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Article de revue

Avis de recherches

Pages 221 à 226

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Corps et machines à l’âge industriel

1Du 17 au 19 mai 2010 à l’Université Nancy-II s’est déroulé le colloque international « Corps et machines à l’âge industriel, 19e-20e siècles », organisé par le Centre régional universitaire lorrain d’histoire (CRUHL, Université Nancy-II), sous la direction de Laurence Guignard, Étienne Thévenin, Pascal Raggi et sous la présidence d’honneur d’Alain Corbin. Associant deux historiographies complémentaires, celle de l’industrialisation et celle du corps, ce colloque a réuni historiens, philosophes, médecins et sociologues, autour de la question des nouveaux rapports entre le corps et les machines dans « le procès de rationalisation du travail d’un passage foucaldien d’un régime de discipline des corps à celui d’un biopouvoir ». Ce colloque s’est articulé autour d’une question centrale : comment les machines ont-elles pu investir l’espace social en s’ajustant aux espaces corporels ? S’inscrivant dans une histoire marquée par les innovations techniques et par l’évolution des seuils de tolérance vis-à-vis de la violence corporelle, l’essor des machines réorganise continuellement les rapports sociaux et multiplie les contacts entre machines et corps, allant même jusqu’à transformer celui-ci.

2Les innovations techniques, qui impliquent très tôt de penser la gestion sociale des corps en voyage (comme dans le cas de l’aéronautique étudiée par Jérémie Legroux) s’inscrivent la plupart du temps à l’encontre du sens commun (ce que montre l’exemple de la bicyclette, abordée par Philippe Gaboriau). Dans le domaine de l’industrie, la question du geste ouvrier, de ses mutations et de la capacité des nouvelles approches historiques à mieux le comprendre a constitué l’un des grands enjeux du colloque. Dès le 19e siècle, face au défi de la reproductibilité de l’objet, des industriels tels qu’Émile Gallé ou les ateliers Daum tendent à penser que la mécanisation offre un résultat plus rentable que le travail manuel, même si elle implique une perte qualitative (Christophe Bardin). Outre cette approche sur les discours sociaux concernant l’adaptabilité des corps aux machines, qu’elles soient agricoles (Fabien Knittel) ou industrielles (Pascal Raggi), le colloque a été l’occasion de réfléchir aux outils historiques permettant de mesurer l’impact réel de ces mutations. Une expérience de modélisation en trois dimensions de gestes ouvriers en 1922 dans les usines Renault (Alain P. Michel) a ouvert la discussion sur les modalités et les limites d’une reconstitution de la spécificité et de la singularité des gestes par de nouvelles techniques à disposition de l’historien. Laurent Heyberger a, pour sa part, proposé d’envisager les impacts de l’industrialisation sur le corps par une approche anthropométrique, prenant en compte la stature ou indice de malnutrition chronique défini par l’Organisation mondiale de la Santé.

3Les années 1870 ont vu par ailleurs l’apparition du leitmotiv de la fatigue dans l’espace public (Nicolas Pitsos). Parfois présentée comme un symptôme de la décadence de la nation française à la suite de la défaite militaire ou comme un syndrome lié à la supériorité occidentale, elle a entraîné un intérêt pour le fonctionnement des muscles et des nerfs, base de la nouvelle science du corps. Cette obsession de la dégénérescence colorée de nationalisme, liée à l’essor de publicités pour des fortifiants ou des produits destinés à recouvrer la jeunesse (Denise Bernuzzi de Sant’Anna pour le Brésil) ou à l’ascension de la science médico-pharmaceutique, participe du mal « fin de siècle ». Ceci dit, dès le 18e siècle, les discours vitalistes accréditaient l’idée que la supériorité civilisationnelle est payée de la fatigue nerveuse et qu’il serait possible, en revanche, de recouvrer une poussée virile aux marges de cette civilisation, dans le monde « sauvage » (Alain Corbin). Les discours hygiénistes quant à eux (Thomas Le Roux) fondaient leur idéologie sur l’idée d’un « corps rouage » que l’on doit discipliner et étaient marqués, jusque dans les années 1870, par un double crédo machiniste et industrialiste. L’hygiène publique est ainsi instrumentalisée à des fins d’économie, comme prétexte pour introduire les machines. Ce n’est qu’à partir des années 1860 qu’un discours critique sur le machinisme aboutit à une nouvelle réflexion abordant le thème de la responsabilité patronale ou de la législation qui commence à s’affirmer (Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu).

