Notes
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[1]
Paul Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, New York, Verso, 1993 ; trad. fr., id., L’Atlantique noir : modernité et double conscience, trad. de l’angl. par Jean-Philippe Henquel, Paris, Éd. Kargo, 2003, trad. de l’angl. par Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam, « Histoires atlantiques », 2010.
-
[2]
Filippo Zerrilli, Il lato oscuro dell’etnologia : il contributo dell’antropologia naturalista al processo di istituzionalizzazione degli studi etnologici in Francia, Rome, CISU,1998.
-
[3]
Claude Blanckhaert (dir.), Les Politiques de l’anthropologie : discours et pratiques en France (1860-1940), Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences », 2001.
Histoire politique de la France
Morin Gilles et Plas Pascal, Adrien Tixier, 1893-1946 : l’héritage méconnu d’un reconstructeur de l’État en France, préf. de Marie-Françoise Perol-Dumont, La Geneytouse, Lucien Souny, « Histoire et Mémoires », 2012, 314 p., 19 €
1Quatre socialistes ont assumé pendant plus d’un an le portefeuille de l’Intérieur dans les années 1940. Il y eut d’abord, de juillet 1942 à novembre 1943, parmi les commissaires du Comité français de Libération nationale (CFLN) à Alger, André Philip ; un colloque lui fut consacré en 2003 et ses actes ont été publiés deux ans plus tard sous le titre André Philip, socialiste, patriote, chrétien. Succédant à Édouard Dupreux, ministre de l’Intérieur depuis juin 1946, Jules Moch se forgea de novembre 1947 à février 1950 l’image d’un homme à poigne. Moins connu, Adrien Tixier a occupé la place Beauvau du 9 septembre 1944, peu après la libération de la capitale, au 26 janvier 1946. Ministre de l’Intérieur de la fin de la guerre et des temps incertains d’une République qui ne parvenait pas à se choisir un régime, il eut une fonction cruciale qui à elle seule aurait justifié le colloque qui eut lieu en mars 2009 et dont cet ouvrage propose les actes.
2Né en 1893, l’instituteur limousin Adrien Tixier, socialiste et syndicaliste, revint des tranchées avec un seul bras. Il s’engage alors avec force dans le mouvement associatif des anciens combattants et des mutilés de guerre et devient secrétaire général de la Conférence internationale des anciens combattants en 1925. Parallèlement, il est un des collaborateurs d’Albert Thomas au Bureau international du travail de la Société des nations. Directeur adjoint du BIT en 1940, il prend position contre l’armistice en juin et rejoint ensuite la France libre qu’il représente un temps aux États-Unis. Commissaire au Travail du CFLN en juin 1943, puis ministre de l’Intérieur lors de la formation définitive du Gouvernement provisoire de la République française en septembre 1944, il s’affirme comme un homme d’autorité ; c’est sur sa proposition que le Conseil des ministres dissout, un mois et demi plus tard, les milices patriotiques. Quelques semaines après le départ du général de Gaulle, le 18 février 1946, ce gaulliste toujours membre de la SFIO meurt dans une salle d’opération alors que l’on tente de lui extraire un éclat d’obus, stigmate de la Grande Guerre.
3Plusieurs aspects de cette singulière biographie sont développés dans cet ouvrage, son action dans les diverses institutions qu’il a marquées, ses rapports parfois houleux avec de fortes personnalités qu’il eut l’occasion de côtoyer, de Gaulle bien sûr, mais aussi Albert Thomas, Raymond Aubrac, Yves Farge, les problèmes qu’il a dû résoudre lorsqu’il était à l’Intérieur, mais aussi le rapport à la Haute-Vienne dont il est originaire. La question des archives, essentielle lorsque l’on tente la biographie d’un tel acteur politique, est abordée avec attention. L’on peut ainsi découvrir ce personnage dont le long séjour à l’étranger explique sans doute la place très réduite qui lui a été jusqu’à présent accordée par la mémoire et dans l’histoire.
4Christian Chevandier
Frinault Thomas, Le Pouvoir territorialisé en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 443 p., 20 €
5La loi constitutionnelle votée en 2003 modifie notamment l’article premier de la Constitution. Celui-ci stipule que, désormais, « l’organisation de la République est décentralisée ». Il s’agit là de l’aboutissement d’un long cheminement qui constitue, selon l’expression du politiste Alain Faure, le « grand récit républicain du territoire ». Le temps semble donc venu pour les historiens de proposer des synthèses concernant l’histoire de la formation de ce pouvoir territorialisé qui marque à la fois l’histoire politique, sociale et économique de la France du 20e siècle. Si l’ouvrage rédigé par Thomas Frinault, maître de conférences en sciences politiques, ne constitue pas à proprement parler une synthèse de ce type, la première partie du livre propose des pistes de réflexion pour remettre le sujet évoqué dans une perspective historique. Le lecteur trouvera un certain nombre d’étapes qui marquent l’évolution de l’État concernant le partage de ses prérogatives avec les pouvoirs locaux qui se mettent en place tout au long de la période contemporaine. L’auteur place avec raison l’accent sur l’échelon régional qui est sans nul doute celui ayant le plus évolué au cours du 20e siècle. Du régionalisme tel que le concevait Maurras et dont Vichy tenta une première application, jusqu’à la création des établissements publics régionaux en 1972, puis des conseils régionaux comme collectivités locales à part entière dix ans plus tard, on mesure le chemin parcouru. S’il serait urgent de disposer d’une véritable histoire de la décentralisation au 20e siècle, ce livre fait prendre conscience aux historiens de l’intérêt de l’interdisciplinarité pour appréhender l’évolution de la notion de territoire au cours du 20e siècle. Si l’idée de classe sociale ne serait guère dévalorisée pour autant, il est évident que l’entrée par le territoire donne une clé de lecture indispensable afin de saisir l’ampleur des bouleversements intervenus en grande partie au cours de la seconde moitié du 20e siècle, et qui renseigne autant sur la constitution des systèmes politico-administratifs locaux que sur les mutations de l’État central. Comme les travaux de Maurice Agulhon ont fortement contribué à réhabiliter la question locale, cet ouvrage invite les historiens à faire de même pour les périodes contemporaines les plus récentes. Comme le souligne l’auteur dans son introduction, si personne ne semble devoir contester la longue tradition centralisatrice qui marque l’histoire contemporaine, en revanche, les controverses ne manquent pas de surgir lorsqu’il s’agit d’en établir la chronologie exacte.
6Thibault Tellier
Lenclud Gérard, En Corse, une société en mosaïque, Paris, Éd. de la MSH, « Ethnologie de France », 2012, 270 p., 21 €
7Rares sont les travaux relatifs à la Corse dans le domaine de l’ethnologie qui revêtent un intérêt dépassant les frontières de l’île. C’est sans doute une des raisons qui légitiment la parution de cet ouvrage dont l’auteur annonce, dès l’avant-propos, les limites. En effet, ce volume est composé d’articles parus, pour la plupart, dans les années 1970 et 1980, et signés par un des ethnologues qui s’étaient alors lancés dans des enquêtes de terrain et des dépouillements d’archives. De fait, l’intérêt est ailleurs : ces textes résultent d’une démarche tenant aussi de la science historique, puisqu’ils offrent un regard photographique sur la Corse de cette période, sans négliger l’inévitable rapport au passé.
8Les recherches de l’auteur l’ont donc conduit à pénétrer une société rurale corse en crise et en phase de cristallisation. Le contexte de ces années 1970 est celui d’une modernisation de l’île dans ses anciennes franges littorales au détriment des villages de l’intérieur. Le choc de cette modernité inversante engendre un repli imaginaire sur la reconstruction identitaire d’une société passée ; sur des structures et des modes de fonctionnement traditionnels et réels, mais devenus idéalisés et mythifiés.
9Ceux-ci réapparaissent à travers les thématiques des articles dont le fil conducteur réside dans l’éclatement constitutif de cette société que les effets de la modernité achèvent de désagréger. À cet égard, le cas du pastoralisme examiné dans le premier article est édifiant. L’auteur démontre ensuite comment la complexité des liens entre groupe humain, espace d’habitation et système de production doit être appréhendée à travers les réalités sociales et symboliques plutôt qu’à travers les modèles issus de sources officielles trop rigides et inadaptées. La preuve en est la transmission du patrimoine et l’organisation de la propriété pensées dans leur relation avec le fonctionnement économique, social et symbolique du groupe dont traitent le troisième et l’avant-dernier article. L’ouvrage s’attaque également aux mœurs politiques insulaires. Aux rapports de forces sous-tendus par les pratiques d’un clanisme intégré au système social et culturel ainsi que « relais politisé du pouvoir d’État » succèdent des réflexions critiques sur un ouvrage de José Gil paru en 1984 et portant sur le clanisme en Corse. Enfin, un dernier texte a pour sujet l’analyse du régime traditionnel de la protection, expression des pratiques clientélaires caractérisant le clanisme, à travers et au-delà des grilles de lecture holiste et individualiste.
10Finalement, ces articles demeurent des références stimulantes. Quand bien même auraient-ils subi les outrages du temps, ils n’en présentent pas moins un état de la recherche lors des dernières décennies. En ce sens, cet ouvrage nous renvoie à la visibilité scientifique de la Corse d’aujourd’hui. Rares sont les travaux d’une telle qualité sur la société insulaire actuelle. Faut-il y voir le signe révélateur d’une certaine crise de la recherche insulaire dans cette discipline ?
11Sylvain Gregori
Histoire économique et sociale de la France
Lagneau-Ymonnet Paul et Riva Angelo, Histoire de la Bourse, Paris, La Découverte, « Repères », 2012, 126 p., 10 €
12Il n’existait pas de synthèse récente sur l’histoire des marchés financiers de Paris : ce petit livre, à la fois riche et synthétique, vient combler cette (immense) lacune. Sa richesse vient d’abord de l’approche choisie : à eux deux, Paul Lagneau-Ymonnet et Angelo Riva combinent les métiers de l’historien, du sociologue et de l’économiste, et parviennent à articuler ces différents savoir-faire pour mieux décrire les enjeux et les ressorts de ces institutions bien particulières que sont les marchés financiers. Toutefois, une première précision s’impose d’emblée, pour corriger un titre un peu malheureux, lié à la polysémie du terme « Bourse » : lieu professionnel, mais aussi scène sociale, bâtiment, mécanisme économique et institution. L’ouvrage ne porte en réalité que sur la Bourse de Paris, sauf quelques notes sur les bourses étrangères et provinciales, mais selon une conception extensive qui en aborde tous les aspects mentionnés ci-dessus.
13Sous cette seule réserve, l’ouvrage tient le programme de son titre et conduit le lecteur depuis la fondation officielle de la Bourse de Paris en 1724 aux développements les plus récents. Tour à tour, nous sommes guidés dans les arcanes des jeux et des instruments boursiers ou auprès des décideurs économiques et politiques. Les grandes scansions de l’histoire de France se retrouvent aussi bien dans l’évolution de la cote boursière (c’est-à-dire dans la variation de la valeur de marché des titres cotés) que dans les modifications des rapports de force entre les différents acteurs qui se rencontrent sur les marchés formant la Bourse de Paris.
14C’est là l’apport principal et original de l’ouvrage. En effet, loin de se fonder sur un travail de seconde main, l’Histoire de la Bourse est en réalité une synthèse des recherches approfondies des deux auteurs pendant et après la réalisation de leur thèse de doctorat. Or, tant en raison du format que des choix éditoriaux, ce rapport aux sources originales demeure presque entièrement absent du texte : ce n’est pourtant pas un travers que d’avoir, patiemment, classé et organisé les archives de l’ancienne Compagnie des agents de change ! Toujours est-il que c’est grâce à cette approche fine, acquise dans les archives et par des entretiens oraux que les auteurs parviennent à restituer cette dimension conflictuelle, trop souvent ignorée, de la Bourse : non seulement s’y confrontent, s’y concurrencent et y coopèrent des catégories variées (financiers publics, banquiers, agents de change, émetteurs, boursicoteurs, grands spéculateurs, etc.) mais le marché lui-même est aussi divisé en plusieurs compartiments à la fois complémentaires et opposés, dont le « Parquet » (doté en droit d’un quasi-monopole) et la « Coulisse » demeurent l’exemple le plus frappant.
15Généreusement pourvu en encadrés explicatifs – parfois un peu elliptiques (notamment ceux sur la spéculation ou la stabilisation du franc sous Poincaré) – et en tableaux et graphiques, doté d’une bibliographie très complète, cet ouvrage représente l’une des meilleures portes d’entrée dans l’histoire financière, utile à l’étudiant de licence, au chercheur ou au professionnel des marchés.
16Patrice Baubeau
Chessel Marie-Emmanuelle, Consommateurs engagés à la Belle Époque : la Ligue sociale d’acheteurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, 345 p., 28 €
17L’auteure, spécialiste de l’histoire et de la sociologie de la consommation, met en contexte l’histoire d’une association, la Ligue sociale d’acheteurs (LSA), née en 1902 et qui, au zénith de son fonctionnement (dix ans plus tard) n’a que quatre mille cinq cents adhérents individuels sur toute la France. La radiographie de la LSA permet de mieux comprendre la « nébuleuse réformatrice ». Des catholiques convaincus et reconnus comme tels, appartenant à la bourgeoisie française aisée et éduquée, très ouverts sur le monde extérieur (paradoxalement sur les pays protestants anglo-américains qui les inspirent, les consumers’ leagues) se rallient à la République, laquelle ne leur a laissé ni espace social ni espace politique pour s’exprimer. En militant pour une réforme des modes de consommation, ils vont participer à la construction du catholicisme social et utiliser cette plateforme associative comme voie d’accès à la res publica.
18Le couple d’Henriette et Jean Brunhes est à l’origine de la LSA. L’association est mixte (c’est totalement inattendu à cette période), mais les rôles entre les hommes et les femmes, à l’intérieur de la Ligue, sont répartis en fonction de critères genrés, avec des avancées différenciées selon les sexes. Les femmes, épouses, mères et consommatrices, se font enquêtrices. Ce faisant, elles s’invitent dans la sphère publique mais elles restent exclues du processus parlementaire ; les hommes, auteurs, conférenciers et citoyens se font réformateurs et se préparent à participer aux instances démocratiques et républicaines.
19La LSA met en avant la responsabilité des consommateurs qui achètent à bas prix ou qui font leurs courses le dimanche. Elle affirme que cet état d’esprit entretient la concurrence entre producteurs et que cette compétition débouche sur la baisse des salaires et sur de mauvaises conditions de travail. La ligue prouve que les consommateurs peuvent, par leur engagement personnel, collectif ou associatif, avoir une action directe sur le social. La LSA s’illustre successivement dans trois campagnes : la réforme du travail des couturières, le repos du dimanche, le travail de nuit des boulangers. Après la guerre, de nouvelles opportunités d’action politique s’ouvrent, dans la République, pour les catholiques sociaux. La LSA, privée de son fondateur, s’étiole lentement au profit d’autres associations.
20On trouve également dans ce livre des développements pointus sur les liens des acteurs avec leurs homologues anglais ou états-uniens, sur le Sillon, sur le genre et sur le féminisme, sur les enquêtes sociales, sur les consommateurs, sur le catholicisme. Les sources sont diversifiées et abondantes, la bibliographie (anglophone et francophone) est riche. C’est un ouvrage bien mené et neuf qui évite les défauts de la monographie. Il répond aux problématiques qu’il pose. Il donne un éclairage inédit sur la complexité de la société française à la Belle Époque, déjà intégrée dans un cadre mondialisé. Enfin, il nous fait entrer de plain-pied dans la préhistoire des associations de consommateurs.
21Nicole Fouché
Thénard-Duvivier Franck (coord.), Hygiène, santé et protection sociale de la fin du xviiie siècle à nos jours, Paris, Ellipses, 2012, 288 p., 23,50 €
22Principalement destiné aux khâgneux préparant le concours commun à l’École normale supérieure et à l’École nationale des Chartes, cet ouvrage ne se veut pas stricto sensu un manuel mais un livre à visée plus large, composé de quatre parties : un état de la recherche correspondant au programme, deux chapitres sur les « problématiques actuelles » issus de tables rondes de spécialistes, quatre sujets corrigés et enfin des « outils » (bibliographie, glossaire, chronologie, comptes rendus rédigés par des étudiants, etc.). Seule la première fera l’objet de ce compte rendu.
23Les deux premiers chapitres, assez courts et de synthèse, sont centrés sur le 19e siècle : alors que Didier Nourrisson retrace les prémices de l’hygiénisme et des politiques de santé publique, Olivier Faure relit l’histoire des patients face à la maladie et à la médecine au prisme de l’évolution des approches historiennes (patients d’abord considérés comme passifs et rétifs, puis consommateurs doués de raison et enfin, depuis quelques années, acteurs de leur maladie).
