte au présent, aux vivants, il n’était pas nécessaire de lui demander des comptes [4]. »

7« Avoir pignon sur rue », mais « sans enseigne », manifeste un type de présence qui ne s’exerce pas à travers une connaissance préalable ou dans la clarté d’une référence historique consciemment convoquée :

8

« J’ai parlé des heures passées, les unes ingénues, les autres mauvaises – la Belle Époque, les années 1930 – dont l’esprit pétrifié, conférait à la moindre incursion dans les rues, des échos historiques. On récapitulait, malgré soi, des périodes antérieures dont on ne savait rien de précis, encore, sinon qu’elles avaient été, les unes heureuses, ou du moins chargées d’espérance, les autres, haineuses, désastreuses, parce que les pierres le criaient [5]. »

9On ne demande pas de comptes à ce passé qui n’est qu’une trace floue, peu investie par les événements contemporains, catastrophiques ou heureux, à la mémoire desquels il n’a que peu de part. Mais il pèse et il affecte. Pierre Bergounioux utilise la notion d’« emprise vague ». Une emprise du passé sur le présent qui peut être à la fois obsédante et vague. Cette emprise vague s’impose comme mélancolie qu’engendrent, en un lieu donné, des particularités locales, sensibles comme une pellicule photographique à la lumière voilée, mais pénétrante, du temps :

10

« La roche grossière, bise, ocre, qu’on avait sous les pieds, on s’en était servi pour bâtir. Elle donnait à la vie quotidienne la teinte bistre des photographies du début du 20e siècle. Cette coloration surannée, funèbre, parachevait la sensation d’habiter le passé, d’être séparé de sa propre possibilité, privé de la joie élémentaire de vivre – de quel poète anglais, ce vers : It’s good to be alive ? L’humeur assortie à ce paysage, entre deux accès de fou rire et d’oubli juvéniles, c’était la mélancolie, la perte originelle de quelque chose qu’on ne parvient pas à récupérer, pas même à identifier [6]. »

11Je me propose non pas de transposer la puissance évocatrice du paysage de la dépression de Brive, regardé par un adolescent (à l’époque d’ailleurs où Simenon écrivait son roman), puis décrit et analysé par l’écrivain qu’il est devenu, sur le paysage du Paris de Maigret, mais de regarder Maigret et les témoins récalcitrants comme un paysage. Un paysage dont les différents éléments sont susceptibles de montrer le passé, de le faire voir comme présent ou, éventuellement, comme absent, c’est-à-dire rendu présent par des signes qui désignent une place évidée. Traverser ainsi le Maigret avec les outils de Pierre Bergounioux écarte un type de lecture, celle qui reposerait sur la contextualisation du roman de Simenon dans la biographie et les opinions de son auteur (lesquelles ont donné naissance à un très grand nombre de commentaires). Non pas qu’il s’agisse ici de prôner une herméneutique littéraire du texte seul écartant toute démarche de contextualisation. L’expérience ne vaut, au contraire, que par son éventuelle capacité à dépayser le texte dans la vision d’un passé qui l’atteint de l’extérieur. Les lieux de l’action révèlent et dissimulent le temps qu’ils habitent et – c’est toute la question – qui les habite. À partir de là, l’histoire est saisie comme symptôme de sa propre présence et non comme contexte.

12Au centre du paysage, il y a une maison. Sa présence recompose la géographie des lieux familiers au lecteur habituel des enquêtes du commissaire (l’appartement du boulevard Richard-Lenoir, la police judiciaire quai des Orfèvres) et ordonne une perception de l’espace parisien traversé : un appartement et un café de la rue François-Ier, un restaurant du Palais Royal ou une épicerie proche du Pont national deviennent autant de repères sur la carte d’un Paris réorienté vers « le quai de la gare à Ivry ». Cet effet romanesque banal trouve une force particulière dans le fait que chaque déplacement imaginaire du lecteur sur les talons du policier conduit à une certaine perception du temps incorporé aux lieux. La maison est ainsi la source d’une énergie de localisation spatio-temporelle. Et cela se passe parce qu’elle entretient elle-même un rapport déréglé au temps, un rapport violent, aberrant, malade. Maigret le découvre et en éprouve l’emprise au moment où lui-même souffre du passage du temps, en vit l’épreuve et mesure les décalages que celui-ci peut produire en créant des cassures dans la temporalité d’une vie. À partir de là, de cette rencontre entre un lieu du temps malade et la maladie du temps qui passe appelée mélancolie, l’ensemble du paysage, en ses différents sites, offre au regard, d’un décor et d’une situation à l’autre, une composition de temps : un déplacement de la question du rapport entre passé et présent. Des lieux s’imposent à la vision dans un paysage englobant qui est le roman ; ils sont investis, et parfois submergés, par la question du rapport au temps, et donnent sa tonalité à l’histoire que raconte Simenon comme, dans la ville de Bergounioux, la roche bise, ocre, donne à la vie quotidienne la teinte bistre des anciennes photographies.

Voir le passé dans la maison du crime ?

13Un meurtre a eu lieu chez les Lachaume, une famille composée de deux vieillards, leurs deux fils, une vieille bonne, une belle-fille et un enfant (absent). Le fils aîné a été tué, par sa belle-sœur, apprend-on au moment du dénouement, alors qu’il était lui-même sur le point de la tuer. Cette famille possède une biscuiterie qui périclite. L’entreprise ne sombre pas tout à fait grâce à l’argent de la belle-fille, or celle-ci, qui a un amant, veut divorcer. Cette intrigue n’est pas une des plus subtiles de l’histoire de la littérature policière. Mais la mélancolie qu’elle porte transfigure le roman : elle flotte, s’impose, s’estompe, revient, enveloppe l’histoire, se déplace, s’aggrave ou se dissout en fonction des déplacements de Maigret, des lieux qu’il aborde et de la manière dont s’y tissent les rapports entre passé et présent. En outre, en insistant sur la perception du temps qui passe et sur la découverte par son héros taciturne de la maison Lachaume, où le passé a envahi un présent qui en meurt, Simenon attire notre œil – et, jusqu’à un certain point, nous fait voir – le présent de la narration romanesque dans lequel se déroule l’histoire comme un passé qui vient se superposer aujourd’hui à toutes les visions du passé présentes dans ce roman de 1959.

