1 Heiner Müller a écrit La Construction en 1963-1964, et la pièce fut publiée en RDA dans la revue Sinn und Form au printemps 1965. En décembre, les répétitions dirigées par Benno Besson furent interdites après intervention du Comité Central de la SED.
2 La pièce a pour décor et sujet un grand chantier industriel de l’Allemagne de l’Est, en 1961, l’année de la construction du Mur.
3 Extrait de la scène 1.
4 La jeune ingénieur Schlee vient d’arriver sur le chantier et surprend le charpentier Barka et sa brigade d’ouvriers (Elmer, Gablonzki, Bastian, Klamann, Kleiber, Bolbig) en train de voler un transport de béton destiné à la construction d’une centrale thermique. Ils veulent accélérer la construction de la centrale hydraulique voisine pour obtenir des primes de rendement.
5 Mais l’ingénieur responsable du secteur Hasselbein reconnaît lui-même que les directives du Plan pour la centrale thermique sont fausses, sans pouvoir rien y faire, par peur du chef de chantier Belfert et des sanctions qui suivront si le Plan est modifié. Sur ces entrefaites arrive le nouveau secrétaire du Parti, Donat.
6 Schlee
7 Est-ce qu’il est habituel qu’une brigade vole le béton d’une autre ? Ou est-ce que c’est vous qui avez introduit ces pratiques sur ce chantier parce que vous pensez que le Plan est bon pour la corbeille ?
8 Barka
9 Le monde est un ring de boxe et le poing a toujours raison. Un pas à découvert et on se retrouve au sol. Un coup de trop et l’arbitre compte le KO. Le communisme, c’est une idée pour les journaux. Qu’adviendra-t-il du béton si nous ne le volons pas ? Êtes-vous déjà allée à la centrale thermique ? Ouvrez bien vos beaux yeux bleus avant d’ouvrir la bouche contre nous, Mademoiselle...
10 Schlee
11 Schlee. Et mes yeux sont gris.
12 Barka
13 Gris-verts, si vous voulez le savoir. Et ceux qui sabotent le plan, ce sont les planificateurs, ils sont même payés pour ça, nous, nous sommes obligés de nous débrouiller tous seuls depuis 1880, (Il montre Hasselbein.)demandez-le lui, il pleure là-dessus tous les jours de la semaine et n’y change rien, un ingénieur lui aussi. (Il sort.)
14 Hasselbein
15 Sa majesté des brigadiers a parlé. Il a raison pour la centrale thermique, et ne me demandez pas pourquoi je ferme les yeux sur le vol du béton, il a raison aussi pour l’ingénieur ; Hamlet à Leuna, un bouffon sur le chantier, deuxième clown dans le printemps communiste. Ma tête est la bosse qui me pèse sur le dos. Poussière sous les coudes des praticiens, brin de paille tout sec dans la pluie des primes, mouton au milieu des loups, la conscience malheureuse, Hegel, Phénoménologie de l’esprit,chapitre 4. J’ai perdu dix kilos depuis que je suis ici. Les dix kilos sont seulement une avance. Et si nous bâtissons dans les nuages, à la fin, nous serons nous-mêmes le terrain à bâtir. Ce qui ne tombe pas sur la lune pousse vers en bas. Rien ne sert de se précipiter, reculez, un camion. Vous n’avez pas à vous présenter, à la lac, je vous admirais de loin, j’étais déjà cette triste apparition aux yeux myopes de chouette. Vous ne m’aviez alors certainement pas remarqué, comme vous ne m’auriez pas remarqué aujourd’hui non plus si le chef de brigade n’avait pas si amicalement attiré votre attention sur moi. Ce n’est pas la peine de vous en excuser, si j’avais une voiture, je m’écraserais moi-même, les yeux rougis par la poussière de chaux et les nuits sans sommeil devant vos yeux de novice encore tout frais et brillants de l’éclat des cours de Science et Technologie, autant dire de théologie pour cosmonautes. Tous mes rêves ont trouvé leur juste place dans les tiroirs - spacieux du bureau de Belfert, modèles sans valeur. Au fait, je ne suis pas saoul. Je n’ai personne ici à qui parler, autre-ment que par citations du journal. En famille, c’est pareil : mon père est pasteur et ne m’adresse la parole que par la bouche de Dieu.