24Trois chapitres plus longs sont ensuite consacrés à la Grande Guerre. Traitant du soin des corps, Sophie Delaporte aborde les nouvelles questions posées aux médecins et la remise en cause des anciens principes thérapeutiques, via le passage de l’abstentionnisme à l’interventionnisme (cas des blessures au ventre et des traumatismes psychiques, thérapeutiques d’urgence), puis à la conservation (exemples de « l’amputation en saucisson » et des reconstructions faciales). Celui de Vincent Viet ouvre un chantier historiographique encore en friche pour le 20e siècle : appuyé sur la figure de Justin Godart, l’auteur analyse comment une politique nationale de santé publique s’est faite jour durant la Grande Guerre (politique dont il examine successivement la genèse, les modalités et contraintes, puis les (bons) résultats) pour disparaître ensuite jusqu’aux années 1950. Patrick Zylberman se centre lui sur la grippe dite espagnole de 1918-1920, qui aurait infecté deux tiers de la population mondiale et fait cinquante millions de morts, en en examinant les grandes caractéristiques générales, la propagation en France, les apories et la postérité.
25Dans un dernier chapitre, Yannick Marec propose enfin une vaste synthèse sur la construction de la protection sociale en France. Mise au point avertie et salutaire sur un champ historiographique peu couvert, l’article distingue trois grandes périodes : de 1789 aux années 1870, un rôle prépondérant des œuvres et des hôpitaux nonobstant quelques notables initiatives ; de 1870 à 1914, une lente construction avec un rôle important du niveau local ; de 1914 à 1939 enfin, le tournant du conflit et un élargissement de la protection sociale.
26Ces six chapitres sont donc de prétention et de format inégal, oscillant entre la synthèse, plus ou moins fournie, et l’ouverture de chantiers historiographiques. Ouvrage composite ciblant principalement les classes préparatoires, il n’en est pas moins utile aux historiens curieux de ces sujets. Bref, une initiative à saluer.
27Axelle Brodiez-Dolino
Gueslin André et Stiker Henri-Jacques (dir.), Les Maux et les mots de la précarité et de l’exclusion en France au xxe siècle, Paris, L’Harmattan, 2012, 213 p., 21,50 €
28Ce recueil rassemble une douzaine d’interventions présentées à des journées d’études organisées par le laboratoire Identités, Cultures, Territoires (ICT) de l’Université Paris-VII. Comme l’indique André Gueslin, il prolonge d’autres travaux menés dans cette université depuis plus de trois décennies sur les questions de marginalité, de pauvreté et d’exclusion dans la longue durée. Cette publication a bénéficié de l’aide de l’Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale. Son originalité est de porter principalement sur le 20e siècle et de centrer la problématique sur la grande pauvreté et le handicap, mais sans exclusive. D’autres thématiques sont en effet abordées, comme celle de la prison, de la sortie du marché du travail ou de l’immigration. Il s’agit de s’attacher autant aux représentations et au ressenti des populations concernées qu’aux réalités sociales induites par la précarité et l’exclusion.
29La première partie évoque des aspects parfois inattendus, comme la sexualité entravée des pauvres handicapés (H.-J. Stiker) ou l’automutilation et le suicide des prisonniers en France après 1944 (M. Boucher). D’autres situations sont sans doute mieux connues mais les textes proposés mettent l’accent sur des évolutions et des spécificités concernant par exemple la définition même des précaires parmi les ouvriers du début 20e siècle (B. Jung) ou les problèmes de santé chez les jeunes à la fin du siècle (E. Thévenin). De même l’analyse de l’exclusion des immigrés par le logement dans la France des Trente Glorieuses permet de rompre avec des idées reçues selon lesquelles les HLM auraient été construits pour y parquer les immigrés (M.-Cl. Blanc-Chaléard). L’action éducative du catholicisme social chez les tuberculeux est abordée avec l’étude de l’association Auxilia et du rôle des Équipes sociales de Roger Garric (P. Bousseyroux).
30La seconde partie est centrée sur les questions des dénominations et des représentations évolutives de la précarité et de l’exclusion. Le milieu associatif lyonnais propice à l’engagement caritatif des catholiques a longtemps été marqué par la recherche du « bon pauvre » avant de s’ouvrir à de nouvelles formes de précarité liées à l’absence de logement et à la vieillesse, puis à la question des « nouveaux pauvres » et des exclus (A. Brodiez-Dolino). André Gueslin prend en compte le caractère récurrent de la stigmatisation des vagabonds, en particulier des SDF, dans une étude fouillée sur les modes de leur désignation. La souffrance psychique comme forme d’exclusion est abordée par J.-C. Coffin dans un texte très riche. Les évolutions intervenues dans le champ du handicap et du traitement social des déficiences sont évoquées par I. Ville.
31La troisième partie, plus courte, gravite autour de l’histoire du care avec un regard venant d’outre-Atlantique (Y. Cohen) et une remise en cause du « mythe de l’État libéral ». Cette appréciation est d’ailleurs explicitée par André Gueslin à propos du cas français du 19e siècle. Henri-Jacques Stiker conclut de manière synthétique un ouvrage dont l’intérêt principal est de mettre l’accent sur la diversité des approches possibles de la précarité et de l’exclusion.
32Yannick Marec
Deluermoz Quentin, Policier dans la ville : la construction d’un ordre public à Paris, 1854-1916, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 408 p., 38 €
33En étudiant les relations qui s’établissent entre la police et la société, Quentin Deluermoz détient une particularité étonnante : il est face à des sources très lacunaires, notamment au moment de la Commune et peu après ; cette absence lui profite admirablement, tant il tient avec vigueur, conviction et efficacité les liens qui se tissent entre l’opinion publique et l’agent au « bâton blanc » (1896), à travers une étude des journaux, périodiques et peintures (Félix Valloton, Honoré Daumier), caricatures, romans de tous ceux qui prirent pour cible cette curieuse institution que devint la police à partir de 1854. Son étude est alors inventive et passionnante pour que soit compris l’effort policier, ses avancées, ses déconvenues. En effet, tout en se structurant, cette police est caricaturée, peu aimée et par moments très critiquée pour sa dévirilisation.
34Au 18e siècle, bien que peu élaborée, mais présente, la police faisait à la fois peur tandis qu’on savait lui échapper. Ici, elle se « colle » aux transformations haussmanniennes de la ville, est d’abord et surtout se veut visible dès 1854, pour prévenir les émeutes et lutter contre le crime, tout en cherchant « à se faire aimer ». Voici l’espace urbain quadrillé : armées, gardes nationaux, gardes républicains, commissaires de police, police, police municipale. C’est l’apparition du sergent de ville peu formé, mûri dans un apprentissage pratique qui ne lui permet guère d’inventivité. Du côté de l’opinion publique, règne non seulement de l’incertitude mais quelque chose comme de la détestation, issue de la figure si noire d’Eugène-François Vidocq. Les textes littéraires sont nombreux à faire du visage policier celui d’un homme détestable, pourtant jamais débarrassé de sa figure paternelle.
35L’intelligence de Quentin Deluermoz est d’avoir su travailler avec un nombre de sources considérables comme la littérature, la peinture, la sociologie (Erving Goffman), la philosophie (Michel Foucault, Norbert Elias), les photographies et cartes postales, tâchant de donner à chacune leur place et leur possibilité d’explication face à cette mise en place chaotique mais réelle d’une sorte d’ordre public. La Commune, écrit-il, ne fut pas un moment crucial pour l’organisation de la police comme on aurait pu le croire. Il fallut attendre plusieurs années pour voir le sergent de ville à la fois honni en raison de sa brutalité inquiétante, la présence de son chien, et reconnaissable par son symbolique « bâton blanc ». Au 19e siècle, la littérature en fit un personnage important ; Jules Vallès, Rouletabille, Victor Hugo ou l’énorme épopée de Fantomas (1911-1913) sont toujours présentes dans nos représentations et notre imaginaire. Les romans sont emplis de héros enquêteurs (Juve inspecteur de police en Fantomas) confrontés à d’inutiles gardiens de la paix, marqués par les caricatures.
36La moustache trop visible, bedonnant, le gardien de la paix figure partout, connu pour sa bêtise mais aussi pour son autorité. Marqueur métropolitain, il fleurit dans les cartes postales et montre que sans lui, aucun mouvement de foule ne pourrait se passer bien. Serviteur de la publicité, il est l’apôtre de la marque Zan ; en même temps, on le verra lutter entre 1885 et 1905 contre les apaches qui représentent son image inversée.
37Quentin Deluermoz conclut avec finesse sur le modèle londonien de la police, évoqué tout au long du livre et envié par de nombreuses métropoles. Il insiste aussi sur une chaotique temporalité des rapports entre police et société, pouvoir et visibilité qui, déjà, sont traversés par l’aventure littéraire et médiatique encore à son commencement.
38L’ordre mené par les gardiens de la paix sera toujours menacé ; la rue est à la fois leur lieu, et celui de leur impossible insertion.
39Arlette Farge
Le Breton Éric, Pour une critique de la ville : la sociologie urbaine française (1950-1980), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le sens social », 2012, 298 p., 18 €
40Depuis la fin du 19e siècle et les premiers travaux de Maurice Halbwachs, la sociologie a joué un grand rôle dans la compréhension des phénomènes urbains qui caractérisent la France au 20e siècle. À la suite de l’ouvrage de Michel Amiot qui traitait de la sociologie urbaine et de son rapport à l’État au 20e siècle, l’auteur entreprend ici d’étudier plus spécifiquement la période allant de 1950 à 1980. Ce choix s’explique par le fait qu’il s’agit de comprendre quel a été le rôle spécifique de la sociologie urbaine dite critique vis-à-vis de ce qui apparaît effectivement être une révolution urbaine.
41La sociologie urbaine va dès lors se trouver à la confluence de deux orientations : d’une part, l’explicitation de l’urbanisation en tant que telle et ses conséquences sur la vie des habitants ; d’autre part, l’effervescence intellectuelle qui caractérise cette période et qui voit s’affronter différents systèmes de pensée qui appréhendent, de manière renouvelée, le débat sur le modèle de civilisation urbaine qui doit prévaloir. Plusieurs grands courants de pensée vont structurer la sociologie urbaine, qu’il s’agisse du marxisme, de la psychanalyse ou bien encore du catholicisme de gauche pour ne citer que ceux-là. À partir d’un vaste échantillon de sources, en particulier ce que l’on désigne sous le terme de « littérature grise » (études, rapports, etc.), l’auteur étudie la contribution de chacun de ces courants à l’urbain, ainsi qu’à la diffusion des idées dans différents milieux, qu’il s’agisse des partis politiques, des syndicats ou bien des associations se mobilisant sur ces questions. Chaque courant est analysé en fonction de ses origines, de ses singularités et de son influence.
42Le lecteur retrouvera ici les noms incontournables de la pensée urbaine, tels que ceux d’Henri Lefebvre et de Paul-Henry Chombart de Lauwe. Si ces sociologues sont aujourd’hui bien connus, des chercheurs qui s’intéressent à l’évolution de la ville au 20e siècle et d’autres courants comme le Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (CERFI, fondé par Félix Guattari en 1967) demeurent encore peu étudiés. Pour les courants respectivement animés par Henri Lefebvre et certains marxistes tels Manuel Castells et Jean Lojkine, il s’agit d’appréhender les réalités urbaines comme le produit historique de rapports de force entre acteurs sociaux. En revanche, les courants inspirés par Paul-Henry Chombart de Lauwe mettront davantage l’accent sur la production habitante de l’urbain. Opposés, ces courants sont à l’origine d’une réflexion et de mises en pratique qui marquent l’évolution de la pensée urbaine pendant les Trente Glorieuses. Au début des années 1980, les schémas d’explication globale dans le domaine des sciences sociales étant remis en cause, la sociologie urbaine s’épuise. Comme le suggère l’auteur, la sociologie urbaine, souvent vent debout contre l’État, laisse la place à une sociologie plus accommodante, qui souligne surtout la valeur de l’expertise. Si cet ouvrage met évidemment l’accent sur l’histoire d’un champ disciplinaire, il restitue aussi la place qui fut celle des sciences sociales dans l’appréhension globale du devenir de la société elle-même.
43Thibault Tellier
Bohuon Anaïs, Le Test de féminité dans les compétitions sportives : une histoire classée X ?, Paris, Éditions de l’iXe, 2012, 192 p., 18 €
44Parangon de la modernité, le sport est également un moteur majeur des processus de la mondialisation. Bien plus qu’un simple miroir de la société, il réactualise singulièrement la plupart des enjeux, des tensions, des rivalités, des équilibres (sociaux, culturels, économiques, politiques) de ses pratiquants et des institutions ou organisations chargées de son gouvernement. Placée au cœur de l’actualité par le cas Caster Semenya en 2009, la question de la claire séparation entre hommes et femmes dans la pratique sportive de haut niveau (et plus largement dans la société) fait débat, et doit être comprise à l’aune d’une histoire de plus d’un siècle. Autour de ce cas, Anaïs Bohuon développe une généalogie des discours de justification des dispositifs de contrôle de la féminité.
45Chronologiquement, les tests de féminité sont mis en place dans le cadre de la guerre froide dont les conséquences sur le champ sportif sont nombreuses (dopage, boycottage, exacerbation des rivalités, etc.), et poussent l’Occident à réagir, notamment sur le terrain du genre en cherchant à constituer, par les tests de féminité, un rempart contre les sportifs du bloc de l’Est, comme un reflet de deux modèles de libération des femmes. Après la chute de l’URSS, les craintes de renversement de l’ordre sexué des pratiques sportives se déplacent autour des clivages entre le Nord et le Sud, comme l’illustre la situation de la Sud-Africaine Semenya. Le sport demeure un espace social profondément « politique », où l’important n’est pas uniquement de participer mais bien de briller comme nation et d’exister sur la scène internationale.
46En termes de méthodologie et de sources, force est de souligner la densité des documents utilisés, malgré certaines incertitudes au regard de leur représentativité réelle (médecins interviewés, revue de presse, etc.). Si le choix éditorial a été de ne pas inclure d’images (pour ne pas créer chez le lecteur les soupçons visuels si souvent invoqués dans les situations de test), nous regrettons notamment le faible recours à la presse généraliste et sportive des cinquante dernières années.
47L’histoire du 20e siècle est aussi celle du développement et du triomphe des grands événements sportifs : Jeux olympiques, Coupes du monde de football ou encore championnats du monde, et l’ouvrage d’Anaïs Bohuon apporte un regard critique sur l’histoire de ces événements, qui deviennent autant d’occasions pour les institutions sportives de réaffirmer (ou plutôt « de se rassurer sur » ?) la dichotomie de l’espèce humaine par-delà les incohérences éthiques de telles mesures et de tels dispositifs. Gageons que l’ouvrage puisse influencer les débats contemporains et participer de l’érosion du machisme persistant dans le champ sportif.
48Grégory Quin
Livres et radio
Dubot Bruno et Mollier Jean-Yves, Histoire de la Librairie Larousse (1852-2010), Paris, Fayard, 2012, 736 p., 28 €
49L’histoire de la Librairie Larousse se déroule en trois actes. Il y a d’abord l’œuvre du fondateur, Pierre Larousse, instituteur de formation et auteur d’une série de manuels scolaires de grammaire et de lexicographie dont la qualité pédagogique permet de jeter les bases de l’entreprise. Abandonnant la gestion commerciale à Augustin Boyer, il peut se consacrer à l’œuvre qui va absorber toute sa vie à partir de 1862, la rédaction du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle dont la publication s’étendra de 1863 à 1876 ; Pierre Larousse, mort le 3 janvier 1875, n’en aura pas vu l’achèvement. La production de livres scolaires et de dictionnaires n’est pas seulement, pour l’éditeur, l’exploitation de domaines éditoriaux très porteurs dans ce milieu du 19e siècle ; c’est aussi un choix dicté par un goût personnel pour la lexicographie et une foi militante dans l’éducation. À la fin des années 1880 s’ouvre une période de grande prospérité pour une maison d’édition à qui le livre scolaire offre toujours une base solide de revenus que viennent compléter les réussites dans le domaine des dictionnaires et encyclopédies. À la différence du Grand Dictionnaire universel, assumant clairement sur beaucoup de sujets des positions subjectives, républicaines et anticléricales notamment, le Nouveau Larousse illustré, puis le Petit Larousse illustré (1905) dont la couverture s’orne de la belle Semeuse dessinée par Eugène Grasset, sont consensuels. Les héritiers de Larousse et Boyer ont abandonné le militantisme du fondateur et cherché avant tout à capter la clientèle du plus grand nombre, offrant des ouvrages séduisants, de taille plus modeste, d’un prix attractif et répondant parfaitement aux attentes d’un public formé par l’école républicaine. L’affichage d’opinions politiques, en l’occurrence les sympathies maurrassiennes de certains héritiers et dirigeants, susceptibles de détourner de la maison la clientèle des instituteurs, est donc banni. Devenue la référence en matière de dictionnaires, la Librairie Larousse se hisse parmi les premières maisons d’édition françaises derrière Hachette qui lui abandonne ce secteur ; elle peut affronter la dépression économique des années 1930 et la fin d’une gestion paternaliste des rapports sociaux sans perdre la solidité de sa position.
