Couverture de TURB_115

Article de revue

Bonnes feuilles

Pages 29 à 30

Mobilités urbaines : l’âge des possibles, par Jean-Pierre Orfeuil, dans la collection « modes de ville », éditée par Les Carnets de l’info, 2008 (www.lescarnetsdelinfo.com)

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1Jean-Pierre Orfeuil a été directeur de recherche à l’INRETS. Il est actuellement professeur à l’Université Paris XII et à l’École nationale des Ponts et Chaussées. Il est également président de la chaire universitaire de l’Institut pour la ville en mouvement (IVM).

2L’ouvrage publié par Les Carnets de l’info prend pour point de départ l’ensemble des mutations en cours ou prévisibles qui affectent les conditions de la mobilité : l’impératif climatique et le coût de l’énergie, mais aussi l’aspiration des populations des pays émergents à conduire une voiture particulière. Dans ce contexte, nous sommes condamnés à réussir la transition vers la « mobilité durable », écrit-il. Mais quelles en sont les voies ? Et que peut-on attendre du fourmillement de solutions alternatives à la situation présente ? Posséder, emprunter, louer, partager ? Des services plutôt que des équipements ? Des « montages » d’initiative privée plutôt qu’une offre publique ?

3Transports Urbains a choisi deux extraits de ce livre : le premier explore un service que l’auteur appelle la papymobile, une forme innovante de transport à la demande qui exploite un gisement démographique dans le cadre d’une offre de service à la mobilité qui repose à la fois sur la disponibilité, le voisinage et la sociabilité, pourrait-on dire. Le second développe le principe de diversité comme réponse aux défis lancés à notre système d’activité et de mobilité par l’alliance du climat (plus chaud), du pétrole (plus cher) et des automobilistes (plus nombreux).

Développer le transport à la demande, avec la papymobile

4Le transport à la demande reste une activité ultra-marginale en France, ciblée sur les besoins de personnes handicapées ou très âgées dans les milieux ruraux. Il peut être réalisé par conventionnement avec des taxis ou par une entreprise exploitant des minibus pour le compte d’une collectivité. Dans ce cas, la nécessité de mobiliser des moyens permanents (véhicules, salariés) au service d’une demande potentielle très clairsemée se traduit par un coût unitaire très élevé à la charge de la collectivité, ce qui explique qu’elles ne proposent ces services qu’avec la plus grande parcimonie. D’autres besoins demanderaient pourtant à être satisfaits, en particulier les déplacements vers des activités diverses d’enfants et d’adolescents vivant dans les espaces périurbains, pour lesquels aujourd’hui la solution la plus répandue est la « maman taxi », ce qui exige souvent un passage au travail à temps partiel, notamment le mercredi. De façon plus générale, les déplacements d’accompagnement représentent de l’ordre de 5% 45 des circulations automobiles quotidiennes. Du point de vue de l’organisation des familles, ce n’est pas tant le nombre de kilomètres qui importe que l’impact sur les agendas quotidiens.

5Il y a des personnes qui pourraient être intéressées à accomplir ces tâches, et qui en auraient les compétences, ce sont les « jeunes retraités ». La plupart d’entre eux ont une compétence générique : le permis de conduire et plusieurs dizaines d’années de conduite. Ils ont le plus souvent une voiture et un téléphone portable. Un certain nombre d’entre eux ne bénéficie que d’une retraite modeste, et la part des retraités modestes est appelée à croître. Ils ont « fait valoir leurs droits à la retraite », si bien qu’on peut imaginer ne pas faire supporter de charges sociales à une rémunération éventuelle, pourvu qu’elle reste relativement marginale. Ils disposent, en outre, de temps. Certains peuvent souhaiter le consacrer à leurs petits-enfants, d’autres à leurs propres activités, d’autres enfin peuvent souhaiter arrondir un peu leurs fins de mois, dès lors que le travail proposé ne serait pas trop prenant.

