Clemenceau et la Grande Guerre
1Ce colloque a été organisé par la Société des amis de Georges Clemenceau et par le Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne à l’occasion du 80e anniversaire de la mort de Clemenceau le 24 novembre 1929. Il s’est tenu pendant deux jours dans la salle Clemenceau du Sénat et a comporté quatre grandes séquences : « Clemenceau revanchard ? (1906 à 1913) », « Clemenceau avant le pouvoir (1913 à 1917) », « Clemenceau chef de guerre, (novembre 1917-novembre 1918) » et « Clemenceau et la paix (1919-1929) ». Dans ses conclusions, Jean-Noël Jeanneney a souligné combien les quinze communications entendues, même si ce n’était pas leur objectif, ont eu comme résultat de dissiper bien des légendes. Clemenceau se souciait peu de ce qu’on pouvait dire de lui et cela n’a pas été pour rien dans ce que l’avenir a souvent retenu de ses actions ou de ses paroles. Pour ne prendre que cet exemple, alors que la désagrégation de l’Empire austro-hongrois a été la conséquence inévitable de la défaite des puissances centrales et de la volonté des peuples à en profiter pour conquérir leur indépendance, le colloque a montré combien Clemenceau est resté impopulaire en Autriche, où il continue jusqu’à notre époque d’être accusé de sa destruction.
2On peut retenir quelques-unes de ces légendes que ce colloque a dissipées ou au moins essayer de dissiper. D’abord l’idée d’un antigermanisme en quelque sorte consubstantiel à la personnalité de Clemenceau. Pendant la guerre et après, Clemenceau n’a pas démordu et sans la moindre nuance de la conviction que l’Allemagne était totalement responsable de l’éclatement de la guerre. Il n’avait pas non plus perdu le souvenir de la guerre de 1870 et de la perte de « l’Alsace-Lorraine ». En revanche, la philosophie et la littérature allemandes, en d’autres termes la pensée allemande, étaient loin d’occuper une place négligeable chez lui. Du monde germanique, il préférait sans doute l’Autriche à l’Allemagne, mais il faut se souvenir que son premier gouvernement de 1906 à 1909 a été celui d’un grand calme dans les relations franco-allemandes. Il était surtout anglophile, le plus anglophile des hommes politiques français, même s’il montre aussi un intérêt constant pour les États-Unis. C’est seulement à partir de 1912 et d’Agadir que Clemenceau manifeste publiquement une forte méfiance envers l’Allemagne, d’où son soutien au trois ans de service militaire, dans lesquels il voit moins une nécessité militaire que l’affirmation d’une force morale.
3Une deuxième légende est celle de Clemenceau dictateur quand l’occasion lui en fut donné. Il était en réalité littéralement imprégné par la vie parlementaire et il suffit de rappeler son rôle pendant une grande partie de la guerre à la tête des commissions de l’Armée et des Affaires étrangères du Sénat. Cette attention envers le Parlement, il ne s’en départit pas quand il fut président du Conseil. S’il ajoute tous les jours jusqu’à son accession au pouvoir, sauf quand il se rendait au front, à un travail déjà épuisant, l’écriture d’un article dans son journal L’Homme enchaîné (anciennement L’Homme libre), c’est parce que profondément démocrate, il croit qu’on ne peut agir sans le soutien de l’opinion. C’est encore à l’opinion qu’il s’adresse quand il manifeste tant de fermeté dans les « affaires », dans la mise en cause de Joseph Caillaux et de Louis Malvy. Il s’agit d’une stratégie nécessaire à rassurer et à affermir l’opinion, ce qui ne veut aucunement dire qu’il détestait les hommes, en particulier Caillaux. Est-il hanté par la conquête du pouvoir ? Non sans aucun doute, il le craignait plutôt et il ne l’accepte (et même un peu plus, il y aspire) quand il le croit indispensable à la survie du pays. Il entend alors remplir complètement son rôle de chef et n’hésite pas à intervenir dans la conduite militaire de la guerre.