4Ce colloque a par ailleurs cherché à mesurer l’évolution de la prise en compte du corps malade ou mourant dans un espace médical de plus en plus « machinisé ». Retraçant une histoire de la médicalisation par l’électricité, Nicole Edelman a mis en évidence le rôle des émotions humaines qui conduisent les chercheurs à affiner le traitement des maladies nerveuses, tout en introduisant la question de la douleur du patient. Corrélativement, au cours du 20e siècle, le corps du patient est pris en charge par des machines de plus en plus autonomes, livrant des résultats dont le médecin se charge de faire l’analyse. En prenant comme point de départ son travail sur un modèle de prothèse « intelligente » de la main, Pierre Rabischong a montré comment pouvaient s’appliquer au corps humain des solutions technologiques. Le machinisme médical a conduit à une évolution de l’attitude des médecins face au corps des victimes d’accidents du travail (Étienne Thévenin) et à la mort. Qu’il trouve son origine dans la position des euthanasistes respectant la volonté du patient sur l’heure de sa mort ou dans celles des palliativistes prônant « la nature » (Florence Ollivier), il apparaît que l’acharnement thérapeutique découle à la fois du progrès médical, de l’activité de réanimation et d’une nouvelle conception de la mort à l’hôpital. De même, dans le cadre de la réanimation néonatale (Paul Vert), le respirateur, une machine investie moralement, favorise l’établissement d’un lien entre les parents, les soignants et le nourrisson, tous dépendants de la régularité sécurisante de la machine.

5Le rapport des corps à la machine, à la mécanisation et à la mort s’inscrit dans d’autres espaces que les lieux de soin. Anne Carol a rappelé que le cimetière contemporain est envisagé de facto comme un dispositif prémachinique destiné à consumer les corps. La question du rendement de la machine est au cœur de la réflexion publique : les réticences de l’opinion sont parfois fortes, dues en partie au fait que la logique de conservation, qui prévalait jusqu’alors, est trop fortement contrariée. Michel Porret propose, lui, de penser la « débrutalisation » de l’exécution capitale (argument des anti-abolitionnistes) comme un euphémisme moral, reposant sur l’argument d’une mise à mort technique indolore. La modernisation de l’exécution capitale avait ainsi pour fin de l’humaniser pour ne pas l’abolir. L’étude de l’évolution de la représentation des corps mutilés aux 19e et 20e siècles, que ce soit par les articles de presse relatant les victimes d’attentats au 19e siècle (Karine Salomé), par la différenciation opérée, en fonction de leur appartenance politique, au sein des mutilés de la guerre civile espagnole (Isabelle Renaudet) ou par les revendications publiques de ces victimes (l’Association des gueules cassées, abordée par François-Xavier Long) a permis de réfléchir au rôle du corps dégradé dans le maintien ou dans la remise en cause de l’ordre social.

6Enfin, les tentatives de mécaniser la production de portraits (le physionotrace, abordé par Guillaume Mazeau) posent le problème de la réduction de l’identité individuelle à des physionomies fixes, réalistes et sans expression de visage. Le champ scientifique et médical infuse également dans le champ esthétique, Rea Beth Gordon ayant ainsi analysé, à partir des théories de Charles Darwin et de Herbert Spencer, l’impact du cinéma burlesque et expressionniste sur le public. En d’autres termes, il se dessine un champ épistémologique fécond dans le croisement entre l’historiographie du corps et l’histoire des sciences (Alexandre Klein) et, plus encore, entre une approche en sciences humaines et sociales et les résultats de la pratique médico-psychologique.