6Imaginons qu’une collectivité (groupement de communes périurbaines, département) souhaite proposer une permanence de service de transport à la demande à ses administrés, sur la base d’un véhicule et d’un chauffeur mobilisables 5 jours sur 7 de 7 heures à 20 heures, par exemple. Dans une formule classique de transport à la demande, il faut recruter au moins deux chauffeurs pour assurer cette permanence de 65 heures par semaine. Le salaire d’embauche est de l’ordre de 2000 euros par mois, soit au moins 3000 euros toutes charges comprises, soit 6000 euros mensuels pour deux chauffeurs. Il faut un véhicule de type minibus, dont l’entretien, l’amortissement et le gardiennage coûtent au moins 6000 euros par an, soit 500 euros par mois 46. Supposons que cette même collectivité cherche à assurer le même service avec un « pool » de retraités, chacun étant par exemple mobilisable deux demi-journées par semaine. Imaginons qu’une heure d’astreinte (à attendre un coup de fil chez soi) soit payée 2 euros, l’heure de conduite 7 euros, l’heure d’attente (le temps que l’enfant « fasse son sport » ou la personne âgée ses soins ou ses emplettes) sur place 5 euros. Imaginons qu’il y ait trois « clients » dans la journée, se traduisant par une heure de conduite et trois heures d’attente sur place. On doit donc rémunérer dix heures d’astreinte, soit 20 euros, et 22 euros pour la conduite et l’attente, soit 42 euros. Sur une base de 22 jours par mois, on atteint à peine 1000 euros pour la collectivité, à comparer aux 6500 minimum dans la solution transport à la demande. On a ignoré dans ce calcul les frais de structure et de carburant, marginaux et comparables dans les deux cas. On laisse également de côté la contribution qui peut être demandée aux usagers, qui est comparable dans les deux systèmes, et qui est une question de choix politique. Ce dispositif est à la portée des collectivités, qui pourraient sortir le transport à la demande de sa marginalité. Il peut intéresser les retraités les plus modestes, qui pourraient arrondir leur retraite de près de 200 euros par mois en n’étant mobilisés qu’un jour par semaine, les « mamans taxi » qui seraient certainement prêtes à mettre deux ou trois euros par course, surtout si le système leur permet de travailler. Au-delà de l’intérêt matériel, il peut aussi combattre le sentiment d’inutilité au monde qu’éprouvent parfois certains jeunes retraités. Il est en outre potentiellement intéressant pour la collectivité dans son ensemble, car il génère des gains nets de pouvoir d’achat. Sa mise en place ne supposerait qu’un travail législatif visant à préciser le statut de l’« actif retraité », un travail de certification (s’assurer des compétences de conduite et des « bonnes mœurs » des candidats), et un travail d’animation (choix des candidats, suivi de satisfaction des clients, etc.).

Mobilité : construire l’âge de la diversité

7Lorsqu’on compare les mondes en développement et le monde développé, on est frappé par la diversité des solutions de mobilité dans le premier monde : diversité de véhicules, avec une grande variété de produits entre l’univers du deux-roues et celui des quatre-roues, diversité de services, avec toute une gamme d’offres entre l’usage privé d’un véhicule et celui des transports publics en réseau. Cette diversité a existé dans nos pays. Il suffit de rappeler que la France des années 1930 comptait encore des services de taxi collectif, et qu’au début des années 1960 on comptait autant de deux-roues à moteur que de voitures.

8Les trente glorieuses ont été celles d’une simplification du système autour de deux polarités : un bien, la voiture particulière, conçue et normée pour pouvoir satisfaire tous les besoins, circuler sur toutes les infrastructures, de la rue à l’autoroute, et un service, le transport public en réseau de lignes régulières, conçu et normé pour des missions de service public universel définies par les collectivités publiques, autorités organisatrices des transports. Cette conception, ces normes, ont des conséquences lourdes. Les usages urbains des voitures conditionnent des normes de pollution toujours plus strictes dont l’intérêt pour les usages à longue distance est faible, à l’inverse les caractéristiques de sécurité, de confort, de puissance et d’habitabilité requises pour les déplacements à longue distance ne sont pas toujours indispensables pour tous les déplacements à courte distance. De même, l’alignement d’une offre de lignes régulières parcourues par des bus standards, pertinente dans les parties les plus denses des villes, est le plus souvent inadapté dans d’autres contextes, ce que montrent bien par exemple les statistiques de fréquentation des ligues des réseaux, avec deux ou trois ligues chargées et le reste avec des usagers potentiels aux abonnés absents. Les enjeux pétrolier et climatique, les contraintes sur les budgets publics et privés, les contraintes de saturation en ville nous invitent à penser à une sortie de cette bipolarisation.