4Autre légende, la plus importante peut-être : « Clemenceau a gagné la guerre, mais a perdu la paix. » Les conditions de la paix ont suscité une grande déception dans l’opinion française, consciente des immenses sacrifices acceptés et dont elle estimait qu’il avait été mal tenu compte. L’opinion ne pouvait admettre la moindre mansuétude envers l’Allemagne et trouvait insuffisantes les sanctions envers elle, mais Clemenceau a très vite su qu’il était impossible de refuser des compromis avec les Anglo-Américains et particulièrement avec le président des États-Unis, Wilson. De même, partisan ardent du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il savait que, dans ce domaine, les compromis étaient également nécessaires entre leur respect et la sécurité, entre le souhaitable et le réel. Finalement, après une telle victoire, était-il évitable que les récriminations, les incompréhensions, les antagonismes, fassent que les « misères » aient pu lui sembler l’emporter sur les « grandeurs » ?
5Les participants au colloque ont été émerveillés par la projection d’un film (retrouvé par Laurent Veray) de Henri-Diamant-Berger sur Clemenceau dans sa maison de Vincent-sur-Jard, en Vendée, tourné en 1929 l’année de sa mort. Il n’est pas inutile d’ajouter que les actes de ce colloque seront publiés dans les meilleurs délais.
Jean-Jacques Becker
Identités confrontées à mai-juin 1968
6Le colloque « Identités confrontées à mai-juin 1968 » s’est déroulé les 25, 26 et 27 mars 2009 à l’hôtel de ville, à l’École normale supérieure Lettres et sciences humaines et à l’Institut d’études politique de Lyon. Il était organisé par l’Institut d’études politiques de Lyon, le Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LAHRA), l’Institut d’études politiques de Rennes et le Centre d’histoire sociale (CHS) du 20e siècle. Il a donné l’occasion à plusieurs historiens d’aborder les « événements » de mai-juin 1968 sous un angle peu étudié jusqu’à présent. La première journée a traité de mai-juin 1968 dans une optique provinciale en faisant « Le tour de France de mai », la seconde journée s’est intéressée aux « identités professionnelles confrontées à mai », tandis que la dernière journée a été consacrée aux mouvements politiques absents de l’historiographie : « Les identités politiques : les oubliés de mai ».
7Le colloque a voulu mettre l’accent sur les oubliés de l’historiographie de mai 1968 : les acteurs provinciaux, délaissés au profit des événements parisiens ; les acteurs aux identités professionnelles variées – ceux chargés de maintenir l’ordre ou ceux en pointe du mouvement social, qui n’ont pas toujours bénéficié de la visibilité des étudiants ; les acteurs politiques, particulièrement ceux qui ont semblé jouer un moindre rôle comme les pourfendeurs du mouvement.
8Le tour de France de mai a été introduit par un bilan historiographique de mai 1968 présenté par Françoise Blum, qui mit l’accent sur la place prépondérante occupée par Paris dans les études historiques. Après ce premier tour d’horizon de la recherche, la France rurale et semi-rurale fut étudiée autour de quelques départements sous la présidence de Frank Georgi. Christian Bougeard analysa la Bretagne perçue comme rurale, conservatrice à l’écart du « moment 68 » et démontra que, si les étudiants n’étaient pas à la pointe du mouvement social, les ouvriers et les paysans se mobilisèrent. Tel fut aussi le cas en Creuse, archétype du département rural, étudié par Fabien Conord. Pourtant, aux revendications sociales s’ajoutèrent, comme dans une Ardèche située au cœur de la « diagonale du vide », les griefs de populations à « l’écart de la modernisation du pays » durant les Trente Glorieuses, comme l’a rappelé Michel Boyer. Mai 68, ici, se fait aussi critique à l’égard du centralisme parisien. Du fait de leur semi-ruralité, l’Ain et la Drôme en mai 1968, successivement exposés par Sylvain Belin et Gilles Vergnon, présentent des similitudes quant à leur attitude durant les événements. Ces deux départements ont vu se créer des coordinations entre ouvriers, paysans et étudiants, même si ces derniers étaient moins nombreux, ces départements ne disposant pas d’universités mais d’écoles normales ou d’écoles d’instituteurs soumis à une discipline difficile à supporter. Cependant, les territoires étudiés méritent parfois « une analyse multiscalaire » selon Gilles Vergnon, « afin de mieux appréhender leurs spécificités au moment 68 ».