50La dernière partie se joue sur fond de modernisation rapide des moyens de production, avec le développement de l’offset et des moyens de gestion grâce à l’informatique. La prospérité de l’après-guerre aidant, la Librairie Larousse ne reste pas inactive face à l’arrivée d’ouvrages concurrents comme les dictionnaires Robert, le Quid ou les ouvrages produits par Bordas, mais le coût croissant des investissements la rend désormais vulnérable. L’imprimerie qui, depuis Pierre Larousse, garantissait l’excellence de la difficile impression des dictionnaires, est en 1973 la première victime : sa modernisation est jugée trop coûteuse et elle est abandonnée. Cette même décennie est marquée par le demi-échec, qui a valeur de symbole, du Grand Larousse de la langue française, malgré ses qualités, et de la Grande Encyclopédie Larousse, deux entreprises coûteuses qui devaient permettre à la Librairie de renouer avec les grands succès du passé. Larousse a perdu sa prééminence dans ce domaine et ne peut plus échapper aux appétits des deux grands groupes qui, depuis le début des années 1960, opèrent la concentration de l’édition française. L’histoire de la Librairie Larousse est très représentative de celle des maisons d’édition nées au milieu du 19e siècle, de la construction de leur prospérité à leur essoufflement à la fin du 20e siècle. Comme beaucoup d’entreprises françaises, elle donne aussi l’exemple d’un mode de gouvernance familial, qui ne va pas sans conflits internes ni dangers, la filiation ne garantissant pas la compétence, même si la dernière génération a fait des études la préparant à ses futures fonctions. Toutefois, un siècle après la mort du fondateur, le sentiment d’appartenance s’affaiblit chez les héritiers ; ceux-ci se résolvent plus facilement à l’abandon d’une indépendance qui soumet la Librairie aux intérêts économiques de groupes pour qui l’édition n’est qu’une part d’activité.
51Reprenant l’essentiel de son excellente thèse, Bruno Dubot, en collaboration avec Jean-Yves Mollier, restitue, de façon détaillée et synthétique à la fois, l’histoire économique et sociale d’une entreprise en même temps que l’histoire d’une production éditoriale qui a marqué son époque.
52Élisabeth Parinet
Maréchal Denis, RTL, histoire d’une radio populaire : de Radio Luxembourg à RTL.fr, Paris, Nouveau Monde, 2010, 582 p., 25 €
53À l’heure où la recherche sur la radio et la télévision en France connaît une belle vitalité, cette volumineuse monographie de la station de la rue Bayard arrive à point nommé. Son auteur, Denis Maréchal, professionnel de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), en avait déjà livré une première mouture en 1994, issue d’une thèse de doctorat soutenue sous la direction de Jean-Noël Jeanneney. L’immense mérite de ce chercheur consiste à reprendre l’entreprise là où il l’avait laissée et à la poursuivre jusqu’à nos jours. On retrouve l’objectif initial (présenter les différentes manières dont RTL s’est assuré, depuis les années 1930, « un rayonnement radiophonique de premier plan en Europe »), prolongé jusqu’à la période contemporaine. Le lecteur est conduit à explorer les ambitions premières d’une radio conçue dès l’origine comme populaire et de qualité (« RTL, c’est vous ! »), à découvrir les chemins empruntés par la station pour résister à l’« accident industriel » de 2000 (le renvoi de Philippe Bouvard et la chute d’audience qui s’en est suivie) et à comprendre comment elle s’est adaptée aux défis d’Internet et des nouvelles technologies. Denis Maréchal a donc remis l’ouvrage sur le métier pour livrer un récit complété grâce à de nouvelles sources : des récits d’animateurs ou de journalistes ; des fonds inédits tel celui du technicien Gaston Lherbier ; de nombreux témoignages oraux et même des sources sonores, à savoir les émissions elles-mêmes.
54Ainsi, à coups de chapitres qui présentent une histoire chronologique de RTL, se dessine l’évolution d’une entreprise privée, résolument européenne, où se lisent en creux les grands enjeux économiques, culturels et politiques du 20e siècle. Avec de grandes questions qui servent de fil directeur au livre : comment faire une radio de qualité pour concurrencer les radios publiques dans les années 1930 ? Que dire des silences de la Seconde Guerre mondiale ? Quels sont les traits remarquables de ce grand poste populaire de l’après-guerre devenu première radio de France en 1962 ? Quels paris industriels ont été tentés pour les années 2000 ? À la lecture des analyses précises qui lui sont offertes, le lecteur ne manquera pas d’être frappé par quelques caractéristiques remarquables de cette radio périphérique : la volonté précoce de développer des programmes européens (au début, chaque soirée est même consacrée à un pays) ; l’ouverture au-delà de la francophonie ; l’importance du modèle américain music and news, dans lequel cohabitent la chansonnette et la musique savante ; la place du feuilleton radiophonique ; le rôle accordé très tôt à la musique, particulièrement celle de variétés ; le développement des jeux étroitement corrélé à celui de la publicité ; la place, nodale, attribuée aux émissions religieuses.
55Denis Maréchal décrit par le menu des émissions dont certaines sont devenues mythiques et brosse, en parallèle, des portraits savoureux de journalistes et d’animateurs emblématiques de la station. Quelques noms se détachent : le poète, Robert Desnos, qui brille dans la rédaction par sa création de ritournelles chantées, transformées en slogans publicitaires hors pair ; Saint-Granier (avec, entre autres, son « Pêle-mêle » musical) ; Louis Merlin, le speaker d’avant-guerre, à la fois technicien, metteur en ondes et chef de la publicité ; à partir de 1957, Jean Luc, directeur des programmes tout entier dédiés aux « braves gens » ; Gilbert Cesbron, véritable autorité morale qui exerce son magistère sur la production de feuilletons (« La famille Duraton », « Nicole et l’amour », « Sissi », etc.) ; Zappy Max, aux manettes des années 1950 à 1966, avec plusieurs émissions mémorables (« Le Crochet », « Quitte ou double », « Vas-y Zappy ») ; plus récemment, Ménie Grégoire ou Philippe Gildas.
56En outre, et ce n’est pas son moindre mérite, l’ouvrage propose de précieuses mises au point sur les choix financiers de la station. De longues pages sont dédiées à Information et publicité, cette filiale d’Havas, créée par Paul Deharme, devenue son véritable outil de promotion. Quant à Jacques Lacour-Gayet, voilà un homme dont le mérite est de permettre à des capitaux français d’investir entre les deux guerres dans une radio qui dépend d’un émetteur situé en dehors de l’Hexagone, au Luxembourg.
57Denis Maréchal dresse donc là un portrait à la fois vivant, dense et polymorphe (pas toujours synthétique mais qu’importe) d’une entreprise radiophonique singulière. Ce faisant, l’ouvrage trouve toute sa place dans le champ d’une histoire des médias qui attire l’attention sur les conditions de production, sur les acteurs et sur les programmes. Plus largement, il contribue à nourrir la réflexion autour de ce que peut être une radio populaire.
58Pascale Goetschel
Communismes
Blum Alain et Shapoval Yuri, Faux coupables : surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934) : l’exemple de M. Grusevskij et S. Efremov, Paris, CNRS éditions, « Collection mondes russes et est-européens », 2012, 348 p., 29 €
59Le détail de l’activité de la police politique soviétique reste mal connu. L’ouverture des archives tant vantée n’a que parcimonieusement concerné celle de la Tcheka et des structures qui lui ont succédé. Le livre d’Alain Blum et de Yuri Shapoval est l’un des rares qui permettent d’approcher au plus près son travail. Il se fonde essentiellement sur le dossier élaboré à la GPU (direction politique d’État) au sujet de l’historien ukrainien Mikhail Grouchevski. Il s’agit d’une source rare, mais les archives ukrainiennes sont désormais plus simple d’accès que celles de Moscou. Les deux historiens ont choisi, et c’est l’un des apports remarquables de leur travail, de rendre ces documents accessibles au plus grand nombre en les traduisant et en les publiant en partie dans le livre, en partie sur une page Internet consacrée au livre (http://cercec.ehess.fr/fauxcoupables).
60Mikhail Grouchevski est un historien formé avant la révolution de 1917. Il développe l’idée d’une histoire autonome de l’Ukraine, indépendante de celle de la Russie. Homme de science, il est également engagé dans la cité, puisqu’il est persécuté par le régime tsariste et devient le président de la Rada centrale ukrainienne, le parlement de l’Ukraine indépendante, en 1917 et 1918. Il s’exile avec l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks pour ne revenir qu’en mars 1924. Il est immédiatement mis sous surveillance par le GPU.
61Quatre des cinq chapitres du livre racontent l’histoire de cette surveillance et de ses conséquences. Menant une réflexion à l’intersection de la biographie, de l’histoire de la communauté scientifique ukrainienne et de celle des méthodes de répression et de contrôle soviétique, les deux auteurs mettent en lumière plusieurs points essentiels. L’extrême difficulté des anciennes élites à s’adapter au nouveau régime est bien connue, mais l’exemple de Grouchevski, rentré en URSS à la suite de la promesse d’une politique d’ukrainisation menée par les Soviétiques dans les années qui suivent la fin de la guerre civile, est passionnant. Le brusque changement de politique laisse l’historien désemparé, désorienté, avant qu’il soit à son tour victime de la répression.
62Alain Blum et Yuri Shapoval déterminent également une chronologie de la surveillance, beaucoup plus systématique à partir de 1926, beaucoup plus criminalisante après 1929. Ils montrent aussi la banalité de la surveillance et sa quotidienneté. Les milliers d’annotations sans importance dans un premier temps, le travail des informateurs, celui des scrutateurs du courrier. Ils insistent enfin sur l’importance de la réinterprétation de cette masse de faits par la police politique au moment où la répression s’abat et où des procès spectacles sont élaborés (des pages importantes sur les logiques de l’aveu concluent l’étude). Le quotidien n’est désormais plus banal, mais lu politiquement, criminalisé. Malgré une construction parfois déroutante, ce livre constitue une étape significative de notre connaissance de la répression soviétique.
63François-Xavier Nérard
Marangé Céline, Le Communisme vietnamien (1919-1991) : construction d’un État-nation entre Moscou et Pékin, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, 611 p., 32 €
64L’histoire du communisme vietnamien élaborée par les auteurs français a été, jusqu’à une période récente, fortement clivée entre une tendance répétant la problématique de la lutte pour la libération nationale de façon unilatérale et une tendance conservatrice décrivant l’implacable mainmise de Moscou ou de la Chine sur un processus vietnamien non maîtrisé. Avec le renouvellement international des travaux de recherche depuis une dizaine d’années, une tout autre vision de l’évolution de ce communisme asiatique si particulier nous est offerte. L’ouvrage de Céline Marangé s’inscrit dans cette perspective en proposant des clés de compréhension de l’avènement du communisme vietnamien, de sa constitution et de son organisation : comment se débattit-il avec son héritage colonial et sa matrice sino-soviétique au fil des influences directes et indirectes ? En débutant par un portrait succinct de quelques personnalités marquantes de son histoire (Tran Do, Hoang Minh Chinh, Tran Quoc Hoan, Vu Ky), l’auteure place son enquête sous le signe de la complexité et de la diversité. Pour ce faire, elle s’appuie sur un corpus d’archives politiques et diplomatiques et sur des sources secondaires anglaises, françaises, russes, vietnamiennes et chinoises.
65En rappelant que les trois hommes forts du régime entre 1956 et 1986 (Le Duan, Le Duc Tho, Truong Chinh), révolutionnaires professionnels, furent formés en Indochine dans les bagnes coloniaux et non à Moscou ou à Pékin, elle entend démontrer les limites d’une « greffe » extérieure sur un processus largement nationaliste ; dimension qui, illustrée par une stratégie frontiste, explique largement la révolution Viet-Minh en 1945 puis la victoire militaire du FNL en 1975. Ces hommes « venus au communisme par la voie de l’anticolonialisme » brandissent pendant des décennies le pavillon national afin de mener la guerre contre leurs adversaires politiques et contre le Sud nationaliste entre 1955 et 1975, en affirmant un national-communisme typiquement vietnamien aux prises avec les délicates tensions sino-soviétiques des années 1960 et 1970. Ils mettent en œuvre un communisme vietnamien pragmatique et radical en jouant sur les divergences entre la Chine et l’URSS, tout en développant une politique de main-forte pour le contrôle de leur propre population.
66Pour sa démonstration, Céline Marangé propose un plan chrono-thématique couvrant, en huit tableaux, l’histoire tumultueuse du communisme vietnamien de 1919 à 1991. L’ouvrage débute par la greffe réussie sur l’anticolonialisme vietnamien (via les « retours de Russie » et grâce au rôle prépondérant de Hô Chi Minh) des méthodes soviétiques et chinoises de conquête du pouvoir jusqu’à la brutale réforme agraire de 1953 en passant par la dissolution tactique du Parti communiste indochinois en novembre 1945 (trois premiers chapitres). Dans les quatre chapitres suivants, elle analyse en profondeur l’évolution du communisme vietnamien en pleine guerre froide avec l’application puis l’abandon des pratiques maoïstes pendant la réforme agraire, la décision nord-vietnamienne de conquête militaire du Sud, les luttes internes et l’épuration du parti, la primauté de l’intérêt national sur les considérations de ses deux mentors, la volonté de développer une « stratégie autonome ». Le huitième chapitre, remarquable, s’interroge sur l’hybridation des modèles soviétiques et chinois au sortir de la guerre après 1975 et détaille l’élaboration subtile de la « légalité socialiste » du Vietnam réunifié. Dans le chapitre suivant, l’auteure aborde le délicat équilibre que le Parti-État entend trouver sur la question de l’unité nationale dans un pays multiethnique et décortique la construction d’un imaginaire national « territorialisé », démontrant ainsi que la perspective nationaliste fut toujours au cœur de l’analyse communiste vietnamienne. La tentative de Céline Marangé d’élaborer une « histoire globale sur les transferts non européens » et de leur appropriation par le Parti communiste vietnamien est efficace et largement inédite. L’étude fourmille de détails sur les rapports diplomatiques complexes du « Parti vietnamien » pour forger sa propre voie. Avec brio, l’auteure revient en conclusion sur le jeu d’équilibriste de Hanoi avec ses fournisseurs chinois et soviétiques pour mener sa propre guerre de réunification et expose avec clarté les choix dogmatiques des communistes vietnamiens, cette radicalité du « faible » qui permit de mener à bien l’entreprise de conquête nationale sur les trois fronts politique, militaire et diplomatique. Enfin, elle s’interroge sur la nature déconcertante de ce Parti-État répressif qui n’eut de cesse de « forcer » son peuple mais qui est désormais de plus en plus souvent en proie à la résistance civile de ce dernier.
67Cette synthèse, oscillant entre histoire politique et diplomatique, histoire de la pensée politique et du droit, ouvre de nombreuses perspectives de recherche et permet de mieux comprendre comment fonctionne aujourd’hui l’État communiste vietnamien avec cette logique de l’ennemi intérieur ou extérieur toujours très pesante. Elle pose de façon indirecte la question du bilan humain d’un processus implacable mué par un national-communisme de guerre et dirigé par une poignée d’hommes à la tête d’un État-Parti brutal, pragmatique et conquérant. Guerre à outrance, jeunesse sacrifiée, réforme agraire, épuration politique, prisons et camps de rééducation, le bilan est lourd et débouche aujourd’hui sur ce qui ressemble à une impasse politique. L’ouvrage, qui respecte scrupuleusement les signes diacritiques vietnamiens, revêt la forme d’un véritable manuel, agrémenté d’annexes et d’un index fort utiles. La bibliographie thématique partiellement annotée comporte quelques erreurs et on peut regretter l’absence des travaux incontournables de l’historien Nguyen The Anh ou ceux de Pierre Asselin, d’Arthur J. Dommen et de la revue Indochina Chronology (1982-2002). On notera également une sous-utilisation de la Van Kien Dang toan tap (collection des documents du Parti, 1924-1995) pourtant utile à la démonstration. Néanmoins, ces manques n’altèrent pas la lecture de cet ouvrage désormais incontournable et fort bien écrit, par lequel le lecteur possédera les clés d’une aventure historique surprenante et d’un destin politique à la fois admirable et controversé. Cette histoire complexe qui a forgé le Vietnam d’aujourd’hui n’est de toute évidence pas close.
