passeur
1Dans le film Au Voleur, il y a le voleur — Guillaume Depardieu / Bruno — et une jeune femme qui enseigne une autre langue, l’allemand, Florence Loiret-Caille / Isabelle. Leur rencontre c’est l’accident : une voiture la renverse, il se penche sur elle, inconsciente, la secourt — l’étreint ? — et la dérobe. D’un objet d’abord, puis — dans l’amour — tout entière. Et c’est la course éperdue, pour forcer le passage jusqu’au refuge de la forêt. Les images se dilatent et se compriment autour du souffle du voleur, d’abord tendu, sonore — entre deux portes, deux casses, deux caches — puis ralenti — entre les rives des roselières du Ried. Et même si l’espace est ténu, ce souffle auquel se mêle celui de la jeune femme produit un appel d’air qui réouvre la poche, menacée de se coller sur elle-même, d’un monde dans lequel on ne respire plus ; aux abords du danger, de l’interdit, du vertige, ce souffle seul reste passeur du désir, tentative de rejoindre en volant un monde où les corps sont encore vivants. Immobiles entre les roseaux, des échassiers blancs regardent la barque des amoureux glisser. « On croit qu’on entre dans un monde enchanté, mais ce sont eux qui sont enchantés. » (Sarah Leonor, la réalisatrice)
passage
2Ce matin, en allant vers le métro, j’étais précédée d’un groupe de femmes et d’hommes qui venaient d’une friche toute proche où quelques abris de fortune, planches tôles et chiffons, sous les fers rouillés d’une halle à l’abandon, se regroupaient autour d’un feu ouvert — clairière, traversée d’enfants qui jouent et crient en se poursuivant. Ils ont débouché dans la rue chargés de ballots, de sacs, de cabas, les visages vifs, pressés, vers le métro — où partaient-ils ? —, c’était l’heure du matin où on va vers quelque chose, une tâche, une journée de travail. Ils parlaient une langue rom que je ne comprenais pas et en bas des escaliers de la station, l’un des jeunes hommes qui avait ouvert la grille pour faire passer ses compagnons, m’a fait signe de passer avec eux. Mon ticket à la main, j’ai hésité un instant avant de le glisser comme d’habitude et de passer le portillon. De l’autre côté il m’a encore hélée haussant les épaules, ouvrant les mains, avec une forme d’interrogation amusée et les sourires se sont finis en rires. Est-ce que j’ai pensé — « ils n’ont rien, c’est normal qu’ils passent sans payer, moi je peux payer et tant que cette organisation des transports (dont la férocité m’enrage) n’est pas modifiée de fond en comble, je paye » ? Je marchais sur un tapis d’abondance déplié par un prince dans ce matin banal, et à mon entrée dans la rame j’étais délivrée d’un poids — son geste avait ouvert un passage par où s’envoler des cages invisibles dans lesquelles on plie.
3Les éclats de rire et de voix fusaient encore quand la sonnerie qui précède la fermeture des portes a retenti.
impasse
4Peter Pan est un enfant de sept jours qui s’envole par la fenêtre de chez lui pour rejoindre les jardins de Kensington. Par deux fois, il revient auprès de sa mère, sans qu’elle le sache. Mais la seconde fois, la fenêtre de sa chambre est murée et un autre enfant dort dans son lit. Il n’y a plus aucun passage, le dehors et le dedans se font dos — c’est ce qui lui fera dire à Wendy qu’il n’a pas de mère et que son adresse est « la deuxième à droite et droit devant jusqu’au matin ». Pris dans la nasse immense de Neverland — le Pays de Jamais — où vivent les Enfants Perdus, Peter Pan est passé dans le hors champ de la vie, il vole dans une éternité sans ombre qui n’a ni commencement ni fin. Il est l’hormis un seul de la phrase qui ouvre le conte : « Tous les enfants, hormis un seul, grandissent. »
5Pour, James Barrie, l’auteur, les hirondelles sont des enfants morts qui accrochent leurs nids au-dessus des fenêtres.
6Veiller à garder entrebâillés les vantaux et les seuils, n’est-ce pas une façon de trouer l’univocité du sens en ménageant un espace gratuit où le dedans puisse jouer avec le dehors, l’étranger avec le familier, le désir avec l’interdit, la vie avec la fiction, l’hormis avec le parmi ?
Mots-clés éditeurs : Dossiers, Chantier, Gratuité
Mise en ligne 10/09/2014
https://doi.org/10.3917/vaca.050.0033