Notes
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[1]
Professeur d’histoire moderne à l’Université de Göttingen, Rudolf Von Thadden est spécialiste de l’histoire de la Prusse, de l’histoire culturelle de l’Europe et de l’histoire sociale des Églises. L’un de ses ouvrages de référence est Fragen an Preußen, Munich, Beck, 1981 ; trad. fr., id., La Prusse en question : histoire d’un État perdu, trad. de l’all. par Hélène Cursa et Patrich Charbonneau, Arles, Actes Sud, 1985.
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[2]
Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974, préf. de Roger Chartier, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Flammarion, « Champs », 1985.
-
[3]
Roger Chartier, « Norbert Elias, interprète de l’histoire occidentale », Le Débat, 5, 1980, p. 138-143.
-
[4]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
-
[5]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. de l’all. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981.
-
[6]
Roger Chartier et Georges Vigarello, « Les trajectoires du sport : pratiques et spectacles », Le Débat, 19, 1982, p. 35-47.
-
[7]
Norbert Elias, La Société des individus, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Jeanne Étoré, Paris, Fayard, 1991.
-
[8]
Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993.
-
[9]
Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994.
-
[10]
Norbert Elias, entretien avec Roger Chartier, « Norbert Elias ou la sociologie des continuités », Libération, 5 décembre 1985.
-
[11]
Norbert Elias, « Sport et violence », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (6), 1976, p. 2-21.
-
[12]
Norbert Elias, « Le repli des sociologues dans le présent », prés. de Florence Weber, trad. de l’angl. par Sébastien Chauvin, Genèses, 52, septembre 2003, p. 133-151.
-
[13]
Pierre Bourdieu, « Pratiques sportives et pratiques sociales », in Actes du VIIe congrès internationale de l’HISPA, Paris, INSEP, 1978, p. 17-37.
-
[14]
André Burguière et Jacques Revel (dir.), L’Histoire de la France, Paris, Seuil, 1989-1994.
-
[15]
Roger Chartier, « Distinction et divulgation : la civilité et ses livres », in Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 45-86 ; Jacques Revel, « Les usages de la civilité », in Philippe Ariès et Roger Chartier (dir.), Histoire de la vie privée, t. III : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 169-209.
-
[16]
Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, « L’armillaire », 1997.
-
[17]
Jeroen Duindam, Myth of Power : Norbert Elias and the Early Modern European Court, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1995.
-
[18]
Hans Peter Duerr, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, t. I : Nacktheit und Scham, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988 ; trad. fr., id., Nudité et pudeur : le mythe du processus de civilisation, préf. d’André Burguière, trad. de l’all. par Véronique Bodin avec la participation de Jacqueline Pincemain, Paris, Éd. de la MSH, 1998.
-
[19]
Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty : Equality and Sociability in French Thought, 1670-1789, Princeton, Princeton University Press, 1994.
-
[20]
Voir Florence Delmotte, « Une théorie de la civilisation face à “l’effondrement de la civilisation” », p. 55-70, et Cas Wouters, « Comment les processus de civilisation se sont-ils prolongés ? De la “seconde nature” à la “troisième nature” », p. 161-175.
-
[21]
Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989.
-
[22]
Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
-
[23]
Roger Chartier, « Trajectoires et tensions culturelles de l’Ancien Régime », in André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. III : Choix culturels et mémoire, Paris, Seuil, 1993, p. 29-242.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Roger Chartier, « L’homme de lettres », in Michel Vovelle (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Seuil, « L’univers historique », 1996, p. 159-209.
-
[26]
Norbert Elias, « Studies in the Genesis of the Noval Profession », British Journal of Sociology, 1 (4), 1950, p. 251-309.
-
[27]
Norbert Elias, « Die Vertreibung des Huguenotten aus Frankreich », Die Ausweg, 1, 1935, p. 369-376.
-
[28]
Norbert Elias, Écrits sur l’art africain, trad. de l’angl. par Jean-Bernard Ouédraogo et Françoise Armengaud, Paris, Kimé, 2002.
-
[29]
Cas Wouters, « Ja, ja, ik was nog niet zoo’n beroerde kerel, die zoo’n vrind had (nescio) », in Hasn Israëls, Meke Komen et Abram de Swaan (dir.), Over Elias : Herrineringen en anekdotes, Amsterdam, Het Spinhuis, 1993, p. 7-19, cité dans l’avant-propos de Roger Chartier à Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit.
-
[30]
Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, avant-propos de Michel Wieviorka, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997.
-
[31]
Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Londres, W. H. Allen, 1961 ; trad. fr., id., La Destruction des Juifs d’Europe, trad. de l’angl. par Marie-France Paloméro, André Charpentier et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2006, 3 vol.
-
[32]
Daniel J. Goldhagen, Hitler’s Willing Executioners : Ordinary Germans and the Holocaust, New York, Knopf, 1996 ; trad. fr., id., Les Bourreaux volontaires de Hitler: les Allemands ordinaires et l’Holocauste, trad. de l’angl. par Pierre Martin, Paris, Seuil, 1997.
-
[33]
Christopher R. Browning, Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland. A Study of German Ordnungspolizei, New York, HarperCollins, 1992 ; trad. fr., id., Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, préf. de Pierre Vidal-Naquet, trad. de l’angl. par Élie Barnavi, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
-
[34]
Norbert Elias, « The Changing Balance of Power between Sexes : A Process-Sociological Study. The Example of Ancient Roman State », Theory, Culture & Society, 4, 1987, p. 287-316.
-
[35]
Norbert Elias, Du Temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997.
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[36]
Norbert Elias, Herminio Martius et Richard Whitley (dir.), Scientific Establishment and Hierarchies : Sociology of the Science Yearbook 1982, Dordrecht, Reidel, 1982.
-
[37]
Roger Chartier, « Introduction à La Société de cour de Norbert Elias », Mutûn ‘asriyyria fil-‘ulûm al ijtimâ’iyya, 2, 2001, p. 1-25.
1Dans cet entretien mené par Quentin Deluermoz, Roger Chartier évoque les usages et réceptions de l’œuvre de Nobert Elias. Cet échange est l’occasion de revenir sur le contenu du procès de civilisation et d’ouvrir des pistes de réflexion fécondes pour l’historien.
Rencontre, diffusion : Norbert Elias et la France
2Roger Chartier, vous êtes un de ceux qui, par vos avant-propos aux traductions de Norbert Elias, par vos articles comme par certains de vos ouvrages, avez le plus contribué à faire connaître la pensée de Norbert Elias en France, à partir des années 1980. Comment s’est faite votre rencontre avec cette œuvre ?
3Si je me rappelle bien, le point de départ est une rencontre organisée par Rudolf Von Thadden [1] à l’Université de Göttingen, avec un certain nombre d’historiens français supposément proches d’Elias, comme François Furet, Georges Vigarello, André Burguière, Jean-Louis Flandrin ou moi-même (je dois en oublier). C’était la première fois, en 1979, que l’on rencontrait Elias. Au cours du premier déjeuner, je me suis retrouvé par hasard à ses côtés. J’avais été peu de temps auparavant à Breslau (ou Wroclav), la ville de naissance d’Elias, où il avait fait ses études de philosophie : ce fut une première occasion de discussion. De plus, je ne sais plus comment la conversation est venue, mais il avait de l’intérêt pour Watteau, qu’il a toujours aimé, et moi aussi… Je suis donc entré en sympathie avec cet homme, si impressionnant en un sens. Cet échange m’a frappé, et c’est à partir de là que j’ai lu les livres d’Elias.