68François Guillemot
États-Unis
Nouailhat Yves-Henri, Les États-Unis de 1917 à nos jours, Paris, Armand Colin, « Cursus », 2009, 191 p., 18 €
69Avec Les États-Unis de 1917 à nos jours nous disposons d’un solide ouvrage de synthèse. L’auteur, professeur émérite à l’Université de Nantes, est un spécialiste reconnu de l’histoire des États-Unis et des relations internationales. Le propos est clair et appuyé par de nombreuses données chiffrées, des annexes cartographiques et une chronologie.
70Le texte se structure autour de neuf chapitres chronologiques auxquels s’ajoute un épilogue portant sur l’élection de Barack Obama. Le propos commence avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 puis l’auteur s’intéresse à l’Amérique des années 1920, avant de mettre en évidence les effets de la crise des années 1930 et d’étudier les solutions mises en œuvre. Un quatrième chapitre est dédié aux États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Viennent ensuite un chapitre sur les années d’optimisme (1945-1965) caractérisées par la position centrale des États-Unis dans les relations internationales et une prospérité sans précédent, et un chapitre sur les années de crises (1965-1974) qui s’attache aux difficultés intérieures (en particulier la crise économique) et extérieures (notamment la guerre du Vietnam et ses conséquences). Après un septième chapitre portant sur le retour d’une Amérique conquérante pendant les années Reagan et un chapitre sur les tensions des années 1990 entre conservatisme et modernité à l’heure des guerres culturelles, l’ouvrage s’achève sur l’impact des attentats du 11 septembre 2011.
71L’une des originalités de ce manuel tient au domaine de spécialisation de son auteur. Plus qu’une histoire sociale et culturelle des Américains, il offre une histoire politique des États-Unis, accordant une place importante aux questions économiques, politiques et internationales, domaines fondamentaux pour comprendre cette puissance du 20e siècle. Les relations que les États-Unis entretiennent avec le reste du monde sont particulièrement bien documentées : la question du messianisme et sa confrontation à la réalité, les oscillations entre isolationnisme et internationalisme, entre unilatéralisme et multilatéralisme, le rapport au leadership (faut-il l’assumer ? de quelle manière et comment est-il perçu par l’Américain ordinaire ?), l’impact des engagements internationaux sur la société états-unienne, la manière dont le statut international modifie les rapports de pouvoir entre les responsables politiques (en particulier la question de l’expansion de l’exécutif et de la présidence impériale). Les réflexions sur les sorties de guerre, et plus largement de crises, permettent par ailleurs de mettre en perspective la question de l’après-11 septembre 2001.
72Au fil de la lecture, se dessine une réflexion sur la puissance états-unienne, ses manifestations, ses facteurs (en particulier l’économie à laquelle l’auteur consacre de nombreuses pages tout au long des chapitres, le système politique, etc.) et ses limites dans un environnement international mouvant. L’ouvrage constitue un bon point de départ pour découvrir, ou redécouvrir, la complexité de l’histoire américaine
73Hélène Harter
Stur Heather Marie, Beyond Combat : Women and Gender in the Vietnam War Era, New York, Cambridge University Press, 2011, 263 p., 28 $
74Heather M. Stur revient sur le lien entre la guerre du Vietnam et le genre, en replaçant les expériences des femmes en son centre. Ses sources forment un matériau riche et syncrétique dans lequel le chercheur pourra aisément puiser. Le postulat de départ est le suivant : lors de la guerre froide, le gouvernement américain a développé une idéologie des genres qu’il a appliquée à sa politique étrangère, ce qui a donné lieu à une politique sexuée (« gendered politics ») et a établi la toute-puissance des États-Unis. Heather M. Stur souligne l’ambiguïté, les contradictions et les tensions qui résultent du télescopage de cette idéologie, de la guerre du Vietnam et d’un contexte d’agitations sociales et politiques intenses, dont le mouvement féministe. Ainsi, à travers divers portraits de femmes, l’auteur déroule les interagissements entre le genre, l’idéologie du genre et la politique étrangère américaine, ainsi que les réponses aux changements.
75L’introduction redéfinit le contexte en faisant du genre une notion essentielle, à côté de celles de « guerre froide » et de « guerre du Vietnam ». Le premier chapitre soulève d’emblée un aspect bien souvent occulté de la guerre du Vietnam : les Vietnamiennes. L’auteure met en parallèle les images produites par l’idéologie (d)énoncée en introduction et les réalités de ces femmes. Le deuxième chapitre présente un autre visage féminin, celui de « the girl-next-door » qui soutenait les troupes au Vietnam, et y souligne encore l’ambiguïté, notamment par rapport au mouvement féministe. Le troisième chapitre revient sur les infirmières et les membres du Women’s Army Corps (WAC). Dans le quatrième chapitre, Heather M. Stur s’interroge sur le rôle ambigu des soldats qui oscillent entre protection et violence. Cette analyse, certes brillante et d’un grand intérêt, ramène aux combats et non plus « au-delà » de ceux-ci. Le cinquième chapitre poursuit dans ce sens et s’intéresse au mouvement antiguerre initié par les G.I.s. L’auteure conclut sur un après-Vietnam en évoquant l’Irak et l’Afghanistan et met en évidence les conséquences des tensions et des nouvelles perspectives, mais uniquement au sein de l’armée. Au final, le lecteur aura plutôt gravité « autour » des combats et de l’armée américaine qu’au-delà, exception faite du premier chapitre.
76Dans Beyond Combat, le Vietnam et la guerre du Vietnam sont décrits comme des « champs du genre » (« fields of genders »), reprenant la thèse de Susan Jeffords dans The Remasculinization of America (1989) à qui Heather M. Stur donne le mot de la fin. Bien que convaincante, l’insistance sur l’origine de cette tension, clairement liée à la guerre froide, semble parfois surexploitée. Car si cette articulation a été exacerbée avec la guerre froide, la notion est bien plus ancienne. Toutefois, Heather M. Stur articule avec habileté une histoire politique, idéologique et culturelle, ce qui fait de l’ouvrage une contribution essentielle au débat sur le genre et la guerre.
77Alexandra Boudet-Brugal
Europe
Delaunay Jean-Marc, Méfiance cordiale : les relations franco-espagnoles de la fin du xixe siècle à la Première Guerre mondiale, vol. 2 : Les relations coloniales, Paris, L’Harmattan, 2011, 930 p., 47,50 €
78Commençons par faire part de notre perplexité. Recenser en quelques lignes ce deuxième volet d’une thèse de doctorat soutenue en 2000 et publiée dix ans plus tard est une entreprise redoutable. Jean-Marc Delaunay a passé au peigne fin toutes les archives espagnoles, anglaises et françaises sur ce sujet et glané ailleurs, en polyglotte accompli, tout ce qu’il est possible de trouver sur sa thématique. Rien ne lui a échappé et la familiarité, l’intimité qu’il a acquise avec le début du 20e siècle en Méditerranée occidentale laisse pantois. Par quel bout aborder ce volume qui tient de l’entreprise épique de la connaissance historique et comment persuader le lecteur pressé qu’il lui faut dépasser cette impression première d’aborder une thèse écrasante d’érudition et surchargée d’histoire platement événementielle ?
79En hors-d’œuvre, Jean-Marc Delaunay nous livre une synthèse toute en finesse sur l’espèce de « Lebensraum espagnol pacifique » construit en Algérie par les immigrés venus des Baléares, d’Andalousie et de Murcie et il fait litière de l’aspiration de l’État espagnol à annexer l’espace compris entre la Moulouya et Mostaganem, brandie comme un épouvantail par le « Parti colonial français ». Puis il expose le motif central de sa thèse consistant à réintroduire l’Espagne en tant qu’acteur à part entière du grand jeu diplomatique auquel se livrent la France (le système Delcassé), la Grande-Bretagne et l’Allemagne. L’Espagne sort de son « sordide isolement » après la perte de Cuba et des Philippines en 1898 grâce à la politique de Théophile Delcassé. On glissera sur la lecture que Jean-Marc Delaunay fait des accords franco-espagnols de 1900 et du traité (mal) secret de novembre 1904, qui balisent des territoires réservés aux deux pays. C’est surtout la compréhension nouvelle des ressorts de la conférence d’Algésiras et des origines de la crise d’Agadir à laquelle parvient Delaunay, qui retiendra l’attention des spécialistes en relations internationales. À la différence de la première crise « marocaine » de 1905, ce fut l’Espagne qui déclencha la crise de 1911 et Delaunay nous convainc que Madrid savait ce qu’elle voulait, à la différence de Berlin et de Paris qui coururent après la conjoncture nouvelle ouverte par la volonté de l’Espagne d’avoir toute sa part au Maroc devenu son Alsace-Lorraine, alors que Tanger s’érige comme une « Belgique africaine » pour l’Angleterre. De même, l’éclairage très cru projeté par l’auteur sur l’impossible protectorat à deux à partir de 1912 balaie avec bonheur un angle mort dans notre propre thèse consacrée au maniement du protectorat français au Maroc par Lyautey, « le plus virulent des anti-Espagnols ».
80Mais là ne réside qu’une part limitée de la force de proposition recélée par ce travail époustouflant d’érudition orientée par le souci de serrer au plus près le jaillissement protéiforme de l’événement. Ce sont dans les interstices que Jean-Marc Delaunay nous livre ses meilleurs moments scientifiques pour comprendre un « impérialisme de meute » comme il se plaît à écrire. Qu’il s’agisse, par exemple, des rivalités entre pêcheurs bretons et galiciens au large des côtes du Sahara occidental, du contentieux minier exacerbé dans le Rif entre compagnies ibériques et françaises ou de la question du statut de Tanger (l’auteur a épluché à la loupe les procès-verbaux de la commission franco-espagnole qui s’éternise en 1913 à Madrid), il introduit le lecteur au cœur du conflit et lui donne l’illusion de prendre part à la négociation ou à l’affrontement. Des acteurs ressortent avec une précision incroyable : de Maurice Paléologue et Leon y Castillo à la manœuvre du char diplomatique, à d’obscurs comparses sur le terrain tirés de l’anonymat d’un trait éblouissant de précision. Une atmosphère surgit : mondaine à Algésiras, électrique dans les lobbies coloniaux, passionnelle aux abords de la Moulouya. Des mécanismes sont démontés. Delaunay excelle à décortiquer la finance, qui agit en coulisse. Et par-dessus tout, c’est bien l’ambiance impérialiste de la Belle Époque qu’on respire à pleins poumons, lorsqu’un Paul Cambon, grand démineur de conflits intra-européens, s’exclame, pour dépassionner le contentieux franco-espagnol s’envenimant au sujet du Rio de Oro, que l’enclave espagnole d’Ifni, n’est qu’une « lande sablonneuse, stérile et inhabitée » (le peuple-tribu des Aït Ba Amran est relégué aux oubliettes de l’histoire). En somme, un ouvrage important, fondamental même, pour n’en pas rester aux fécondes, mais approximatives généralités à la Hannah Arendt traitant de l’impérialisme de l’Europe dans le monde avant 1914.
81Daniel Rivet
Duchenne Geneviève et Dumoulin Michel (dir.), Générations de fédéralistes européens depuis le xixe siècle : individus, groupes, espaces et réseaux, Bruxelles, Peter Lang, « Euroclio : études et documents », 2012, 215 p., 38,60 €
82Cet ouvrage est le résultat de deux ateliers tenus à l’Université catholique de Louvain les 13 juin et 2-3 décembre 2009. L’objet en était de s’interroger sur le concept de générations appliqué au militantisme européiste à des moments clés, bouleversements sociaux et inquiétudes identitaires, où le projet d’Europe organisée a pu paraître à certains comme une solution nécessaire. Trois moments ont ainsi été privilégiés : avant 1900 (peut-être un peu vague dans l’optique générationnelle choisie) pour s’intéresser au passage à un monde plus complexe où dominent les grands ensembles ; autour de 1930, afin d’aborder la perception du « déclin de l’Europe » auprès des « relèves » intellectuelles et à leurs diagnostics ; autour de 1960 pour étudier la relative mise en retrait de l’idéal des acteurs engagés dans un projet transnational inédit, qui est celui de l’Europe en train de se faire.
83Dans la première partie, Catherine Horel s’intéresse aux projets européens au centre de l’Europe avant 1918, où le bouillonnement de 1848 aiguise les esprits, et donne à penser que le fédéralisme peut être un moyen de briser la domination germanique ; Arnaud Peters étudie les visions belges sur l’Europe entre 1830 et 1870, dans ce qu’il présente comme un « retour aux sources » qui permet de mieux connaître l’idée d’Europe avant sa réalisation.
84Les articles sur l’entre-deux-guerres sont plus nombreux : Gergely Fejerdy s’intéresse à l’idée fédéraliste en Hongrie à cette époque, dans un pays qui a lui-même perdu son intégrité ; Anne-Isabelle Richard porte son regard sur les Pays-Bas pendant la même période, un pays traditionnellement présenté comme rétif au fédéralisme européen ; Jean-Michel Guieu évoque la contribution des militants français à la Société des nations, creuset de l’idée européenne, et notamment celle d’Émile Borel ; Idesbald Goddeeris étudie la Pologne face à l’idée fédéraliste entre 1918 et 1989 (curieux allongement des perspectives, que l’on retrouve dans d’autres articles), auprès des milieux dirigeants dans l’entre-deux-guerres, puis des exilés après 1945.
85La période qui se situe autour de 1960 est bien évidemment très riche : Umberto Morelli présente l’activisme des fédéralistes européens à cette époque, où le fonctionnalisme semble avoir le vent en poupe, et où le général de Gaulle fait des siennes au sein de la Communauté économique européenne ; Daniela Preda évoque le principal artisan de ce renouveau fédéraliste, Mario Albertini, qui a réfléchi depuis sa jeunesse au problème de la crise de l’État national, et forme les disciples d’une pensée européenne qu’il veut poser en véritable idéologie ; Pierre Tilly se penche sur l’action de Jean Rey, et se pose la question de son héritage familial, notamment protestant et libéral, dans ses convictions européennes ; Geneviève Duchenne traite des liens entre États-Unis et Europe dans la pensée européenne, partagée entre admiration et méfiance ; Jérôme Wilson étudie enfin la génération qui a mis en place le système communautaire lui-même (Robert Schuman, Konrad Adenauer), à partir de cette idée de communauté qui est déjà l’objet d’un renouveau remettant au goût du jour la réflexion sur le bien commun.
86L’ouvrage ne néglige ainsi aucune dimension et évoque les expériences de plusieurs pays dans le but d’exposer les différences ou les convergences liées aux contextes nationaux, qui permettent d’appréhender, dans des espaces géographiques spécifiques, des engagements individuels, ainsi que des groupes et des réseaux qui travaillent, avec succès ou non, pour la cause fédéraliste. Cette réflexion stimulante permet de rappeler que le passé du projet européen est désormais aussi sondé que son avenir, et avec sûrement plus de profits.
87Bertrand Vayssière
De Luna Giovanni, La Repubblica del dolore : le memorie di un’Italia divisa, Milan, Feltrinelli, 2011, 205 p., 15 €
88Par son titre, l’ouvrage fait penser à beaucoup d’autres, comme celui de John Foot Fratture d’Italia, évoquant une Italie divisée entre différentes mémoires tourmentées. Pourtant, un tel récit mémoriel n’est que sous-jacent tout au long du livre qui comporte dix chapitres articulés autour d’une idée centrale : l’État est toujours en recul depuis le séisme politique des années 1990 ; en Italie comme ailleurs, « en Occident, le coucher de soleil de l’État puissant » a ouvert la porte à une privatisation de la mémoire, ou plutôt à l’enchevêtrement de mémoires particulières qui ne se reconnaissent plus dans celle proposée par l’État national. Les ratés du cent-cinquantième anniversaire de l’Unité démontrent amplement que le vieux pacte mémoriel issu de la Résistance et de l’antifascisme est largement dépassé.
