Notes
-
[1]
FRIEDBERG Erhard, 1993, Le pouvoir et la règle – Dynamique de l’action organisée, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Sociologie », pp.11-22.
-
[2]
ANDRE-LAROCHEBOUVY D., 1984, La conversation quotidienne, Paris, CREDIF – Didier.
-
[3]
HALL E.T., 1971 (trad. fr.) La dimension cachée, Paris, Seuil.
-
[4]
GOFFMAN Erving, 1974 (trad. fr.) Les rites d’interaction, Paris, Ed. de minuit, coll. « Le sens commun », p.56.
-
[5]
MARC Edmond, PICARD Dominique, 1989, L’interaction sociale, PUF, « Le psychologue », Paris, p.89.
-
[6]
La notion de « travail en temps masqué », issue du domaine de la logistique, est explicitée un peu plus haut : « On désigne sous ce vocable les transformations simultanées que l’on peut opérer sur une pièce. Concrètement, il est peu fréquent de réussir à réaliser deux transformations à la fois, dans le même instant. […] On observe le plus généralement des transformations ‘en temps masqué’ qui font se côtoyer une modification ‘sur la matière’ simultanément à une modification ‘de la localisation’ ».
Provinciliens : Les voyageurs du quotidien, entre capitale et province, par Joël MEISSONNIER, Éditions de L’Harmattan, collection « Logiques sociales », 2001
1Cet ouvrage présente les résultats d’une recherche de doctorat de sociologie menée par Joël MEISSONNIER (sous la direction de Dominique DESJEUX à l’université Paris V).
2L’objet de cette recherche est l’analyse de migrations pendulaires de longue distance, très minoritaires par rapport au flux de migrations pendulaires au sein d’une même aire urbaine. Le sociologue a cherché à comprendre les raisons qui sous-tendent ces comportements de déplacements considérés comme « anormaux » : pourquoi une personne accepte-t-elle de passer l’équivalent d’un tiers de son temps de travail dans un déplacement qui ne devrait être qu’un moyen d’exercer son activité rémunérée ? Quelles stratégies de gestion du temps ces voyageurs sont-ils amenés à construire ? Quels comportements spécifiques de mobilité sont induits ? La méthodologie mise en œuvre pour répondre à ces questionnements est de type anthropologique : entretiens semi-directifs et observation participante.
3Le premier extrait présenté ici fait paradoxalement moins entendre la voix de l’auteur que celle du sociologue Erhard Friedberg, fondateur d’une démarche méthodologique particulièrement efficace pour l’analyse de l’action organisée. L’intérêt de ce fragment est de montrer la fertilité de l’application des principes de la sociologie des organisations à une population en déplacement, dans la mesure où elle fait apparaître la logique de l’organisation qui façonne et stabilise les interactions qu’entretiennent les acteurs entre eux. Le second extrait, étude de la formation et de la persistance d’un groupe de navetteurs au cours du temps, est une application directe de ces principes méthodologiques.
4Ces deux extraits mettent en évidence les rapports qu’entretiennent ces « navetteurs au long cours » avec les notions d’espace et de temps. Quelle valeur prend l’espace au sein du mode de tels déplacements ? Comment le voyageur s’approprie-t-il son temps de déplacement, et quelles sont les conséquences de cette appropriation pour les activités qui accompagnent et sont permises par le déplacement ?
Application des principes de la sociologie des organisations à une population en déplacement
5Dans son ouvrage traitant du pouvoir et de la règle, Erhard Friedberg [1] nous livre la structure théorique qui va sous-tendre l’analyse que nous faisons des comportements de l’acteur dans l’action. (…) Comme Erhard Friedberg, nous tenterons de repérer « les processus d’organisation par lesquels sont façonnés, stabilisés et coordonnés les comportements et les interactions stratégiques d’un certain nombre d’acteurs dont l’interdépendance rend la coopération indispensable, mais qui gardent tous un degré d’autonomie et continuent, pour toutes sortes de raisons, à poursuivre des intérêts divergents ». Car, pour « comprendre l’action sociale, il faut analyser les mécanismes, les artefacts, les objets et les dispositifs sociaux sur lesquels reposent » ces processus.