4Le travail a toutefois réellement commencé lors de la publication en livre de poche de La Société de cour [2]. Les gens de Flammarion, par l’intermédiaire de François Furet, m’ont demandé de faire la préface. J’avais en effet, à la suite de la rencontre de Göttingen, publié en 1980 un article dans Le Débat intitulé « Norbert Elias, interprète de l’histoire occidentale [3] ». Il partait d’une idée assez simple : l’ordre de traduction des deux grands livres avait biaisé la réception française d’Elias, puisque la partie descriptive, La Civilisation des mœurs, avait été publiée deux ans avant la partie explicative de Über den Prozess der Zivilisation [4], tandis qu’entre les deux s’était inscrite La Société de cour. Cela bousculait la chronologie d’Elias, puisque ce dernier texte avait été écrit avant 1933, alors que les deux autres dataient de 1939. Mais cela modifiait également l’architecture de l’ouvrage initial : après avoir décrit la transformation des comportements et l’incorporation de censures et d’autocontrôles, Elias essayait d’en rendre raison par des transformations sociales et, fondamentalement, politiques. Du fait de cette séparation, alors qu’il s’agissait des deux tomes d’un même livre, l’œuvre d’Elias pouvait être reçue, d’ailleurs favorablement à l’époque, comme celle d’un historien des mentalités, plus proche de Philippe Ariès que de Weber, Freud ou Marx. C’est pour cette raison que François Furet, alors président de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), avait pensé à moi pour cette préface.
5Qu’est-ce qui, ensuite, vous a cependant donné envie de porter cette œuvre de cette manière ?
6Une fois qu’on avait mis en place ces deux livres, on s’apercevaient qu’ils n’étaient qu’un élément dans une vie qui avait ses séquences successives : Breslau, Heidelberg, Francfort, Paris (peu de temps hélas), Londres, Leicester, Accra, puis Bielefeld et Amsterdam… En chacun de ces moments ont été produites des œuvres ayant pour caractéristiques d’être à la fois toujours articulées sur cette grande vision du procès de civilisation (qui associe les mutations dans les modes d’exercice du pouvoir, les configurations sociales qu’elle suppose ou qu’elle crée, et les transformations de l’économie psychique) et qui pouvait en même temps se situer dans des domaines extrêmement différents, certains d’entre eux m’étant proches, sinon par compétence, du moins par intérêt. Par exemple, à Leicester, où Elias a enseigné de 1954 à 1962, année de son départ à la retraite, il n’était pas du tout connu comme l’auteur de Über den Prozess der Zivilisation, que personne n’avait lu, ni même de la Société de cour. Mais il était celui qui avait défini une forme de sociologie, appelée sociologie des configurations, ou figurational sociology, théorisée ensuite dans son petit livre Qu’est-ce que la sociologie ? [5] ; et il apparaissait en outre comme celui qui avait fondé, avec certains de ses élèves, une sociologie du sport. C’était un terrain de recherche que j’avais à l’époque partagé avec Georges Vigarello, celui-ci étant évidemment le maître dans cette matière. (On avait publié en 1982 dans Le Débat un article sur l’histoire du sport [6].) Cette rencontre avec Elias était donc intéressante.
7Ensuite, il y a eu le fait que le Centre national des lettres a lancé un programme pour rattraper ce qui n’avait pas été traduit en français, ou avait été mal traduit. Les deux auteurs qui s’étaient imposés d’emblée étaient, d’un côté, Max Weber et, de l’autre, Norbert Elias. Les préfaces que j’ai écrites jalonnent cette sorte de rattrapage, pour des livres qui ont des dates de parution très différentes dans leur édition en allemand ou en anglais : la Société des individus [7], Engagement et distanciation [8], et finalement Quest for Excitment traduit par Sport et civilisation en français [9]. Il s’est donc agi d’une rencontre entre des lectures que je n’avais pas faites, à l’exception des deux tomes de 1939, et ce vaste programme de traduction. C’était d’ailleurs une facilité pour Fayard de me demander de rédiger des préfaces : j’étais devenu presque malgré moi un des spécialistes d’Elias !
8Enfin, ce qui a également joué est le fait qu’Elias est venu au moins deux fois à Paris et que j’ai pu à nouveau discuter directement avec lui. Je l’avais notamment interviewé pour le journal Libération en 1985 [10] (il avait été invité au Collège de France par Pierre Bourdieu, et à l’EHESS par Marc Augé). De fait, j’avais de l’affection pour lui, quoique le mot soit un peu fort ; peut-être était-ce une sorte de fascination pour ce vieil homme qui avait traversé tant d’épreuves. Il représentait une figure d’intellectuel qui a disparu en un sens, à la fois parce qu’il avait été lié à des moments tragiques ou intellectuellement essentiels du 20e siècle, et parce qu’il avait un système d’interprétation à l’échelle d’une sociologie à la Weber, d’une théorie à la Marx, ou d’une proposition analytique à la Freud. Il y avait quelque chose de vraiment impressionnant dans ce projet intellectuel si ambitieux.
9Comment les chercheurs en sciences sociales, et notamment les historiens, ont-ils reçu ses travaux à l’époque ? Et quel bilan feriez-vous aujourd’hui de leur diffusion et de leurs usages en France ? On a pu parler d’un « moment Elias de la pensée française » (André Burguière), voire d’une « canonisation » française, selon une formulation sévère de Daniel Gordon, alors que d’autres études soulignent plutôt un « retard » français dans les usages de cette œuvre.
10Disons qu’il y avait un retard dans les traductions. Mais il n’était pas si spectaculaire que cela, si on le comparait avec celui existant dans d’autres langues comme l’anglais, ou même l’allemand. Ce n’est pas parce que Über den Prozess der Zivilisation avait été publié en 1939 dans une maison d’édition de Bâle (il avait d’ailleurs été typographiquement composé pour partie à Prague), ni parce que la Société de cour avait été publiée en 1954, que ces œuvres avait été pour autant reçues. Il faut attendre les publications dans la collection de poche de la maison d’édition Suhrkamp pour qu’Elias entre profondément dans l’horizon allemand. Le retard des traductions et des lectures françaises n’est donc pas aussi fort qu’on pourrait le penser. La particularité de la situation française tient plus à l’enchaînement des trois livres qui a défini un ordre chronologique et théorique pouvant masquer la trajectoire d’Elias et sa conceptualisation. De plus, certains choix de traduction, comme de rendre « figuration » par « formation », affaiblissaient ce qu’Elias voulait faire de certains concepts. En l’occurrence, le choix actuel de « configuration » me paraît plus juste.
11Pour ce qui est de la réception proprement dite, plusieurs moments peuvent être distingués. Il y a d’abord eu la réception de cet Elias « désordonné », marquée par l’intérêt qu’avait manifesté un Emmanuel Le Roy Ladurie ou un François Furet. Mais il s’agissait d’un Norbert Elias vu dans cette lumière de l’histoire des mentalités, une sorte d’« Ariès allemand », pourrait-on dire.
12Ensuite, le premier article traduit en français a été publié dans les Actes de la recherche en sciences sociales [11]. Pierre Bourdieu a sans doute trouvé en Elias un support situé en dehors de la tradition sociologique française, pour une définition de la sociologie qui soit détachée du présent. (Il y a un article célèbre d’Elias sur la retraite des sociologues dans le présent [12], qui selon lui était condamnable.) Pour Bourdieu, évidemment, la sociologie se caractérisait par une manière d’interprétation et non par la chronologie de ses objets, et la lecture d’Elias l’a sûrement renforcé dans cette conviction, s’il en était besoin. De plus, cette première traduction d’article portait sur la violence, notamment sur le sport et la violence, ce qui entrait dans les perspectives de Pierre Bourdieu sur l’incorporation des contrôles [13]. La double théorie de l’habitus et du champ pouvait donc trouver des résonances (quoique Bourdieu n’aurait pas aimé que l’on pousse trop loin le parallèle), notamment dans cette volonté de définir des espaces sociaux incorporés par des individus, individus qui ensuite agissent dans ces mêmes espaces sociaux.
13Parallèlement a eu lieu une réception du côté des historiens, qui, une fois franchie cette étape de l’histoire des mentalités, ont pu trouver en Elias un support pour travailler sur des thèmes tels que la civilité comme élément du procès de civilisation ; ou le monopole partiel de l’État sur l’exercice de la violence et les transformations dans les formes de cette violence ; ou encore le rapport entre les transformations de la structure psychique et celles des normes esthétiques. On trouve par exemple cette réception dans les volumes dirigés par André Burguière et Jacques Revel sur L’Histoire de la France [14], et dans tous les travaux qui portent sur la violence. J’avais moi-même écrit un essai, Jacques Revel l’a fait également, sur la notion de civilité [15]. Ces deux espaces de travail, violence et civilité sont, je pense, essentiels.