89Mais, paradoxalement, plus l’État se retire de la vie publique et se sépare de la vie civile, plus il multiplie les incursions sur le territoire de la mémoire, alors que sa légitimité est de plus en plus précaire. « Gouverner par des lois un passé qui ne passe pas » : l’auteur imagine ce titre de paragraphe évocateur, pour évoquer le cas des lois mémorielles espagnoles, russes et françaises. Puis il présente ce qu’il appelle la décennie de la mémoire en Italie à partir de l’an 2000 : la loi du 5 juillet 2000 institue le « Jour de la mémoire » des déportés juifs italiens, mais aussi des déportés politiques et militaires transalpins, moyen peut-être de diluer la « centralité d’Auschwitz » ; la loi du 4 mai 2007 instaure un « Jour de la mémoire » dédié à toutes les victimes du terrorisme. Le 9 mai fut choisi par référence au meurtre d’Aldo Moro, montrant indirectement que l’assassinat du chef de la Démocratie chrétienne par les Brigades rouges était plus emblématique que le massacre de la Piazza Fontana. Enfin, le choix de la date de commémoration mémorielle des « foibe » fit l’objet de débats plus difficiles encore.
90Cette affaire des « foibe » remonte à la fin de la dernière guerre en Istrie, à la frontière slovène et croate. Des Italiens (parce que fascistes ? parce qu’Italiens ?) ont été jetés dans des « foibe », crevasses calcaires, par les partisans titistes avec le silence complice et gêné du Parti communiste italien. La mémoire de ces massacres est restée longtemps privée, ignorée par l’État jusqu’à l’avènement de la Seconde République. Mais une loi mémorielle révèle tout autant les césures du passé que les fractures du présent. Il est encore difficile de définir une date de commémoration, car un tel choix induit une reconnaissance par l’État des responsabilités de tel ou tel parti contemporain, héritier des protagonistes de l’époque (Parti démocrate ; Alliance nationale/Peuple de la Liberté).
91Tous les projets de loi mettent en avant les victimes afin de rassembler la Résistance et les « ragazzi di Salo », les « foibe » et les camps de concentration, le terrorisme des Brigades rouges et celui de la Mafia, pour construire une mémoire de l’émotion absorbée par la souffrance. Mais cela laisse le champ libre à toutes les compétitions entre les différentes victimes.
92Giovanni De Luna insiste sur le rôle des moyens de communication de masse comme la radio, la télévision, le cinéma mais aussi la photographie, la publicité qui permettent une lecture de l’histoire à partir de la mémoire (des victimes). Seuls compteraient les témoignages émotifs mémoriels de ceux qui « ont vécu ces drames ». Les médias deviendraient des agents de la mémoire qui se substitueraient à l’histoire au point que le récit télévisuel permettrait une « attitude touristique » de l’histoire fondée sur une simple visualisation émotionnelle des événements. Le spectateur serait « en visite du passé ». Giovanni De Luna rappelle en épilogue que dans une société de plus en plus multiethnique et multiculturelle où la politique et le sens de l’État reculent, il ne suffit pas de mettre en exergue les victimes pour reconstituer une unité nationale. Le victimisme divise, alors que la tentation mémorielle voudrait qu’il unifie.
93Patrick Lafond
Scuto Denis, La Nationalité luxembourgeoise (xixe-xxie siècles), préf. de Gérard Noiriel, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2012, 387 p., 30 €
94Historien de l’immigration italienne au Luxembourg, Denis Scuto a consacré sa thèse de doctorat, soutenue en 2009 à l’Université libre de Bruxelles, au droit de la nationalité au Luxembourg, thèse dont est issu le livre. En partant de la fin du 18e siècle, lorsque les anciens Pays-Bas autrichiens font partie de l’empire napoléonien, Scuto amène le lecteur jusqu’aux débats qui agitent la société luxembourgeoise au début du 21e siècle. Par sa bonne connaissance de la littérature germanophone et francophone, l’auteur réussit à inscrire la situation luxembourgeoise dans une historiographie européenne très foisonnante sur cette question depuis une vingtaine d’années.
95Après une très (trop ?) longue introduction où l’auteur brosse sur une centaine de pages une histoire socio-économique du Luxembourg, deux thématiques de taille inégale structurent le livre. Dans une première et longue partie, Denis Scuto analyse l’évolution des discours législatifs sur la nationalité luxembourgeoise. Il y souligne le rôle providentiel de Paul Eyschen qui aurait presque à lui tout seul assuré une politique libérale au Luxembourg pendant la seconde moitié du 19e siècle. Or le Grand-Duché, loin d’être une exception, s’inscrit dans une évolution européenne assez homogène.
96La « fabrique du Luxembourgeois » prend une tournure plus nationaliste après la Première Guerre mondiale avec un droit qui continue à être caractérisé par le libéralisme du 19e siècle, mais une pratique de ce droit beaucoup plus restrictive. La force du livre réside dans la confrontation de cette première partie (description de l’évolution des discours juridiques et parlementaires sur le droit de la nationalité) avec une seconde partie consacrée à la pratique de l’administration. L’auteur montre ainsi que le virage nationaliste se fait ressentir dans la pratique dès le début des années 1920, bien avant la loi plus restrictive de 1940. Cet aller et retour entre formulation de règles et pratique d’un pouvoir que l’historien luxembourgeois propose d’une manière systématique pour l’entre-deux-guerres s’avère la partie la plus convaincante, même si on peut regretter l’absence d’analyse des hommes (et femmes ?) qui préparent ces dossiers de naturalisation. Denis Scuto se heurte ici à un vide historiographique. Or, récemment, Sylvain Laurens a montré dans un domaine lié au droit de la nationalité, celui de la gestion de l’immigration, combien une approche prosopographique peut être riche d’enseignements. Il s’agit sans aucun doute d’une piste à approfondir.
97Le livre aurait également gagné en cohérence et en profondeur par une inscription de ce discours juridique et législatif dans les autres discours de l’invention du Luxembourg(eois) qui se multiplient dès la seconde moitié du 19e siècle. C’est seulement dans le dernier chapitre consacré à l’après-1945 que l’auteur emprunte cette voie. Le droit y apparaît (parfois précurseur, parfois tardivement) comme expression de discours sociaux et culturels plus larges.
98Benoît Majerus
Genté Régis, Voyage au pays des Abkhazes (Caucase, début du xxie siècle), Paris, Éd. Cartouche, 2012, 181 p., 13 €
99Dernière livraison d’une collection dont le titre volontairement désuet évoque les récits destinés à la jeunesse ou même à la bande dessinée, le livre publié par Regis Genté, journaliste indépendant installé depuis une dizaine d’années à Tbilissi, constitue une excellente initiation pour tout lecteur désireux de se familiariser avec la complexité du Caucase en ce début du 21e siècle. À la fois guide et carnet de voyage, l’ouvrage comporte, outre une carte, une sympathique rubrique de conseils à l’intention du voyageur, un lexique pratique d’abkhaze et d’excellentes illustrations dessinées par Étienne Bonhomme. Le lecteur est embarqué au cœur d’un pays qui fut, à l’époque de l’URSS, la Riviera de la mer Noire. Dotée d’un exotisme subtropical et postsoviétique, la République sécessionniste de la Géorgie depuis la guerre de 1992-1993 a été reconnue indépendante par la Russie depuis le conflit russo-géorgien d’août 2008, peu après la reconnaissance par la « communauté internationale » de l’indépendance du Kosovo. Ce pays des Abkhazes dont la dénomination même pose un problème car, selon les Géorgiens, il s’agit bel et bien d’une portion de leur territoire national, coincé entre la Fédération de Russie et la Géorgie, est un enjeu géopolitique. Situé à une encablure de Sotchi en Fédération de Russie, où se dérouleront sous l’égide de Vladimir Poutine les Jeux olympiques d’hiver en 2014, l’Abkhazie est un « État fantôme », un quasi-État, c’est-à-dire « un pays qui n’existe pas, en tout cas aux yeux des institutions internationales ».
100Venu officiellement pour passer Pâques en Abkhazie, pays orthodoxe qui aspire à l’autocéphalie en dépit de son affiliation officielle à l’Église orthodoxe de Géorgie et sa soumission officieuse à la hiérarchie de l’Église orthodoxe russe, Régis Genté fait son entrée en pays abkhaze par Zougdidi, capitale de la Mingrélie et dernière ville contrôlée par Tbilissi à trois cent cinquante kilomètres de là. « Je viens pour Pâques. Un prétexte. Un moyen, je l’espère, de découvrir un peu du substrat qui fait l’identité abkhaze. À ma façon. En tant que journaliste un peu ethnologue et sociologue, attentif aux traditions, aux codes, aux coutumes envisagées comme stratégies sociales ou politiques, dont les finalités sont moins pures qu’elles en ont l’air. » Le substrat abkhaze ? Notre voyageur faussement novice y fait une plongée stratigraphique. De la langue abkhaze (qui appartient au groupe du Nord-Ouest de la famille caucasique) à la religion orthodoxe, de l’histoire de l’ethnogenèse abkhaze à ses enjeux politiques actuels, de la commémoration du mohatjirtsvo (l’expulsion tragique des Abkhazes vers l’Empire ottoman lorsque s’achève la conquête russe du Caucase en 1864) à l’instrumentalisation du sentiment national abkhaze par Moscou, les tensions identitaires ne manquent pas dans un pays qui, en pratique, est devenu une grande base militaire russe.
101L’Abkhazie est aussi, comme le montre bien l’auteur, un territoire de guerre, un pays où la guerre récente (la plus meurtrière des guerres postsoviétiques) a laissé des traces encore très visibles dans le paysage ainsi que dans la mémoire vive des habitants de cette ex-région autonome de l’URSS, qui s’est d’ailleurs vidée d’une bonne partie de sa population à l’issue d’un conflit mal connu, voire ignoré des Européens. « Personne n’a écrit l’histoire objective de cette guerre. En Géorgie, on considère que les milieux nationalistes et l’intelligentsia abkhazes voulaient la guerre, et que certaines forces en Russie ont instrumentalisé les sentiments séparatistes pour démanteler la Géorgie […]. Sur ces questions, espérer démêler le vrai du faux, éclaircir des faits anciens au sujet desquels il n’existe qu’une documentation excessivement ténue et regarder la Russie comme une monade où auraient régné cohérence et harmonie entre ministères, organes, agences ou comités est une illusion dangereuse. » Puisse le livre de Régis Genté donner à tous ses lecteurs l’envie de redécouvrir ce pays des Abkhazes qui, quoique situé aux marges de l’Europe, en conditionne pourtant le destin.
102Taline Ter Minassian
Asie
Paulès Xavier, L’Opium : une passion chinoise (1750-1950), Paris, Payot, « Histoire », 2011, 320 p., 23 €
103Après une monographie novatrice consacrée à l’opium à Canton entre 1906 et 1936, Xavier Paulès propose une ambitieuse histoire de cette drogue durant les deux siècles de son destin chinois. Déjouant nombre de clichés, il fournit les clés permettant de comprendre pourquoi cette « drogue venue de l’étranger » (et produite en Chine à partir du milieu du 19e siècle) est devenue un enjeu politique, économique et social de toute première importance durant cette période. Le sujet n’est pas nouveau et les approches se sont renouvelées depuis le début des années 1990, suscitant des travaux moins exclusivement centrés sur l’offre et dégagés d’une perspective longtemps focalisée sur les ravages de la drogue sur la population. L’approche de Xavier Paulès n’en demeure pas moins parfaitement originale. Ce qu’il a tenté et, disons-le d’emblée, réussi est une étude qui embrasse l’histoire de l’opium sous toutes ses facettes et rend compte de la place prise par cette drogue dans la société chinoise de l’époque.
104Si la rencontre entre la Chine et l’opium fut à la fois brève et tardive, le succès remporté par ce dernier ne laisse pas d’interroger. Inconnue avant le 17e siècle, sa consommation sous forme de fumée progressa au cours du 18e siècle et connut une véritable montée en puissance au 19e siècle, avant de décliner pour disparaître au début des années 1950. Partant de ce constat, l’auteur s’interroge sur les raisons de cet extraordinaire succès et sur les causes de la désaffection qui a suivi. Pour répondre à ces questions, il explore les différents pans de cette histoire chinoise de l’opium en mobilisant une remarquable palette de sources. Chemin faisant, il récuse nombre d’idées reçues, à commencer par celle qui voit dans l’opium un facteur de déclin de la dynastie des Qing (1644-1911), voire un des fléaux majeurs au 19e siècle et à l’époque républicaine (1912-1949).
105La première des six parties de l’ouvrage traite de l’aspect matériel de la consommation. Dans les trois suivantes, l’auteur dresse un bilan nuancé du rôle de l’opium dans l’histoire des rapports entre Chine et Occident, de son poids économique et de ses enjeux politiques. Il souligne en particulier que si l’opium a permis aux puissances occidentales, Grande-Bretagne en tête, d’ouvrir par la force le marché chinois entre 1839 et 1860 (« guerres de l’opium »), il fut bien davantage qu’un instrument de l’impérialisme. Sur le plan économique, l’opium provoqua certes un dangereux recul des cultures vivrières, mais il contribua aussi à activer les échanges interrégionaux et permit de substantiels transferts de richesses. Sur le plan politique, il a représenté une ressource fiscale importante et nourri le nationalisme, lequel joua en faveur du recul progressif de la drogue après 1906, date du lancement du plan de Dix Ans visant sa suppression. La société chinoise ne fut pas moins « profondément innervée par la drogue » (p. 21). C’est à la culture et aux rites qui entourent sa consommation, aux fumeurs (d’abord les élites puis toutes les couches de la société) et aux fumeries que sont consacrées les deux dernières parties de l’ouvrage. L’auteur montre en l’occurrence que « l’empreinte de l’opium est toujours géographiquement et socialement contrastée » (p. 252).
106Rigoureux et d’une lecture agréable, cet ouvrage, préfacé par Timothy Brook et agrémenté d’une riche iconographie, est appelé à devenir incontournable pour tous ceux qui désirent mieux comprendre la place de l’opium dans l’histoire chinoise et les affinités particulières que les Chinois ont développées pour cette drogue.
107Christine Vidal
Chen Janet Y., Guilty of Indigence : The Urban Poor in China, 1900-1953, Princeton, Princeton University Press, 2012, 320 p., 45 $
108Cet ouvrage, qui traite pourtant une question d’un intérêt indiscutable, se révèle décevant. La richesse et l’abondance des matériaux utilisés (avec de nombreuses archives peu exploitées jusqu’à aujourd’hui) n’est pas en cause. La difficulté de dominer une imposante masse de documents explique même vraisemblablement certaines des faiblesses du livre.
109Le premier chapitre est de bonne facture, même si la connaissance de certains auteurs classiques comme Bronislaw Geremek ou Michel Foucault aurait permis d’affiner l’analyse du basculement vers une conception de la pauvreté nettement influencée par l’Occident. Janet Chen expose comment, dans les dernières années des Qing, la pauvreté dans laquelle se débat une grande partie de la population en vient à être considérée comme un facteur de faiblesse pour la Chine. La métaphore qui assimile vagabonds, mendiants et indigents à des parasites qu’il est nécessaire de mettre au travail fait florès. La solution qui s’impose, en partie à l’imitation du Japon, est l’enfermement associé au travail forcé.
110Malheureusement, après cet élan plutôt prometteur, le livre s’étiole. Différentes questions liées à la pauvreté se trouvent abordées, en particulier les maisons de correction, l’habitat des squatteurs et les formes de secours comme les distributions de nourriture. Mais leur évocation prend la forme d’une chronique assez fastidieuse des déboires des autorités dans leur gestion des effets d’une pauvreté qui devient plus extrême lors de certaines périodes de chaos politique. Le choix de traiter de Pékin et Shanghai n’emporte pas la conviction. Les allers et retours entre les deux villes ne remplacent pas une démarche authentiquement comparative. De plus, dans le cas de Shanghai, l’auteur, qui ne lit visiblement pas le français, laisse totalement de côté la concession française.
111Certes, on apprend au fil de la lecture des détails intéressants, comme la présence non négligeable de réfugiés russes dans les cohortes de pauvres ou l’importance de la consommation de drogues parmi les personnes accueillies dans les refuges. Les indigents sont enfermés avec des petits délinquants dans nombre d’institutions, ce qui tend à alimenter la suspicion qu’ils sont des criminels en puissance. On regrette que le processus visant à y transformer tous ces individus en bons citoyens ne soit jamais vraiment analysé. L’option, qui paraissait aller de soi, de consacrer un chapitre à l’étude monographique de l’une de ces institutions n’a pas été retenue. Il n’est donc jamais donné au lecteur d’en saisir le fonctionnement dans le détail : quel est l’emploi du temps des personnes accueillies ? Quel discours leur est adressé ? etc.