9Sous la présidence de ce dernier, une deuxième session mit l’accent sur le fort impact régional de 1968 et sur le constat selon lequel les revendications paysannes étaient délaissées au sein des métropoles provinciales et des départements industriels. Chaque cas de figure est spécifique. Ainsi, Mai 68 à Marseille, étudié par Robert Mencherini, ne peut se comprendre que dans le temps long. Emmanuel Arvois emboîte le pas, exemples précis à l’appui, en s’appuyant sur la longue grève des dockers marseillais qui a porté les revendications sociales dans les Bouches-du-Rhône. Contrairement à Jacques Chaban-Delmas, qui assurait que sa bonne ville de Bordeaux avait été à l’écart des « troubles parisiens », Hervé Chauvin redonna toute sa place aux grandes manifestations étudiantes de la capitale aquitaine. Jean Vavasseur-Desperrier, étudiant de Béthune en mai 1968, et Pierre Schill, avec les « gueules noires » de l’Hérault, ont, eux, mis à l’honneur les ouvriers. Ces derniers ne sortent d’ailleurs pas du silence en mai 1968, des conflits sociaux larvés s’étant déroulés tout au long des années 1960 dans les départements industriels. Bruno Benoit, lui, insista sur les différences entre les banlieues de Lyon, d’un côté, un Est lyonnais relativement calme et, de l’autre, un Ouest lyonnais au cœur de Mai 68 avec les grèves des usines Berliet et Rhodia. Le spécialiste de l’histoire lyonnaise a également évoqué le seul mort dénombré de Mai 68 en France, le commissaire Lacroix, renversé par un fourgon sans chauffeur, les jambes écrasées, ayant eu un arrêt cardiaque, mais qui, en réalité, a été tué accidentellement par un interne des Hôpitaux de Lyon. Ainsi, les événements de Mai 68 en province, bien qu’ils soient en décalage avec les « événements parisiens », s’inscrivent dans le même ordre chronologique, avec un acmé le 15 mai 1968, autant que peuvent parler les sources. Mai 68 en province est à retranscrire dans le temps long, dans le long processus de modernisation d’une France ayant des territoires « laissés-pour-compte », des territoires ruraux, semi-ruraux ou semi-industriels.
10L’originalité du colloque a, en outre, été d’évoquer Mai 68 de l’autre côté de la barricade, dans une séance présidée par Antoine Prost, consacrée à l’étude du vécu des forces de l’ordre. Gareth Bordelais étudia les policiers au Quartier latin, opérant une claire distinction entre policiers nationaux, municipaux et CRS et fournissant une étude statistique intéressante du nombre d’agents de police blessés. Thierry Forest traita des gendarmes mobiles, poussant ses recherches jusque dans l’intimité des casernes, insistant sur le mépris des gendarmes envers la gestion de l’ordre par les policiers à Paris. Les militaires, quant à eux, n’ont pas participé à Mai 68, mais en ont bénéficié dans les années 1970 avec des soldes plus élevées. Pour l’armée, André Bach inscrit ainsi Mai 68 dans le temps long. Il a aussi été intéressant de cerner Mai 68 par le biais du regard de trois grands commis de l’État grâce à leurs écrits respectifs : Édouard Balladur, Michel Jobert et Marcel Grimaud, tous situés du côté de la répression. Seul, cependant, le préfet de police Marcel Grimaud sut comprendre les événements et permit d’éviter le pire en Mai 68. Si tous sont d’origine bourgeoise, Vincent Robert a rappelé que Marcel Grimaud participa aux manifestations de février 1936 et ne voulait pas être le Chiappe de Mai 68.