16 Donat passe, Schlee le suit du regard.
17 Schlee
18 C’est vrai que je ne vous avais pas remarqué à l’université.
19 Ils marchent.
20 Hasselbein
21 Pluie. Eau plus Strontium. Prenez mon chapeau si vous ne voulez pas accoucher d’un minotaure. Pasiphaé, Reine de Crête, s’accoupla avec le taureau blanc dans la vache de bois construite par Dédale, l’ingénieur du Roi. Elle donna naissance au Minotaure, un mutant, mi-homme, mi-taureau. Que sont les adultères de l’antiquité face à la copulation avec la bombe ! Picasso est un réaliste, la main du fou dans la salle d’exposition, il peint les terreurs de la métamorphose, dans dix jours, il passera pour un naturaliste si Belfert continue à diriger ce chantier. Nous construisons sur le cadavre de l’expérience, on le repeint en blanc à chaque réunion de direction, nous nous reproduisons comme Œdipe, en marche arrière. Attention, une excavation. Vingt bras vous rattraperaient en bas, mais pour moi, il n’y aurait même pas une pelle pour me ramasser. Les vieux privilèges. (Sifflets provenant de l’excavation.) Ilva falloir vous déguiser en homme si vous voulez travailler ici. (La regarde.)Ça ne va pas être facile. Vous n’avez rien à craindre de moi, un battement de cils et j’abandonne le combat. Vous voyez cette grue ? 200 000 marks, et elle fait le travail d’une taupe, regardez-moi, je suis ingénieur, j’ai coûté 80 000 marks et je fais le travail d’un clown. (Ils sortent.) [...]
22 Voix au loin
23 Vous avez de la visite. Le nouveau secrétaire du Parti.
24 Entrent Kleiber et Gablonzki
25 Gablonzki lève la main.
26 Chantier. Entrée défendue.
27 Entre Donat.
28 Sabotage uniquement sur ordre de la direction. Sur ordre écrit. [...]
29 Entrent Bolbig, Klamann, puis Barka.
30 Barka
31 C’est dimanche aujourd’hui ? Tant qu’on travaille, on travaille.
32 À Klamann. Fais gaffe que ton camarade ne s’approche pas de l’échafaudage.
33 S’il se casse la gueule, ce sera de ma faute. Et pas de politique sur mon chantier.
34 Les contes de fées, on les connaît déjà tous, dis-le lui.
35 Donat à Klamann
36 Vous avez du travail pour moi, camarade ?
37 Barka
38 Apporte-lui un bureau.
39 Donat
40 Mon bureau, c’est la Construction. Je ne sais pas si je suis capable de remplacer une pompe à béton, mais j’ai appris à pousser des wagonnets.
41 Bolbig
42 Dix tours et tu ne verras plus la différence Entre le capital et la commune.
43 Gablonzki à Donat
44 On compte les morts après la fin du travail.
45 Tous sortent. Entrent Schlee et Hasselbein.
46 Hasselbein
47 L’avant-garde du prolétariat derrière le wagonnet. Rempli de béton volé. Le bulletin météo aussi, j’y ai cru. L’hirondelle a gelé. Le troisième secrétaire du Parti en un an : la révolution n’est plus un métier sûr depuis qu’elle a lieu dans l’économie, pour enfoncer les murs avec sa tête, il vaut mieux en avoir un dans la tête, la Planification d’une Économie socialiste : une épopée homérique, les hommes : des dieux qui courent après les délais de production écrasés sous le pied
48 du temps. « Communisme, image finale, toujours rafraîchie, le quotidien te paie en petite monnaie, sans éclat, aveuglé par la sueur ». La Pratique, Dévoreuse d’utopies.
49 Schlee
50 Hamlet à Leuna :
51 « Efface la nuit de ton visage, mon Prince. »
52 Hasselbein
53 « Et fais les yeux doux au bon Danemark. »
54 Schlee
55 « Le miroir n’accepte plus les grimaces. »
56 Comment arrivez-vous à vous supporter ? Je ne le pourrais pas si j’étais comme ça, enfin, pas longtemps. Pourquoi vivez-vous ?
