Vertigo 2010/2 n° 38

Couverture de VER_038

Article de revue

‘L'émotion provient du corps’

Entretien avec Alberte Barsacq, scénographe de Werner Schroeter

Pages 116 à 119

Notes

  • [1]
    L’opéra y sera donné dans ce décor jusqu’en 2014, au grand dam d’Alberte Barsacq qui souligne l’absurdité de le conserver sans la mise en scène de Schroeter.
  • [2]
    Lulu, l’opéra de Berg, composé entre 1929 et 1935, et Loulou (1929), de Pabst, sont tous d e u x a d a pté s d’u n e même pièce de Frank Wedekind, Die Bücshe der Pandora (La Boîte de Pandore, 1902), qui est le titre original du film en allemand.
  • [3]
    Également composi- teur de la musique de Nuit de chien (2008), le dernier film de Schroeter, dont Alberte Barsacq fut la directrice artistique.

1Déjà hantés par le théâtre et l’opéra, les premiers films de Werner Schroeter précédèrent de peu ses premières créations scéniques, auxquelles il allait se consacrer par la suite au moins autant qu’au cinéma. En 1971, il réalise coup sur coup Salomé, d’après Wilde, et Macbeth, inspiré par l’adaptation de Verdi : la frontalité et la gestuelle, la caractérisation scénique de l’espace et la proximité des voix, tout suggère une représentation théâtrale préalable aux films, alors qu’il n’en était rien. C’est l’année suivante qu’il devait franchir le Rubicon, avec Emilia Galotti, de Lessing, auteur qu’il retrouva cinq ans plus tard en créant Miss Sarah Sampson. En 1973, au théâtre de Bochum, il donnait une version scénique de Salomé, unique texte qu’il adapta à la fois à l’écran et à la scène, même si ses thèmes et motifs d’élection ne cesseront de circuler de l’un à l’autre.

2On connaît mal en France ses créations, la plupart n’ayant été jouées qu’en Allemagne. Le public français put néanmoins assister à sa mise en scène du show d’Ingrid Caven au Palace en 1980, ainsi qu’à celles de Ce soir on improvise, de Pirandello, à Avignon en 1982, et de Madame fait ce qu’elle dit, de Roland Dubillard, au Théâtre du Rond-Point en 2005. En un peu plus de soixante-dix mises en scène, soit trois fois plus que de longs métrages, Schroeter aborda un vaste répertoire, alternant romantiques et modernes. Pour le théâtre, notamment Hugo, Genet, Strindberg, Kleist, Schiller, et, pour l’opéra, Verdi, Wagner, Zemlinsky, Zimmermann, Schoenberg. Il privilégia nombre d’œuvres méconnues ou peu jouées, telles Lady Macbeth de Mzensk, de Chostakovitch, Antigone de Traetta, Médée de Cherubini ou Angels in America, de Kushner.

3À la fin des années 1970, Schroeter rencontra la jeune peintre et dessinatrice française, Alberte Barsacq. Bien plus qu’une simple collaboratrice, elle fut de toutes les aventures, du cinéma à l’opéra. Elle conçut costumes et décors, et devint rapidement sa scénographe attitrée. Élaborant des espaces abstraits et suggestifs, privilégiant le clair-obscur et les couleurs primaires, elle offrit les écrins idéaux aux dramaturgies rituelles et à l’intensité émotionnelle recherchée par Schroeter : les charpentes où pouvaient s’abandonner les corps à la passion, au texte, à la musique. L’un des points d’orgue de leur collaboration symbiotique fut la création de Tosca de Puccini à l’Opéra Bastille en 1994 [1], en 1994, œuvre dont l’interprétation qu’en donna la Callas hantait depuis toujours Schroeter.

4Du 1er au 22 décembre 2010, en marge de la rétrospective des films de Werner Schroeter au Centre Pompidou, se tiendra au Goethe-Institut une exposition intitulée : « Alberte Barsacq, scénographe de Werner Schroeter ». E.d.L.