11Vincent Porhel présida la session consacrée à quelques professions face à Mai 68. Christian Chevandier présenta, pour le personnel hospitalier, un Mai 68 à rebours, qui se termine véritablement en 1986 avec les grandes grèves des infirmières. Les internes soignant les blessés de Mai 1968 seraient alors les futures têtes de la contestation hospitalière des années 1980. Pascale Goetschel traita du monde du théâtre autour d’événements clés comme l’occupation de l’Odéon, évoqua quelques rares tentatives d’autogestion et mit l’accent sur la publicisation des débats concernant la culture. Souhaitant redonner sa place légitime aux paysans, Édouard Lynch s’attacha à étudier les formes d’action collectives paysannes et surtout les manifestations, en en soulignant la violence et la massivité. Concernant l’éducation, Emmanuelle Picard, à propos des universitaires, et Alain Dalançon, à propos des professeurs du second degré, ont pointé l’archaïsme de l’enseignement français en mai 1968 et la dichotomie entre une vieille élite professorale (mandarins à l’université) et les jeunes professeurs de plus en plus nombreux et plus proches des aspirations étudiantes. Georges Ribeill a rappelé avec force le rôle prépondérant des cheminots durant Mai 68 paralysant les transports de tout le pays et leur isolement par rapport aux étudiants, qui explique leur mise à l’écart de l’historiographie sociale. Aussi, dans le domaine de la santé, de l’éducation et de la culture, Mai 68 n’est pas une rupture et demande à être retranscrit dans le temps long.
12Enfin, Michelle Zancarini-Fournel présida aux absents de l’historiographie politique, ces « oubliés de mai ». Le rôle de la Convention des institutions républicaines et de son personnage prééminent, François Mitterrand, a été réévalué à l’aune des nouvelles recherches par Gilles Morin. Ce dernier insiste sur un Mai 68 à l’origine de la conversion de la CIR à l’Union de la gauche. Les giscardiens en Mai 68 peuvent apporter leur soutien, conditionnel, au général de Gaulle et basculer, selon Gilles Richard, du « désarroi à l’offensive » entre 1968 et 1974, devenant une solution de rechange au gaullisme. Les gaullistes de gauche en Mai 68, eux, ont souffert depuis 1965 de difficultés à s’entendre, comme en témoignent les prises de positions, parfois très éloignées, de René Capitant et d’Edgar Pisani. Leur mouvement, reconnu ni par la gauche, ni par les gaullistes, ne s’affilie au régime que par fidélité au général de Gaulle, tout en soutenant les aspirations étudiantes et en réclamant la participation – vieux thème gaulliste n’ayant jamais été concrétisé ni, d’ailleurs, clairement défini, comme le rappela François Audigier. Mai 68 leur donne l’occasion d’en finir avec un dilemme politique et signe leur rupture avec le régime ainsi que la fin de cette identité politique. Les vrais vainqueurs de Mai 68 furent donc les giscardiens, alors que les gaullistes de gauche s’éteignaient. La CIR permit à François Mitterrand de revenir temporairement sur la scène politique nationale en Mai 68 et de préparer la future Union de la gauche.
Le colloque a voulu réintégrer Mai 68 dans le temps long, en en faisant moins une rupture qu’un acmé de tendances sociales latentes durant toutes les années 1960 et perdurant jusque dans les années 1970. Ces tendances sont manifestes dans le domaine démographique où l’« effet de génération » prend toute son importance. Pour des domaines plus précis, certains historiens tel Christian Chevandier, font courir Mai 68 jusqu’en 1995. La nécessité d’établir une fine chronologie de Mai 68 a aussi été fortement soulignée, et ce n’est pas un hasard si le colloque traitait de mai-juin 1968. Si Mai 68 n’est pas une rupture, il constitue cependant un événement car, même dans la province profonde, comme l’a montré Fabien Conord en Creuse, « il se passe quelque chose » (Gilles Vergnon) et l’ampleur de l’événement dépasse celui qu’a été mai 1936. Si ses effets ne se font parfois sentir qu’après coup, comme dans l’armée, le « moment 68 » et « les années 68 » eurent bel et bien lieu.