14Donc Maigret a mal au cou ; il est rendu grognon par son écharpe tricotée ; il se sent vieux. « Tout le monde a des jours comme ça, non ? » (p. 10) Le récit en reçoit une certaine couleur qui ne s’effacera plus. Même si la mélancolie du matin est dissoute par la routine de la police judiciaire, chaque remontée du passé en porte la trace, et l’exprime. Le nom de Lachaume rappelle des souvenirs à Maigret : une épicerie de village, qu’il revoit, un calendrier illustré sur lequel un garçonnet au sourire idiot mangeait une gaufrette Lachaume. Gaufrettes et petits-beurre Lachaume qui avaient le même goût « cartonneux » (p. 55) se vendaient dans « les épiceries mal éclairées de village » (p. 14). On n’en entend plus parler et il est rare « dans quelque campagne perdue, de retrouver ce nom, plus ou moins effacé, sur un pan de mur » (p. 14). Rouler vers la biscuiterie Lachaume ramène donc vers les souvenirs de « la campagne perdue ». Mais comment le lien entre la campagne de l’enfance et la biscuiterie décatie va-t-il prendre forme ?

15Le déplacement vers le lieu du crime se fait en voiture. L’approche en est compliquée par le sens unique de la circulation sur le quai. Il faut donc faire une série de détours avant de retrouver « la Seine en face de Charenton » (p. 15). Grâce à ces considérations pratiques, on note au passage combien la topographie de cette périphérie parisienne est considérée avec sérieux et restituée avec précision. Important pour l’intrigue, cet effet de réel aura, nous le verrons, son prix quand finira par faire retour un passé qui n’est pas seulement celui des souvenirs d’enfance. En attendant, une première rencontre a lieu avec la maison Lachaume, sa grisaille et son « odeur de très vieille poussière » (p. 16).

16

« Il y avait des années que Maigret n’avait pas vu une chambre à coucher comme celle-ci, qui devait être telle quelle, dans ses moindres détails, un siècle plus tôt.
Il y avait même un lavabo à tiroirs avec dessus de marbre gris, qui supportait une cuvette et une aiguière en faïence à fleurs, des plateaux, en même faïence, pour le savon et pour les peignes. Les meubles, les objets n’étaient pas particulièrement laids en eux-mêmes. Certains auraient sans doute atteint un certain prix dans une salle de ventes ou chez un antiquaire, mais dans leur agencement, il y avait quelque chose de morne et d’oppressant.
On aurait dit qu’à un certain moment, il y avait déjà fort longtemps, la vie, ici, s’était arrêtée, pas celle de l’homme couché sur le lit, mais la vie de la maison, la vie du monde, et la cheminée d’usine elle-même, derrière les rideaux, était ridicule et désuète, avec son “L” en briques noires. » (p. 17)

17La première impression impose donc la vision d’une vétusté étrange, au point de paraître le résultat d’une coagulation du temps. Le passé s’est figé, mais il n’a pas été transmis intact, puisque son présent apparaît terne et fortement dégradé, sans vie.

18La découverte du cadavre dans la chambre anachronique fait écho aux sentiments que Maigret a éprouvés le matin, avant tout cela, mais différemment : dans l’autobus, sur le chemin de la police judiciaire, il voyait Paris comme dans un film muet, sans couleur, un film d’autrefois, et là un journal ancien lui revient « tout à coup en mémoire » (p. 17), « quand on ne publiait pas encore de photographies mais des gravures représentant le drame de la semaine » (p. 17). On mesure ainsi la brutalité du choc temporel : ce qu’il y a dans la maison aurait dû changer de statut, comme les journaux ont changé et comme Maigret lui-même qui a quitté depuis longtemps le paysage de l’enfance et qui bientôt se transformera en retraité. Les meubles, les objets auraient au moins dû se transformer en brocante pour antiquaires et salles de ventes au lieu de s’accrocher à la vie qui était celle de leur usage.

19C’est alors qu’apparaît un jeune, un de ceux dont la vision rendait Maigret mélancolique le matin, lui faisant sentir son âge et son possible décalage par rapport au présent, comme s’il devenait lui-même un homme du passé. Ce jeune homme « à la main de joueur de tennis » (p. 19) est le juge d’instruction à qui il va falloir rendre des comptes, qui prétend même assister aux premiers interrogatoires. Et cela ne se passe pas très bien. Les deux vieux ne sont pas plus bavards que « des figures de cire » (p. 28) et les Lachaume de la génération suivante se comportent en effet comme des témoins récalcitrants. Et c’est pire encore avec la vieille bonne, particulièrement acariâtre. Tout cela conduit Maigret à des pensées « saugrenues » (p. 35) sur la vie d’autrefois dans la maison, au temps où les meubles et les objets existaient déjà, mais vivants. Le sentiment de la dégradation du lieu surmonte alors tout autre impression, le passé mort contaminant l’image du passé vivant, s’interposant dans l’opération même de la reconstitution imaginaire de la vie d’antan de la maison :

20

« Des bûches devaient flamber dans toutes les cheminées de marbre. Une autre génération avait installé le chauffage central, qu’on ne faisait plus fonctionner, par économie ou parce que la chaudière était en mauvais état.
Le poêle le fascinait, un petit poêle rond, à la fonte rongée, comme on en voyait jadis dans les petites gares de campagne et dans certaines administrations.
Tout s’était dégradé, les choses comme les gens. La famille et la maison, repliées sur elles-mêmes, avaient pris un visage hostile. » (p. 35)

21Le spectacle est plus affligeant encore dans l’ancien grand salon du rez-de-chaussée : odeur de renfermé et de moisissure, lustre de cristal dont les guirlandes cassées pendent, tapis roulés contre les murs, désordre abject, billard au feutre moisi : « Si on avait joué autrefois de la musique dans cette pièce et si on y avait dansé, il y avait longtemps qu’on n’y mettait plus les pieds et la soie cramoisie qui recouvrait les murs était décollée par endroits. » (p. 37) Dans ce décor à l’abandon, une étape ultérieure de la dégradation apparaît : un présent sordide fait de décomposition du passé échoué hors de sa vie. Ce passé enkysté, métastasé comme un corps étranger dans le présent, et qui est aussi du présent, un présent sinistre, fait longtemps retour sur les êtres humains qui l’ont rencontré, sur soi. Ce présent du passé n’est probablement qu’une disparition retardée ; le passage du temps bientôt rattrapera le temps perdu, et le processus artificiellement bloqué reprendra sa marche en avant :

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« La maison menaçait ruine, certes. Maigret se demandait si, même au fond des campagnes, on trouvait aujourd’hui, comme au temps de son enfance, les paquets de gaufrettes à l’arrière-goût cartonneux.
Les deux vieux, dans leur salon que chauffait un poêle de fonte, n’existaient presque plus par eux-mêmes mais, comme le billard du rez-de-chaussée, comme le lustre de cristal, n’étaient plus que des témoins du passé. » (p. 55)