Théâtre et opéra

5J’ai rencontré Werner par l’intermédiaire d’Udo Kier, qui venait de jouer dans Flocons d’or (1976). En voyant le film, je me suis d’emblée reconnue dans son travail lyrique sur l’image, la lumière et les corps. Jusqu’alors, j’avais surtout fait des dessins de mode. Il m’a proposé de collaborer à sa mise en scène de Mademoiselle Julie, de Strindberg, avec Ingrid Caven dans le rôle principal, me confiant la création des costumes et décors. Nous n’avons cessé ensuite de travailler ensemble et j’en suis naturellement venue à la scénographie. Aux yeux de Werner, il y avait un lien essentiel entre costumes et scénographie, une interdépendance vitale, sentiment que j’ai toujours partagé. Une de mes premières grandes émotions théâtrales a été Tadeusz Kantor, chez qui l’espace déploie un imaginaire à la fois foisonnant et des plus rigoureux et abstraits.

6Lorsque j’ai commencé à travailler avec lui, j’ai été frappée par la façon dont il part toujours d’une émotion déjà poussée à son degré maximal. Son goût du kitsch aurait pu nous séparer, mais nous nous retrouvions dans le refus du naturalisme : quand il introduit du sang dans ses films ou ses pièces, cela devient un pur élément pictural : ce n’est pas du sang, c’est du rouge. Il m’a toujours laissé une totale liberté, la confiance était son maître-mot. Nous parlions très peu des textes ; je lui soumettais mes croquis et il choisissait immédiatement les propositions qui lui convenaient : on avait rarement de vrais désaccords, nous sentions les choses de manière très proche. J’ai toujours essayé de répondre à ses visions de metteur en scène, sans me trahir. Il était très attentif aux costumes et au choix du tissu, à leur influence sur la gestuelle des acteurs : le théâtre est un langage du corps et le vêtement agit directement sur son déploiement dans l’espace. Il avait une nette préférence pour les matières fluides et légères, principalement la soie. C’était un de nos rares points de divergence : j’aurais bien aimé expérimenter des tissus plus rigides, qui auraient induit un mode d’expression corporelle différent, moins souple, mais cela n’intéressait pas Werner.

7L’acteur occupait une place centrale dans son travail de mise en scène. C’était la base de chacune de ses créations, sa matière première. Plus encore que le texte, ce sont les interprètes, par leurs manières d’être et leurs émotions, qui l’inspiraient. Il les observait longuement se déplacer sur le plateau, et parvenait à une réelle compréhension de leurs corps. Ce regard me semble proche de celui d’un chorégraphe, je pense entre autres à Pina Bausch.

8Pour Werner, l’émotion provient du corps et s’exprime à travers lui, d’où l’importance cruciale des costumes. Il exigeait toujours que les costumes fussent conformes à l’époque du récit, et nous étions tous deux convaincus de la nécessité de ne pas les surcharger de détails, d’éléments pouvant parasiter la vision. Durant les représentations, les costumes étaient souvent altérés, voire détruits, par les gestes des comédiens ou par le maquillage excessif coulant dessus. C’est une chose qui ne m’a jamais contrariée : selon moi, cette destruction faisait partie intégrante du drame.

9Si Werner optait pour des choix relativement classiques concernant les costumes, on s’accordait sur des scénographies non naturalistes, des espaces conceptuels plutôt que des architectures réalistes avec mobilier. Il aimait travailler sur l’opposition paradoxale entre ces espaces et ces costumes : comme lui, je ne crois qu’aux oppositions fortes, aptes à mettre en relief les tensions du texte et les affects des personnages. Son unique exigence en matière de scénographie était d’avoir un fond noir : il voyait un décor coloré comme un élément pouvant entrer en concurrence avec le jeu des acteurs, et risquant de détourner l’attention. Pour la même raison, il souhaitait qu’il y ait le moins d’objets et d’éléments de mobilier possible. Je partage cette vision, il faut éviter de surcharger le décor d’informations superflues : si un objet est présent, il doit être porteur d’une symbolique forte. Cette idée de l’objet comme symbole est, je pense, encore plus prononcée dans ses films, Malina notamment, que dans ses mises en scène, plus épurées.

10C’est dans ce sens que l’on a travaillé sur Don Carlos de Schiller, en 1986, et sur L’Arbre des tropiques, de Mishima, en 1987 : à chaque fois, un espace évidé, sans meubles. En m’inspirant de la composition des estampes japonaises et de leurs fausses perspectives, j’ai conçu pour le Mishima un lieu clos (alors qu’à l’origine Werner voulait un espace ouvert), avec des cadres enfermant les personnages : un fond noir et un plan rectangulaire légèrement incliné divisé au sol par des tulles, et un travail sur la vibration de trois couleurs essentielles, turquoise, jaune et rouge. Avec un texte aussi violent que celui de Mishima, il fallait que l’hystérie fût très contrôlée. Pour revenir à la question du mobilier, le lit se résume à un simple rectangle blanc peint au sol. Il s’agissait de concevoir l’espace théâtral comme un espace sacralisé, sans coulisses. Selon moi, le théâtre relève du rituel, visant une émotion intemporelle. Je crois que Werner partageait cette idée, que l’on retrouve aussi dans ses films.

