Notes
-
[1]
Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, trad. de l’all. par Jean-Claude Capèle, Paris, Fayard, 1991.
-
[2]
Voir David Kettler, Colin Loader et Volker Meja, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber : Retrieving a Research Programme, Aldershot, Ashgate, 2008, notamment p. 75-84.
-
[3]
Bruce Mazlish, The Uncertain Sciences, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 135.
-
[4]
Voir Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993 ; id., Collected Works of Norbert Elias in English, vol. 14 : Essays I : On the Sociology of Knowledge and the Sciences, Dublin, UCD Press, 2009. Richard Kilminster est le premier à utiliser le terme de postphilosophique pour d’écrire le point de vue d’Elias (Richard Kilminster, Norbert Elias : Post-Philosophical Sociology, Londres, Routledge, 2007).
-
[5]
Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
-
[6]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975). Le délai entre la publication des deux tomes fut plus important encore pour la version anglaise. Le premier tome, publié en 1978, s’intitulait The History of Manners ; le second, publié en 1982, aggravait la confusion en paraissant sous le titre State Formation and Civilisation au Royaume-Uni et sous le titre (non autorisé) Power and Civility aux États-Unis. Ce dernier titre porte atteinte à la subtilité de la pensée et de la conceptualisation d’Elias.
-
[7]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. de l’all. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981.
-
[8]
Le conseil scientifique de la Fondation Norbert Elias a connaissance de cette omission et est en principe prêt à financer la traduction en français des parties manquantes et la révision des parties existantes, si la publication d’une nouvelle édition est entreprise.
-
[9]
Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989.
-
[10]
Norbert Elias, « The Symbol Theory », Theory, Culture & Society, 6, 1989, p. 169-217, 339-383 et 499-537.
-
[11]
Norbert Elias, Du Temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997.
-
[12]
Norbert Elias, « Humana conditio », Le Genre humain, 24-25, 1992.
-
[13]
Johan Goudsblom développe la thèse selon laquelle la maîtrise active du feu par les hominidés pré-hominisés peut être interprétée comme un processus de civilisation, qui implique un détour par le détachement, une capacité de prévoir accrue et une organisation sociale élaborée, développements sociaux qui s’entrelacent avec l’évolution biologique. (Johan Goudsblom, Fire and Civilisation, Londres, Allen Lane, 1992)
-
[14]
Peter Westbroek, Terre ! Des Menaces globales à l’espoir planétaire, Paris, Seuil, 2009, p. 168-169.
-
[15]
Marc Bloch, La Société féodale, t. I : La formation des liens de dépendance, t. II : Les classes et le gouvernement des hommes, Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité, 34 et 34 bis », 1939 et 1940.
-
[16]
Philip Corrigan et Derek Sayer, The Great Arch : English State Formation as Cultural Revolution, Oxford, Blackwell, 1985.
-
[17]
Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994
-
[18]
Perry Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, New Left Books, 1974.
1Les articles réunis dans ce numéro spécial de Vingtième Siècle, Revue d’histoire montrent de façon convaincante la pertinence des travaux de Norbert Elias concernant bien des aspects essentiels du 20e siècle. Ce siècle fut imprégné de violence, de manière indélébile. De la Première Guerre mondiale, qui fut sans doute l’amorce des événements les plus horribles du siècle, Elias parle peu. Il a sans doute été traumatisé et, s’il avait beaucoup de souvenirs de cette expérience, il la trouvait trop douloureuse pour l’évoquer [1]. Stéphane Audoin-Rouzeau éclaire cette absence. En revanche, les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, le régime nazi et l’Holocauste, comme le montre Florence Delmotte, sont longtemps restés à l’esprit d’Elias, au point qu’il s’est attaché à proposer une explication de ce qui était arrivé à son pays natal. Après la guerre, il apparut que le 20e siècle était le « siècle américain », et David Garland et moi-même traitons d’aspects plutôt déplaisants de la « civilisation américaine ». Romain Bertrand prolonge avec profit les perspectives éliassiennes au colonialisme, qui atteignit sa maturité puis déclina au cours du 20e siècle. La violence sous la forme du hooliganisme fait l’objet de la contribution d’Eric Dunning, à l’origine, avec Elias, de l’étude historique et sociologique du sport. Si celui-ci apparaît comme l’une des principales spécificités culturelles de ce siècle, il fut longtemps négligé par les chercheurs, qui le percevaient comme un aspect insignifiant de la vie sociale contemporaine. Seul peut-être Cas Wouters a choisi d’étudier une mutation plus réjouissante : le processus d’informalisation, qui fut manifeste particulièrement tôt aux États-Unis où certains de ses aspects font encore l’objet de controverses, notamment dans les « guerres culturelles » (« culture wars ») américaines. Globalement, on ne peut qu’être impressionné par la grande pertinence d’une œuvre qui, comme le montre Marc Joly, s’est accomplie malgré des décennies de désintérêt.