14Il y a ensuite eu une dissémination de la réception, en particulier avec la théorie politique, du groupe de Nanterre (Université Paris-X), autour de Bernard Lacroix [16]. Puis cette œuvre est peut-être devenue une référence plus largement partagée, ce qui a aussi entraîné les premières critiques, inspirées ou non par les critiques qui avaient pu venir d’autres horizons : critique de la société de cour comme masquant des sociétés de cour [17] ; critique plus proprement documentaire révélant les contradictions dans l’usage des sources par Elias [18], ou encore critique contre la liaison jugée trop étroite entre les transformations de l’économie psychique et la société de cour [19]. Ces trois grands courants critiques ont aussi pu être repris par un certain nombre d’auteurs français. Cela prouvait qu’Elias entrait normalement dans le champ des références, devenait, parfois injustement à mon avis, mais d’autres fois légitimement, l’objet de critiques.
15Existe-t-il cependant une spécificité française dans la réception et les usages d’Elias, par rapport à ce que l’on peut trouver dans les espaces anglo-saxons ou hollandais ?
16La spécificité serait qu’à deux moments, ce sont les historiens qui s’en saisissent, en 1973-1975, puis à partir du milieu des années 1980. Si on pense à d’autres réceptions, notamment à l’une des premières et des plus importantes, aux Pays-Bas, où la figurational sociology s’est transformée en institution, la réception a été essentiellement le fait des sociologues. C’est d’ailleurs là que l’on trouverait les prolongements des analyses d’Elias concernant le 20e siècle, ainsi les rapports entre les hommes et les femmes, l’informalisation des conduites, les procès de décivilisation (Abram de Swaam, Cas Wouters, etc.). Aux Pays-Bas, peut-être parce que ces sociologues ont voulu établir une sorte d’orthodoxie éliassienne, la plupart des historiens sont très critiques vis-à-vis d’Elias : ce n’est pas un hasard si l’une des premières critiques historiennes, celle de Jeroen Duindam, est venue de ce pays. Par ailleurs, je ne pense pas que l’œuvre d’Elias ait beaucoup influencé les communautés historiennes, que ce soit en Italie, en Espagne ou aux États-Unis. C’est une spécificité française me semble-t-il, même si elle touche surtout les historiens spécialistes des 16e-18e siècles.
17Le 19e siècle, et surtout le 20e siècle sont en effet moins concernés, en France du moins. Pourtant, dans vos avant-propos et vos entretiens, vous montrez très tôt, dès la fin des années 1980, comment les analyses de Norbert Elias en termes de processus de civilisation évoquent ce siècle et résistent aux critiques habituelles relatives à cette période (nazisme, libération sexuelle). Ces deux points font l’objet d’articles dans ce numéro [20], aussi n’est-il peut-être pas utile de revenir longuement dessus. Néanmoins, comment expliquer le faible usage des travaux d’Elias en histoire contemporaine, particulièrement du 20e siècle ?
18C’est une question à poser à vous-même…
Mais quelque chose a-t-il résisté ?
Délicat sujet… Les modalités de cette réception, telles qu’on vient de les rappeler, ont déjà pu peser. Au moins dans le cadre français, il est également possible que les spécialistes de l’histoire du 20e siècle, confrontés à une immense possibilité de documentation, au moins lorsque les archives sont ouvertes, ont moins été tentés que les spécialistes de l’histoire médiévale ou moderne par une réflexion ou une appropriation théorique. Il est assez frappant de voir que cela se vérifie quelle que soit la théorie : si l’on pense aux travaux inspirés sérieusement par la théorie marxiste, ils portent sur la période moderne avec Pierre Vilar, sur la période médiévale avec Guy Bois ; et s’il y a eu peu d’utilisation des modèles wébériens par les historiens en France ; il y a bien eu celle du modèle de Malthus, mais là encore par des historiens modernistes (en particulier Emmanuel Le Roy Ladurie). Pour Elias, à part dans le domaine du sport, ce sont surtout les historiens travaillant sur l’Ancien Régime, en particulier sur les sociétés de cour, qui ont eu recours à lui. Je me demande donc si les spécialistes de l’histoire du 20e siècle, et peut-être parce que c’est le moment où ces théories ont été formulées, n’ont pas développé une certaine méfiance à leur égard. Les ont-ils considérées comme inadéquates à la pluralité, à l’abondance, au fourmillement des données qu’ils avaient à traiter ?
Une autre hypothèse serait que, finalement, Elias n’a écrit qu’un seul livre portant spécifiquement sur le 20e siècle, celui sur les Allemands [21] : c’est un sujet où l’abondance de la bibliographie, des débats, des conflits est telle que des livres, qui, comme le sien, font pourtant des propositions théoriques, peuvent paraître faibles par rapport à ces multiples recherches internationales. Ils semblent en quelque sorte disqualifiés par cette énorme accumulation de savoirs, parfois contradictoires.
Enfin, si l’on reprend le schéma d’ensemble d’Elias, les dynamiques mises en corrélation posent sans doute, pour la période contemporaine située dans un cadre de pluralisme et de multiplicité des phénomènes, un vrai problème. Il y a là un véritable défi à une théorie qui, lorsqu’elle traite des absolutismes des sociétés de cour (ou avec cour) et du procès de civilisation, réduit peut-être à l’excès la complexité de ce qu’elle observe. Cette plus grande distance au théorique – que l’on peut imputer non pas à un désintérêt mais à ce qu’est la manière même de travailler sur le 20e siècle, caractérisé par l’abondante pluralité de l’information et la complexité des sociétés –, explique peut-être aussi cette distance par rapport à l’œuvre d’Elias.
Usages
19Avant de poursuivre sur ce que peuvent apporter les travaux de Norbert Elias à la compréhension des périodes contemporaines, je souhaiterais évoquer avec vous la question des usages. Vous avez mis en pratique le cadre d’analyse éliassien dans certains de vos travaux, notamment dans Les Origines culturelles de la révolution française [22] et dans Histoire de la France [23]. Comment définiriez-vous cet usage ? Quelles adaptations avez-vous apporté ? Et qu’impliquaient-elles par rapport à la cohérence du propos initial ?
20L’appropriation d’Elias peut se situer au niveau d’un cadre interprétatif qui reprend cet enchaînement original, qui fait son intérêt et qui marque en un sens le retour au politique. Ce n’est pas celui qu’a pu souhaiter François Furet un certain temps, mais c’est bien de cela qu’il s’agit puisque, finalement, les modes d’exercice du pouvoir sont rendus possibles par des configurations sociales, qu’également ils produisent ou reproduisent, tandis qu’au sein de ces configurations, de nouvelles normes de comportement peuvent conduire à des renforcements des autocontrôles. Ce grand modèle est une source d’inspiration très forte : il évite le morcellement en histoires séparées les unes des autres ; il restitue l’importance du politique par rapport à la dominante d’une histoire économique et sociale ; il lie les œuvres singulières aux habitus sans lesquels elles n’auraient pu être conçues, dans le cadre cette fois d’une histoire intellectuelle ou esthétique. Ce cadre est donc très riche et, pour ma part, j’ai toujours essayé de le confronter à des corpus particuliers.
21Par exemple, inspiré par des pages d’Elias sur ce qu’il appelle le romantisme aristocratique (l’expression n’est peut-être pas bien choisie…) à propos de Watteau ou plus tard de Mozart, je me suis demandé comment des formes esthétiques pouvaient être comprises culturellement, c’est-à-dire en rapport à une économie psychique, elle-même mise en rapport avec les configurations sociales. Si je me souviens bien, dans « Trajectoires et tensions culturelles de l’Ancien Régime [24] », il y a un effort pour penser les normes qui rendent possible la construction des personnages des tragédies classiques, en relation avec une description de cette incorporation des contrôles.