Benoit Lucien Vaillot
Le monde face à la chute du Mur
13Le colloque intitulé « Le monde face à la chute du Mur » a eu lieu les 26 et 27 novembre 2009 à l’Université de Cergy-Pontoise. Il a proposé de décentrer le regard sur la chute du Mur en suggérant une géographie de la réception de l’événement. À partir de la perception de la chute du Mur dans l’imaginaire collectif français, les interventions des spécialistes de l’histoire contemporaine des pays d’Europe occidentale, d’Europe centrale et orientale, de l’Union soviétique, de l’Asie et de l’Amérique latine ont livré une comparaison internationale des expériences nationales de réception de la chute du mur de Berlin en 1989. Quelle représentation a été donnée de la chute du mur de Berlin et comment a circulé son annonce ? A-t-elle constitué un « événement » à l’échelle nationale, régionale et quel en a été l’impact ? Au centre des interrogations se trouvait la réaction du monde politique : les chefs d’État, la diplomatie et les organisations internationales. Celle de la société civile a été observée également, à travers trois types d’acteurs : la population prise comme ensemble, l’opposition militante démocratique et les think tanks. La parole a été également donnée aux témoins : Henri Froment-Meurice, (ambassadeur de France) en poste à Bonn et Peter Hartmann (ambassadeur d’Allemagne) en poste à Paris en 1989. La participation de chercheurs étrangers, enfin, a donné tout son sens au déplacement de la focale d’observation. Organisé par le laboratoire Civilisations et identités culturelles comparées des sociétés européennes et occidentales (CICC) et par l’Université de Cergy-Pontoise, ce colloque interdisciplinaire coordonné par Michèle Weinachter a largement mobilisé les étudiants et les enseignants-chercheurs de l’Université.
14En guise d’introduction au colloque, Henri Froment-Meurice a rappelé les circonstances et les conséquences de la naissance du Mur en août 1961. L’historienne des médias Jocelyne Arquembourg a ensuite démontré en quoi Berlin 1989 se constitue en événement, rappelant ce qui différencie un événement (cette occurrence qui fait rupture et bouleverse l’existence du sujet) d’un fait (cette occurrence que le sujet constate sans qu’elle affecte). Christian Wenkel de son côté s’est interrogé sur la formation d’un lieu de mémoire est-allemand.
15Dans la première session consacrée aux Européens de l’Ouest face à la chute du Mur, Georges Saunier a souligné que la lenteur première de la réaction de la diplomatie française ne saurait occulter la priorité qu’elle a ensuite accordée au soutien du processus de stabilisation européenne. La réaction de Margaret Thatcher à la perspective de l’unification de l’Allemagne qu’impliquait la chute du Mur a été l’objet de l’intervention de Catherine Marshall : son attitude, certes excessive, traduisait cependant la peur qu’évoquait alors en Europe le retour d’une Allemagne forte. Ont également été abordées la réaction du chancelier Kohl (Peter Hartmann), les implications de l’unification allemande sur la politique européenne de l’Autriche (Ute Weinmann) ou sur le déclenchement d’un travail de mémoire sur l’antifascisme en Espagne (Mercedes Yusta). Gérard Bossuat a pour sa part rappelé les responsabilités de la Communauté économique européenne renforcées par la chute du Mur.