2Quentin Deluermoz note dans son introduction que chaque discipline tend à définir son propre Norbert Elias. C’est vrai, mais j’ai aussi remarqué que son travail semble particulièrement attirer des chercheurs dont les intérêts sont interdisciplinaires et qui travaillent au sein de disciplines se situant elles-même à des croisements. (Le travail du criminologue David Garland est un cas remarquable, puisqu’il travaille à la jonction de l’histoire, de la sociologie et du droit ; et Florence Delmotte, par exemple, croise la sociologie et les sciences politiques.) Cela n’est pas surprenant, au regard de la perspective étonnante des travaux d’Elias lui-même. Il se disait sociologue, et adhérait non à la sociologie dans le sens actuel et étroit du terme, mais à l’ambitieux projet de recherche qui prenait forme dans la république de Weimar [2], ou à ce qu’Auguste Comte avait en tête lorsqu’il forgea le mot « sociologie », soit la recherche d’une synthèse intellectuelle portée au pinacle des sciences.
3« Je ne fais pas de sociologie historique », rappelait souvent Norbert Elias. Il signifiait par là qu’il rejetait la sociologie historique comme sous-spécialisation étroite au sein de la discipline sociologique, parce que toute sociologie (et même toute science sociale) doit avoir une dimension historique. Le temps est une composante nécessaire de toute explication en sciences sociales : cette idée trouve facilement son public chez les historiens, mais doit encore être rappelée avec insistance à certains sociologues (et peut-être plus encore à certains économistes), parmi lesquels l’« envie de physique [3] » reste fort et les vieux modèles causaux d’explication, oublieux du temps, crûment positivistes, jouissent d’un prestige durable.
4En outre, la pression des gouvernements et des marchés, qui pousse aujourd’hui les chercheurs en sciences sociales à être « utiles », favorise des travaux anhistoriques et centrés sur le présent qui s’avèrent à maints égards bien moins « utiles » que des recherches historiquement plus informées. Dans les essais où il développe sa théorie sociale et postphilosophique du savoir et des sciences, Elias montre comment chaque niveau scientifique dans la hiérarchie d’Auguste Comte requiert son propre mode d’explication [4]. Une simple explication causale en trois dimensions peut suffire dans (certaines branches de) la physique et la chimie ; la biologie, cependant, demande des modèles à quatre dimensions de structures spatiales changeant dans le temps ; et les sciences humaines nécessitent des théories à cinq dimensions, dans le temps, l’espace et l’expérience.
5En bref, aucun historien ou chercheur en sciences sociales ne doit se sentir repoussé par la description qu’Elias fait de lui-même en tant que sociologue, dans la mesure où sa vision intellectuelle dépassait largement la discipline appelée sociologie, telle qu’elle est à présent institutionnalisée au sein des départements des universités.
6Cependant, il n’est pas surprenant qu’en France, Norbert Elias ait eu une importance toute particulière pour les spécialistes de l’histoire moderne, puisque ce pays fut l’objet principal de ses premiers ouvrages : La Société de cour [5] et Über den Prozess der Zivilisation [6]. De plus, de façon inhabituelle pour un sociologue, il travaillait sur une période (les 16e, 17e et 18e siècles), signe de respect pour les historiens.
7Ainsi, comme le note Roger Chartier dans ce numéro, même parmi les historiens spécialistes de l’époque moderne, la réception de l’œuvre d’Elias en France a eu ses spécificités. En Angleterre comme en France, le fait que les deux tomes de ce qui a toujours été un travail unique, Über den Prozess der Zivilisation, soient publiés sous deux titres différents, La Civilisation des mœurs en 1973 et La Dynamique de l’Occident en 1975, fut un désastre. Entre-temps, en 1974, parut La Société de cour. Il n’est dès lors pas étonnant que les lecteurs aient eu du mal à reconstituer le puzzle ! En outre, la traduction de Pierre Kamnitzer laisse largement à désirer. En particulier, il a trop négligé l’attention et la subtilité avec lesquelles Elias évite les « polarités statiques », en utilisant des comparatifs – « un équilibre des pouvoirs relativement inégale », « un fond de connaissances incroyablement testables et valides (reality-congruent) », etc. Pierre Kamnitzer a également souvent commis l’erreur du « réduction de processus » (Zustandsreduktion), contre lequel se dresse Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ? [7]
8Par ailleurs, il est pour partie erroné de distinguer un premier tome « descriptif » et un second « explicatif ». Il y a beaucoup d’explications tout au long des deux volumes de Über den Prozess der Zivilisation. L’élément qui a donné l’impression au lecteur français que l’« explication » venait à la fin est le suivant : la deuxième partie de La Dynamique de l’Occident (la quatrième partie de Über den Prozess der Zivilisation) est titrée « Esquisse d’une théorie de la civilisation », mais il s’agit d’un sous-titre de « Zusammenfassung », qui signifie « prendre tout ensemble », faire une synthèse de tous les éléments principaux des deux tomes. Ceci est selon moi l’un des exemples de raisonnement sociologique les plus maîtrisés et les plus brillants qui aient été écrits au 20e siècle.