22L’hypothèse de la réduction de la violence à l’intérieur des sociétés, par la confiscation au moins partielle de son usage légitime par l’État, qui est cause et conséquence d’une nouvelle structure de la personnalité m’a également intéressée. Elle avait pour moi la vertu de remettre au premier plan, à partir du moment où il y a réduction des violences brutes entre les individus, les compétitions en termes de luttes de représentations. C’est un constat qui peut être aussi inspiré par les travaux de Pierre Bourdieu : les luttes de classements sont des formes premières et fondamentales des luttes de classes. La perspective d’Elias offrait donc un support pour comprendre l’importance des représentations comme enjeu et comme instrument de luttes sociales, si on les replace dans un univers où les violences entre les individus, au moins dans certaines sphères sociales, étaient prohibées.
23Voilà des exemples d’utilisation. D’autres pourraient être évoqués, comme l’analyse de l’équilibre des tensions et l’intériorisation des contraintes qui fondent la politesse de la société des salons, présente dans « L’homme de lettres », contribution à l’ouvrage dirigé par Michel Vovelle L’Homme des Lumières [25]. Je pense que c’est comme cela qu’il faut lire les auteurs. Il ne s’agit pas d’une sorte de respect dogmatique – ceux qui dénoncent une « secte » ou une « canonisation » ont à mon avis totalement tort –, mais d’usages libres et respectueux et, en même temps, d’un travail à partir de matériaux bien définis.
24Concernant cette critique, il faut d’ailleurs rappeler les conditions de recherche : ce qui était disponible en 1933 sur le monde politique et social de la France de l’Ancien Régime, ou ce qui l’était en 1939 pour la vision du procès de civilisation, n’est pas ce dont un historien des années 1970-1980 pouvait disposer. Il faut donc se garder de critiques anachroniques qui ne replacent pas Elias en son temps, sans doute parce que les décalages entre ses livres, leur publication et leur impact ont été très grands. De plus, Elias n’a pas réécrit ses livres, donc lorsqu’ils sont publiés ou republiés, leur bibliographie est largement obsolète. Mais ce n’est pas une raison pour ignorer la puissance de sa conceptualisation.
25Si l’on élargit votre propos, comment les historiens peuvent-ils utiliser ce cadre ? À lire Norbert Elias on a parfois l’impression que le cadre d’analyse est en place dès 1939, mais qu’il ne cesse ensuite, dans les travaux postérieurs, de le préciser. Il évoque par exemple les potentielles régressions (La Société des individus), les décalages nationaux et sociaux (Sport et civilisation) ou la possibilité qu’ont les hommes d’agir sur ce processus. Dès lors, entre la cohérence de départ et ces multiples modifications, on ne sait plus ce qu’il reste, d’autant que les rares usages historiens ne cessent d’ajouter des précisions en fonction des contextes. Aussi, que serait-il le plus pertinent d’utiliser chez Norbert Elias : son cadre de questionnement (avec le temps long, la notion de configuration, le croisement des perspectives) ou le contenu lui-même (le processus de civilisation tel qu’il le décrit, avec tous ses raffinements) ? Entre le cadre et le contenu, quel est selon vous le plus efficace ?
26Je n’ai, à vrai dire, pas de leçons à donner. Mieux vaut répondre avec des exemples précis, tirés de sujets que je connais mieux. La Société de cour a été critiquée, car elle impose comme « modèle universel » des sociétés de cour une définition établie à partir de la cour de Louis XIV. D’où un premier reproche : les sociétés de cour de la Renaissance italienne sont très différentes de la société de cour française. La domestication et le renforcement de l’aristocratie comme éléments nécessaires à un équilibre de tension avec le monde de la robe, de l’administration et de la justice ne se retrouveraient donc pas nécessairement dans toutes les configurations où existent des cours et des sociétés de cour. Sur cette base s’est développé un immense chantier d’études de ces sociétés. Le problème est posé : il est bien sûr légitime de ne pas appliquer la théorie d’Elias pour comprendre des matériaux qui lui serait rétifs. Si cette tentation existe, elle est infondée.
27En même temps, le modèle théorique à l’œuvre me paraît très valide, même si on le situe dans des modalités qui ne sont pas celle de la cour de France. Il me semble que, comme grille d’analyse, comme questions que l’on doit poser, comme mise en rapport de phénomènes disjoints par les différentes histoires (histoire culturelle, histoire sociale, histoire politique), il est d’une grande pertinence et d’une grande valeur heuristique. À partir de cet exemple, on voit le bon usage d’Elias à mon avis : non pas essayer de prouver Elias par de nouveaux matériaux, non pas faire comme si Elias n’avait jamais écrit ; mais reprendre son questionnaire, reprendre surtout sa conceptualisation d’ordre culturel, social et politique, et aborder les matériaux sans les forcer à entrer dans un cadre préexistant, mais en les organisant à partir d’une question.
28Toutes les critiques purement factuelles sont donc sûrement fondées. Elias a pu faire des erreurs en lisant les sources ou parce que l’accès à l’information était difficile. Et, de plus, il n’était pas particulièrement historien, il détestait plutôt ces derniers et les identifiait, sans doute un peu hâtivement, aux trois idoles de François Simiand : le politique, l’individu et l’événement. Cela explique qu’il ne se soit pas préoccupé, même en son temps, de la bibliographie disponible. Il a par exemple lu Saint-Simon parfois en allemand, parfois en français, parfois en anglais : on peut donc certainement découvrir de nombreuses interprétations fausses et des contresens ; on peut même lui opposer l’immense documentation assemblée depuis. Mais ce n’est pas le plus intéressant si on veut entrer dans cette œuvre. Le plus intéressant est de comprendre qu’Elias invite à poser les questionnements selon une forme de contextualisation que les disciplines peinent à établir, que ce soit la sienne, la sociologie réfugiée dans le présent, ou l’histoire, qui a plutôt accumulé des descriptions de situations et s’est moins vouée à conceptualiser l’organisation des données… À mon avis, c’est cela qui peut intéresser, qui doit intéresser, dans la lecture d’Elias.
29À propos de cet intérêt d’un usage historien de Norbert Elias, qu’apporterait de spécifique cette perspective par rapport à d’autres démarches et pensées qui ont été importantes pour les problématiques historiennes ? Je pense notamment, dans des genres différents, à celles de Pierre Bourdieu ou de Michel Foucault, que vous connaissez également très bien.
30La parenté entre Elias et Bourdieu a été souvent mentionnée, parfois avec irritation chez Bourdieu. Je pense qu’elle existe. Les concepts d’habitus ou de champ du second ne sont pas si loin des concepts d’habitus et de configuration du premier. L’idée d’une violence symbolique est aussi une notion qui peut être retrouvée dans les deux œuvres. Sur ce plan, il y a donc une grande parenté, même si Bourdieu a défini ces concepts avec plus de précision et de complexité.
31La différence est que, même si pour Bourdieu, il n’y a pas de « retrait du sociologue dans le présent », lui-même a peu pratiqué une sociologie historique, dont les objets sont situés dans un passé antérieur au 19e siècle. Certes, si l’on reprend les volumes qu’il a accueillis dans la collection « Le sens commun », qu’il dirigeait aux Éditions de Minuit, on constate la très large place faite à l’histoire, et d’ailleurs à des historiens n’appliquant pas strictement les notions d’habitus et de champs (traduction d’Erwin Panofsky, de Carlo Ginzburg dans les Actes de la recherches en sciences sociales, d’historiens de l’art comme Michael Baxandall, etc.). Il y a donc là un espace qui s’ouvre historiquement, même si son propre travail demeure inscrit dans des histoires plus brèves.