112Dans l’épilogue, d’intéressants éléments de continuité par-dessus la coupure de 1949 sont mis en avant : on retrouve la méfiance envers les indigents suspectés de vouloir vivre en parasites, et la même foi en la valeur rédemptrice du travail. Pourtant, un contrôle sur la société bien plus efficace que celui du Guomindang permet au Parti communiste d’aller plus loin dans la coercition. La principale innovation réside dans la politisation du traitement de la pauvreté. On note l’apparition de la pratique consistant à inciter les indigents, petits délinquants et vagabonds à se représenter comme des victimes de la corruption et de l’iniquité du régime précédent. À cet effet, on leur apprend à produire eux-mêmes un récit de leurs malheurs convenablement réinterprétés selon cette grille de lecture politiquement surdéterminée.
113Signalons pour finir que si l’édition est correcte, et que l’on apprécie la présence de quelques bonnes illustrations, l’index pose un problème. Il y manque, pour certains termes, de très nombreux numéros de pages.
114Xavier Paulès
Takahashi Tetsuya, Yasukuni mondai, Tokyo, Chikuma Shobô, 2005 ; trad. fr., id., Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni, préf. de Stéphane Audoin-Rouzeau, trad. du jap. par Arnaud Nanta, Paris, Les Belles Lettres, « Collection Japon », 2012, 172 p., 25 €
115Au centre de querelles politiques et historiques qui opposent le Japon et ses voisins depuis 1985, le sanctuaire shintô du Yasukuni, présenté ici par Takahashi Tetsuya, n’est pas comme les autres. Il honore la mémoire d’environ deux millions et demi de soldats tombés pour le Japon. Créé en 1869 sous le nom de Tôkyô shôkonsha (sanctuaire d’appel des âmes), sa fonction première était de commémorer les morts de la guerre civile de 1868-1869 après la Restauration de Meiji. Il prend son nom actuel en 1879. Avant la Seconde Guerre mondiale, le Yasukuni couronne un système de lieux de culte dans l’ensemble du pays, lieux glorifiant ceux tombés pour « défendre » la patrie, selon la volonté de l’empereur. Il est surtout question des hommes morts lors de la première guerre sino-japonaise (1894-1895), de la guerre russo-japonaise (1904-1905) et de la guerre de l’Asie et du Pacifique (1937-1945). Mais le Yasukuni possède plusieurs dimensions. Lieu de culte de l’empereur, donc de l’État-nation japonais lui-même, chargé d’honorer les morts, il est étroitement lié aux conflits extérieurs, y compris aux guerres coloniales. Car parmi ceux honorés, on retrouve une partie des criminels de guerre de catégorie A condamnés au Procès de Tokyo, tandis que Taiwan ou les deux Corée critiquent la commémoration des troupes coloniales. Un débat interne existe aussi au Japon depuis les années 1960, qui s’est enflammé en 1985 avec la visite du Premier ministre Nakasone. Les visites du Premier ministre Koizumi après 2001 ont fait enfler la polémique entre « anti-Yasukuni » et défenseurs du sanctuaire.
116L’ouvrage de Takahashi présente un sujet aux aspects et implications pluriels, qui sont discutés suivant cinq angles. Le livre réfléchit d’abord sur la manière dont le Yasukuni travaille les émotions des familles des défunts, en glorifiant leur sacrifice. Il s’intéresse ensuite au contexte historique et notamment aux guerres coloniales. Le chapitre suivant est consacré aux mécanismes institutionnels, à la séparation entre le religieux et le politique, et analyse avec attention les procès menés contre l’État japonais depuis les années 1970. Le quatrième chapitre déconstruit de façon large les discours culturalistes selon lesquels le Yasukuni appartiendrait à la « culture japonaise ». L’auteur se penche enfin sur différentes alternatives pour remplacer le sanctuaire et sur le fonctionnement d’autres lieux de culte actuels.
117Tetsuya Takahashi offre un ouvrage synthétique et fort éclairant pour le public européen, qui vient combler un vide de publications en français. Celui-ci permet de comprendre les tenants et les aboutissants, ainsi que la nature des multiples parties impliquées dans la « question du Yasukuni ». L’ouvrage constitue aussi un apport substantiel à l’étude de la mémoire et de la commémoration, qui intéressera les spécialistes européens de ces questions. Il montre qu’on ne peut discuter de ces sujets sans intégrer le problème de la domination coloniale, au Japon comme ailleurs.
118Arnaud Doglia
Maghreb et Moyen-Orient
Anderson Betty S., The American University of Beirut : Arab nationalism and Liberal Education, Austin, University of Texas Press, 2011, 284 p., 45,50 €
119L’Université américaine de Beyrouth (AUB), comme lieu de formation et de réflexion au cours de ses cent quarante années d’existence, méritait une étude approfondie telle que la propose Betty Anderson. L’idée est de comprendre la spécificité et l’originalité de l’éducation délivrée au sein du Syrian Protestant College, devenu American University of Beirut à partir de 1920. Ce livre est un complément indispensable à la recherche autour de ces lieux particuliers, les universités américaines, étrangères par leur fondation, domestiquées par les acteurs locaux, qui déterminent et reflètent les courants d’idées au sein du monde arabe. À partir d’une gamme de sources variées, depuis les journaux étudiants de l’Université ou les mémoires des responsables, à l’ensemble des archives conservées au sein des fonds des différents présidents de l’Université, Betty Anderson restitue les temps de constitution et de mutation de l’AUB.
120L’auteure propose un suivi chronologique de l’institution pour saisir la manière dont deux traditions, l’une américaine, l’autre arabe, se rencontrent pour générer un mode spécifique de formation de l’individu. De la conjonction des efforts missionnaires américains en Orient et d’une approche libérale de l’éducation qui remet en cause la conception classique des études aux États-Unis naît, en 1866, le Syrian Protestant College. Ce dernier définit une vision globale de l’éducation qui se doit de « former l’homme ». La vocation missionnaire appuie largement cette perspective en se donnant pour objectif la réforme intérieure de l’individu. Rapidement cependant, l’identité protestante de l’institution et le prosélytisme religieux de ses cadres sont l’objet de critiques qui amènent à une nouvelle définition du projet éducatif. L’un des points forts des trois premiers chapitres réside dans la démonstration du rôle actif joué par le monde étudiant, dès les premières décades d’existence de l’institution. Se recomposent, à travers une série de conflits avec l’administration, les positions respectives de l’élève, du professeur et des structures administratives. Se joue aussi l’intégration politique et sociale de l’étudiant dans un univers social et politique du monde arabe ou du Liban. Une étude par genre permet à l’auteure de souligner le rôle précurseur de l’AUB en matière d’éducation féminine, tout en démontrant la subordination de la femme, comme objet de réforme ou de discours, à un imaginaire exclusivement masculin. Le récit reprend, au cours des quatrième et cinquième chapitres, la trame du développement d’une conscience politique étudiante au cours des années 1950-1970. Un basculement s’opère pendant ces années, avec une prise de conscience dans les combats nationalistes arabes. Par un récit au plus proche des comportements et des prises de position, l’auteure parvient à démontrer comment une éducation profondément influencée par des caractères américains, parvient à générer une élite étudiante contestatrice de l’ordre américain. L’AUB devient l’arène des combats de la région, reflet des révolutions étudiantes, mais aussi moteur spécifique au sein du Moyen-Orient devant des dynamiques particulières aux tourments de l’arabisme.
121Aurait-on attendu quelques éléments de la démographie étudiante pour situer l’importance de cette institution dans le paysage des universités arabes ? Une estimation de la ventilation des étudiants par disciplines fournirait-elle également une clé de compréhension des engagements politiques des étudiants ? Ces deux éléments complèteraient utilement le tableau proposé. Il ressort, au contraire, toute l’importance de l’héritage américain de l’institution dans la dynamique de formation des élites arabes. L’ouvrage de Betty Anderson demeure un excellent tableau des dynamiques éducatives qui affectent le Moyen-Orient, à travers une institution singulière.
122Matthieu Rey
Maâtoug Fredj, John F. Kennedy, la France et le Maghreb, Paris, L’Harmattan, « Histoire et perspectives méditerranéennes », 2012, 353 p., 36,50 €
123Le présent ouvrage revient sur un personnage et un épisode encore méconnu de la guerre d’Algérie : le discours en faveur des nationalistes algériens tenu par John F. Kennedy. Deux lectures peuvent être faites du travail de Fredg Maâtoug. Il constitue une tentative réussie de rappeler l’importance du « discours algérien » prononcé par le sénateur Kennedy, qui représente l’une des premières prises de position américaine en désaccord avec les orientations de la politique coloniale française en Afrique du Nord. Cette étude s’apparente aussi, et surtout, à un compte rendu exhaustif des sondages menés par l’auteur au sein des papiers Kennedy, afin de repérer tous les éléments relatifs à la définition d’une vision de la politique nord-africaine de la France. Autour de ces deux enjeux, l’auteur s’efforce donc de rechercher les traits constitutifs de la trajectoire de Kennedy à l’égard de l’Algérie et des pays du Maghreb.
124Les dix chapitres qui composent l’ouvrage peuvent être divisés en trois temps principaux. L’auteur tente, à travers une recherche sur les origines familiales irlandaises, sur la formation intellectuelle et sur les premières expériences de John F. Kennedy, de découvrir les fondements de ses positions politiques. Il souligne notamment l’importance accordée par le jeune Kennedy au caractère personnel, à l’homme de destin. Puis viennent l’analyse du discours de 1957, relativement brève, et la présentation ample et détaillée des réactions suscitées par l’allocution figurant dans la correspondance de Kennedy. Cette partie, d’une centaine de pages, constitue le cœur de l’ouvrage. Elle présente une palette d’arguments et de représentations de l’époque, depuis les accusations émises par les Français contre les Américains génocidaires des Indiens, aux applaudissements devant la démonstration de l’anticolonialisme états-unien. Trois séries de lettres sont mises au jour ; celles en provenance d’Américains qui, toutes, reçoivent une réponse, attestant de la volonté électoraliste du sénateur qui convoite la Maison-Blanche ; celles écrites par des Français, exprimant pour la plupart (à l’exception des écrits des journalistes) une opposition violente aux positions de Kennedy ; et celles en provenance des pays décolonisés. Enfin, l’auteur présente les changements de position de Kennedy consécutifs au retour au pouvoir du général de Gaulle. Le président américain se fait silencieux pendant les crises de Bizerte ou au cours des négociations de 1961 pour favoriser la politique française en passe de trouver une solution à la guerre d’Algérie, au risque de froisser des alliés de longue date comme Habib Bourguiba.
125L’approche biographique ou personnalisée de la politique permet certes de déterminer la manière dont une vision personnelle définit l’orientation d’un pays. Cependant, la lecture amène à de nombreuses questions qui ne trouvent pas toujours de réponse dans l’ouvrage. Chercher les fondements d’une prise de position en 1957 peut-il s’apparenter à une quête des origines ? Le discours de Kennedy ne s’explique-t-il pas davantage par la configuration des camps politiques démocrate et républicain, dans le cadre de laquelle Kennedy use de la politique étrangère comme outil de critique majeure ? De même, la lecture des lettres révèle les représentations d’une époque, mais à nul moment, le lecteur ne dispose d’un tableau du fonds analysé, ce qui empêche de connaître la place occupée par tel ou tel courrier. Enfin, une meilleure contextualisation de la politique américaine permettrait de saisir les ruptures ou les continuités depuis les années 1940 pour vérifier l’importance du clivage républicain et démocrate sur cette question. Il demeure que, par rapport au très faible nombre de recherches sur les relations américano-maghrébines, il faut saluer cette contribution.
126Matthieu Rey
Thénault Sylvie, Algérie : des « événements » à la guerre : idées reçues sur la guerre d’indépendance, Paris, Le Cavalier bleu, « Idées reçues », 2012, 204 p., 18 €
127Alors que paraît la somme franco-algérienne Histoire de l’Algérie à la période coloniale sous la direction de Abderrahmane Bouchene, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari-Tengour et Sylvie Thénault (La Découverte/Barzakh, 2012), cette dernière publie simultanément un ouvrage synthétique sur la guerre de libération nationale. Ce livre donnera l’occasion à un public de non-spécialistes de mettre à jour leurs connaissances sur le conflit. Vingt et un ans après la publication de La Gangrène et l’Oubli de Benjamin Stora, douze ans après la thèse de doctorat de Raphaëlle Branche sur la torture publiée aux éditions Gallimard, ces publications témoignent qu’une séquence historiographique est arrivée à son terme et que le travail des chercheurs a abouti à un certain nombre de savoirs stabilisés et partagés.
128Le livre se présente comme la discussion argumentée d’idées reçues. Certaines relèvent du préjugé (« la violence est une permanence de l’histoire de l’Algérie »), d’autres sont l’occasion pour l’auteure de rendre compte des débats qui ont animé la communauté académique (« l’Algérie coûtait plus cher à la France qu’elle ne lui rapportait »). Tout en respectant les caractéristiques de la collection qui exclut notes infrapaginales et bibliographies exhaustives, Sylvie Thénault apporte un panorama rigoureux des travaux parus récemment sur le sujet. Elle témoigne de la façon dont cette histoire a pu s’écrire en évoquant systématiquement la question des sources. L’une des grandes qualités de l’ouvrage est son ouverture chronologique et géographique. La construction du livre démontre que l’étude du système colonial français et du type d’État mis en place par le Front de libération nationale (FLN) est indispensable à la compréhension de la période 1954-1962. Une section est par ailleurs consacrée à la guerre en métropole, « une page d’histoire qui mérite d’être restituée dans sa singularité » (p. 146).
129Si l’ambition du livre est avant tout pédagogique, donner à entendre « la voix des historiens […] dans le tumulte des débats passionnés, nourris d’enjeux politiques internes et bilatéraux » (p. 10), elle se révèle également politique, faire « admettre que la guerre est terminée et l’indépendance de l’Algérie irréversible » (p. 193). Cependant, cette question de la place des chercheurs dans les controverses n’est pas abordée frontalement. Il faut donc avant tout se féliciter que ce soit l’une des meilleures spécialistes du sujet, engagée dans des travaux de pointe en France comme en Algérie, qui mette à disposition du plus grand nombre les acquis de la recherche.
130Caroline Izambert
Lalami Fériel, Les Algériennes contre le Code de la famille, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, 361 p., 25 €
131Dans cet ouvrage, Fériel Lalami parcourt trente ans de luttes des femmes algériennes pour l’égalité, centrées sur le Code de la famille, promulgué en 1984 et amendé en 2005. Ce Code légalise la hiérarchie entre les sexes et constitue le groupe des femmes par une communauté de sort défini par son lien avec celui des hommes, en contradiction avec le texte de la Constitution de 1975 qui garantit l’égalité des sexes et l’égalité en général dans un cadre citoyen. Si les luttes contre la formulation juridique de la relation de domination au sein de la famille constituent bien l’axe principal de cet ouvrage, l’approche historique fait apparaître des stratégies et des objectifs qui varient selon les moments et les lieux, en fonction aussi de la perception que le mouvement a de lui-même, comme le montrent les trajectoires de celles qui y participent.
132Ainsi, malgré l’implication des femmes dans les luttes de libération nationale, les tentatives de légiférer un Code de la famille, juste après l’indépendance, ont échoué tant le statut des femmes est au cœur de l’identité nationale ; tout ce qui touche à la famille apparaît comme exogène et attentatoire aux valeurs arabo-islamiques du peuple algérien. Les événements d’octobre 1988 ouvrent la voie au multipartisme et à l’expression d’associations autonomes, en particulier les mouvements de femmes. Mais la rupture du processus électoral, après la victoire des islamistes aux élections, ouvre la porte à une ère de violences extrêmes. Les femmes sont alors nombreuses à choisir le soutien au gouvernement contre les terroristes. Contraintes au silence dans leur pays, on les entend davantage dans les forums maghrébins ou internationaux. Les voix de celles qui refusent de se taire sur les exactions de l’État, tout comme d’autres voix telles celles des collectifs de familles de disparus, sont longtemps inaudibles.
133Les stratégies d’action ont changé et sont aujourd’hui plus tournées vers les activités de réparation d’une société traumatisée ou la coopération avec les institutions internationales sur le thème des violences faites aux femmes. Mais celles-ci n’ont pas abandonné leurs revendications reprises en 2004 sous le slogan d’un collectif d’associations « Vingt ans barakat [ça suffit]. Il faut que ce Code tombe », même si les amendements au Code obtenus en 2005 restent bien limités. Cet ouvrage est donc pleinement d’actualité tant en Algérie que dans d’autres pays arabes où des femmes continuent à lutter sur le terrain du droit et refusent de se laisser enfermer dans un statut d’éternelles mineures. Pour cela, elles doivent développer une stratégie de coalitions avec d’autres mouvements sociaux, en particulier les jeunes et les femmes des milieux ouvriers, qui ont clairement montré, par leur présence au cœur des soulèvements arabes, leur volonté d’exercer pleinement leurs droits de citoyennes aux côtés des hommes. Et cette fois, elles n’ont pas l’intention de rentrer chez elles.