7Jean-Sébastien Noël et Agnieszka Szmidt

La diplomatie parlementaire en France après 1945

8L’expression de « diplomatie parlementaire » permet un nouveau regard sur la diplomatie non officielle des fonctionnaires de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui remplissent, en même temps, une fonction officielle de l’État. Longtemps délaissée, l’étude de ce champ connaît un regain d’intérêt. En 2001, un colloque intitulé « La diplomatie parlementaire », organisé conjointement par l’Assemblée nationale et le Sénat, a tenté de tracer les contours d’un concept encore discuté une dizaine d’années plus tard.

9C’est dans la continuité de cette initiative qu’Émilia Robin-Hivert et Christian Wenkel ont organisé une journée d’étude consacrée à la diplomatie parlementaire en France après 1945. La rencontre, qui s’est déroulée à l’Institut historique allemand de Paris (IHAP) le 12 février 2010, avec le soutien du Comité d’histoire parlementaire et politique (CHPP), visait à étudier les relations parlementaires entre la France et d’autres pays en essayant de défricher les activités des parlementaires dans le domaine des relations internationales.

10C’est surtout dans le contexte de la guerre froide que la diplomatie parlementaire a joué un rôle crucial en remplissant un vide laissé par la diplomatie d’État. Au cours de cette période, les relations interétatiques découlaient souvent d’initiatives privées en dehors des cadres diplomatiques normaux, et étaient menées par des diplomates amateurs des Parlements, non mandatés par un gouvernement (mais mandatés pour un Parlement). Dans le travail quotidien des Parlements, ce sont surtout les groupes d’amitié qui constituaient la base des relations avec l’étranger. Les objectifs des parlementaires développant des contacts avec leurs homologues d’autres pays sont multiples et dépendent largement du contexte politique de chaque pays. Pour mieux comprendre la façon de faire et la motivation des parlementaires intéressés, plusieurs études de cas ont été traitées, en portant le regard sur trois grandes régions géographiques : l’Europe de l’Est, les pays d’Asie et d’Afrique et la région méditerranéenne.

11Plusieurs intervenants se sont intéressés aux relations des Parlements français avec les pays communistes dans le cadre de tensions et de confrontations idéologiques et politiques avant la fin de la guerre froide. Ainsi Émilia Robin-Hivert (Université Paris-IV) a esquissé la naissance des contacts parlementaires entre la France et l’URSS dans les années 1950. Dès 1955, l’URSS fait partie de l’Union interparlementaire (UIP) et deux ans plus tard un groupe parlementaire d’amitié franco-soviétique est créé. Du côté soviétique, les contacts instaurés sont un moyen de propagande afin de présenter un visage cultivé et modéré. Du côté français, mener des négociations avec les députés de l’Est sans légitimer la façon dont ils étaient élus ni le régime qu’ils représentaient constituait un exercice d’équilibre. Plus de 10 % des parlementaires ont fait un voyage à l’Est dans les années 1950, nouant ainsi des liens personnels avec « l’ennemi ».

12Un voyage est aussi le pivot de l’activité du groupe d’amitié franco-chinois étudié par Jérémy Bougrat (Université Paris-IV). Ce voyage en Extrême-Orient au début de l’année 1964 restait une visite non officielle de représentants élus. La rencontre avec les plus hautes autorités chinoises, dont Mao, fut un outil pour établir des relations diplomatiques avec la Chine populaire. Mais cette diplomatie concrète menée par les députés de l’Assemblée nationale montre aussi clairement les limites du pouvoir diplomatique des parlementaires. Ils agissent à leur niveau en se fondant sur ce qu’ils représentent, le peuple, et pas sur leur réel pouvoir en tant qu’hommes politiques.