6Comme le préconise Erhard Friedberg, nous allons tenter de « garder à l’esprit la nature construite et donc précaire de l’ordre » que les acteurs présentent comme tels et de rechercher « derrière le caractère apparemment ordonné de l’action les mêmes problèmes de mobilisation sociale, de conflits de rationalités et d’intérêts, de concurrence et d’alliance, et les mêmes processus de pouvoir, de négociation et de structuration progressive qui forment la trame habituelle de l’action collective ». Et symétriquement, lorsque les acteurs suggèrent une absence d’organisation, la méfiance du chercheur s’impose car même dans les contextes d’action les « plus flous » et les « moins clairement délimités » par un organigramme, des « régularités partielles » peuvent subsister. Il est souvent possible de « mettre en évidence les éléments d’ordre qui se cachent derrière l’absence de structuration formelle et derrière l’apparent désordre que suggère le foisonnement des initiatives et des stratégies des acteurs concernés ».
7Nous considérons, avec Erhard Friedberg, la « structuration de tout contexte d’action comme une solution chaque fois spécifique que des acteurs relativement autonomes et agissant dans les contraintes générales d’une rationalité limitée, ont trouvé pour régler leur coopération conflictuelle et pour gérer leur interdépendance stratégique. » Cette solution est contingente et « aucune loi universelle, aucun déterminisme et aucun principe abstrait ne peuvent donc en expliquer la forme et la dynamique spécifique. Cette explication ne peut qu’être (…) locale, c’est-à-dire fondée sur la connaissance empirique des conduites prévalant dans ce contexte particulier ». Il est donc nécessaire et primordial d’entamer une recherche par un recueil d’informations issues du « terrain ». (…) En outre, l’approche organisationnelle réclame que le chercheur garde à l’esprit qu’il ne détient « qu’une connaissance spécifique », donc, « limitée, qui ne permet de fonder que des modèles d’interprétation à validité locale demandant constamment à être enracinés et concrétisés dans une analyse fine du terrain. Comme toutes les démarches fondées sur l’induction, l’approche organisationnelle de l’action sociale ne peut prétendre parvenir à une théorie générale de la structuration des contextes d’action ».
Genèse du groupe de navetteurs
La création du groupe
8Selon André-Larochebouvy [2], dans une conversation, on peut « distinguer l’interlocuteur ‘de plein droit’ à qui on peut toujours adresser la parole – comme les membres d’une même famille pour l’un deux –, l’interlocuteur ‘légitime’ à qui on peut adresser la parole dans des circonstances données – les collègues dans une réunion, les personnes réunies dans un même dîner –, l’interlocuteur ‘autorisé’ en fonction d’une finalité précise – le policier à qui l’on demande son chemin – et l’interlocuteur ‘improbable’, comme l’inconnu à qui, sauf circonstances particulières, rien n’autorise à adresser la parole ».
9Dans le train, les interactions sont d’abord et avant tout des « interactions improbables ». Les acteurs ne sont familiers que de vue. Toutefois, la conversation peut naître d’un « événement exceptionnel » particulier, ce que nous confirment les témoignages qui peuvent souvent dater le début d’une relation à la survenance d’un événement extra-ordinaire. Ainsi se constituent des groupes d’abonnés qui, étant parvenus à créer de l’interaction verbale une fois, sont autorisés, au nom de cette expérience commune qui fonde la re-connaissance, à renouveler l’expérience sans attendre qu’une circonstance particulière, un événement soudain ou une émotion forte venant rompre le quotidien l’autorise. Ainsi se constituent des groupes de participants « ratifiés », qui selon Goffman s’opposent aux interlocuteurs « non-ratifiés », dont la « coopération par évitement » est requise (…).
10Le train ne met guère en présence (ou exceptionnellement, dans le cas de deux conjoints) des interlocuteurs de « plein droit ». En revanche, quand le train met en présence deux personnes s’étant déjà rencontrées ailleurs dans un cadre différent (deux collègues, le client et le fournisseur, deux amis…), on peut considérer qu’il s’agit d’une interaction entre interlocuteurs « légitimes ». Enfin, nous avons pu repérer certaines interactions qui mettent en présence un interlocuteur « autorisé ». Notre étude de cas valide la modélisation que fait André-Larochebouvy.