11D’instinct, j’utilise comme lui des couleurs primaires, immédiates. Dans son cinéma, la dynamique chromatique et lumineuse permet une simplification plastique des plans, une représentation picturale des corps et des visages. Je me souviens qu’il aimait particulièrement cela chez Dreyer, et qu’il y voyait le moyen d’atteindre l’extase, de figurer la passion.

12Dans ses mises en scène, il veillait à ce que la lumière demeure très sobre : aucun effet ou filtre fantaisiste, mais un travail très précis sur le clair-obscur et la découpe lumineuse. Je le rejoins entièrement sur ce point : la lumière doit révéler les corps, être entièrement au service des acteurs.

13Il n’hésitait pas à intégrer de la musique enregistrée pendant que les comédiens jouaient, ce qui était parfois difficile pour eux. Par exemple, pour Doña Rosita de García Lorca, il avait mis en ouverture le Stabat Mater de Rossini. Pour cette pièce, j’avais imaginé un grand bateau en bois occupant tout le fond du décor, construit en direct pendant la représentation : il exprimait l’utopie de la pièce, le désir de partir au loin. Pour faire plaisir à Werner, j’avais disposé en avant-scène un petit parterre de roses ; c’est le genre de choses auxquelles il tenait. Pour son adaptation de Rausch, de Strindberg, j’ai aussi proposé un plateau noir incliné, un décor unique sur fond blanc devant lequel passaient les silhouettes noires des acteurs. Alors que l’intrigue est dispersée en de nombreux endroits, il me paraissait essentiel de la resserrer en un lieu unique et abstrait. Le fond blanc permettait aussi la projection d’un petit film montrant, pendant qu’ils jouaient devant, les acteurs en extérieur, toujours dans la perspective d’incarner en arrière-plan l’utopie portée par le texte. Avant tout le monde, Werner a intégré des images filmiques dans ses mises en scène. Jamais des extraits de ses films de cinéma, mais de courtes séquences conçues exprès. Avec la vidéo, il a aussi essayé des redoublements visuels, filmant les acteurs et projetant l’image directement sur le plateau.

14C’est quelque chose qu’il a aussi fait dans ses mises en scène d’opéra, par exemple pour Lulu, d’Alban Berg. Le cinéma était par ailleurs très présent dans cette mise en scène, puisque je m’étais inspiré du film de Pabst pour sa conception et ses ambiances [2]. Notre travail pour l’opéra était similaire à celui pour le théâtre. Werner lisait la musique et avait même chanté dans un chœur lorsqu’il était jeune, ce que je n’ai découvert que très tardivement. Cela lui permettait de travailler en symbiose avec les chefs d’orchestre, avec lesquels il avait toujours de longues conversations sur les opéras. Il travaillait avec les chanteurs comme avec les acteurs, et par chance, il a toujours eu des chanteurs qui étaient d’excellents comédiens. Comme au théâtre, Werner me laissait très libre dans mes propositions de scénographie. Pour L’Échelle de Jacob, de Schoenberg, j’avais ainsi élaboré une structure métallique en forme de huit, figure de l’infini, où étaient placés les chanteurs, et qui passait au-dessus de l’orchestre et du public. Il a souvent travaillé avec le chef d’orchestre Eberhard Kloke [3], ce dernier expérimantant sur Wagner un positionnement original des instrumentistes, dispersés autour des spectateurs. Cette configuration permettait de briser la séparation entre l’œuvre et le public et de s’immerger totalement dans la musique.

Cinéma

15On a commencé à travailler ensemble au cinéma sur Le Règne de Naples puis Palermo, pour lesquels j’ai participé seulement aux costumes. Werner accordait une grande importance au travail de repérages : nous passions plusieurs semaines sur les lieux, afin de nous en imprégner et de rencontrer les habitants. Comme nous avions peu de moyens, il apparaissait d’autant plus nécessaire de capter l’essence des choses pour en restituer la vérité propre.