13Pour Christian Wenkel (Institut historique allemand), le cas de la RDA sert d’exemple permettant de montrer l’importance de l’activité des parlementaires avant l’installation de relations diplomatiques officielles. L’absence de relations diplomatiques entre la France et la RDA jusqu’en 1973 (et, bien au-delà de cette date, de relations au niveau gouvernemental) a créé un cadre propice au développement d’une activité particulièrement intense des parlementaires. Vers la fin des années 1960, des groupes d’amitié sont créés à l’Assemblée nationale et au Sénat, ce qui transforme un vague intérêt pour la RDA sans structures officielles en relations construites. Le point culminant du « tourisme parlementaire » fut le voyage du président de l’Assemblée nationale Edgar Faure en 1974, qui donna un caractère fortement officiel au voyage. Il était devenu une sorte d’« ambassadeur extraordinaire » en installant des contacts bilatéraux.

14Comme la RDA, le cas de la République populaire de la Hongrie représente un « cas particulier » dans le cadre des pays socialistes du fait de sa relative libéralisation économique et politique, ainsi que du respect des droits de l’Homme. Le groupe France-Hongrie a pu compléter la diplomatie d’État (sans jouer un rôle politique propre) au moment où la Hongrie devenait un pays fréquentable, visité par François Mitterrand en 1982, comme l’a analysé Bernard Lachaise (Université Bordeaux-III). Il a démontré avec méthode les limites de la recherche sur la diplomatie parlementaire compte tenu de la documentation incomplète des archives. Là réside aussi le problème principal rencontré par Houda Ben Hamouda (Université Paris-I), dont la communication étudiait l’influence des parlementaires français dans les relations euro-maghrébines au cours des années 1960 et 1970.

15Anna Konieczna (Institut d’études politiques de Paris) s’est intéressée aux relations franco-sud-africaines pendant la période d’apartheid. Critiquée par les Nations unies et les pays africains, cette politique a eu pour conséquence la réduction des échanges officiels et l’absence de visites officielles. La diplomatie parlementaire permettait de maintenir des relations discrètes, surtout par les visites des parlementaires français en Afrique du Sud. Ces visites ont facilité la prise de contact avec les autorités sud-africaines et les échanges de vue sur des sujets qui intéressaient les deux pays, telle l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun. Pour l’Afrique du Sud, ces visites répondaient à une préoccupation majeure : améliorer l’image ternie de l’Afrique du Sud en France. Les parlementaires français, eux, y voyaient des possibilités pour l’expansion de relations dans le domaine économique.

16La multiplicité des motivations et des formes d’engagement des parlementaires a également été mise en valeur dans l’intervention de Mathieu Bouchard (Université Paris-I) sur les parlementaires français et Israël entre 1947 et 1958. Les parlementaires français sont nombreux à soutenir la création d’un État juif en Palestine et à prendre le parti d’Israël dans le conflit. L’activisme pro-israélien des députés et des sénateurs constitue un exemple des différents moyens qu’ont à leur disposition les parlementaires pour des activités à qualifier plutôt de lobbying (et non plus de diplomatie). La difficulté à évaluer l’efficacité des activités des parlementaires dans les cadres informels a été démontrée par Didier Maus (Association française de droit constitutionnel). Selon lui, les activités diplomatiques de l’Assemblée nationale et du Sénat sont devenues de plus en plus importantes, sous toutes ses formes, avec l’implication croissante du Parlement dans le domaine international. En même temps, ces activités sont en conflit latent avec les contraintes du Parlement national.

17Les débats animés ayant porté essentiellement sur la question de la définition de la diplomatie parlementaire, Maurice Vaïsse (Institut d’études politiques de Paris) a tenté en conclusion de définir la diplomatie parlementaire comme l’ensemble des moyens d’action des parlementaires concernant les relations internationales. Les études de cas analysées pendant cette journée portaient sur des relations bilatérales dans un contexte politique particulièrement difficile. Les groupes d’amitié sont grosso modo fondés dans un souci de Détente et parfois même à contre-courant de la politique du gouvernement français. La diplomatie parlementaire sert donc le plus souvent de complément à la politique d’État, afin d’éviter le plus possible des contacts officiels entre les deux gouvernements.