23Atteints de la même dégradation que les meubles, ils n’existaient presque plus par eux-mêmes : presque plus, tout est là. Y a-t-il un seuil du presque ? C’est le problème de Maigret depuis le début, et le nôtre. Quelque chose qui n’est presque plus là, semble sur le point de n’être plus là du tout, mais reste suffisamment là pour affecter ceux qui le jugent presque disparu et font comme s’il l’était. La question pourrait être résumée ainsi : comment le presque plus là se montre-t-il dans un paysage où il n’y a pas de ruines, où des ruines ne lui octroient pas la posture rassurante de ce qu’il devrait être devant le temps ? Quand Maigret revient au quai des Orfèvres, il se sent à tel point pénétré par la présence trop violente du temps apparemment presque arrêté, par l’atteinte du passé dégradé dans le présent que, toute mélancolie subvertie, il se voit contaminé par une dégradation, sous la menace d’une métamorphose :

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« Maigret ouvrit le placard pour y accrocher son manteau et son chapeau humides, entrevit son visage dans le miroir fixé au-dessus de la fontaine et faillit se tirer la langue tant il se trouva une sale gueule. Certes, le miroir déformait quelque peu les images. Le commissaire n’en avait pas moins l’impression d’avoir ramené du quai de la Gare une tête dans le genre de celle des gens qui habitaient l’ahurissante maison. » (p. 48)

Le présent de l’action : le passé qu’on voit

25En 1950, Simenon a publié Les Mémoires de Maigret. Rédigeant ses mémoires, le policier, devenu écrivain à son corps défendant, rectifie certaines inexactitudes biographiques ou approximations de l’écrivain Simenon qui est son ami. Simenon raconte quelque part qu’il a reçu ensuite des lettres de lecteurs qui lui disaient : « Ah, il vous a bien rivé votre clou »… Dans Maigret et les témoins récalcitrants, le commissaire fait un rêve : il imagine qu’il produit une démonstration brillante de sa méthode devant le jeune juge d’instruction « ce magistrat à la jeunesse insultante » (p. 88). Ce rêve de Maigret semble le faire échapper à son statut de personnage, ou plutôt, il acquiert en rêvant un rôle de créateur de son propre personnage, susceptible à son tour de produire symboliquement un monde et des personnages, il devient une sorte de Maigret romancier :

26

« Maigret était quai de la Gare, absolument seul dans les bâtiments délabrés et devenus immatériels à tel point qu’il pouvait passer à travers les murs. Le décor n’en était pas moins exact, avec tous ses détails, y compris des détails qu’à l’état de veille le commissaire avait oubliés.
– Voilà !.. Le soir, pendant des années, ils étaient assis ici…
C’était le salon et Maigret rechargeait le petit poêle dont la fonte avait une fêlure plus rouge, comme une cicatrice. Il mettait les personnages en place, les deux vieux en bois découpé, Léonard qu’il fallait bien essayer d’imaginer vivant et à qui il donnait un mince sourire amer, une Paulette impatiente qui se levait à tout bout de champ, feuilletait des magazines, annonçait la première qu’elle allait se coucher, Armand, enfin, fatigué, qui prenait un médicament. […]
Il ne fallait pas laisser les personnages s’échapper, s’évaporer. » (p. 88-89)

27On peut se demander ce que fait Simenon avec ce récit de rêve et que fait vraiment Maigret dans ce rêve. Le récit de rêve est une sorte de pause dans la progression de l’action avant que ne soit mis en place le procès narratif du dénouement. C’est l’occasion de récapituler et de rappeler au lecteur un certain nombre d’éléments que Maigret se rappelle à lui-même et livre au juge d’instruction transformé en public dans le rêve. Ce qu’il fait, lui, c’est de rétablir, dans le cadre de la maison Lachaume, une frontière entre passé et présent que la maison Lachaume abolissait : les deux vieux sont, dans le fantastique du rêve, en bois découpé, alors que les autres personnages y sont vivants, et même le mort. Seulement cette frontière restaurée est aussitôt subvertie : à un moment « les vieux s’en vont » (p. 89). En réalité, si je puis dire, le rêve montre le statut incertain, équivoque des vieillards entre vie et mort, passé et présent. Leur « résurrection » suit une phrase tellement équivoque que prononcée par Maigret, elle renvoie plutôt à la préoccupation du romancier en train de récapituler les éléments de son intrigue : « Il ne fallait pas laisser les personnages s’échapper, s’évaporer. » (p. 89)

28Le temps du rêve de Maigret et le temps de l’écriture de Simenon fusionnent ainsi dans un « à présent » sans durée qui tranche l’incertitude des frontières entre présent et passé. Cet « à présent » apparaît donc comme un contrepoint, un terrain solide où le temps n’est plus soumis à des déformations pathologiques susceptibles de provoquer trouble et angoisse, ou, au moins, comme un point d’appui pour s’extraire du marécage dans lequel le passé absorbe le présent et le corrompt, un point d’appui pour reprendre une posture d’auteur, une posture de domination du temps que l’auteur et son héros, tous deux apprentis sorciers, ont fragilisée en abolissant les frontières claires qui doivent séparer le passé et le présent.

29L’« à présent » forme pour nous un autre décor dans le paysage : un décor dont le maintenant est daté de 1959. Mais ce qui le caractérise aussi dans sa mise en action et en perspective par les parcours de Maigret dans la ville, c’est qu’il prend les traits rassurants d’une stabilité retrouvée : le maintenant s’éprouve aussi comme ce qui ne change pas, ce qu’on retrouve comme n’ayant pas changé, n’étant pas susceptible de changer et qui donc console de l’inexorable passage du temps. C’est un peu le mouvement inverse de ce qui se passe dans la maison Lachaume, dont le présent est envahi par le passé qui s’impose comme décrépitude ; là, au contraire, c’est la force de ce qui est éprouvé dans le présent qui donne de la couleur de vie au temps qui passe et donc au passé, l’expérience des bonnes choses échappe alors au temps.

30Au cours de son enquête, Maigret a découvert l’existence d’une fille Lachaume qui s’est rapidement enfuie de la maison maléfique. Elle vit rue François-Ier, travaille comme animatrice et barmaid dans un bar homosexuel et a rompu tout lien avec sa famille. Il se déplace pour aller l’interroger. Mais Véronique Lachaume n’est pas chez elle, il reviendra en fin d’après-midi ; en attendant, il va déjeuner dans une brasserie :

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« Par exemple, s’il finit par pénétrer dans une brasserie alsacienne, où il s’assit à une table près de la vitre, ce n’était pas un pur hasard non plus. Il avait besoin, ce midi-là, de se sentir les deux pieds solidement par terre. Il se voulait lourd, imperméable.
Cela lui plaisait que la serveuse, en costume du pays, fût drue et saine, rieuse, avec des fossettes et des cheveux blonds qui frisaient, indemne de toute complication psychologique. Dans le même ordre d’idées, il lui parut naturel de commander une choucroute, qu’on servait ici plantureuse et abondamment garnie, avec des saucisses luisantes et du petit salé d’un rose innocent. » (p. 62)

32La choucroute, la bière, le petit salé rose et la serveuse en costume du pays sont des valeurs stables. Et lorsqu’il finit par entrer chez Véronique Lachaume, ce lieu du présent dilaté se dessine plus nettement encore dans le paysage.