Limitation du nombre de membres du groupe
11(…) Continuons notre réflexion en supposant que le groupe réussisse sa recomposition, comme cela est arrivé, à plusieurs reprises, au groupe dont fait partie Mme Philippe. Les groupes se reconstituent donc selon les opportunités et les rencontres. Ne faut-il pas alors considérer que le nombre de membres que compte chaque groupe est d’abord lié à la configuration des places assises, en compartiments et en salle, qu’offrent les wagons de la SNCF ?
12En effet ce n’est pas le groupe lui-même qui prend la décision de ne pas intégrer un nouveau membre car s’il y avait de la place pour d’autres membres, ils seraient volontiers accueillis. L’appartenance « occasionnelle » de l’un des contrôleurs au groupe de Mme Philippe en est la meilleure preuve. À chacun des passages de ce contrôleur, la conversation s’engage avec lui. Ce contrôleur a même participé aux pratiques festives du groupe de Mme Philippe : « Il est Martiniquais et il nous a préparé un ‘punch’ une fois. On s’était mis dans le compartiment juste à côté du sien et comme il nous avait dit qu’on ne savait pas faire le ‘punch’ et qu’on lui avait répondu qu’il n’avait qu’à nous en servir un vrai, il nous a pris au pied de la lettre ».
13(…) Le contrôleur a pu se faire « membre d’un jour » car il dispose d’un statut particulier qui lui offre l’opportunité de converser avec les passagers sans nécessairement avoir une « place » pour s’asseoir à leurs côtés. Mais pour les passagers ordinaires, ce statut de « membre occasionnel » n’est pas possible. C’est donc l’infrastructure des wagons qui détermine fortement le nombre de membres appartenant à un groupe. Quand le groupe est au complet et que le train démarre, « on ferme la porte », précise Mme Philippe. Elle s’empresse d’ajouter que cette porte refermée n’a d’autre sens que de s’isoler « des gens qui fument dans le couloir ». Il faut reconnaître cependant qu’une fois le groupe au grand complet (quand il ne reste plus aucune place dans le compartiment), les autres passagers n’incarnent plus l’intérêt potentiel qu’ils acquièrent en période de « recrutement » (…).
14Pour résumer, nous dirons que les groupes d’abonnés sont des structures sociales douées d’une large ouverture aux autres abonnés « dans la limite des places disponibles » car nous n’avons détecté aucune forme de sélection ou d’initiation préalable à l’intégration d’un membre. Ces groupes ont une structure davantage tacite que formelle. En revanche, ces groupes sont relativement vulnérables car sujets à de fréquentes recompositions. Leur fragilité apparaît notamment si un membre prenant une place importante dans l’équilibre du groupe cesse de faire les trajets quotidiennement.
Appropriation de l’espace au sein du moyen de déplacement
15Il convient de proposer une hypothèse à l’élévation de la « banquette libre » au rang de « ressource rare » par les acteurs. Pourquoi autant d’abonnés recherchent-ils à occuper seuls une banquette entière ? Certes, parmi les activités pratiquées, certaines réclament davantage d’espace. Certes, parmi les abonnés, certains recherchent la solitude. Mais ces explications ne sont pas suffisantes. Si les acteurs étaient autant attachés à la solitude, il est probable qu’ils n’utiliseraient pas aussi fréquemment un transport collectif.
16Nous faisons l’hypothèse que la banquette de deux places ne permet pas de respecter suffisamment la distance interpersonnelle requise entre deux personnes étrangères l’une pour l’autre. E.T. Hall [3] a initié les premiers travaux en matière de « proxémie ». Il définit la « proxémie » comme « l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique ». Erving Goffman [4] quant à lui parle de « rite d’évitement » pour désigner « cette forme de déférence qui incite à se tenir à distance du bénéficiaire, afin de ne pas violer ce que Simmel appelle la ‘sphère idéale’ qui entoure celui-ci ». La notion de distance interpersonnelle appartient à ce champ de recherche. Edmond Marc et Dominique Picard [5] la définissent comme une distance issue dune norme sociale et « fonction de la distance psychologique et sociale qui s’établit entre les personnes en présence et dont elle est une projection symbolique ». Elle dépend de la différence d’âge, de sexe, de position sociale, du degré de sympathie ou des caractéristiques physiques du partenaire.