16Une deuxième session consacrée aux Est-Européens a permis d’entendre l’analyse du rôle de la Hongrie dans les migrations est-allemandes, proposée par Élisabeth du Réau. Nicolae Paun a suggéré que la chute du Mur avait incarné pour les Roumains une incitation à l’action politique sur le plan extérieur plus qu’intérieur. Suscitant la peur et le rêve polonais (Andrzej Paczkowski), une suite logique pour Solidarnosc (Jaroslaw Guzy), le silence de Moscou (Françoise Thom), la chute du Mur a été perçue du coté américain comme un « bon développement » (« good development ») (Nicolas Vaicbourdt et Jenny Raflik) et a suscité une forte réaction des think tanks (Valérie Aubourg).
17Enfin, une dernière session a été consacrée à la perception de la chute du Mur en Amérique latine et en Asie. On a déduit du silence des discours de Fidel Castro (Janice Argaillot) et des médias de Pékin et de Hanoi (Hugues Tertrais) qu’elle a été un « non-événement » dans les autres pays communistes. Meung-Hoan Noh a mis en lumière son impact et ses implications en Corée.
18Un constat s’impose : si la chute du mur de Berlin n’a concerné directement qu’une partie de ses contemporains, elle a pourtant constitué un événement pour un ensemble beaucoup plus large, au nom de valeurs ou de symboles. Or, elle ne constitue pas le seul événement du tournant de 1989, et elle n’a pas eu le même retentissement partout. En fonction de son histoire et de ses problématiques propres, chaque nation a accordé à la chute du Mur une place différente dans la mémoire qu’elle s’est constituée de la fin de la guerre froide. En France, la chute du mur de Berlin semble incarner le symbole le plus fort de la fin du communisme, alors qu’en Pologne, d’autres événements jouent ce rôle : la table ronde et les élections libres du 4 juin 1989 (Joanna Nowicki). Celles-ci sonnent aussi la fin de la guerre froide pour les États-Unis, la chute du mur marquant, quant à elle, le commencement de l’après-guerre froide. Les Est-Allemands ont vu en d’autres manifestations (9 octobre à Leipzig par exemple) des signes tout aussi significatifs de la fin d’une ère ; en URSS, c’est l’assassinat des époux Ceausescu, bien plus que la chute du mur de Berlin, qui annonce la fin du régime à la nomenklatura soviétique ; en Corée, on s’intéresse davantage à la perspective de l’unification des deux Allemagnes qui apparaît comme un exemple possible à une unification des deux Corées ; au Vietnam également, c’est l’unification de l’Allemagne qui marque le pays, lui rappelant sa propre réunification en 1986. Dans la Chine de 1989, enfin, la chute du Mur est occultée, résultat de l’empreinte encore brûlante du massacre de Tienanmen cinq mois plus tôt.
19En marge de ces apports en histoire des représentations internationales, le colloque a été l’occasion de s’interroger sur les pratiques de l’historien du temps présent, sur la question du témoin et celle des déclassifications exceptionnelles de sources diplomatiques. Il a soulevé une question nouvelle pour les historiens des transferts culturels : celle de l’impact de l’intégration européenne en dehors de l’Europe. Sa principale limite tient néanmoins au déséquilibre des acteurs observés : les masses et la culture populaire ont été moins traitées que les hommes d’État et les systèmes, ce qui pose un problème pour rendre compte de la réception.
20Ce colloque permet de tirer deux conclusions. Face à ces bouleversements très rapides, les acteurs occidentaux et Mikhaïl Gorbatchev ont eu en commun la peur que la situation leur échappe, et leur réaction a été celle de la prudence, avec pour objectif de consolider progressivement des acquis afin que les événements ne déstabilisent pas l’Europe. Dans les autres pays communistes, la chute du bloc soviétique n’évoque aucun émoi de fraternité, mais renforce la fierté de leur modèle de socialisme en train de triompher sur leur concurrent.
Aussi, à l’heure des bilans à l’Est de l’Europe vingt ans après, une certaine frustration ressort des transformations de 1989. Les Est-Européens attendaient un souffle communautaire et c’est un essoufflement qu’ils ont récolté. La chute du Mur a-t-elle signé la fin d’un rêve européen ? D’autres murs se sont-ils construits en Europe depuis 1989 ?
Sophie Kienlen