33« – Retirez votre manteau et donnez-le moi.

34

Elle alla l’accrocher dans l’entrée. Sur un point au moins, la concierge ne s’était pas trompée : une bonne odeur de poireaux venait déjà de la cuisine.
– Je ne m’attendais pas à ce que la police soit ici si vite, remarqua-t-elle en s’asseyant en face de Maigret.
Son embonpoint, au lieu de l’enlaidir, la rendait appétissante et fort sympathique, et Maigret soupçonna que beaucoup devaient la trouver désirable. Elle ne minaudait pas, ne se donnait pas la peine de tirer son peignoir sur ses jambes largement découvertes.
Ses pieds aux ongles laqués, jouaient avec des mules blanches ornées de cygne.
– Vous pouvez fumer votre pipe, monsieur le commissaire. » (p. 69)

35En sortant de chez Véronique, Maigret croise l’amant de la jeune femme, « un homme aux cheveux bruns qui commençait à se dégarnir aux tempes » (p. 74). Ces tempes dégarnies ramènent au passage du temps et au rapport différencié que les individus entretiennent, dans le présent, avec les effets de ce flux. Il se contente de traverser la rue, mais plonge alors dans un univers où cette question l’assaille. Il entre dans un « bar américain » (p. 75) bien différent des vieux bistrots qu’il affectionne : « Il s’y sentait toujours un peu dépaysé car ces bars-là n’existaient pas de son temps. » Le dépaysement de Maigret dans le bar de la rue François-Ier s’exprime à travers le sentiment aigu d’un décalage dans le temps. Le voilà ramené à sa mélancolie du matin : la vie qui se rend visible en ce lieu n’est plus la sienne. « Ces bars-là n’existaient pas de son temps » (p. 76) : l’expression donne à réfléchir, de quel temps s’agit-il ? Du temps de la jeunesse du commissaire à deux ans de la retraite en 1959, avant-guerre donc ? Ou du temps de la maturité, après-guerre ? Le lecteur avisé a d’ailleurs l’habitude de cette chronologie brouillée : il sait que Maigret était à la retraite dans Maigret se fâche publié en 1945 et qu’au tout début de la série, il était déjà sur le point de la prendre. Regardant Maigret et les témoins récalcitrants depuis ce brouillage, on découvre l’évocation insistante d’un temps où des vies ont été vivantes, alors qu’elles ne le sont plus vraiment dans le présent de la narration, qu’elles se contentent d’y survivre.

36Et, justement, assis sur son haut tabouret de bar devant un grog, le commissaire mesure qu’« il avait soudain l’impression d’être vieux, quelqu’un qui appartenait au passé » (p. 77). Ce présent-là le désoriente par sa nouveauté : « les boiseries des murs étaient garnies de scènes de chasse à courre, avec des cavaliers en jaquette rouge, et un vrai cor de chasse était suspendu juste au-dessus du bar » (p. 76). À nous, ce décor apparaît à l’inverse comme très daté, surgi du passé de 1959, que son statut de présent d’alors nous fait voir avec intensité comme passé, et cela d’autant plus que, pour Maigret, il représente une sorte de projection vers un avenir où il n’aura plus de place, loin du présent dilaté de l’appartement de la barmaid ménagère.

37Le regard de cet homme attardé sur le présent du bar, qui note un grand nombre de détails sur ce qu’il voit, en soulignant ce qui lui apparaît comme nouveauté, nous fait au contraire mesurer, par la précision même de son évocation, le côté désuet d’un décor, appartenant à un passé déjà lointain, et donc son inscription dans l’histoire. Tout ce qui paraissait à Maigret comme changement dans un présent présageant un certain avenir trouve, en cela même, un intense statut d’objet situé et, pour nous, situé dans le passé. Ce processus d’historicisation gagne le banal du temps, dont l’évidence paraît sans âge : descendre téléphoner avec un jeton dans une cabine, passer par une opératrice, apercevoir une femme qui fixe ses jarretelles devant un miroir. Le banal rejoint ainsi dans un même enfoncement temporel la nouveauté des filles de télévision qui fument, parlent fort et boivent du whisky, ces filles « qui n’étaient plus pour ceux de sa génération » (p. 77), malgré « un homme de son âge, aux tempes grises, au crâne un peu dégarni, tenant son bras autour de la taille d’une fille potelée qui avait à peine vingt ans » (p. 77).

38Du rêve au bar américain, nous avons successivement assisté, en deux chapitres, à une réassurance prise sur le statut du présent en face du passé, à une dilatation rassurante de ce présent, par choucroute et serveuse alsacienne interposées, donc à sa déshistoricisation, et enfin à sa réhistoricisation comme passé, grâce à, ou à cause de, son réalisme de présent daté. S’agit-il d’un apaisement ? Il faudrait que le « de mon temps » de Maigret soit autre chose que la nostalgie d’un ancien présent hors de l’histoire. Et puis, quoi qu’on fasse, on ne se débarrasse pas d’une image comme celle-ci : « Son ennemi intime, comme il l’appelait volontiers, le juge Coméliau, était à la retraite et n’était plus qu’un vieux monsieur qui promenait son chien, le matin, au bras d’une dame aux cheveux teints en mauve. » (p. 78)

L’autre passé que Maigret ne voit pas et qu’il fait voir

39Contrairement à bien d’autres Maigret, dans celui-ci le coupable – la coupable qui n’est d’ailleurs pas vraiment coupable – tient peu de place. Il s’agit de Paulette Lachaume qui a tué son beau-frère au moment où il allait l’assassiner. De Paulette comme personne il est dit assez peu de chose : « une femme jeune animée d’une certaine vitalité, et même d’une vitalité animale » (p. 55-56). Elle peine à accéder à l’existence d’un vrai personnage. Elle est toutefois au centre du roman (l’intrigue policière repose en quelque sorte sur elle), non seulement parce qu’elle est la meurtrière, mais d’abord parce que c’est elle qui a l’argent et que son départ de la maison (elle souhaite divorcer et elle a un amant) va signifier, dans la fiction, l’effondrement définitif de la maison Lachaume. La famille se défend donc en voulant supprimer Paulette et s’approprier sa fortune, tâche confiée à Léonard le plus vigoureux des Lachaume.

40Mais pourquoi est-elle là, dans cette maison ravagée et miteuse, cette femme désirable et riche ? L’histoire de son mariage avec le plus minable des fils Lachaume remplace la description fine du personnage, celle-ci étant pourtant un des recours habituels et des talents de Simenon.