57 Hasselbein
58 Une question intéressante. Êtes-vous sûre qu’une vie suffise pour trouver la réponse ? On ne devrait pas avoir le droit de poser cette question, au moins pas avant la fin du travail, pas tant qu’une pompe à béton fonctionne. Reposez-moi la même question dans une centaine d’années.
59 Entrent la Brigade et Donat.
60 Bolbig
61 Vérifie tout de suite qu’il ne te manque pas un os ou deux, secrétaire.
62 Pas de réclamation après la fermeture du magasin. Tu arrives encore à porter ton drapeau ? Attention, Qu’il ne te fasse pas tomber dans la boue du chantier, demande à Elmer,
63 Capitaine d’une escadrille de bombardement,
64 À chaque explosion une centrale hydraulique de moins, Et maintenant trois enfants à l’Université
65 Exemptés de frais d’inscription. Pourquoi ? Ce sont des enfants d’ouvriers
66 Depuis qu’il a échangé son bombardier contre la Construction.
67 À Elmer. Reste calme. Il en sait plus sur toi que toi-même. [...]
68 Gablonzki
69 Que veux-tu. Pousser les wagonnets, il sait faire.
70 Kleiber
71 Pendant combien de temps ?
72 Donat
73 Pas assez longtemps pour m’y habituer.
74 Bolbig
75 Gablonzki. Il ne peut pas écrire son nom, il se casserait trois doigts s’il essayait, son pouce seul pèse le poids d’un wagonnet.
76 À Gablonzki. Ne sors pas ton couteau, les romains non plus ne savaient pas l’allemand et ils ont inventé la canalisation.
77 À Schlee, en montrant Hasselbein. Ce n’est pas un homme pour vous, collègue. La pluie passe au travers.
78 Barka
79 Et ce n’est pas une femme pour toi.
80 À Donat. Fais une danse de charpentier avec moi, ça réchauffe. Tu as peur de la classe ouvrière, secrétaire ?
81 Enlève sa chemise.
82 Bastian
83 Ce n’est pas ton mariage, pas la peine de tout casser. [...] Ce n’est pas que j’ai peur, j’ai déjà été en prison.
84 Donat
85 Pourquoi.
86 Bastian
87 Est-ce que je sais.
88 Kleiber
89 Il a vendu la bombe atomique aux Américains.
90 Bastian
91 Je ne recommencerai pas.
92 Bolbig
93 C’est du sport, que veux-tu, le Parti est pour le sport.
94 Schlee
95 Dois-je faire venir une équipe de télévision ? Le rôle dirigeant du Parti à quatre pattes dans la boue du chantier. Vous ne trouvez pas que c’est déjà assez grave de transporter du béton volé.
96 Donat
97 Un membre de la direction qui renonce dans une situation difficile ? Qu’est-ce que vous avez contre la boue du chantier ? Pour ce qui est du béton, on en reparlera, merci du renseignement.
98 À Bastian. Et toi collègue, qu’est-ce que tu as contre le sport ?
99 À Barka. Tu n’es pas la classe ouvrière, je ne suis pas le Parti.
100 Bolbig
101 Tu sais prier, Klamann ?
102 Schlee à Klamann
103 Même si vous vous laissez arracher votre insigne du Parti par une brute qui, par un malheureux hasard, ou justement pas par hasard, se trouve être votre chef de brigade, au moins maintenant, soyez plus intelligent que le secrétaire, et faites donc quelque chose.
104 À Hasselbein : Et vous. Pardon, j’avais oublié que vous étiez le seul à jouir de votre cerveau.
105 Lutte. Barka met Donat au sol. Applaudissements de la brigade.
106 Schlee à Donat
107 Mon premier jour sur un grand chantier industriel. Merci beaucoup pour la leçon.
108 Donat assis par terre
109 Sainte Jeanne retourne à la base. Vous vous attendiez à quoi, fille de France ? À ce que l’archange du Parti vole au-dessus du chantier ? Est-ce que j’ai dit "voler" ? Je voulais dire "fendre les nuées", toutes mes excuses.