16L’expression de Werner n’est pas réaliste, sa cohésion profonde provient d’une rencontre entre son imaginaire poétique très riche et la réalité qui l’attire. Mon travail sur la plupart des films consistait à ne pas donner d’informations temporelles par le décor et les objets, à trouver une sorte d’intemporalité afin de faire coexister un temps passé, celui de la mémoire, et un temps anachronique, celui de l’utopie.

17Sur Malina aussi, j’étais à la fois costumière et décoratrice. L’appartement a été entièrement fait en studio. Le décor devait définir la folie, devenir une métaphore de l’état schizophrénique du personnage. Avec ses miroirs, l’appartement présente lui-même de nombreuses figures de dédoublement. J’ai toujours été passionnée par le thème du double et de la perte d’identité, c’est une obsession que nous partagions avec Werner. J’étais aussi présente aux repérages à Vienne, pour ressentir l’émotion particulière de la ville. Werner souhaitait que ses collaborateurs fussent présents pour s’imprégner de l’atmosphère des lieux : il faisait ainsi venir sa monteuse Catherine Brasier sur les tournages. L’idée de l’appartement en feu est venue de la mort tragique d’Ingeborg Bachmann, l’auteur du livre Malina, brûlée dans son lit. Ces scènes furent réalisées sans trucage, Isabelle Huppert jouait au milieu des flammes. On pourrait dire qu’il avait parfois un léger penchant pervers avec ses acteurs. Mais il savait les mettre en confiance, avoir avec eux une relation fusionnelle ; il s’intéressait à leur vie en dehors du film, et ils étaient donc prêts à lui donner beaucoup. Par ailleurs, il possédait la grande qualité de ne pas craindre l’émotion de l’autre. Il attendait au contraire de ses actrices qu’elles incarnent leur rôle selon leur inspiration et qu’elles laissent libre cours à leur fantaisie. Le jeu d’acteur chez Werner se développe toujours en crescendo, mais un crescendo qui débute sur une émotion extrême, ce qui représentait parfois une vraie épreuve pour ses interprètes, obligés de s’abandonner totalement au film et à Werner.

18Sur Le Jour des idiots, je n’étais que costumière. L’asile psychiatrique a été fait en studio, à Prague. C’était un film d’actrices, où se retrouvaient celles dont il était très proche : Carole Bouquet, dont c’était le premier rôle chez Werner, Magdalena Montezuma, Ingrid Caven, Christine Kauffmann… En gentil manipulateur, Werner avait tenu à les avoir toutes à disposition sur le plateau, durant tout le tournage, même celles qui n’avaient qu’une phrase à dire ! Il voulait qu’elles fussent toujours dans la tension du film, constamment en alerte. Il aimait ainsi créer une intimité propice à l’expression de toutes leurs émotions. Avec ses acteurs, il était un peu comme un médium qui les révélait à eux-mêmes.

19Pour Poussières d’amour, Werner ne m’avait donné au préalable que la liste des morceaux chantés. Mon idée était de rendre au mieux sa passion vibrante pour les chanteurs lyriques et leur gestuelle : par exemple, pour la scène baroque où Sergueï Larin chante l’air de Fidelio, j’ai imaginé les costumes et décors en m’inspirant des Métamorphoses d’Ovide. L’abbaye de Royaumont, où le film se déroule entièrement, a été choisie car c’est un lieu mystique qui transpire la musique. Ses anciens propriétaires y organisèrent autrefois des soirées avec Debussy, et elle a ensuite accueilli des concerts de musique baroque. C’était idéal pour réunir toutes ces chanteuses et actrices, les gens qu’il aimait, les images et les musiques qui le transportaient. Cette abbaye est devenue une des plus belles incarnations du monde utopique et passionné de Werner.

figure im1
Le Jour des idiots (1981), photographie de plateau

Date de mise en ligne : 03/06/2014

https://doi.org/10.3917/ver.038.0116

Notes

  • [1]
    L’opéra y sera donné dans ce décor jusqu’en 2014, au grand dam d’Alberte Barsacq qui souligne l’absurdité de le conserver sans la mise en scène de Schroeter.
  • [2]
    Lulu, l’opéra de Berg, composé entre 1929 et 1935, et Loulou (1929), de Pabst, sont tous d e u x a d a pté s d’u n e même pièce de Frank Wedekind, Die Bücshe der Pandora (La Boîte de Pandore, 1902), qui est le titre original du film en allemand.
  • [3]
    Également composi- teur de la musique de Nuit de chien (2008), le dernier film de Schroeter, dont Alberte Barsacq fut la directrice artistique.

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