41

« La maison Lachaume croulait, la plus ancienne biscuiterie de Paris, une institution importante, précieuse comme ces tableaux qu’on met dans les musées et qu’il faut des générations pour façonner.
Quelqu’un disposait d’un gros tas d’argent, du sale argent, si sale que le père Zuber avait été trop heureux de donner sa fille à un Lachaume afin qu’elle ait un état-civil honorable. » (p. 89)

42Ces deux phrases viennent du rêve de Maigret : c’est un passage dans lequel on ne sait trop qui parle. C’est Maigret, dans son rêve, qui tient discours au juge d’instruction, mais, dans un rêve, la parole circule selon des modalités irréelles. On voit ici apparaître un nouveau personnage, Zuber : c’est un mort, le père de Paulette. En fait, il en avait été question un peu plus haut. Maigret interrogeait le comptable de la maison Lachaume. Et voici ce qu’il apprenait :

43

« – Qui était Zuber ?
Ce nom était familier et il lui semblait que c’était sur le plan professionnel qu’il l’avait entendu.
– Frédéric Zuberski, dit Zuber, le marchand de peaux.
– Il a eu des ennuis, n’est-ce pas ?
– Le fisc, pendant un temps, s’est acharné sur lui. On lui a aussi fait le reproche, après la guerre…
– J’y suis !
Zuberski, qui se faisait appeler Zuber, avait eu son heure de célébrité. Il avait commencé par ramasser les cuirs et peaux brutes chez les paysans, avec une carriole, puis on l’avait vu monter un entrepôt, à Ivry justement, non loin, sans doute, de la maison Lachaume…
Avant la guerre, déjà, son affaire était importante et Zuber possédait un certain nombre de camions ainsi que des dépôts en province.
Plus tard, deux ou trois ans après la Libération, le bruit avait couru qu’il avait ramassé une fortune considérable et on avait parlé de son arrestation prochaine.
Si les journaux s’étaient intéressés à lui, c’était en grande partie à cause du pittoresque du personnage, un bonhomme mal bâti, mal habillé, qui parlait le français avec un fort accent et qui savait à peine lire et écrire.
Il brassait des millions, certains disaient des milliards, et on prétendit qu’il possédait en fait, directement ou par personne interposée, le monopole des peaux brutes. » (p. 40-41)

44Voilà donc Zuberski alias Zuber, riche et ignorant, « un bonhomme mal bâti, mal habillé, qui parlait le français avec un fort accent et qui savait à peine lire et écrire ». Traduction spontanée : un juif arrivé de Pologne, d’Ukraine ou des pays baltes aux alentours de 1930. Ce juif étranger a traversé la guerre en faisant des affaires, il s’est même enrichi beaucoup, puisque, après la Libération, sort étrange pour un juif étranger dans la France des années 1940-1944, il est mis en cause par la section financière, avant que le silence ne se fasse. Le silence de qui ?

45Sortant de la maison Lachaume, Maigret part à la recherche de l’entreprise Zuber qu’il sait être dans le voisinage. Et il trouve, à quelques centaines de mètres, « dans les rues avoisinantes » (p. 46) : mur lézardé, cour boueuse, bâtiments disparates et déglingués.

46

« Janvier regarda curieusement le Maigret rêveur et comme assommé qui s’en revenait, tête basse, vers la voiture, et qui, s’arrêtant au bord du trottoir, bourrait une pipe.
– Tu sens l’odeur ?
– Ça pue, patron.
– Tu vois cette cour, ces baraques ?
Janvier attendait la suite.
– Eh ! bien mon petit, tout ça vaut trois cents millions. Et tu sais qui touche ces trois cents millions ?
Il se glissa sur le siège, referma la portière.
– Paulette Lachaume ! Maintenant, au Quai !
Jusqu’au moment de pénétrer dans son bureau, toujours suivi de Janvier, il ne prononça plus un mot. » (p. 48)

47Ce silence en fin de troisième chapitre tient la place d’une parole, d’un commentaire suspendu, qui ne vient pas, qui ne saurait être dit. C’est un silence montré. Maigret vient d’apprendre en questionnant la secrétaire installée dans une baraque que l’entreprise Zuber à été vendue en 1959 à David Hirschfeld pour plus de trois cents millions. D’ailleurs, au-dessus du portail, on lit :

48

« F. ZUBER
Cuirs et peaux »

49Puis d’une peinture plus fraiche, d’un jaune agressif :

50

« David Hirschfeld, successeur » (p. 46)

51Hirschfeld est d’évidence utilisé ici comme patronyme juif rapproché de celui de Zuber. Cette judéité est soulignée par le prénom : David et, de manière intentionnelle ou non (ce n’est pas ce qui compte ici), par le « jaune agressif » de la peinture. C’est assez bizarre du jaune pour écrire un nom sur le portail d’un entrepôt. Évidemment on sait que le jaune est la couleur des juifs ou plutôt de la persécution des juifs, jusqu’à l’étoile jaune du temps de la guerre. On peut, en outre, se demander à quoi, à qui, pouvait renvoyer consciemment ou inconsciemment le nom de Hirschfeld à la fin des années 1950. On trouve assez peu de Hirschfeld en réalité (c’est peut-être pour cela que Simenon a choisi ce nom, ou qu’il lui est venu spontanément à l’esprit, car il vivait dans la hantise des procès) ; il y a un Hirschfeld relativement célèbre toutefois dans un domaine du savoir dont Simenon était féru. C’est le médecin allemand sexologue Magnus Hirschfeld (1868-1935) [7] : militant de la dépénalisation de l’homosexualité au nom de l’innéité des orientations sexuelles, auteur de nombreux livres et en particulier d’une monumentale somme sur les pathologies sexuelles, il fut le fondateur en 1919 d’un Institut de recherche sexuelle, saccagé par les SA au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir. Les œuvres de Hirschfeld furent brûlées lors des autodafés d’avril 1933 et il fut constamment dénoncé par la propagande nazie comme emblème de la culture juive, dégénérée, menaçant l’intégrité et la santé morale de la nation allemande. Hirschfeld quitte l’Allemagne dès 1930, après des agressions d’étudiants nazis, et meurt à Nice en 1935. Quant à la figure de Zuber, elle n’est pas sans rapport avec celle de Joseph Joanovici, ferrailleur juif d’origine roumaine qui fournit des métaux aux Allemands pendant la guerre et, semble-t-il, contribua à l’armement de réseaux de la Résistance [8]. Accusé à la fois d’être un agent de la Gestapo et un agent du Komintern, il fut jugé lors d’un procès retentissant en 1949. Le personnage a, comme Zuber, connu « son heure de célébrité ».