32Chez Elias, existe en revanche, et c’est sans doute là un trait du 19e siècle, l’idée de la très longue durée des processus, d’ailleurs très liée à son concept de discontinuité : il n’y a de discontinuité que dans la continuité. Cela signifie que la discontinuité se traduit surtout par la recomposition d’éléments déjà présents dans une nouvelle configuration, et c’est cette mobilité des éléments, qui fait que, sans que l’on puisse nécessairement définir des « moments » stricts, précisément datables, des passages, s’opèrent des reconfigurations (que ce soit dans les composantes des configurations sociales, dans celles du pouvoir, ou dans celles de l’économie psychique). Elias a besoin du temps et de la durée pour penser ces transformations. Il a par exemple écrit sur les rapports entre hommes et femmes à Rome. C’est un des manuscrits qui a disparu. Il l’avait laissé dans son appartement à Bielefeld, et la personne qui avait nettoyé la chambre pendant son absence a détruit tous les papiers qui étaient par terre, dont ce livre sur l’antiquité romaine… Mais c’est aussi cette audace qui crée parfois un décalage avec les historiens professionnels du 20e siècle, c’est-à-dire une manière de penser selon laquelle on peut écrire dans une si longue durée, avec des domaines si différents. Le premier article qu’il a publié en anglais porte sur la profession navale [26] et sur les rapports entre officiers et marins dans la marine anglaise. Et l’un des premiers articles publiés en allemand après son départ de l’Allemagne nazie est consacré à l’expulsion des huguenots par Louis XIV [27]… Il a donc ce besoin de la longue durée.
33Cela nous ramène à la discussion avec Foucault. La différence la plus fondamentale tiendrait sans doute à la notion de discontinuité. Chez Elias, elle est pensée comme une reconfiguration ; chez Foucault, avec tous les problèmes que cela posait, elle est pensée comme une rupture décisive qui fait que la notion d’origine n’a aucun sens. Il y a là une différence radicale que marquent les sous-titres des livres de Foucault, comme « naissance de… » la folie, la clinique, la prison. Cette vision des commencements sans origines est très différente de la manière de penser d’Elias.
34À l’inverse, quelles sont les limites de cette perspective et de cette analyse ? Que pensez-vous d’abord des critiques encore fréquemment évoquées aujourd’hui : la démarche de Norbert Elias serait malgré tout évolutionniste, malgré tout positive, malgré tout ethnocentrée et surtout insensible aux fractures de l’événement ? Et, de votre côté, quelles autres limites verriez-vous ?
35Sur le problème de l’événement, il est évident que, par définition, si vous avez cette vision des déplacements et des configurations, aucun événement, si puissant soit-il, ne peut avoir la force d’une inauguration. L’abrasement de l’événement est la conséquence directe de cette vision faite d’enchaînements de configurations. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas chez Elias d’intérêt pour l’événement : la fin de La Société de cour s’achève par une analyse de la Révolution française, et dans l’un des derniers livres qu’il a accepté de publier, le livre sur les Allemands, c’est bien l’événement de la Seconde Guerre mondiale qui est présent. Dans les deux cas cependant, il s’agit de le replacer comme processus à l’intérieur de processus plus larges.
36La critique de la vision ethnocentrée sur le monde européen est, elle, un peu paradoxale. Elias était devenu, au cours des années passées au Ghana (1962-1964), un grand amateur et spécialiste de l’art africain [28]. En outre, il y a quelques ouvertures vers un comparatisme avec les sociétés d’Asie (japonaises notamment) dans La Sociétés de cour… Elias était peut-être un homme du 19e siècle, mais ce n’était pas un homme du 16e siècle ; en d’autres termes, il n’avait pas l’idée qu’il pouvait faire lui-même ce type d’analyse largement comparative. Même si elles sont critiquées, ses analyses ne sont pas que théoriques. Elles sont fondées sur des lectures, souvent de seconde main (i.e. des lectures disponibles en son temps), mais il s’agit d’une énorme quantité de lectures : soit de sources premières (il suffit de voir tous les textes qui supportent la première partie sur la civilisation des mœurs), soit de travaux scientifiques (par exemple, pour la seconde partie sur l’émergence de l’État moderne et ses conséquences sur les configurations sociales, il a lu les ouvrages des médiévistes et modernistes de son temps). Il a voué sa vie à son œuvre : il répète plusieurs fois qu’il a la certitude d’être dans la vérité, et, finalement, on se sait rien de sa vie privée (on ne lui connaît ni amour, ni amitié). Mais on ne peut pas lui reprocher d’avoir méprisé les matériaux disponibles pour l’Afrique, pour l’Asie ou même pour les espaces islamiques. La tâche était trop grande, même pour lui.
Quant à l’évolutionnisme, oui, il y a un peu de cela chez Elias. Peut-être s’en est-il rendu compte. Ceci expliquerait que, dans ses derniers textes, il insiste sur le fait que les processus de civilisation ne sont pas inexorables, ni à l’échelle de l’espace européen, ni pour la totalité d’une population dans un cadre national. Il essaie d’intégrer dans sa vision les inversions dramatiques du 20e siècle. Il y réussit plus ou moins, là est une chose ; mais c’est ce qui le préoccupe dans ce livre sur les Allemands, et c’est également le cas dans un échange avec Cas Wouters, où il redéfinit le processus de civilisation pour lui ôter tout aspect téléologique, déterministe ou unidimensionnel [29].
En revanche, il y a des absences chez Elias qui me semblent plus notables. L’une est le monde de la marchandise. Il ne fait pas partie des mondes sociaux qu’il met en place dans les sociétés d’Ancien Régime. Certaines des catégories utilisées ne sont certes plus acceptables aujourd’hui, comme lorsqu’il parle de bourgeoisie de robe et d’aristocratie (le monde de la robe est en partie noble). Mais pour Elias, le jeu d’équilibre des tensions entre robe et épée qui rend possible l’absolutisme et qui est créé par celui-ci reste l’élément dominant. Dans ce modèle, il n’y a pratiquement aucun rôle qui soit donné au monde des bourgeoisies capitalistes. Peut-être à bon droit. Cependant, même quand il évoque le 19e siècle, ce n’est pas en rapport tant avec l’avènement du capitalisme, qu’avec le monde des bourgeoisies de talents, de professions libérales. Il ne s’attache pas à comprendre comment les relations imposées par les rapports commerciaux, d’échanges, de crédit, par des dépendances économiques ont pu contribuer d’une manière ou d’une autre au processus de civilisation. Si l’on repense à l’Ancien Régime, il existe des républiques qui ne sont pas des États absolutistes et qui sont pourtant caractérisées par de puissants processus de civilisation, comme les Provinces-Unies, Venise ou Gênes et, dans les trois cas, sur une assise commerciale, marchande.
Cependant, un des traits les plus marquants peut-être, et que peu de gens ont commenté alors qu’il est aveuglant, est l’absence du religieux. Il est extraordinaire que le procès de civilisation ou la société de cour mettent pratiquement entre parenthèses le religieux, les Églises, les différences confessionnelles ou religieuses. Il y a là un objet réel de discussion possible avec lui. Ne serait-ce pas là aussi que l’on trouverait une autre différence avec Foucault, dans l’absence de la matrice religieuse, que l’on peut, pourtant, repérer certains des processus d’intériorisation des contrôles et des disciplines qu’il assigne à la société de cour, telles que la confession catholique ou l’écriture de la vie sous le regard de Dieu en terres réformées ?
À mon sens, la critique n’est que partielle, lorsqu’on déplace l’attention vers cette autre société de cour qu’est la société des salons. En revanche, poser la question de la religion ou des religions comme créant, à travers leurs institutions et pratiques, des matrices pour l’incorporation des censures, des prohibitions ou des commandements (on peut penser à la lecture, par Foucault, de la confession) revient à ignorer un pan entier des processus sociaux. Pourquoi ? Je ne sais pas. Il faudrait peut-être chercher du côté du rapport d’Elias au judaïsme, mais, là-dessus, je ne sais rien. En tous cas, c’est sans doute une pensée extraordinairement laïcisée et sécularisée qui entraîne cette absence. Il s’agit sans doute là du plus gros manque, d’une grande absence.
Norbert Elias et le 20e siècle
37Revenons à présent à la question plus spécifique de l’histoire du 20e siècle. Qu’apporterait cette perspective éliassienne renouvelée pour l’étude de celle-ci : au-delà d’une référence à une figure reconnue, ce qui serait peu intéressant, quels seraient les apports d’un tel recours ?