17Notre hypothèse consiste à penser que la banquette n’offre pas une distance interpersonnelle suffisante. Les acteurs se gênent mutuellement. En effet, comment gérer l’unique accoudoir qui sépare les deux places de la banquette ? À qui appartient-il de l’utiliser ? Afin d’éviter que de telles questions se posent, certains abonnés tentent d’en minimiser le risque et élaborent des stratégies pour bénéficier d’une banquette complète pour eux-mêmes. Il serait bon que la SNCF prenne acte de l’accroissement de l’espace nécessaire pour séparer deux individus sans qu’ils éprouvent de la gêne l’un envers l’autre. Une augmentation de cette distance désamorcerait significativement la lutte des abonnés – parfois acharnée – en vue de l’accès à la ressource rare que représentent les banquettes libres. Dans la perspective d’une meilleure satisfaction des attentes de ses clients, il est important que la SNCF repense les distances qui séparent les places les unes des autres. Le problème est devenu critique puisque nous observons que plusieurs passagers « non-fumeurs » s’infligent un voyage en wagon « fumeur » pour la seule « bonne raison » qu’ils peuvent davantage espérer bénéficier d’une « banquette libre » pour eux-mêmes.
Appropriation du temps de déplacement
18Nous avons présenté le train comme un lieu que l’on se réapproprie à des fins professionnelles ou domestiques. Cette réappropriation s’opère par la médiation d’activités délocalisées et effectuées « en temps masqué » [6]. On peut analyser ce comportement comme une aspiration à « remplir » un « vide ». Les provinciliens se représentent le temps de déplacement comme un temps « a-normal » et pour le moins excessif, relativement au temps de déplacement « normal ». Certains tentent alors de remédier à cette « a-normalité » du temps de déplacement en l’occupant de la manière qu’il aurait pu l’être si l’acteur avait eu un temps de déplacement « normal ». Il nous semble pertinent de présenter l’activité « en temps masqué » comme une activité permettant de gommer la contrainte temporelle supplémentaire propre au déplacement de longue distance. L’activité « en temps masqué » vient « normaliser » un comportement de déplacement qui ne l’est pas.
19Nous avons pu constater une forme de réappropriation par « transfert » ou délocalisation dans le wagon de comportements propres aux milieux domestique ou professionnel. Ainsi sommes-nous amenés à qualifier le train de « lieu par extension » d’un cadre de référence extérieur (professionnel ou domestique).
20Pourtant, certains provinciliens, telle Mme Legrand, restent inactifs dans le train. Ou, pour mieux dire, ils pratiquent « l’activité du repos ». En effet, le wagon peut devenir une zone de « repli », un moyen de s’isoler, constituant ainsi une coupure dans le rythme de vie quotidien. L’isolement, le repos, la quiétude, viennent rompre avec le rythme d’une vie active et survoltée. Certains abonnés ont pris conscience que telle était l’opportunité qu’offrait un long déplacement en train. Le train est une ressource qui autorise un comportement « inédit », celui de disposer d’un temps « rien qu’à soi ». M. Pique dit : « Le train, ça permet aussi de réfléchir. Ca permet d’ordonner ses idées et de laisser décanter les choses (…) : prendre du recul, pouvoir réfléchir (…). C’est indispensable d’avoir cette pause entre le boulot et la maison. ».
Notes
-
[1]
FRIEDBERG Erhard, 1993, Le pouvoir et la règle – Dynamique de l’action organisée, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Sociologie », pp.11-22.
-
[2]
ANDRE-LAROCHEBOUVY D., 1984, La conversation quotidienne, Paris, CREDIF – Didier.
-
[3]
HALL E.T., 1971 (trad. fr.) La dimension cachée, Paris, Seuil.
-
[4]
GOFFMAN Erving, 1974 (trad. fr.) Les rites d’interaction, Paris, Ed. de minuit, coll. « Le sens commun », p.56.
-
[5]
MARC Edmond, PICARD Dominique, 1989, L’interaction sociale, PUF, « Le psychologue », Paris, p.89.
-
[6]
La notion de « travail en temps masqué », issue du domaine de la logistique, est explicitée un peu plus haut : « On désigne sous ce vocable les transformations simultanées que l’on peut opérer sur une pièce. Concrètement, il est peu fréquent de réussir à réaliser deux transformations à la fois, dans le même instant. […] On observe le plus généralement des transformations ‘en temps masqué’ qui font se côtoyer une modification ‘sur la matière’ simultanément à une modification ‘de la localisation’ ».