52Au chapitre suivant, Maigret, poursuivant son enquête, téléphone de son bureau à l’avocat des Lachaume ; il veut connaître le nom de leur notaire chez qui le mort aurait pu déposer un testament,

53

« – Allô… Je m’excuse, monsieur le commissaire… Nous avons été dérangés et je n’ai pu m’occuper tout de suite de votre question… La succession Zuber a été liquidée par les soins du notaire de celui-ci, maître Léon Wurmster, rue de Rivoli… Vous avez compris le nom ?.. Wurmster… Léon… Je précise, car il y a un Georges Wurmster, notaire à Passy… Pour le contrat de mariage, c’est maître Barbarin qui s’en est chargé. » (p. 52-53)

54Le lecteur a bien compris… Le notaire de Zuber s’appelle Wurmster, et son avocat, dont il est question un peu plus loin, Tobias, et celui du contrat de mariage de Léonard Lachaume, notaire de famille de ces Lachaume qui « restaient des patriciens, une famille de grands bourgeois dont, pendant plus d’un siècle, on avait prononcé le nom avec respect » (p. 79), Barbarin. Il faut souligner à quel point Simenon s’efforce ainsi d’insister, d’enfoncer le clou comme on dit. Et Maigret fait la même chose avec le jeune juge d’instruction. Il veut lui faire comprendre que le crime a été commis par quelqu’un de la maison, et qu’il faut donc chercher le mobile. Tout ne se passe pas comme dans son rêve, où rien ne lui résistait, mais il domine quand même le juge d’instruction en lui assénant des statistiques sur les vols suivis de meurtre à Paris au cours des dix dernières années, puis il enchaîne avec une étrange comparaison :

55

« Il y a trois mois, un homme a tué son voisin, justement avec un automatique 6.35, parce que ce voisin s’obstinait à faire marcher sa radio à pleine force.
– Je ne vois pas le rapport.
– À première vue c’est un crime idiot, inexplicable. Or, le meurtrier est un grand invalide de guerre, deux fois trépané, qui passe ses journées à souffrir dans un fauteuil. Il n’a que sa pension pour vivre. Le voisin était un tailleur en chambre d’origine étrangère qui a eu des ennuis après la Libération et qui s’en est tiré…
– Je ne vois toujours pas…
– Je veux arriver à ceci… Ce qui, à première vue, semble être un motif ridicule – un peu plus ou un peu moins de musique ! – devient, si on y réfléchit, pour l’invalide de guerre, une question vitale… Autrement dit, étant donné les circonstances, le crime est explicable, presque fatal.
– Je ne vois aucune situation similaire quai de la Gare.
– Pourtant, il doit en exister une, tout au moins dans l’esprit de celui qui a tué Léonard Lachaume. À part d’assez rares cas pathologiques, l’homme ne tue que pour des raisons précises, impérieuses. » (p. 98)

56« Tout au moins dans l’esprit de celui qui a tué Léonard Lachaume », est souligné par le recours aux caractères italiques : ainsi s’agit-il bien d’une possible analogie entre le geste de l’invalide et celui du meurtrier de Léonard (Paulette donc), ce qui est absurde : la position défensive qui conduit au meurtre est celle de Léonard et non celle de Paulette. Aussi, trois pages plus bas, l’analogie est-elle discrètement rectifiée :

57

« Léonard d’abord, Armand ensuite [ont épousé deux héritières aux origines douteuses socialement].
Cette obstination à garder à flot une affaire qui, selon toutes les lois économiques, aurait dû sombrer depuis longtemps, n’avait-elle pas quelque chose d’assez émouvant ?
N’y avait-il pas un certain point commun avec le geste de l’invalide de guerre qui avait abattu son voisin parce qu’il le torturait du matin au soir en mettant sa radio à toute force ?
Ce n’était pas par hasard que Maigret avait cité ce cas. » (p. 101)

58« Ce n’était pas par hasard » : ce commentaire du narrateur souligne l’étrangeté de l’analogie. Léonard, potentiel meurtrier de Paulette (ce qui devient vital pour lui, c’est de sauver la maison Lachaume que le divorce de Paulette et de son frère ferait sombrer), mais finalement victime, identifié à l’invalide de guerre, installe Paulette Lachaume dans la position du tailleur en chambre. Et cela fait évidemment venir l’autre proximité, non plus celle de l’intrigue policière, mais des traits communs à Paulette Lachaume et au tailleur : l’origine étrangère et les « ennuis » à la Libération. Quel besoin avait donc Simenon, dans la conduite de son roman, de construire cette analogie boiteuse et de faire du voisin, qui empoisonne la vie de l’invalide de guerre, un tailleur en chambre (donc fortement soupçonnable de frauder le fisc, de se livrer à des trafics divers, etc.) d’origine étrangère avec des ennuis à la Libération ?

59Une telle insistance attire le regard sur quelque chose qui apparaît sans prendre forme ; un spectre flotte sur l’emplacement d’un passé dont la place est montrée sans que ce qui occupe cette place soit visible. Cette apparition fait voir, en quelque sorte, les contours d’une absence. Se tenir ici dans la problématique du paysage permet de percevoir l’absence que le récit trahit (au deux sens du terme) comme une question historique, qu’une approche contextuelle par les opinions de l’auteur et sa biographie n’offriraient pas la possibilité de soulever. Le rapport, dans le roman, entre le monde fictif de l’intrigue et le monde « réel », « comme si [9] », surgissant et revenant, dans le décor qui sert de cadre à l’intrigue, permet de faire l’expérience cognitive de l’emprise vague du passé telle une présence, insaisissable autrement, du temps historique.

60Il convient pour cela de faire retour au commencement, à l’adresse de la maison Lachaume et au quartier environnant, c’est-à-dire à l’espace dans lequel les lieux sont instaurés et mis en rapport les uns avec les autres. C’est là, en effet, que l’on peut rapprocher l’historicité d’une topographie, fortement présente, non pas celle de l’auteur, mais celle du regard de Maigret à partir duquel le paysage s’organise dans son rapport au temps.