38Il y a deux grands domaines inspirés par la pensée d’Elias, ou qui débattent avec elle. C’est d’un côté l’étude des processus de relâchement des contraintes, particulièrement visibles dans les années 1960, que les Néerlandais ont qualifié d’informalisation des conduites : sont-ils contradictoires avec le procès de civilisation ? Ou cette informalisation est-elle possible justement parce que l’incorporation des autocontrôles est suffisamment forte pour permettre un assouplissement du contrôle des conduites, qu’il s’agisse de celles qui mettent en jeu le corps (comme le sport) ou celles qui mettent en jeu un seuil de la pudeur plus abaissé (avec toutes les formes de nudité)… Autrement dit, ce phénomène est-il un démenti du processus de civilisation ou la résultante de son imposition ? La sociologie hollandaise et toute l’histoire des loisirs, du sport, des exercices physiques ou l’histoire des corps peuvent s’inscrire effectivement dans cette perspective.
39L’autre domaine est le procès de décivilisation, c’est-à-dire toutes les situations dans lesquelles la violence d’État n’empêche pas, voire encourage, une brutalité plus immédiate, individuelle, dans un sens inutile à la rationalité bureaucratique. C’est évidemment le cas qu’il traite avec l’Allemagne, en remontant au décalage entre ce pays et d’autres pays européens dans la formation de l’État-nation : ainsi, le fait que l’Allemagne soit née à la suite d’une guerre, celle de 1870 ; qu’elle soit dominée par des valeurs aristocratiques, en particulier celle des affrontements physiques ; que, par l’effet de la Première Guerre mondiale, le contrôle de l’État sur l’emploi de la force légitime soit plus limité que dans d’autres espaces… Il faudrait ajouter un élément qu’il a travaillé dans Les Logiques de l’exclusion [30] ou dans ses fragments d’autobiographie, celui des rapports entre les juifs allemands qui se pensent comme pleinement Allemands, et leur stigmatisation comme juifs par les Allemands, particulièrement par ceux dont le statut était le plus incertain. Le fait d’être ou de se sentir dominé par un groupe désormais jugé « racialement inférieur » peut être une des modalités du déchaînement antisémite, inscrite à l’intérieur du processus bureaucratique de la violence, que décrit, par exemple, Raul Hilberg [31]. Je n’ai aucune compétence pour juger de la valeur historique de la thèse, mais elle me paraît intéressante en tous les cas parce qu’elle essaie, sans forcément connaître toute la bibliographie, d’articuler deux visions opposées, celle de la rationalité bureaucratique, démontée par Hilberg, et celle de la violence des hommes ordinaires que l’on rencontre chez Daniel Goldhagen (dont le livre est très critiquable) [32] ou chez Christopher Browning (dont le livre ne l’est pas) [33].
40Je trouve que c’est une manière stimulante de penser. La mise au jour des décalages à l’intérieur des constructions des États-nations à l’échelle européenne, qui introduit des différences entre France et Angleterre d’un côté, Allemagne et Italie de l’autre est une piste intéressante pour une histoire comparative. L’analyse des enchaînements l’est aussi : il montre qu’un processus spécifique, et dans un sens inachevé, de la construction de l’État-nation produit la persistance d’une violence hors de l’État ou contre lui. Aussi, lorsqu’un État comme l’État nazi se saisit du monopole sur l’usage légitime de la force, dans une situation de crise puis de guerre, le déchaînement de la violence sauvage devient une incitation tolérée ou suscitée. Il me semble que ce sont des thèmes intéressants pour comprendre le débat qui a eu lieu autour de l’ouvrage de Goldhagen, ou tous ces livres qui, à la suite de celui de Browning, se confrontent aux conduites des individus ordinaires où sont détruits tous les mécanismes d’autocontrôles caractéristiques du processus de civilisation. Ils le sont également pour comprendre les rationalités bureaucratiques du crime. Je pense à cette scène terrible dans le film de Claude Lanzmann, Shoah, où Hilberg décrit les horaires des chemins de fer, le prix des billets, les conditions de transport des convois en partance pour les camps de la mort… Ici aussi, il me semble que la réflexion d’Elias sur les rapports entre exercice de la violence et monopole de l’État n’est pas inutile.
41Pour quels autres objets de la période contemporaine ce cadre d’analyse serait-il particulièrement adapté ? Je pense par exemple à la construction européenne, à ce qu’on appelle le présentisme, etc. Sur des objets aussi variés, est-ce que cette longue durée et cette articulation de la structure de la personnalité, de la mise en place de l’État et des interdépendances apporteraient quelque chose de plus par rapport à ce qu’on a déjà pu en dire ?
42Des domaines comme l’histoire de la construction des genres sexuels ou l’histoire des rapports entre hommes et femmes sont de ces objets. La conférence qu’il avait donnée à l’EHESS en 1985 portait bien sur les changements de l’équilibre du pouvoir dans les rapports entre hommes et femmes dans la société antique [34]. Il y avait donc, chez lui, un intérêt pour cet aspect.
43Une autre piste qui pourrait être intéressante serait d’appliquer à des production esthétiques du 20e siècle l’approche qu’il a développé pour Mozart ou pour Watteau : quelles sont les conditions sociales d’exercice de la pratique esthétique définissant ses possibilités et imposant un certain nombre de règles de conduites, de thèmes, de conventions, de formes, etc. ? Après tout, ce n’est pas si différent de ce que disait Michel de Certeau lorsqu’il analysait les effets produits par l’institution historique sur la production de l’histoire. Je pense que cette réflexion sur les conditions de production esthétique pourrait être plus fortement inspirée par ce travail d’Elias.
44Dans la même perspective, voyez-vous des éléments de la démarche de Norbert Elias ou certaines des pistes suggérées par le sociologue qui auraient été très peu utilisés, pour l’histoire du 20e siècle en particulier ? Je pense par exemple aux articles réunis dans Engagement et distanciation. Outre l’invitation à la réflexivité, il propose peut-être des idées pour une histoire des sciences dites exactes ou pour une histoire des rapports entre nature et société. Qu’en pensez-vous ?
45C’est en tous cas une des choses qui avait été reprise par certains des Hollandais, comme Johann Goudsblom : la très longue durée, le rapport à la nature, le feu, etc. Le danger, qui a pu tuer certaines pensées fortes, serait de penser que les idées d’Elias peuvent avoir un champ d’application quasi universel et qu’elles peuvent rénover l’ensemble des domaines de savoir.
46Elias était extrêmement intéressé par ces thèmes comme le prouvent ses essais sur le temps [35], ses essais sur les institutions scientifiques [36] et son livre Engagement et distanciation… Peut-être est-ce ma propre lecture ; chacun lit un peu à sa manière. Mais tout de même, si on définit comme cœur de l’œuvre le mode d’exercice du pouvoir, les domaines dans lesquels l’application de cette idée est la plus immédiate sont les productions du monde social, les transformations de l’habitus et les créations esthétiques. Peut-être est-il possible d’y faire entrer un rapport avec la nature, de le mettre en relation avec les formes d’organisation des sociétés ou avec les formes d’exercice du pouvoir.
47Un dernière question à ce sujet : que faire aujourd’hui de la notion de civilisation, dont on connaît les usages politiques ? Une histoire des civilisations, avec ou sans Elias, vous paraît-elle encore pertinente, notamment pour les périodes contemporaines ? Et dans l’affirmative, à quelles conditions selon vous ?
48Le problème est qu’il faut éviter un malentendu, parce que le terme de civilisation, qui est d’ailleurs une sorte de traduction du français en allemand, a un sens bien précis chez Elias, ou plus exactement deux. Il couvre d’une part ce processus (qui n’est pas un état) d’incorporation des autocontraintes, d’élévation du seuil de la pudeur, de refus de la proximité des corps, d’occultation des fonctions naturelles : là est la civilisation comme procès ; c’est le premier et le plus fondamental des sens. Elias, me semble-t-il, ne supposait pas qu’il indiquait une notion normative de civilisation. Il s’agit bien d’un ensemble d’éléments qui définissent des mutations dans les structures de la personnalité, mais il n’est identifié ni avec une civilisation (aztèque, maya, européenne, etc.), ni avec une norme de la civilisation.