9En fait, l’un des traits les plus singuliers et parfois ennuyeux de l’écriture de Norbert Elias est qu’il procède presque comme les vagues se succédant sur la plage : telle preuve et telle explication sont présentées, mais la vague suivante apporte davantage de preuves et d’explications. Ce n’est pas linéaire comme le voudraient les conventions académiques. En outre, Elias a toujours essayé d’écrire dans un langage qui soit aussi simple et transparent que possible. Cela pourrait s’appeler, suivant Ludwig Wittgenstein, « une sociologie du langage ordinaire » (ordinary language sociology). De ce point de vue, la position de Norbert Elias contraste avec celle de son respecté confrère Pierre Bourdieu : celui-ci disait qu’il devait écrire d’une manière très complexe et souvent opaque, parce que la société, objet de la sociologie, était elle-même complexe. Norbert Elias, au contraire, soutenait que la société apparaissait excessivement complexe uniquement parce que les chercheurs en sciences sociales utilisaient des concepts statiques et inappropriés. S’ils utilisaient à la place une conceptualisation pleinement processuelle, le monde apparaîtrait soudain beaucoup plus clair et plus facilement compréhensible. Toutes les vieilles histoires de l’œuf et de la poule, telles que « individu et société », « agency et structures », disparaissent. Essayez, vous verrez !
Plus important peut-être, bien que la page de copyright de La Dynamique de l’Occident mentionne que « le présent volume est la traduction du tome II de Über den Prozess der Zivilisation », il manque en fait les cent-vingt-deux premières pages du second volume original et celles-ci n’ont jamais été publiées en français [8]. Les parties manquantes sont importantes et, d’une certaine manière, pourraient changer la perception des lecteurs de l’ensemble de Über den Prozess der Zivilisation. Leurs titres sont :
Introduction
I | Vue d’ensemble de la société de cour |
II | Regard prospectif sur la sociogénèse de l’absolutisme |
I | Dynamiques de la féodalisation |
I | Introduction |
II | Forces centralisatrices et décentralisatrices dans la figuration du pouvoir médiéval |
III | L’accroissement de la population après les grandes migrations |
IV | Quelques observations sur la sociogénèse des croisades |
V | L’expansion interne de la société : la formations de nouveaux instruments et organes sociaux. |
VI | Quelques nouveaux éléments dans la structure de la société médiévale, comparée avec l’antiquité |
VII | Sur la sociogénèse du féodalisme |
VIII | Sur la sociogénèse du Minnesang et les formes courtoises de comportement |
10Par conséquent, la limite temporelle de la vision de Norbert Elias se situe au déclin de l’Empire romain d’Occident. Et ses derniers travaux, comme cela apparaît dans ce numéro spécial de Vingtième Siècle. Revue d’histoire, se prolongent aux 19e et 20e siècles, bien que son attention ait alors largement basculé de la France vers la Grande-Bretagne (notamment dans le travail pionnier sur la sociologie du sport en collaboration avec Eric Dunning) et vers son Allemagne natale (avec les essais réunis dans Studien über die Deutschen [9]).