110 À Hasselbein. C’est votre secteur de construction, ingénieur ?
111 Hasselbein
112 Sur le papier. Vous avez fait connaissance avec la classe dirigeante. Je me spécialise ici dans la construction fragmentaire.
113 Donat
114 De quoi avez-vous besoin pour construire une usine hydraulique ?
115 Hasselbein
116 D’un miracle.
117 Donat
118 Les miracles sont de mon ressort. J’ai besoin de chiffres. Donnez-moi des chiffres et un procédé technique, qui fonctionne.
119 Silence.
120 J’ai entendu dire que vous aimiez bien construire des fragments.
121 Hasselbein
122 Il vaut mieux construire des ruines que casser des cailloux. Les héros, c’est au cinéma ou à la télévision. Il sort.
123 Extrait de la scène 7.
124 Après modification du Plan, ce qui vaut à Donat un blâme du Parti, et introduction du travail en trois-huit par Barka et sa brigade, la charpente de la centrale hydraulique tient debout : fête du bouquet sur le chantier.
125 Chantier. Barka et Elmer avec drapeau et couronne de fleurs.
126 Barka
127 Elmer, combien de fois avons-nous hissé le drapeau, acheté tout frais à la boutique ou décoloré par le ciel changeant, rouge ou noir-rouge-et-or, et combien de fois avons-nous suspendu la couronne, avec ses branches et ses fleurs volées, on les a toujours volées, sur un nouveau bloc de béton "propriété du peuple" au-dessus de notre portion d’Allemagne - est-ce que j’ai dit "notre" ? Ne me demande pas pourquoi.
128 [Musique Frères, en avant vers le soleil, vers la liberté.]
129 Est-ce que toi aussi tu les sens derrière toi la nuit, Elmer, pierre sur pierre et mur contre mur, toutes les usines du peuple que tu as construites, est-ce qu’elles te pourchassent de chantier en chantier autour du globe qui tourne, tu es obligé de garder son rythme, si tu t’arrêtes, il te balance dans le vide. Tu as commencé, tu dois continuer. Le béton appelle le béton. Tu es l’excavateur et tu es le terrain à bâtir, c’est sur toi que tombe la pierre que tu soulèves, c’est en toi que pousse le mur, la Construction s’élève sur tes os, ils tirent même de toi le courant électrique pour les turbines qui approvisionnent le pays. C’est comme ça, Elmer, la chair devient béton, la Construction se tient sur les ruines de l’homme, chaque fête du bouquet un avant-goût de la mise en terre, quand tu t’achètes une chemise, qui achète qui, tu ne peux pas manger de pain, ça te coûte ta chair, en plus, il faut remuer les mâchoires, du travail, du travail. Et demain, c’est encore un jour, et après-demain, un jour rampe vers l’autre, une année s’écroule dans la suivante et aucune montre ne marche à rebours, le temps. Pourquoi vis-tu, Elmer ?
130 Un pas dans le vide et tu te débarrasses de toute ta famille, moi je me débarrasse de moi-même, qu’est-ce qui te retiens, pourquoi est-ce que je m’accroche de tous mes membres au moindre brin d’herbe, au moindre rejeton de la terre, elle finira bien par tous nous engloutir, elle chie sur l’avant et sur l’arrière, pour elle, demain est hier dès aujourd’hui, ce qui est blanc est noir, dans dix milliards d’années, elle crèvera elle aussi, le temps a de meilleures dents.
131 Bruit. Rires.
132 En bas, ils dépensent leur prime à se saouler, fête du bouquet ou enterrement, une bière, - ils ont peut-être raison. Elmer, pourquoi vis-tu ? Remets ta casquette. Est-ce que tu l’as enlevée quand tu as largué tes bombes sur Londres ?
Nous remercions Jean Jourd’heuil et Heiner Müller de nous avoir autrefois accordé l’autorisation de publier ces textes, jusqu’à présent inédits en français ; nous remercions aussi Jean-Pierre Motel de nous avoir confié un extrait de sa traduction de Tracteur, ainsi que les Éditions de Minuit qui poursuivent la publication des œuvres théâtrales de Heiner Müller en France.