49Le deuxième sens, qui peut être relié au premier, réside dans l’opposition souvent mal comprise qu’il construit entre Kultur et Zivilisation. Dans le cadre des sociétés du 17e et du 18e siècles, sont à l’œuvre des processus d’incorporation des contraintes, dont l’un, fondamentalement lié au monde curial, a pour matrice de donner comme naturel ce qui a été incorporé. Dans ces mêmes sociétés, la Zivilisation est opposée à un modèle de la Kultur qui est un modèle de lettrés, de savants, d’une certaine bourgeoisie de talents. Cette opposition entre deux modèles sociaux, ce modèle bourgeois de l’étude et ce modèle aristocratique de l’incorporation spontanée existerait donc en arrière-fond, à l’intérieur de chacune des sociétés, la française ou l’allemande, avec des décalages chronologiques.
50On ne peut pas passer directement, me semble-t-il, de ces deux sens au débat sur la guerre des civilisations, qui renvoie à une définition presque plus ancienne, plus triviale, de la civilisation, à savoir les composantes esthétiques, culturelles, quotidiennes d’une manière de vivre ensemble. Elias aurait récusé cette notion, pour sa faiblesse théorique en quelque sorte.
51Comment, alors, faire le passage ? Il pourrait se faire avec ce qui a été suggéré dans notre conversation, à savoir que des historiens d’autres aires géographiques et historiques s’emparent de cette manière de penser pour l’appliquer à des réalités autres. Ce pourrait être le cas pour les sociétés musulmanes, africaines, etc. Il y a d’ailleurs peut-être un intérêt dans certaines de ces aires géographiques pour cette approche. (Je me souviens par exemple qu’un de mes textes a été traduit dans une revue en arabe [37].) Là est une première voie pour utiliser Elias dans un contexte de comparaison entre des processus de civilisation et non entre des civilisations.
52Un autre élément touche plus directement à l’approche anthropologique. On ne peut pas dire que les ethnologues ou anthropologues se soient beaucoup saisis de l’œuvre d’Elias ; surtout, là encore, aux Pays-Bas, mais il s’agit là d’une anthropologie attachée à des constantes universelles. Pour des descriptions plus monographiques, il ne me semble pas en revanche, mais je peux me tromper, qu’il y ait eu beaucoup d’utilisations des analyses du sociologue. Pourtant, croisant la première piste, il pourrait être intéressant d’appliquer ce questionnaire à des sociétés sinon sans État, du moins sans la forme d’exercice du pouvoir identifié en Occident avec la construction de l’État moderne. Il est en effet possible de comparer différentes sociétés selon les caractéristiques qui règlent la structure de la personnalité et donc celle de l’ordre social. On pourrait alors marquer des différences temporelles, géographiques, culturelles entre le processus de civilisation occidental et d’autres procès de civilisation ou bien avec un autre processus de façonnement culturel de l’habitus. Là se trouve une autre possibilité de comparaison. S’il s’agit de processus dans lesquels on reconnaîtrait des éléments comparables concernant la pudeur, le corps, les fonctions naturelles, il serait intéressant d’essayer de comprendre les pluralités possibles de leur façonnement et de leur incorporation.
53Ces perspectives amples rendent le phénomène décrit par Norbert Elias à la fois plus riche et complexe. Je voulais d’ailleurs, pour finir, évoquer le problème du lien entre processus de civilisation et démocratie. Il est souvent mentionné, quoique discrètement, mais il me semble peu évident et assez ambigu. Comment le retraceriez-vous ?
54Norbert Elias le traite lorsqu’il évoque deux structures d’affrontement : l’une, surtout verticale, où l’autorité suprême de l’État identifiée dans le prince tranche, situation qui serait plutôt française, et l’autre, horizontale, qui serait une situation plus anglaise. Il faut se rappeler que, pour lui, la naissance du sport dans sa définition moderne peut être liée, dans l’Angleterre du 18e siècle, à un fonctionnement politique, sinon démocratique au moins parlementaire. Celui-ci suppose une structure d’affrontements horizontaux qui nécessite, pour son exercice, des conditions – comme l’accord sur les possibilités du désaccord –, sans impliquer une autorité centrale. Cet affrontement politique aurait ainsi été transféré à d’autres sortes d’affrontements, tel le sport, qui se situent à l’intérieur de la limite de la mise en danger des corps, et sont donc caractérisés eux aussi par l’acceptation du respect des règles.
55C’est plutôt dans ce rapport entre le vertical et l’horizontal que se joue l’opposition entre des sociétés où le rôle de l’arbitrage prime et celles où s’établit une codification des affrontements non seulement dans une aire politique, mais aussi dans une aire qui relèverait des jeux ou des affrontements physiques. Je pense que cette idée reste forte : les sociétés démocratiques – même si on a là une société qui a été parlementaire avant d’être démocratique – sont fondées sur cette idée de compétitions qui peuvent se dérouler à l’intérieur de règles définies et ne sont pas souvent tranchées par une autorité suprême. Il faudrait pouvoir comprendre comment les sociétés contemporaines fonctionnent peut-être selon les deux modèles.
56L’ambiguïté entre le vertical et l’horizontal serait donc un élément du processus de civilisation.
57Oui, absolument. C’est bien ce que l’on voit dans toutes ces sociétés où il y a des partenaires sociaux et une structure étatique. Le point essentiel est que doit être définie (et c’est ce sur quoi a achoppé la Révolution française) la capacité au désaccord à l’intérieur de normes ou de règles qui ne transforment pas celui-ci en opposition violente. Pour Elias, il s’agit d’une des caractéristiques du sport : il n’y a (normalement) pas mise en danger du corps, parce qu’il y a une incorporation des règles.
Autrement dit, et en caricaturant, le processus de civilisation recouvrirait une dimension verticale liée aux modèles de la société de cour (pour faire vite), et une dimension horizontale, davantage liée aux sociétés lettrées ou au parlementarisme. On trouverait donc au cœur de son développement, une balance entre ces deux tensions, qui serait aussi une des formes historiquement situées d’exercice du pouvoir dans les sociétés contemporaines, notamment démocratiques ?
C’est déjà une critique d’Elias à lui-même : après avoir centré son travail sur la France et la société de cour, il a basculé sur un autre modèle lorsqu’il a développé ses études sur le sport. Le politique reste important, mais il ne s’inscrit plus dans le cadre de la construction d’un État absolutiste centralisé. Il agit au contraire dans une structure horizontale, où finalement le monarque ne joue pas un rôle décisif, puisque l’essentiel est de transférer, dans le domaine du social, ce modèle d’affrontement où les acteurs sont d’accord sur un minimum de principes réglant leur affrontement. Cela mériterait d’être affiné, discuté, prolongé. Cette ouverture à l’intérieur même du système d’Elias permet de penser un processus de civilisation qui ne soit pas uniquement ancré sur la construction de l’État absolutiste.
(propos recueillis par Quentin Deluermoz)
Roger Chartier et Norbert Elias
Préfaces et avant-propos
58– « Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation », préface à La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Paris, Flammarion, « Champs », 1985, 2008, p. xxviii.
59– « Conscience de soi et lien social », préface à La Société des individus, trad. de l’all. par Jeanne Étoré, Paris, Fayard, 1991, p. 7-29.
60– « Double lien et distanciation », avant-propos à Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993, p. i-x.
– « Le sport ou la libération contrôlée des émotions », avant-propos à Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994, p. 7-24.
Ouvrages et chapitres d’ouvrages
61– Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
Articles
62– « Norbert Elias, interprète de l’histoire occidentale », Le Débat, 5, 1980, p. 138-143.
63– « Le monde comme représentation », Annales ESC, 6, novembre-décembre 1989, p. 1505-1520.
64– « Elias : une pensée des relations », EspacesTemps, 53-54, 1993, p. 43-60.
65– « Trajectoires et tensions culturelles de l’Ancien Régime », in André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. III : Choix culturels et mémoire, Paris, Seuil, 1993, p. 29-242.
66– « L’histoire entre récit et connaissance », M.L.N., 109, 1994, p. 583-600.