134Marguerite Rollinde
Diasporas et migrations
Dufoix Stéphane, La Dispersion : une histoire des usages du mot diaspora, Paris, Éd. Amsterdam, 2011, 574 p., 21 €
135Longtemps terme de la malédiction et de la déréliction juives, le mot diaspora a peu à peu, au 20e siècle, connu une étonnante diversification de ses usages pour désigner d’abord une minorité dans un environnement majoritaire (Simon Doubnov en 1931), puis un phénomène de dispersion migratoire assez général (la diaspora africaine), avant, ces vingt dernières années, de signaler surtout des situations d’hybridation et de décentrement identitaires étudiées par tous les spécialistes des cultural studies (Paul Gilroy et son fameux Black Atlantic en 1993 [1]) ou des études transnationales attentives à explorer le monde « global ». Stéphane Dufoix nous propose ici une assez époustouflante lecture érudite des évolutions dans le temps (depuis son premier usage dans la Septante) des emplois du terme, non pas tant pour régler une bonne fois pour toutes la question de la vraie définition du mot mais plutôt pour en répertorier les différents usages dans leurs contextes socio-historiques distincts. En effet, l’auteur réalise une histoire conceptuelle, tributaire à la fois des travaux un peu oubliés de linguistes tels Michel Bréal et Antoine Meillet, mais aussi de ceux de Quentin Skinner (importance de la contextualisation des idées) ou de Reinhart Koselleck (historicisation du mot sur la longue durée), et fondée sur la conviction que le langage modèle, en partie, la réalité. Ainsi, l’explosion depuis vingt ans du mot dans les mondes académique et journalistique, avec un discours dominant en termes d’hybridation et de postétatisme (dont Arjun Appadurai est devenu le héraut académique le plus représentatif), n’est pas sans peser sur les représentations du phénomène et sa massive valorisation aujourd’hui.
136Le livre accomplit donc cette histoire sémantique tout en la reliant aux diverses conditions politiques, sociales et intellectuelles qui l’autorisent. Aussi, sur plusieurs problèmes historiques, cette réflexion ouvre-t-elle des développements féconds, tant, par exemple, sur l’histoire intellectuelle des mouvements noirs américains et africains des années 1960-1980 (le développement du discours afrocentriste), que sur la récente valorisation par les États de leurs diasporas (Chine et Inde surtout). Peut-être le cœur du livre, centré sur les débats savants depuis la fin des années 1960, quand le mot parvint à ses premières conceptualisations, paraîtra un peu trop érudit pour le non-spécialiste. Cependant, on lit là une bien remarquable étude sur les phénomènes de circulation des savoirs et de capillarité intellectuelle entre les États-Unis (la French Theory, les anthropologues tels Arjun Appadurai et James Clifford), les cultural studies britanniques (Paul Gilroy, Stuart Hall), l’Inde (les subaltern studies), mais aussi la France (Christine Chivallon). La diversité des usages auxquels se prêtera la lecture de ce livre nous paraît in fine le meilleur gage de son inventivité.
137François Chaubet
Page Moch Leslie, The Pariahs of Yesterday : Bretons Migrants in Paris, Durham, Duke University Press, 2012, 272 p., 24 $
138Spécialiste de l’histoire sociale de la France contemporaine, Leslie Page Moch nous offre ici une synthèse consacrée à la présence bretonne en région parisienne, du milieu du 19e siècle à la fin des Trente Glorieuses. Elle le fait en utilisant les outils et les sources des historiens des groupes migrants. Les recensements, l’état civil, particulièrement les registres des mariages de Saint-Denis et du 14e arrondissement, les archives policières, et la presse, sont mobilisés afin de narrer l’histoire de l’intégration, lente et difficile, d’une population majoritairement rurale à la société urbaine. D’abord confinés aux travaux les plus rudes, vivant souvent dans des logements exigus et insalubres, objets des observations attristées des observateurs sociaux du temps, les Bretons, qui arrivent en grand nombre en région parisienne des années 1880 aux années 1960, sont d’abord considérés, pour reprendre les termes de l’un de leurs défenseurs, comme les parias de Paris, même si, et c’est là l’une des forces de l’ouvrage, la mise en regard des données fournies par les sources sérielles et des témoignages permet de nuancer les jugements de l’époque qui font d’eux des ruraux attardés peu adaptés à la vie urbaine et condamnés à la misère ou, pour les femmes, constamment menacées par la prostitution et la déchéance morale.
139Leslie Page Moch insiste sur la diversité des trajectoires, qui dépend pour une bonne part du point d’entrée dans la région capitale, la capacité des migrants à mobiliser les liens familiaux ou professionnels, à s’organiser, afin de mener une existence viable au sein de la complexe société parisienne. Dès l’entre-deux-guerres, une notable partie d’entre eux parvient à échapper aux emplois les plus pénibles, grâce en particulier à leur statut de citoyens français, qui leur ouvre les portes des emplois mal payés mais stables qu’offrent les entreprises publiques, particulièrement le métro et les chemins de fer, cependant qu’une élite bretonne mène une lutte, parfois vive, contre les représentations jugées dégradantes des Bretons et des Bretonnes, en particulier Bécassine, fréquemment mobilisée par Leslie Page Moch.
140Le dernier grand afflux, après la Seconde Guerre mondiale, souvent synonyme de mobilité sociale pour les ruraux bretons qu’attire l’économie diversifiée de la région parisienne, est contemporain d’une revitalisation des institutions bretonnes à Paris, mais cet âge d’or précède de peu l’effacement des Bretons comme composante distincte des populations parisiennes que symbolise la fin des pardons et même la fermeture de la dernière crêperie de Saint-Denis à l’aube de ce siècle.
141Outre son intérêt pour l’histoire des populations parisiennes et des migrations intérieures, ce récit, parfois malicieusement écrit, entend contribuer aux débats historiographiques en cours. Il y parvient, en suggérant une mise en parallèle, manifestement suggestive, de l’expérience des migrants étrangers et de ces Bretons, pauvres ruraux et souvent non francophones, mais citoyens et bénéficiant de la présence d’une élite prête à financer des institutions bretonnes.
142Philippe Rygiel
Gordon Daniel A., Immigrants and Intellectuals : May’68 and The Rise of Anti-Racism in France, Pontypool, Merlin Press, 2012, 348 p., 18,95 £
143Fruit d’une thèse de doctorat remaniée, le livre de Daniel A. Gordon, qui enseigne à Edge Hill University, constitue une contribution de premier plan à l’historiographie des années 68. Grâce à un dépouillement d’archives publiques et privées et surtout à la lecture minutieuse de la presse militante de l’époque, l’historien britannique inscrit, avec d’autres, l’immigration dans l’histoire de 68, et 1968 dans l’histoire de l’immigration, en négligeant la focalisation anglo-américaine sur la question des races et la démarcation éventuelle entre Blancs et Noirs. Car les immigrés présents en France dans la période sont évidemment européens (Polonais et Italiens, puis en nombre croissant Espagnols et Portugais), mais aussi originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne ; parmi eux, une majorité de travailleurs, notamment à l’orée de la séquence, et des intellectuels et des étudiants. Ceux-ci entretiennent des relations presque naturelles avec leurs camarades français et participent de ce fait à l’essor et aux combats de cette gauche non communiste à partir de la guerre d’indépendance algérienne. Daniel A. Gordon s’attache ainsi constamment à mettre en évidence les liens entre la composante ouvrière et la composante lettrée de l’immigration. Or, comme la période se caractérise par une volonté militante de décloisonner les frontières sociales et d’aller au peuple, ces fractions immigrées ont aussi rencontré la gauche et l’extrême gauche, et partagé avec elles tout ou partie des combats.
144Faute de pouvoir retracer dans le détail l’ouvrage, nous préférons souligner ce qui nous apparaît comme ses apports les plus massifs. Et d’abord, le rôle de ces immigrés, tant étudiants qu’ouvriers, en mai-juin 1968 : grâce à l’utilisation judicieuse d’archives, notamment celles de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), l’auteur signale leur présence sur une large portion du territoire, ruine l’idée d’une panique qui aurait saisi les immigrés, et souligne combien les expulsions pendant et après la contestation visèrent des militants dont certains étaient pourtant des réfugiés politiques, notamment espagnols. L’après-68 est aussi marqué par un caractère multiforme des mobilisations immigrées, dans les usines et pour la régularisation des situations administratives en particulier. Ces mobilisations gagnent en autonomie, s’affranchissant progressivement de la présence des intellectuels compagnons de route de l’extrême gauche. La naissance du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) traduit en partie cette émancipation, d’autant qu’il anime des luttes bien au-delà de la région parisienne, notamment en Provence et Languedoc. Enfin, Gordon montre bien combien les luttes immigrées se prolongent au-delà de la grève des foyers de la Sonacotra, passant progressivement des quartiers de centre-ville (Barbès ou Belleville) aux banlieues parisiennes et lyonnaises, en même temps qu’une nouvelle génération de militants prend progressivement le relais. C’est d’ailleurs pourquoi il clôt son étude en 1983, scansion terminale qui ne manque pas de susciter un débat, marquée par une nouvelle vague de grèves ouvrières dans l’automobile, l’irruption du Front national et la marche pour l’égalité des droits.
145En étirant ainsi la séquence, l’auteur pointe une relève générationnelle après avoir focalisé son ouvrage sur une certaine cohorte entrée en politique pendant ou après la guerre d’Algérie, celle qui fournit les cadres des mouvements des années 1970. Par là, il néglige d’autres militants, parfois plus âgés, qui se sont notamment mobilisés dans le conglomérat communiste, tels les mineurs ou sidérurgistes italiens et polonais. Surtout, Daniel A. Gordon resserre progressivement la focale sur les militants immigrés d’Afrique du Nord, qui portent une quête d’autonomie. Il néglige peut-être un peu trop d’autres itinéraires, ceux restés en contact avec un intellectuel collectif, le mouvement syndical. Pour autant, l’ouvrage offre une contribution importante à une historiographie particulièrement dynamique, celle des années 68.
146Xavier Vigna
Hajat Abdellali, Les Frontières de l’identité nationale : l’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012, 337 p., 25 €
147Abdellali Hajat offre une histoire de la clause d’assimilation imposée par la loi aux candidats à la naturalisation, dont il a été beaucoup question durant la première décennie de ce siècle et une sociologie de sa mise en œuvre. On retrouve la démarche qui caractérise un certain nombre de recherches se rattachant à la sociohistoire, les travaux d’Alexis Spire par exemple. L’auteur retrace successivement la genèse du concept d’assimilation, qui se déploie sur une durée assez longue, l’auteur traquant les usages du mot depuis la période moderne, l’histoire de son introduction et de son développement dans le droit, avec pour originalité de tenir ensemble l’étude du droit colonial et de celui qui s’applique en métropole, les étapes ensuite de la mise en place de l’appareil administratif chargé de l’exécution des dispositions juridiques étudiées et, occupant une large place, le produit d’une enquête ethnographique, au plus près des guichets, mettant en lumière les pratiques des agents confrontés, physiquement, aux individus dont il leur faut instruire la demande. Ce dispositif se révèle robuste, adapté aussi à l’étude de ce type de pratique juridico-administrative. Il permet à l’auteur de nous offrir de précieuses informations relatives à l’histoire du droit de la nationalité en France et des conclusions à la fois solides et nuancées.
148La question centrale pour l’auteur, signe des temps, est l’articulation entre un présent marqué par une vive suspicion envers les candidats à la naturalisation provenant de l’ex-Empire français, particulièrement les musulmans et le passé colonial. Il met en lumière les similarités entre les deux moments durant lesquels les institutions françaises ont eu à traiter du rapport à la nation de populations musulmanes, toujours suspectes d’être totalement autres, du fait en particulier d’un ordre sexuel et familial, en partie fantasmé, déclaré incompatible avec les mœurs françaises et des soupçons pesant sur leur loyauté. Celles-ci ne peuvent cependant être simplement, ni sans précautions, considérées comme des persistances ou des emprunts au monde colonial français, dérivant en partie de transformations contemporaines (émergence d’un féminisme d’État, contexte international) qui ont peu à voir avec celui-ci. De plus, souligne l’auteur, la qualité d’étranger résidant légalement en France, malgré les tentations administratives, offre la possibilité de recours, parfois efficaces, contre l’arbitraire administratif et la protection d’un droit qui ne pose pas la pratique de l’islam comme incompatible de fait avec la qualité de citoyen.
149Le lecteur sera également intéressé par l’évocation des convergences européennes récentes en matière de pratiques administratives et par la mise en évidence du poids croissant des logiques de police, aux dépens des logiques de main-d’œuvre et de population dans les pratiques administratives. Il pourra parfois regretter l’usage fréquent de termes foucaldiens ou bourdieusiens dont l’efficacité explicative n’est pas toujours manifeste en contexte.
150Philippe Rygiel
Sciences sociales et empires
Singaravélou Pierre, Professer l’Empire : les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 409 p., 35 €
151Adoptant pour point d’observation l’enseignement des sciences coloniales et son institutionnalisation sous la Troisième République, Professer l’Empire de Pierre Singaravélou apporte un nouvel éclairage sur le fait colonial. L’ouvrage, qui ne reprend que deux parties de sa thèse de doctorat, aborde dans un premier temps le procès de légitimation par l’institutionnalisation de l’enseignement des « sciences coloniales » puis de la mise en discipline du nouveau champ scientifique dans la deuxième partie. Prenant le contre-pied des jugements dépréciatifs sur cette question et délaissant l’approche des « discours », Pierre Singaravélou gomme les frontières segmentant les disciplines pour proposer une histoire sociale et intellectuelle des sciences humaines dans leur dimension coloniale. Il s’est attaché à montrer l’action des promoteurs des études coloniales, stigmatisées eu égard à leur visée utilitariste (gouverner, mettre en valeur et légitimer la présence coloniale) et prisonnières de cette étiquette, en vue d’acquérir « le sérieux » qu’apporte le désintéressement de la science par leur « normalisation » dans le champ universitaire métropolitain, repérable à la création de chaires et de cours.
152Cette étude déjoue l’impasse dans laquelle ont mené les études du fait colonial pêchant par la focalisation excessive sur un « Parti colonial » qui aurait été la clé de voûte et la justification d’une sphère médiatique et culturelle, alors même que « l’éclatement » et la régionalisation du processus d’élaboration d’un cursus de formation aux sciences coloniales caractérisent la « nébuleuse coloniale », terme préféré par l’auteur. Grâce à l’esquisse de la géographie des lieux de formation, ce dernier évite l’écueil d’une approche « internaliste », en accordant une nouvelle visibilité aux acteurs (individuels et institutionnels) passés à la trappe de « l’histoire commémorative » des institutions héritières du « capital scientifique colonial » (p. 16). Par ce biais, émerge le contexte culturel caractérisé par la compétition entre sciences appliquées (utilitaristes) et sciences « académiques » (désintéressées) à l’origine de « l’éclatement » spatial. Celui-ci découle également de la tension entre la « culture de la généralité » (Pierre Rosanvallon) et les tendances décentralisatrices à l’œuvre dans la contestation du monopole de l’État en matière de formation coloniale, et ce en faveur des orientations coloniales régionales pour permettre la complémentarité des enseignements (p. 85) et la satisfaction des besoins locaux.
153Sur cette trame géographique se tissent celle des quatre « réseaux de savants coloniaux » (p. 128) ainsi que celle des associations nationales et provinciales (dont l’Académie des sciences coloniales), des instituts de recherche, du réseau d’édition structurant la République des lettres coloniales (p. 136). Cette recension donne en conséquence la mesure de la difficulté d’élaboration d’une science coloniale fondée sur une approche nomologique, fragilisant par la suite son enseignement, en quête d’une réforme au cours de l’entre-deux-guerres (période de doute et non d’apogée de « l’idée coloniale » !).
154L’autre volet novateur de la thèse dépoussière une idée reçue quant à l’amateurisme dans ce domaine. En effet, en dépit de la volonté de créer un enseignement alternatif, celui des sciences coloniales n’échappe pas à la professionnalisation de son personnel dont la qualification est assurée selon les voies devenues traditionnelles sous la Troisième République. Il innove néanmoins du fait du financement privé et de la reconnaissance d’une expertise acquise dans l’exercice d’une carrière coloniale. La « logique de l’expertise » (p. 89) explique en outre la porosité entre le monde enseignant et celui des affaires ainsi qu’avec les instances de la « gouvernance » coloniale, anticipant en quelque sorte la création des « think tanks » modernes. De plus, pour en finir avec les « discours coloniaux » oublieux de la modernité des disciplines issues du contact colonial, tant du point de vue méthodologique qu’épistémologique, rappelons, comme le fait l’auteur, que les sciences coloniales ont expérimenté la transdisciplinarité et ont été le « moment colonial des sciences humaines » (p. 376).