18Mareike Bues

Pierre Bérégovoy en politique

19Dix-sept ans après la mort tragique du Premier ministre socialiste, le colloque « Pierre Bérégovoy en politique » a montré l’intérêt croissant des historiens pour ce personnage central de la Cinquième République. Placé sous l’égide du Centre d’histoire de Sciences Po et du Comité d’histoire parlementaire et politique, organisé par Noëlline Castagnez, Jean Garrigues, Gilles Morin et Jean-François Sirinelli, il s’est déroulé les 28 et 29 mai 2010 à Sciences Po et à l’Assemblée nationale. Au-delà de quelques inévitables divergences d’appréciation, le dialogue entre scientifiques et témoins a permis d’éclairer le parcours biographique de Pierre Bérégovoy, sa culture politique, son expérience militante et son passage au sommet du pouvoir pour, finalement, remettre en question nombre de représentations communes à son propos.

20La démarche des travaux a été chronologique. La première demi-journée a été consacrée aux premiers engagements de Pierre Bérégovoy et à sa culture politique. Michel Dreyfus a remis en perspective l’importance « secondaire mais pas mineure » du syndicalisme dans son parcours, aux fédérations FO des cheminots puis de Gaz de France. La question d’une éventuelle adhésion à la CFDT reste ouverte. Antoine Rensonnet a de son côté décrit l’ascension problématique de Pierre Bérégovoy dans l’appareil de la SFIO de Seine-Inférieure : secrétaire de la fédération de Rouen dès 1950, pilier de la République de Normandie pour lequel il donne de nombreux articles, il échoue cependant à être investi candidat aux élections législatives de 1956.

21La guerre d’Algérie le conduit à rompre avec le parti de Guy Mollet. Gilles Morin a montré l’importance de cette période : présent au congrès fondateur du PSA, puis membre du PSU, Pierre Bérégovoy n’en est pas une figure de premier plan, mais il y parfait sa maîtrise des appareils politiques. Après 1967, il entame son retour vers la vieille maison socialiste, fondant son propre club (Le petit socialisme moderne) puis rejoignant celui d’Alain Savary.

22Dernier élément essentiel de sa culture politique, son rapport au communisme, analysé par Noëlline Castagnez. Au-delà d’un discours convenu faisant de son milieu familial (un père ancien officier du tsar) un vaccin définitif contre la tentation communiste, c’est un Pierre Bérégovoy plus nuancé qui apparaît. Sans être d’un anticommunisme viscéral, il reste ferme sur les principes, ce qui ne l’empêche pas d’être pragmatique et de se rallier à la stratégie d’union de la gauche, dans laquelle il joue d’ailleurs un rôle essentiel.

23La deuxième session a justement été consacrée aux années 1960-1970. Frédéric Fogacci a décortiqué le mendésisme paradoxal de Pierre Bérégovoy : porte-parole de l’ancien président du Conseil au sein de l’appareil du PSU, occupant auprès de lui la place d’expert en matière économique et sociale, il s’en éloigne cependant à partir de 1969, essentiellement à cause de divergences sur la tactique politique. Le parcours de Pierre Bérégovoy après son retour au parti socialiste a été, quant à lui, étudié par Laurent Jalabert. Proche d’Alain Savary, Bérégovoy se retrouve après Épinay encore une fois minoritaire, et ne se rallie à François Mitterrand que plus tard, attendant le congrès de Pau de 1975 pour devenir secrétaire national du parti socialiste.

24Homme de dossier très efficace, il gagne par la suite en notoriété, tout en étant freiné par l’absence d’un mandat électif. Fabien Conord a montré les ressorts de ses déboires de parachuté, à Brive puis dans le Nord, déboires imputables à des contextes locaux défavorables, mais peut-être aussi à son manque d’appétence pour la compétition électorale. Il lui faut ainsi attendre 1983 pour être élu à la mairie de Nevers, François Mitterrand ayant mis tout son poids dans la balance pour l’y imposer. Cela ne l’empêche cependant pas de s’affirmer aux cours des années 1970 comme l’un des experts du parti socialiste en matière économique et sociale, comme l’a montré Mathieu Fulla. Keynésien et planificateur pragmatique peu porté vers les audaces théoriques, il a en commun avec François Mitterrand un rapport instrumental à l’économie, toujours subordonnée dans son esprit à des objectifs politiques. Jean Vigreux s’est enfin attaché à montrer son rôle de cheville ouvrière dans la campagne présidentielle de 1981 : chargé des relations avec les autres organisations politiques et syndicales, il prend part dans le même temps à la rédaction des cent dix propositions.