67– « L’homme de lettres », in Michel Vovelle (dir), L’Homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996, p. 159-209.
68– « Norbert Elias, l’actualité d’une controverse », Labyrinthes, 1, automne 1998, p. 42-44.
69– « Elias, proceso de la civilización y barbarie », in Federico Finchelstein (dir.), Los Alemanes, el Holocausto y la culpa colectiva : el debate Goldhagen, Buenos Aires, Eudeba, 1999, p. 197-204.
70– « Introduction à La Société de cour de Norbert Elias », Mutûn ‘asriyyria fil-‘ulûm al ijtimâ’iyya, 2, 2001, p. 1-25.
71– « Emmanuel Le Roy Ladurie, Daniel Gordon and “The Second Death of Norbert Elias”, in Eric Dunning et Stephen Mennell (dir.), Norbert Elias, Londres, Sage, 2003, vol. 4, p. 301-305.
72– « “Les plus vieux ont le plus souffert” : réponse à Daniel Gordon », in Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias et l’anthropologie, Paris, CNRS éditions, 2004, p. 217-221.
Entretiens
73– Norbert Elias, entretien avec Roger Chartier, « Norbert Elias ou la sociologie des continuités », Libération, 1985, reproduit dans « Norbert Elias ou la sociologie des continuités », Labyrinthe, 5, 2000, mis en ligne le 17 février 2005.
74– Pierre Bourdieu, entretien avec Roger Chartier, « L’habitus est un système de virtualité qui ne se révèle qu’en situation », diffusé au cours de l’émission « Les chemins de la connaissance », France culture, partie 4, 1988.
75– Pierre Bourdieu, entretien avec Roger Chartier, « Gens à histoire, gens sans histoires », Politix, 6, 1989, p. 53-60.
76– Roger Chartier, entretien avec Claudine Haroche et Georges Vigarello, « Comment penser l’autocontrainte ? », Communications, 56, 1993, p. 41-49.
77– table ronde avec Michel Wieviorka, André Burguière, Roger Chartier, Arlette Farge et Georges Vigarello, Cahiers internationaux de sociologie, « L’œuvre d’Elias, son contenu, sa réception », 99, juillet 1995.
Notes
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Professeur d’histoire moderne à l’Université de Göttingen, Rudolf Von Thadden est spécialiste de l’histoire de la Prusse, de l’histoire culturelle de l’Europe et de l’histoire sociale des Églises. L’un de ses ouvrages de référence est Fragen an Preußen, Munich, Beck, 1981 ; trad. fr., id., La Prusse en question : histoire d’un État perdu, trad. de l’all. par Hélène Cursa et Patrich Charbonneau, Arles, Actes Sud, 1985.
-
[2]
Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974, préf. de Roger Chartier, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Flammarion, « Champs », 1985.
-
[3]
Roger Chartier, « Norbert Elias, interprète de l’histoire occidentale », Le Débat, 5, 1980, p. 138-143.
-
[4]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
-
[5]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. de l’all. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981.
-
[6]
Roger Chartier et Georges Vigarello, « Les trajectoires du sport : pratiques et spectacles », Le Débat, 19, 1982, p. 35-47.
-
[7]
Norbert Elias, La Société des individus, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Jeanne Étoré, Paris, Fayard, 1991.
-
[8]
Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993.
-
[9]
Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994.
-
[10]
Norbert Elias, entretien avec Roger Chartier, « Norbert Elias ou la sociologie des continuités », Libération, 5 décembre 1985.
-
[11]
Norbert Elias, « Sport et violence », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (6), 1976, p. 2-21.
-
[12]
Norbert Elias, « Le repli des sociologues dans le présent », prés. de Florence Weber, trad. de l’angl. par Sébastien Chauvin, Genèses, 52, septembre 2003, p. 133-151.
-
[13]
Pierre Bourdieu, « Pratiques sportives et pratiques sociales », in Actes du VIIe congrès internationale de l’HISPA, Paris, INSEP, 1978, p. 17-37.
-
[14]
André Burguière et Jacques Revel (dir.), L’Histoire de la France, Paris, Seuil, 1989-1994.
-
[15]
Roger Chartier, « Distinction et divulgation : la civilité et ses livres », in Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 45-86 ; Jacques Revel, « Les usages de la civilité », in Philippe Ariès et Roger Chartier (dir.), Histoire de la vie privée, t. III : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 169-209.
-
[16]
Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, « L’armillaire », 1997.
-
[17]
Jeroen Duindam, Myth of Power : Norbert Elias and the Early Modern European Court, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1995.
-
[18]
Hans Peter Duerr, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, t. I : Nacktheit und Scham, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988 ; trad. fr., id., Nudité et pudeur : le mythe du processus de civilisation, préf. d’André Burguière, trad. de l’all. par Véronique Bodin avec la participation de Jacqueline Pincemain, Paris, Éd. de la MSH, 1998.
-
[19]
Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty : Equality and Sociability in French Thought, 1670-1789, Princeton, Princeton University Press, 1994.
-
[20]
Voir Florence Delmotte, « Une théorie de la civilisation face à “l’effondrement de la civilisation” », p. 55-70, et Cas Wouters, « Comment les processus de civilisation se sont-ils prolongés ? De la “seconde nature” à la “troisième nature” », p. 161-175.
-
[21]
Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989.
-
[22]
Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
-
[23]
Roger Chartier, « Trajectoires et tensions culturelles de l’Ancien Régime », in André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. III : Choix culturels et mémoire, Paris, Seuil, 1993, p. 29-242.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Roger Chartier, « L’homme de lettres », in Michel Vovelle (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Seuil, « L’univers historique », 1996, p. 159-209.
-
[26]
Norbert Elias, « Studies in the Genesis of the Noval Profession », British Journal of Sociology, 1 (4), 1950, p. 251-309.
-
[27]
Norbert Elias, « Die Vertreibung des Huguenotten aus Frankreich », Die Ausweg, 1, 1935, p. 369-376.
-
[28]
Norbert Elias, Écrits sur l’art africain, trad. de l’angl. par Jean-Bernard Ouédraogo et Françoise Armengaud, Paris, Kimé, 2002.
-
[29]
Cas Wouters, « Ja, ja, ik was nog niet zoo’n beroerde kerel, die zoo’n vrind had (nescio) », in Hasn Israëls, Meke Komen et Abram de Swaan (dir.), Over Elias : Herrineringen en anekdotes, Amsterdam, Het Spinhuis, 1993, p. 7-19, cité dans l’avant-propos de Roger Chartier à Norbert Elias et Eric Dunning, op. cit.
-
[30]
Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, avant-propos de Michel Wieviorka, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997.
-
[31]
Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Londres, W. H. Allen, 1961 ; trad. fr., id., La Destruction des Juifs d’Europe, trad. de l’angl. par Marie-France Paloméro, André Charpentier et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2006, 3 vol.
-
[32]
Daniel J. Goldhagen, Hitler’s Willing Executioners : Ordinary Germans and the Holocaust, New York, Knopf, 1996 ; trad. fr., id., Les Bourreaux volontaires de Hitler: les Allemands ordinaires et l’Holocauste, trad. de l’angl. par Pierre Martin, Paris, Seuil, 1997.
-
[33]
Christopher R. Browning, Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland. A Study of German Ordnungspolizei, New York, HarperCollins, 1992 ; trad. fr., id., Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, préf. de Pierre Vidal-Naquet, trad. de l’angl. par Élie Barnavi, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
-
[34]
Norbert Elias, « The Changing Balance of Power between Sexes : A Process-Sociological Study. The Example of Ancient Roman State », Theory, Culture & Society, 4, 1987, p. 287-316.
-
[35]
Norbert Elias, Du Temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997.
-
[36]
Norbert Elias, Herminio Martius et Richard Whitley (dir.), Scientific Establishment and Hierarchies : Sociology of the Science Yearbook 1982, Dordrecht, Reidel, 1982.
-
[37]
Roger Chartier, « Introduction à La Société de cour de Norbert Elias », Mutûn ‘asriyyria fil-‘ulûm al ijtimâ’iyya, 2, 2001, p. 1-25.