Dans un passage essentiel de W ou le souvenir d’enfance (1975), Georges Perec raconte qu’un accident de son enfance (un coup de bâton de ski reçu lors d’une dispute) fut la cause d’une cicatrice qu’il portait au-dessus de la lèvre supérieure. « Pour des raisons mal élucidées, cette cicatrice semble avoir eu pour moi une importance capitale : elle est devenue une marque personnelle, un signe distinctif. » Orphelin de guerre (son père mourut au front en 1940, et sa mère à Auschwitz en 1943), Perec était alors caché dans un collège catholique, et cette cicatrice fut comme le stigmate de son enfance clandestine et meurtrie, la marque de la déchirure indicible que lui infligea l’Histoire « avec sa grande hache ». Il se reconnu en ceux qui en portaient une semblable, en particulier un homme représenté sur un tableau d’Antonello de Messine, Portrait d’homme, dit Le Condottiere (1475), peinture qu’il cita à plusieurs reprises dans son œuvre et à travers laquelle il projeta dans la fiction son « signe distinctif ». On retrouve le tableau dans Un homme qui dort, lors d’une visite au Louvre dans le roman, et sous la forme d’une petite reproduction posée au-dessus de la bibliothèque du personnage dans le film. Il figure également chez Grégoire Simpson, personnage de La Vie mode d’emploi, lui aussi cloîtré dans sa chambre (il est un mélange de l’homme qui dort et du Gregor Samsa de La Métamorphosé). On peut se demander ce que fait le portrait d’un tel guerrier dans les chambres de ces neurasthéniques…