61Le quai de la Gare à Ivry. Cette adresse de la maison Lachaume est répétée un grand nombre de fois, et comme martelée de chapitre en chapitre. L’espace parisien n’a pas de secret pour Maigret, il le parcourt en tous sens, le connaît comme sa poche depuis le temps de ses débuts dans la police. On ne peut douter de sa compétence : il ne prend pas une rue pour une autre. Simenon a souvent raconté comment il travaillait avec des plans, objets familiers toujours à portée de la main. Dans ses romans, les noms de rue, la topographie reconstituée, le paysage sont là, à foison, comme autant d’effets de réel. Quand Maigret arrive pour la première fois près de la maison Lachaume, il cherche des points de repère : « Le pont franchi, ils ne purent suivre les quais à cause du sens unique et Janvier fit une série de détours avant de retrouver la Seine en face de Charenton. De l’autre côté de l’eau, on apercevait la Halle aux vins, et, à gauche un train qui franchissait un pont de fer au-dessus du fleuve. » (p. 15) Mme Gaudois l’épicière est installée « juste en face » (p. 64) du Pont national, à « deux cents mètres environ » (p. 65) de la maison Lachaume, dont il est rappelé un bon nombre de fois qu’elle est sise à Ivry, mais tout près de la limite du 13e arrondissement : « Il était difficile de dire si on était encore à Paris ou déjà à Ivry et c’était sans doute la rue devant laquelle on venait de passer qui marquait la frontière des communes. » (p. 15) Cette rue, on la retrouve facilement sur un plan : c’est la rue Bruneseau. Pierre-Emmanuel Bruneseau (1751-1819) était un ingénieur des travaux publics, créateur des égouts modernes de Paris sous l’Empire. Il a d’ailleurs une existence littéraire, puisqu’on le rencontre dans Les Misérables comme explorateur du grand cloaque souterrain. Le quatrième chapitre du deuxième livre de la cinquième partie des Misérables est consacré à l’expédition intrépide de Bruneseau au pays des immondices. Il se termine par un morceau de bravoure, dont la chute est en parfaite harmonie avec ce qui travaille la maison Lachaume, et finit par remonter dans le roman de Simenon :

62

« Tortueux, crevassé, dépavé, craquelé, coupé de fondrières, cahoté par des coudes bizarres, montant et descendant sans logique, fétide, sauvage, farouche, submergé d’obscurité, avec des cicatrices sur ses dalles et des balafres sur ses murs, épouvantable ; tel était, vu rétrospectivement, l’antique égout de Paris. Ramifications en tous sens, croisements de tranchées, branchements, pattes d’oie, étoiles comme dans les sapes, cœcums, culs-de-sacs, voûtes salpêtrées, puisards infects, suintements dartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds, ténèbres ; rien n’égalait l’horreur de cette vieille crypte exutoire, appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percé de rues, taupinière titanique où l’esprit croit voir roder à travers l’ombre, dans de l’ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe aveugle, le passé [10]. »

63À deux pas de la rue Bruneseau, face au port d’Ivry, pourrit lentement la maison Lachaume. Mais cette insertion précise dans le plan et dans la topographie d’un quartier finit par livrer à l’observateur un tant soit peu attentif l’aveu d’un silence : le problème, en effet, est que cet endroit ne s’est jamais appelé quai de la Gare. Le quai de la Gare allait du pont de Bercy au Pont national (actuellement quai Panhard et Levassor). Après le Pont national, c’était, et c’est toujours, le quai d’Ivry. Jusqu’en 1945, le quai d’Ivry continuait à Ivry au-delà de la ligne frontière des deux communes. Le 27 juillet 1945, il a changé de nom. Ce changement a donc quatorze ans en 1959. La maison Lachaume se trouve en réalité, si je puis dire, quai Marcel-Boyer.

64Né le 18 juin 1904 à Ivry, fils d’un marchand de légumes, Marcel Boyer appartenait à une famille de neuf enfants. Ouvrier à la Compagnie des lampes, il s’est engagé tôt dans les rangs du parti communiste. Il y fut l’un des organisateurs du Comité de chômeurs, y exerça des responsabilités, puis rejoignit les Brigades internationales en Espagne dès novembre 1936. Rentré en France après la victoire franquiste, il est arrêté en juillet 1940, alors qu’il se rendait à la Kommandantur à la tête d’une délégation de chômeurs. Il est déporté à Auschwitz, où il meurt en décembre 1942.

65Maigret ne voit pas que la maison Lachaume est sur le quai Marcel-Boyer. Comment verrait-il ce qui est alors invisible, à savoir qu’à deux pas de la maison Lachaume (quatre cents mètres) et de l’entreprise Zuber, juif qui s’était enrichi pendant la guerre et avait eu des ennuis à la Libération, au 43 quai d’Ivry, avait été installé un des camps annexes de Drancy où l’on triait et conditionnait les biens juifs volés par les nazis [11] ? Le commissaire n’est pas tenu à l’impossible. D’ailleurs, à cette époque-là, Maigret avait disparu, sauf au cinéma, dans les films Picpus (1942), Cécile est morte (1943), Les Caves du Majestic (1944), montés par la société de production allemande Continental. L’histoire de la carrière de Maigret connaît ses taches blanches : le personnage naît en 1931 de manière assez fracassante puisque, en un an, Simenon publie dix titres différents et cela continue à un rythme soutenu, voire effréné, jusqu’en 1934. Maigret est alors un policier en fin de carrière, déjà à deux ans de la retraite, et même à la retraite dans le dernier volume de la série de 1934. Puis Maigret disparaît, presque complètement. Il revient dans des nouvelles publiées par des journaux pendant la guerre (Paris-Soir) et réapparaît dans des livres en 1947. Il a toujours le même âge. Sauf en 1949, avec La Première Enquête de Maigret, où on le retrouve jeune policier en 1913. L’année suivante, Les Mémoires de Maigret entérinent cette chronologie. Il ne fait pourtant pas la guerre de 1914-1918 et il a totalement disparu entre 1939 et 1945. Il resurgit dans le présent des années 1950 et 1960 et fait une dernière apparition en 1972.

66Comme sa carrière, la mémoire de Maigret est pleine de trous. Il se rappelle son enfance, ses débuts, et que bien des choses étaient mieux avant [12]. Il déteste la politique et a tout oublié des grands événements du temps de sa vie. C’est pourquoi aller « quai de la Gare à Ivry », en fait quai Marcel-Boyer, revient à se jeter dans la gueule du loup de sa mélancolie. Son refus de l’histoire, que sa mémoire oublie en la transformant en nostalgie, ne le préserve pas de retours, non intempestifs, mais vagues et dénués de forme, ce qui ne les rend pas moins virulents. Cela se tient entre les gaufrettes de l’enfance et le billard moisi du grand salon, entre il « se demandait si, même au fond des campagnes, on trouvait aujourd’hui, comme au temps de son enfance, les paquets de gaufrettes à l’arrière-goût cartonneux » et « les deux vieux, dans leur salon que chauffait un poêle de fonte, n’existaient presque plus par eux-mêmes mais, comme le billard du rez-de-chaussée, comme le lustre de cristal, n’étaient plus que des témoins du passé » (p. 55). Pourquoi les deux vieux sont-ils des témoins du passé et Maigret ne l’est-il jamais ? Les vieux, le billard, le lustre ont en commun leur délabrement putride ; ils incarnent en ce sens la hantise mélancolique de Maigret au début du roman. Dans la maison Lachaume, la vie présente du passé porte en elle ce visage de la décomposition avant la mort. Mais en signifiant la survie dégradée du temps des gaufrettes au goût cartonneux, la maison regardée dans l’environnement de son quartier donne sur d’autres formes de présence du passé qui sont, pour Maigret, autant de lacunes sur la carte de son Paris intime : ce vide le ramène au temps sans mots où il était mort, où il avait plongé dans le néant entre 1934 et 1947.