9Tout laisse à penser que les nouvelles générations ont le désir de surfer sur une diversité qui satisferait mieux leurs besoins, leur plaisir ou les deux. Toutefois, les réflexes, les règles, les croyances, les intérêts développés par nos institutions, que l’histoire a adaptés à cette bipolarisation, doivent évoluer pour permettre à nos concitoyens d’exercer leur libre arbitre dans une gamme plus variée de solutions qu’ils ne le peuvent aujourd’hui.

10Les difficultés que rencontreront ces institutions pour évoluer ne sont pas minces : aller vers des systèmes moins consommateurs de carburant, c’est entrer de plain-pied dans la schizophrénie d’un État tiraillé entre le souci de mettre en œuvre le « Grenelle de l’Environnement » et le souci de remplir des caisses vides avec la manne des taxes sur les carburants. Aller vers la consom’action et les services autoproduits, c’est aller vers une économie grise qui ne se voit ni dans le PIB ni dans le taux de croissance. C’est aussi s’écarter des services que les élus semblent offrir à la population (tramway, vélib’ et autres), produire une image d’auto-organisation dont la figure du père serait absente.

11Et pourtant, et c’est là le paradoxe, il y a bel et bien un besoin crucial d’un père actif. Prenons l’exemple des deux solutions qui arrivent en tête des alternatives envisagées par les Français (baromètre Macif de la mobilité durable, septembre 2008), qui se trouvent être également celles qui se dégagent de nos réflexions : un véhicule propre et économique et le covoiturage. Un véhicule léger dédié à l’urbain, décrit au chapitre 4 sous les traits d’un scooter électrique, existe, nous l’avons rencontré. Il est déjà considéré par certaines institutions, comme l’Ademe, qui offre une prime (encore modeste) à l’achat. Sa possession reste marginale. Pourquoi ? Parce que nous sommes conservateurs sans doute et que toutes les grandes transitions passent par le renouvellement des générations, mais pas seulement. Parce que certains véhicules importés de loin ne bénéficient pas des garanties de fiabilité qu’on est en droit d’attendre, parce que les réparations peuvent poser problème, parce qu’on continue à construire des immeubles sans électricité disponible pour les recharges dans les parkings, parce qu’on n’a pas tout fait pour garantir la sécurité des véhicules légers, y compris sur les réseaux urbains, parce que les Plans de déplacements urbains ne sacralisent que le vélo à pédales et les transports publics comme alternative à l’automobile. Venons-en à l’autre solution bien connue des Français, mais très peu pratiquée, le covoiturage. Des « entreprises facilitatrices » se lancent courageusement sur ce créneau et animent des sites de rencontre des besoins sur internet. Toutefois, si l’on souhaite que ces pratiques ne restent pas confinées dans une certaine marginalité, il faut autre chose : une pratique facilitée dans le monde matériel par des aires de covoiturage, une pratique incitée et aidée par les employeurs, un cadre public incitatif reconnaissant le service rendu à la collectivité, une information des communes, notamment périurbaines et rurales, sur l’existence de ce type de pratiques vers telle ou telle destination. Les Français interrogés par la Macif souhaitent un accompagnement par les collectivités locales, ou les transporteurs, ou les constructeurs de véhicules, ou les assureurs…


Date de mise en ligne : 01/06/2019

https://doi.org/10.3917/turb.115.0029

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