25La deuxième journée a été consacrée aux années passées au sommet du pouvoir, à proximité immédiate de François Mitterrand. L’exposé de Gilles Le Béguec et le témoignage très précis de Hubert Védrine ont éclairé le passage de Pierre Bérégovoy au secrétariat général de l’Élysée. François Mitterrand affirmait ainsi sa volonté de rupture symbolique (le poste était jusqu’alors la chasse gardée des inspecteurs des Finances) et son souci politique d’équilibrer le choix de Pierre Mauroy à Matignon. Cependant, une fois rodé le fonctionnement de l’appareil présidentiel, Pierre Bérégovoy manifesta rapidement son désir d’accéder à un poste ministériel. Rémi Darfeuil, dans sa communication consacrée aux rapports entre François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, a également souligné l’extériorité de ce dernier aux cercles historiques de la « mitterrandie » : la relation entre les deux hommes était fondamentalement cimentée par leur convergence de vues politiques.

26Christian Chevandier a ensuite éclairé d’un jour tout à fait neuf l’image de « ministre ouvrier » attachée à Pierre Bérégovoy. À rebours des clichés, la carrière de Pierre Bérégovoy n’apparaît pas si atypique : il a, comme d’autres, bénéficié de son passage dans la Résistance et des possibilités ouvertes par son appartenance à une génération encadrée par deux classes creuses. L’idée d’un malaise résultant de son ascension sociale n’a surgi qu’à partir de la période des affaires, pour triompher après sa mort tragique. Il est à ce propos revenu à Jean Garrigues de démonter les mécanismes du scandale qui a éclaté après la révélation par le Canard enchaîné du prêt accordé par Roger-Patrice Pelat : en l’absence d’éléments à charge réellement consistants, celui-ci apparaît au fond « artificiel ». Mais l’isolement politique et personnel qui en a résulté a été, lui, bien réel.

27La dernière demi-journée a été consacrée à l’action de Pierre Bérégovoy au gouvernement. Christine Manigand a retracé les étapes de sa politique européenne, tandis que François Lafon s’est penché sur les années 1988-1992, au travers notamment de la rivalité avec Édith Cresson. Enfin, Olivier Feiertag, par des archives inédites et de nombreux témoignages, a décortiqué la politique économique et monétaire menée par Pierre Bérégovoy entre 1988 et 1993, battant en brèche l’idée d’une impuissance des dirigeants politiques en la matière : marges de manœuvre et choix décisifs étaient bien présents. Les travaux ont été clos par le témoignage de Laurent Fabius, qui est notamment revenu sur l’arrivée somme toute tardive de Pierre Bérégovoy à Matignon, sur sa culture de gouvernement et son pragmatisme économique.

28Les apports de ce colloque ne sont donc pas minces : l’image d’Épinal de l’ajusteur devenu Premier ministre s’est effacée derrière celle de l’homme de plume infatigable et de l’expert en matière économique et sociale. Son parcours, analysé dans la durée, replacé dans son contexte historique, culturel et politique, perd en apparente singularité ce qu’il gagne en épaisseur. L’entreprise scientifique reste cependant inachevée, notamment en ce qui concerne la période la plus récente. En témoigne le fait que des communications ont souffert de l’absence de certaines sources : les archives correspondant à la période du secrétariat général de l’Élysée sont par exemple manquantes. Des exposés originellement prévus ont même dû être annulés, faute de matière disponible. De ce fait, l’histoire de l’action ministérielle de Pierre Bérégovoy, esquissée en ce qui concerne l’Économie et les Finances, reste encore très largement à faire : son passage aux Affaires sociales par exemple a été passé sous silence. Les archives existent pourtant, à Fontainebleau ou ailleurs : l’occasion, espérons-le, d’un colloque à venir.

29Mathieu Tracol

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