67Voir le passé ? Dans les trois moments de cet article ce n’est pas tant le passé qui est entré dans l’expérience d’une vision ou d’une visualisation que les rapports, des rapports, entre passé et présent : passé conservé dans la maison Lachaume, pathologie économique, sociale, morale de cette conservation qui devient le symptôme d’un présent malade, présent dilaté des valeurs qui traversent le temps et dont la vision rassérène et apaise la mélancolie, mais ce présent à la temporalité stabilisée, qui échappe à la corruption du passage du temps, doit être décrit pour exister et cette description nous le fait voir comme intensément daté, intensément passé. Dans les entrepôts de Zuber « ça pue » (p. 48) : le constat est tout à fait dans le présent, et l’argent de Zuber pue pour Maigret en 1959. Zuber, lui, a disparu laissant la place à Hirschfeld qui assure la continuité du présent de l’argent dont la signature est d’un « jaune agressif ». En guise de passé il n’y a que celui de la constitution de la fortune de Zuber pendant la guerre. Mais on sait bien qu’il y a du passé qui n’est pas celui-ci et on sait bien que Maigret le sait même s’il l’a oublié ; ainsi on voit comment ce passé est donné à voir comme absent, ne peut éviter d’être donné à voir comme absent. C’est ainsi le passé malsain, faisandé et en voie de décomposition, de la maison Lachaume, anachronique au temps du quai Marcel-Boyer, qui conduit l’enquête de Maigret à nous mener vers les taches blanches du paysage qu’il cartographie. La maison des années 1930 qui démoralisait Pierre Bergounioux à Brive est effacée du paysage par Maigret qui ne voit que l’autre maison, survivante et pourrie. Mais la vision de son emplacement comme trou mémoriel révèle à la fois l’indifférence de Maigret à l’égard de l’histoire et la manière dont l’histoire prend en lui la forme d’un passé qui donne au présent amnésique une odeur de mort. La récalcitrance des témoins à parler non seulement du crime mais de tout ce qui, dans le temps, a conduit au crime, a pour pendant la récalcitrance de Maigret à regarder le passé qui revient, malgré soi, dans l’action même de le faire disparaître derrière le passé écran de « l’ahurissante maison » (p. 48).

68Christian Jouhaud, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Centre de recherches historiques (CRH), CNRS, 75006, Paris, France.


Mots-clés éditeurs : amnésie, France de Vichy, Paris, Maigret, contextualisation

Date de mise en ligne : 23/11/2011

https://doi.org/10.3917/vin.112.0083

Notes

  • [1]
    Georges Simenon, Maigret et les témoins récalcitrants, Paris, Presses de la Cité, 1959. Nous utilisons l’édition suivante : Georges Simenon, Tout Simenon, Paris, Omnibus, 2003, t. X, p. 7-115, p. 115, © Omnibus, un département de Place des Éditeurs, 2003. La Rédaction remercie les éditions Omnibus de l’avoir autorisée à reproduire les citations. Dans la suite de cet article, les références des citations seront mentionnées entre parenthèses.
  • [2]
    La question « Voir le passé ? » est le thème de travail actuel (2010-2011) du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (GRIHL) du Centre de recherche d’histoire (CRH) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
  • [3]
    Pierre Bergounioux, Où est le passé : entretien avec Michel Gribinski, Paris, Éd. de l’Olivier, 2007.
  • [4]
    Ibid., p. 41.
  • [5]
    Ibid., p. 43.
  • [6]
    Ibid., p. 45.
  • [7]
    Magnus Hirschfeld, Sexualpathologie : ein Lehrbuch für Ärzte und Studierende, Bonn, A. Marcus & E. Webers, 1916-1920, 3 vol. Plusieurs livres de Hirschfeld ont été traduits en français : Magnus Hirschfeld, Le Tour du monde d’un sexologue, trad. de l’all. par L. Gara, Paris, Gallimard, 1938 ; Magnus Hirschfeld et Ewald Böhm, Éducation sexuelle, trad. de l’all. par René Scherdlin, Paris, Éd. Montaigne, 1934 ; Magnus Hirschfeld, L’Âme et l’Amour, Paris, Gallimard, 1935 ; id., Le Sexe inconnu, trad. et adapté de l’all. par W. R. Fürst, Paris, Éd. Montaigne, 1936 ; id., Le Corps et l’Amour, Paris, Gallimard, 1937.
  • [8]
    L’histoire de Joseph Joanovici (1905-1965), après avoir été évoquée dans la presse, surtout au moment de son procès, a été racontée par plusieurs auteurs : Alphonse Boudard, L’Étrange Monsieur Joseph (Joseph Joanovici), Paris, Robert Laffont, 1998 ; André Goldschmidt, L’Affaire Joanovici : collaborateur, résistant… et bouc émissaire, Toulouse, Privat, 2002 ; Henry Sergg, Joinovici : l’empire souterrain du chiffonnier milliardaire, Paris, Fleuve noir, 2003. Le livre d’Alphonse Boudard a donné lieu à une adaptation télévisuelle en 2001, film réalisé par Josée Dayan, avec Roger Hanin dans le rôle de Joseph Joanovici.
  • [9]
    Sur ce point, voir Carlo Ginzburg, « Détails, gros plan, micro-analyse : en marge d’un livre de Siegfried Kracauer », Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 336-359, p. 354 : « Michael Baxandall a démontré que les peintres italiens du Quattrocento s’adressaient à un public qui était en mesure de déchiffrer leurs œuvres grâce à une série d’expériences sociales partagées : il mentionne les livres, les sermons, la danse, les livres d’abaque. […] Si l’homme est, parmi toutes les définitions qu’on a pu proposer, un animal métaphorique, alors, nous pouvons dire que les livres d’abaque, la photographie, etc., proposent à l’artiste et à son public autant d’expériences susceptibles d’être traitées comme des métaphores, comme des mondes als ob, par rapport au monde fictif construit par l’œuvre. »
  • [10]
    Victor Hugo, op. cit., 5e partie, livre II, chap. 4, t. IV, p. 114.
  • [11]
    Sarah Gensburger, « Essai de sociologie de la mémoire : le cas du souvenir des camps annexes de Drancy dans Paris », Genèses, 61, décembre 2005, p. 44-69.
  • [12]
    Sur « C’était mieux avant », voir la revue Penser/Rêver, 19, avril 2011.

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