155Reine-Claude Grondin
Li-Chuan Tai, L’Anthropologie française entre sciences coloniales et décolonisation (1880-1960), Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 2010, 340 p., 20 €
156Comme l’indique son titre, l’ouvrage, qui trouve son origine dans une thèse de doctorat, propose une histoire de l’anthropologie dite exotique (c’est-à-dire extra-européenne) en France, privilégiant les institutions métropolitaines de la discipline, et s’intéressant en particulier aux liens entre l’institutionnalisation du savoir anthropologique et le contexte colonial entre la fin du 19e siècle et la décolonisation. L’ouvrage est organisé en trois parties, « l’anthropologie dans le mouvement des sciences coloniales (1880-1960) », « L’organisation de l’anthropologie selon l’équipe de Lucien Lévy-Bruhl (1925-1940) » (l’auteur emploie ici le terme « anthropologie » pour désigner ce que les acteurs appellent « ethnologie »), enfin, « L’anthropologie, la guerre et la décolonisation (1940-1960) ». Il faut saluer le travail considérable de dépouillement d’archives et de travaux publiés réalisé par l’auteur, lui permettant de proposer une synthèse solidement documentée, qui faisait défaut, et constitue un précieux travail de référence. Pratiquant de longues citations, il rend accessibles des sources importantes, dont certaines étaient inédites, d’autres publiées, mais pas toujours d’accès facile. Sur la création d’institutions comme l’Académie des sciences coloniales en 1922 ou l’Institut d’ethnologie en 1925, ou le Centre de formation aux recherches ethnologiques en 1946, sur l’anthropologie française pendant la Seconde Guerre mondiale, ou sur les « critiques de l’anthropologie » après 1945, notamment de la part des intellectuels autochtones, l’auteur non seulement apporte des matériaux nouveaux, mais ouvre aussi des pistes fécondes. En revanche, sur l’importance longtemps négligée du paradigme naturaliste dans l’anthropologie française, sur les congrès tenus lors de l’Exposition coloniale ou sur la mission Dakar-Djibouti, les apports de l’ouvrage sont significatifs, mais parfois moins originaux que l’auteur ne le suggère. La vaste bibliographie mobilisée comporte des lacunes importantes : ne sont mentionnés ni l’ouvrage essentiel de Filippo Zerilli, Il lato oscuro dell’etnologia [2], ni les études rassemblées par Claude Blanckaert dans Politiques de l’anthropologie : discours et pratiques en France (1860-1940) [3]. On regrettera une certaine désinvolture dans le recours à une partie des travaux mentionnés en fin de volume, qui ne sont pas référencés en note, alors même que l’auteur s’en est visiblement inspiré. Les affinités, dans la formulation au cours des années 1930 d’un « humanisme colonial », entre réformateurs voulant rationaliser la politique par l’appui sur la science et l’ethnologie comme « science des populations indigènes » sont abordées, mais l’appui sur la littérature aurait permis à l’auteur de prendre davantage de distance avec les discours des acteurs. Ainsi, malgré ses qualités, l’ouvrage reste en deçà de ses promesses. La conclusion selon laquelle la préoccupation pour « la compréhension et la gestion des populations colonisées n’a en rien infléchi l’orientation de cette science, qui obéissait à une logique propre à ses préoccupations théoriques » postule précisément que les intérêts de connaissance sont définis d’une façon purement « interne ». Cette perspective empêche de formuler la question centrale des liens complexes entre le développement des savoirs anthropologiques et la formulation et la mise en place de ce qu’on peut appeler une « politique de la différence » dans l’Empire français.
157Benoît de L’Estoile
Rachik Hassan, Le Proche et le Lointain : un siècle d’anthropologie au Maroc, Marseille, Éd. Parenthèses/MMSH, 2012, 268 p., 22 €
158Professeur à l’Université Hassan-II à Casablanca et anthropologue observant avec acuité la société marocaine sous tous ses angles, Hassan Rachik nous livre une précieuse synthèse sur le lancement et l’évolution, saccadée, des sciences sociales au Maroc depuis la fin du 19e siècle jusqu’au moment geertzien dans le courant des années 1970. Un second volet prolongera jusqu’à aujourd’hui cette enquête accessible, soulignons-le, au lecteur généraliste et au chercheur en herbe.
159Le propos, en suivant le fil du temps, tapisse habilement la galerie des figures qui ont lancé les sciences sociales au Maroc sans verser dans un dictionnaire avec l’effet d’atomisation des savoirs inhérent à toute entreprise encyclopédique. Chaque auteur est simultanément confronté à son époque (« pénétration scientifique » avant 1912, protectorat en phase de construction, puis de démolition, première indépendance entre élan initial et retombée désenchantée) et à des demandes de savoir émanant de l’État ne faisant jamais suite à elles-mêmes. Les outsiders ou francs-tireurs sont l’objet de mises au point topiques : l’Anglo-finlandais Edward Westermarck, le premier véritable anthropologue au Maroc avant Clifford Geertz, Jacques Berque qui se singularise en comprenant la société locale à travers sa culture juridique (pactes pastoraux, ‘amal fassi, etc.) et Ernest Gellner, voltigeur inclassable, qui exerce un effet de sidération en transposant au Maroc l’anthropologie structurale à la Evans Pritchard.
160Cet essai reste instructif jusqu’à son terme. On notera en particulier le passage consacré au retournement contre Geertz de disciples passés au déconstructionnisme postmoderniste (Vincent Crapenzano, Paul Rabinov). Et on appréciera le ton mesuré de l’auteur pour jauger les chercheurs allogènes. Hassan Rachik considère que l’anthropologue marocain n’est pas mieux outillé que l’étranger pour enquêter en son pays natal, parce que la distance sociale entre lui et les autres se substitue à l’écart ethnique. Son seul privilège est de ne pas être inhibé par le complexe de l’étranger et de regarder les siens avec moins de complaisance.
161On regrettera quelques oublis : Charles Le Cœur, dont l’œuvre s’inscrivant dans le droit fil de Marcel Mauss est interrompue par la mort au feu lors de la campagne d’Italie, et André Adam, qui, dans le sillage de Robert Montagne, enquêta au plus près dans les villages de l’anti-Atlas et les faubourgs de Casablanca, en amont et en aval du parcours migratoire des néocitadins. On observera l’absence de femmes, telles Odette du Puigaudeau, Anne-Marie Goichon et Jeanne Jouin. Leurs monographies compensèrent leur absence de formation théorique par la quête méticuleuse des signes émis par les femmes de la bonne société ou du peuple pour s’accrocher à leur mode de vie et sauvegarder leur raison d’être : tatouages, art de la broderie, cantines enfantines, etc. Ce faisant, ces connaisseuses de l’intime et du préservé au Maghreb extrême livrèrent un matériau ethnographique irremplaçable pour découvrir le monde que les Marocains ont perdu depuis le milieu du 20e siècle et nous avec eux. Gageons que, dans son enquête conduisant jusqu’à aujourd’hui, Hassan Rachik affinera son panorama si bien déroulé des sciences sociales au Maroc et qu’il privilégiera les ethnographes ou sociologues plus attentifs aux gens comme ils sont qu’aux changements de paradigme bouleversant périodiquement l’in group des anthropologues distingués.
162Daniel Rivet
Sherman Daniel J., Primitivism and the Ends of Empire, 1945-1975, Chicago, University of Chicago Press, 2011, xii+284 p., 45 $
163Notant comme un trait spécifiquement français la persistance jusqu’au début du 21e siécle (l’épilogue de l’ouvrage revient sur ce thème) du primitivisme, « exaltation d’une pureté originaire comme forme alternative de modernité », Daniel J. Sherman entend, dans cet ouvrage ambitieux combinant histoire culturelle et histoire de l’art, « inscrire le primitivisme dans l’histoire des Trente Glorieuses ». Il conduit son lecteur à travers plusieurs dossiers : la longue genèse du musée des Arts et Traditions populaires, « à la recherche d’une civilisation qui meurt » ; la transformation du statut de « l’art ethnographique » au lendemain des indépendances ; la figure atypique de Gaston Chaissac, à la lisière de « l’art brut », et enfin le tourisme en Polynésie française.
164Abondamment illustré, avec un beau cahier en quadrichromie, l’ouvrage, étayé par des archives inédites, fait preuve d’une érudition solide et, dans l’ensemble, d’une bonne maîtrise de la bibliographie, dialoguant avec des auteurs francophones et anglophones. Apportant sur chaque dossier abordé un éclairage original et stimulant, il établit que le primitivisme, rejetant l’univers capitaliste, suppose en fait le marché (de l’art). Nous discuterons ici l’ambition qu’a l’auteur de retrouver « la marque du primitivisme comme mythe et dispositif colonial » dans la vie culturelle française. Il est convaincant quand il montre que le musée des Arts africains et océaniens, souvent trop peu traité dans les travaux retraçant la genèse du musée du Quai-Branly, peut à bien des égards apparaître comme un précurseur de celui-ci. Créé en 1959 pour remplacer le musée de la France d’outre-mer devenu obsolète, il entendait faire entrer l’art africain et océanien dans « l’histoire universelle de l’art », comme en écho à André Malraux demandant « qu’on nous laisse tranquille avec le colonialisme ».
165Pourtant, l’obsession pour le dévoilement d’une « généalogie coloniale » dissimulée aveugle Daniel J. Sherman sur ce qu’on pourrait appeler un « primitivisme populiste ». La relation au « populaire » est centrale dans la genèse du musée des Arts et Traditions populaires, malgré la remarque tardive de Georges-Henri Rivière affirmant qu’il n’aimait pas ce nom, alors qu’il revendiquait le terme dès 1936. C’est encore parce qu’il est un « artiste populaire », fils de cordonnier, lui-même un temps artisan, que Gaston Chaissac est jugé « inclassable » : occupant une position en lisière du monde artistique, il est trop « sophistiqué » pour être « naïf » et exclu par Jean Dubuffet de « l’art brut ». Sherman souligne le contraste entre le « tourisme culturel » vers Tahiti, qu’il voit comme un « héritage de la gestion coloniale » et le tourisme de masse exemplifié à la même époque par la construction de la station balnéaire de la Grande Motte, mais oublie le « tourisme culturel » nourri par le courant régionaliste qui se développe en France dans l’entre-deux-guerres ; ainsi, lors de l’Exposition coloniale de 1931, des réformateurs coloniaux appellent de leurs vœux l’émergence d’un « régionalisme colonial ». À rebours de la thèse de Sherman, la nostalgie pour un passé local en disparition semble avoir inspiré des initiatives semblables dans l’Empire colonial.
166Même sans être convaincu par sa démonstration, on peut être reconnaissant à l’auteur d’étayer une thèse forte par un riche matériau et de soulever une question importante. Pour la reformuler en nos termes, il invite à s’interroger sur les relations complexes entre le « goût des Autres » et le « goût du peuple » dans la genèse du primitivisme.
167Benoît de L’Estoile
Allemagne
Le Bouëdec Nathalie, Gustav Radbruch : juriste de gauche sous la République de Weimar, Québec, Presses de l’Université de Laval, « Dikè », 2011, 443 p., 55 $
168Gutav Radbruch (1878-1949) est le premier et le seul ministre social-démocrate de la Justice de la république de Weimar (d’octobre 1921 à novembre 1922 dans le cabinet Wirth, puis d’août à novembre 1923 dans le cabinet Stresemann). C’est aussi un théoricien, qui développe une philosophie du droit relativiste, réfléchit à une réforme du droit pénal dans la lignée de Franz von Liszt (son projet de Code pénal de 1922 inclut une différenciation des peines en fonction de la personnalité des criminels) et tente, au-delà, de fonder un « droit social » en adéquation avec les évolutions sociales et économiques de l’après-Première Guerre mondiale. Il manquait un livre en français sur l’œuvre de ce « juriste aux multiples facettes » (p. 4), et il faut rendre hommage à Nathalie Le Bouëdec d’offrir une analyse aussi brillante que claire de l’articulation entre la pensée juridique de Radbruch et son engagement politique sous Weimar. À travers un plan thématique, la démarche de l’auteur est de proposer une analyse précise des textes de Radbruch produits dans cette période, en utilisant les outils de la linguistique, afin de distinguer les différentes strates discursives théoriques (Radbruch professeur de droit à l’Université de Heidelberg jusqu’en 1933), politique (Radbruch adhérant au SPD en 1918 et député au Reichstag de 1920 à 1924) et pratique (Radbruch ministre), et en se demandant s’il existe une cohérence entre ces trois niveaux. L’objectif est de comprendre en quoi Radbruch peut être défini comme un « juriste de gauche », catégorie analytique complexe qui regroupe non un groupe homogène au plan sociologique ou méthodologique, mais plutôt différents théoriciens allemands ou autrichiens (les plus connus sont Hermann Heller, Ernst Fraenkel ou Hans Kelsen) ayant en commun de réfléchir à une nouvelle conception du droit et de leur profession en adéquation avec les préoccupations sociales et politiques de la social-démocratie.
169Ce livre peut intéresser les historiens à plusieurs titres. D’abord pour mieux connaître la culture juridique de cette période, car l’auteur fait l’effort de situer à chaque fois la pensée de Gustav Radbruch au sein des différentes écoles juridiques : la lecture des textes nous plonge dans les débats de l’époque autour de la prise de conscience du décalage entre le droit en vigueur et les réalités socio-économiques nouvelles créées par la révolution de 1918, l’instabilité financière, la légalisation des organisations de travailleurs, etc. On aurait apprécié en savoir plus sur la réception des textes de Radbruch (qui les lisait en dehors du cercle des spécialistes ?).
170Ensuite, le livre fournit des clés de compréhension de « l’intérieur » de la fameuse « crise de la justice » de cette période, c’est-à-dire le décalage entre la nouvelle République et le corps des juristes hérité de l’Empire, encore imprégné de formalisme et de « positivisme étatique ». Pour mettre fin à cette « justice de classe » dénoncée par la gauche, Gustav Radbruch appelle dès 1919 à la formation d’un « juriste social » capable de prendre en compte, au-delà des normes, la « réalité juridique ». Pour rapprocher la justice du peuple, il réclame l’introduction de juges non professionnels dans toutes les juridictions et un enseignement civique pour tous. Mais sur ces points, son passage à la tête du ministère se révèle décevant : Radbruch reste finalement fidèle à son corps d’origine sans remettre en cause le « monopole des juristes ». Ici, la référence à des ouvrages d’histoire sociale aurait pu offrir un contrepoint à l’étude des textes.
171Enfin, ce livre permet de mieux comprendre les contradictions de la social-démocratie de Weimar à travers ces intellectuels non marxistes qui, tel Gustav Radbruch, s’engagent pour des raisons « éthiques » dans ce courant, l’enrichissent par leur pensée de la démocratie ou leur élaboration d’un droit social, mais restent prisonniers de l’étroitesse de la marge de manœuvre une fois au gouvernement : ils doivent d’une part assumer la démarche réformiste du SPD (ainsi dans la loi de protection de la République de juillet 1922 proposée par Radbruch, qui est attaquée à la fois par la droite monarchiste et l’extrême gauche) et, d’autre part, faire nécessairement des compromis au sein de coalitions qui associent toujours plusieurs partis.
172Au total, ce livre est impressionnant par sa maîtrise des concepts juridiques et la finesse de l’étude comparée des textes. Il mérite donc, pour la raison même qui fait sa richesse, à savoir une interdisciplinarité maîtrisée de bout en bout, d’être lu aussi par des non-spécialistes.
173Marie-Bénédicte Vincent
Notes
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[1]
Paul Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, New York, Verso, 1993 ; trad. fr., id., L’Atlantique noir : modernité et double conscience, trad. de l’angl. par Jean-Philippe Henquel, Paris, Éd. Kargo, 2003, trad. de l’angl. par Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam, « Histoires atlantiques », 2010.
-
[2]
Filippo Zerrilli, Il lato oscuro dell’etnologia : il contributo dell’antropologia naturalista al processo di istituzionalizzazione degli studi etnologici in Francia, Rome, CISU,1998.
-
[3]
Claude Blanckhaert (dir.), Les Politiques de l’anthropologie : discours et pratiques en France (1860-1940), Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences », 2001.