11Il faut cependant toujours garder à l’esprit qu’il s’agit là de changements dans les sujets et non dans les périodes qui occupent Norbert Elias. Il porta toujours un intérêt fondamental au développement de la société humaine sur la plus longue période possible, comme en témoignent ses ouvrages « The Symbol Theory [10] », Du Temps [11] et Humana conditio [12]. Il s’est toujours concentré sur la théorie des processus de civilisation et sur les formes variées qu’ils ont pu prendre depuis la naissance de l’espèce humaine [13]. L’intérêt que suscita l’époque moderne chez Norbert Elias au début de sa carrière peut presque être considéré comme accidentel. Comme l’écrit le géophysicien hollandais Peter Westbroek :
« Il s’agissait dès lors de trouver le principe magique qui clarifierait l’immense histoire de l’humanité et démêlerait la gigantesque diversité de ses manifestations. Pour résoudre ce problème crucial, Elias recourut à une méthode fréquemment appliquée en sciences de la nature – mais qu’il a probablement retrouvée par simple intuition. Les premiers biochimistes, par exemple, étaient pareillement confrontés à une déroutante variété de phénomènes. Ils voulaient éclaircir, à l’échelle moléculaire, les mécanismes présidant au fonctionnement de tous les organismes vivants, des bactéries aux êtres humains, des baleines aux séquoias. À l’évidence, élucider la biochimie de millions d’espèces différentes était une tâche impossible. Ils trouvèrent cependant une solution. Ils choisirent un seul organisme, facilement manipulable expérimentalement, et supposèrent simplement que tous les autres organismes fonctionnaient plus ou moins pareil. En quelque sorte, ils prirent comme devise : la nature se répète toujours. C’est ainsi qu’Escherichia coli, une simple bactérie présente dans nos intestins, devint le modèle à partir duquel fut étudiée la biochimie de la vie tout entière. Et ça a marché ! Nous savons aujourd’hui que la plupart des principes sous-jacents à la machinerie moléculaire d’E. coli sont communs à toute la vie (avec bien sûr d’importantes différences). E. coli est ainsi devenue la clé pour comprendre les fondements moléculaires de notre propre organisme.
Qu’est-ce qui, alors, pouvait être l’E. coli de l’humanité ? Elias rechercha une période de l’histoire susceptible d’être étudiée relativement isolément, suffisamment loin de nous pour minimiser l’engagement, et amplement documentée. Au terme de longues recherches, il opta pour un petit sujet bien précis : la transformation de l’étiquette dans les cours de l’Europe occidentale postmédiévale. La documentation était excellente dans la mesure où existaient des livres de manières remontant jusqu’à 1350. Il découvrit ainsi que l’étiquette avait spectaculairement changé durant cette période. […] Peu à peu, les passions disparurent, les relations se formalisèrent et les manières de table s’imposèrent. Comment expliquer ces changements ? Selon Elias, ils furent associés à de profondes modifications de la structure du pouvoir au sein de la société [14]. »
13Les historiens spécialistes de l’histoire médiévale ou moderne, notamment en France, ont débattu pour savoir si les interprétations de Norbert Elias sur les changements d’habitus, sur les transformations de la violence ou sur les sociétés de cours sont justes aujourd’hui. Alors que la réflexion sociologique d’Elias a manifestement continué à se développer à la fin de sa vie, Roger Chartier souligne qu’il n’est pas revenu sur les résultats des recherches en histoire utilisés dans La Société de cour et dans Über den Prozess der Zivilisation. Il s’appuyait dans une large mesure sur les travaux de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Ceux-ci n’étaient pas exagérément datés lorsqu’il écrivait dans les années 1930, mais paraissent obsolètes aujourd’hui, un siècle plus tard. Pour ne donner qu’un exemple, en écrivant sur le féodalisme, Norbert Elias aurait dû lire La Société féodale de Marc Bloch [15], mais cet ouvrage fut publié après qu’il a complété Über den Prozess der Zivilisation. Le caractère parfois daté des sources secondaires pose à l’évidence des problèmes aux historiens d’aujourd’hui, alors que les sources surlesquelles s’appuie la majeure partie des autres travaux d’Elias – parmi lesquels ceux sur le sport, la connaissance et les sciences, l’art et la littérature, et la société allemande – n’ont pas vieilli dans la même mesure.
14Elias a toujours pensé en termes de processus de développement sur la longue durée. Parfois, cela semblait lui donner une acuité magique (même si sa vue était en train de diminuer). Je me rappelle avoir discuté avec lui du nouveau livre des sociologues historiens marxistes Philip Corrigan et Derek Sayer, The Great Arch : English State Formation as Cultural Revolution [16], que d’ailleurs sa mauvaise vue ne lui avait pas permis de lire en détail. Mais, en regardant apparemment un peu plus que la page de titre, il pointa du doigt la principale faiblesse : ils sautaient directement de la Révolution anglaise (la guerre civile du 17e siècle) à la révolution industrielle du 19e siècle. Ils pensent, disait Elias, que peu de choses ont eu lieu au 18e siècle. Or, comme il le montre dans Sport et civilisation [17], des choses très importantes se sont déroulées au 18e siècle, notamment un processus complexe dans lequel un cycle de violence a été maîtrisé et les fondations d’un système de partis alternant pacifiquement à la tête du gouvernement ont été posées. Cette anecdote permet de rappeler que les premières études d’Elias sur l’absolutisme et les courtisans étaient aussi reliées à des débats intellectuels plus amples, notamment la conceptualisation marxiste d’une transition directe du féodalisme au capitalisme. Eric Dunning se souvient d’une fête à Leicester en 1968, marquée par un débat entre Norbert Elias et Perry Anderson autour de cette vieille question. Elias soutenait que la transition ne pouvait pas être correctement comprise sans être conceptualisée dans un processus de longue durée, au cours duquel une étape de la monarchie absolutiste, exerçant un monopole de la violence difficilement acquis, a joué un rôle clé. L’ouvrage d’Anderson sur l’État absolutiste parut quelques années plus tard [18].
Cette vue processuelle de longue durée est d’une grande importance pour les historiens du 20e siècle. Il y a certes des tournants en histoire, mais l’échelle même des problèmes auxquels est confrontée la planète (le réchauffement climatique de la manière la plus évidente) forcera les historiens de ce siècle et du précédent à observer leurs objets à travers les lunettes des processus de longue durée, des processus aveugles, non planifiés, comme les appelait Elias. En outre, pour faire le meilleur usage possible de l’œuvre du sociologue allemand, les historiens ne doivent pas se contenter d’analyser le 20e ou le 21e siècle à la lumière des premiers ouvrages d’Elias (La Société de cour et Über den Prozess der Zivilisation) ; lire avec attention ses travaux plus tardifs, y compris les plus théoriques, apporterait aussi beaucoup.
Notes
-
[1]
Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, trad. de l’all. par Jean-Claude Capèle, Paris, Fayard, 1991.
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[2]
Voir David Kettler, Colin Loader et Volker Meja, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber : Retrieving a Research Programme, Aldershot, Ashgate, 2008, notamment p. 75-84.
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[3]
Bruce Mazlish, The Uncertain Sciences, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 135.
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[4]
Voir Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993 ; id., Collected Works of Norbert Elias in English, vol. 14 : Essays I : On the Sociology of Knowledge and the Sciences, Dublin, UCD Press, 2009. Richard Kilminster est le premier à utiliser le terme de postphilosophique pour d’écrire le point de vue d’Elias (Richard Kilminster, Norbert Elias : Post-Philosophical Sociology, Londres, Routledge, 2007).
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[5]
Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
-
[6]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975). Le délai entre la publication des deux tomes fut plus important encore pour la version anglaise. Le premier tome, publié en 1978, s’intitulait The History of Manners ; le second, publié en 1982, aggravait la confusion en paraissant sous le titre State Formation and Civilisation au Royaume-Uni et sous le titre (non autorisé) Power and Civility aux États-Unis. Ce dernier titre porte atteinte à la subtilité de la pensée et de la conceptualisation d’Elias.
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[7]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. de l’all. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981.
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[8]
Le conseil scientifique de la Fondation Norbert Elias a connaissance de cette omission et est en principe prêt à financer la traduction en français des parties manquantes et la révision des parties existantes, si la publication d’une nouvelle édition est entreprise.
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[9]
Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989.
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[10]
Norbert Elias, « The Symbol Theory », Theory, Culture & Society, 6, 1989, p. 169-217, 339-383 et 499-537.
-
[11]
Norbert Elias, Du Temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997.
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[12]
Norbert Elias, « Humana conditio », Le Genre humain, 24-25, 1992.
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[13]
Johan Goudsblom développe la thèse selon laquelle la maîtrise active du feu par les hominidés pré-hominisés peut être interprétée comme un processus de civilisation, qui implique un détour par le détachement, une capacité de prévoir accrue et une organisation sociale élaborée, développements sociaux qui s’entrelacent avec l’évolution biologique. (Johan Goudsblom, Fire and Civilisation, Londres, Allen Lane, 1992)
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[14]
Peter Westbroek, Terre ! Des Menaces globales à l’espoir planétaire, Paris, Seuil, 2009, p. 168-169.
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[15]
Marc Bloch, La Société féodale, t. I : La formation des liens de dépendance, t. II : Les classes et le gouvernement des hommes, Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité, 34 et 34 bis », 1939 et 1940.
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[16]
Philip Corrigan et Derek Sayer, The Great Arch : English State Formation as Cultural Revolution, Oxford, Blackwell, 1985.
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[17]
Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994
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[18]
Perry Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, New Left Books, 1974.