Notes
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[1]
Une Constituante migrante. Une proposition de Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós / le peuple qui manque, dans le cadre du Festival Hors Pistes 2017. Scénographie : Adel Cersaque, samedi 28 et dimanche 29 janvier 2017, Centre Pompidou, Grande salle. Avec Michel Agier, Mehdi Alioua, Nisrine Al Zahre, Kader Attia, Babi Badalov, Barbara Cassin, Marie-Laure Basilien Gainche, Tania Bruguera, Yves Citton, Catherine Coquio, Mahmoud El Hajj, Sylvain George, Charles Heller et Lorenzo Pezzani (Forensic Oceanography), Marielle Macé, Mathieu Larnaudie, Carpanin Marimoutou, James Noël, Philippe Rekacewicz, Emmanuel Ruben, Dorcy Rugamba, Camille de Toledo, Samy Tchak, Sébastien Thiéry pour le PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines), Camille Louis, Étienne Tassin et Léa Drouet, Laurent de Sutter, Françoise Vergès, Abdourahman Waberi, la Coordination 93 de lutte pour les sans-papiers, RESOME (Réseau Études Supérieures et Orientation des Migrant.e.s et Exilé.e.s), Paris d’Exil — Collectif parisien de soutien aux exilés, Réfugiés Bienvenue, avec le public. Voir http://www.lepeuplequimanque.org
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[2]
La controverse a porté sur trois grands points : la scénographie de la frontière, représentée par un grillage coupant le plateau lui-même et séparant le plateau du public censé intervenir dans les débats et la rédaction, et la présence minoritaire et improvisée des premiers concernés, les migrants. D’autres objections ont par la suite été exprimées sur les réseaux sociaux, concernant la commande passée par Beaubourg auprès des intervenants et ses aspects matériels.
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[3]
Ce texte a été écrit en janvier 2017. Il faudrait évidemment ajouter ici tout ce qui s’est passé en Syrie depuis, en particulier l’écrasement de la Ghouta et des dernières zones insurgées, le massacre et la déportation de leurs populations vers la région d’Idleb, aujourd’hui menacée du même sort.
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[4]
P. P. Pasolini, Poésie en forme de rose, trad. René de Ceccaty, Payot Rivages, 2015, p. 225.
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[5]
Claire Rodier, Migrants et réfugiés, La Découverte, 2017, p. 34.
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[6]
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, II, 124, trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1901, p. 180 (« Dans l’horizon de l’infini »).
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[7]
Aidé par le Comité de lutte des migrants de La Chapelle, Yousif A. Haliem a créé un blog et y a mis en ligne le récit de son périple sous le titre « Le Voyage de la mort », en anglais. J’ai édité une partie de son récit en français dans la revue Po&sie, numéro Afriques, 2, coordonné par Claude Mouchard, 2016/3, n°157-158 (« Voyage de la mort », précédé de C. Coquio, « Quitter la terre »).
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[8]
Ce dont s’étonnent les pêcheurs puisque toute communication de l’Italie avec l’Afrique a été coupée.
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[9]
Les textes qui ont été prononcés le 9 mai 2016 lors de la journée « La guerre des frontières : parole aux migrants », que j’ai coorganisée à l’Université Paris Diderot avec Pascal Dibie, Valérie Osouf, Vincent Message, Paul Schor et Étienne Tassin, ont partiellement paru dans la revue Esprit : « De la guerre des frontières aux mobilisations », introduction de Catherine Coquio, Valérie Osouf, Vincent Message, juillet-août 2016.
1Le texte qui suit a été prononcé le 28 janvier 2017 dans le cadre d’Une Constituante migrante, événement organisé par Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, de la plateforme Le peuple qui manque [1], dans le cadre du Festival Hors Pistes 2017 du Centre Pompidou : les 28 et 29 janvier 2017, une trentaine de personnes — intellectuels, chercheurs, artistes, militants des droits des migrants, migrants — se sont réunis à Beaubourg pour un débat qui devait aboutir à la rédaction collective d’un texte paradoxal appelé « Constituante migrante ». Invité à présenter un texte, chaque intervenant était libre quant à sa forme, argumentative ou fictionnelle, poétique ou visuelle, l’ensemble se concevant comme une performance.
2Cet événement n’a pas abouti au texte collectif projeté, et il n’a pour l’heure donné lieu à aucun texte alternatif ou réflexif — peut-être à venir. Sans doute le paradoxe initial de la « constituante migrante » a-t-il eu raison du projet, après avoir déplié certaines contradictions. Il a en revanche suscité une vive controverse au lendemain et au cours même des débats, non sur les termes du texte en cours d’écriture, ou sur les interventions de chacun, mais sur le dispositif mis en place pour débattre, jugé contraire à ses objectifs ou impropre au phénomène discuté : la migration et ses enjeux politiques et humains [2]. La conflictualité dont la performance devait se nourrir s’est trouvée déplacée, débordée. La grande salle du Centre Pompidou est devenue une journée durant le théâtre d’une cacophonie bruyante en salle et d’un malaise tangible sur le plateau, car les intervenants, dont je faisais partie, se sentaient enfermés dans un espace grillagé, anxiogène, leur parole soumise à un régime esthétique d’un côté, polémique de l’autre, comme pris au piège. Certains ont choisi de se retirer, renonçant à parler. J’ai décidé au contraire de prononcer mon texte, et de faire entendre les réserves que l’argument m’avait inspirées. Cet argument est ici reproduit avant mon texte lui-même.
3À ces objections aussi, il faut rappeler que les organisateurs nous avaient invités. Et ce débordement faisait partie des risques d’une expérience conçue par les curateurs comme une aventure —artistique et politique. Je ne souhaite pas ici revenir sur le bien-fondé d’une telle expérience, non plus que sur ces controverses ou le cadre dans lequel tout ceci a eu lieu. Il y aurait à l’évidence un certain intérêt à discuter le rapport ambigu qu’instaurent avec de tels objets, politiquement brûlants et humainement dramatiques, des institutions comme le Centre Pompidou, en les mettant rituellement au programme de « Festivals Hors Pistes » conçus comme des espaces de libération symbolique au sein d’une institution culturelle officielle. Il y aurait beaucoup à dire de l’usage qui est fait alors tout aussi rituellement des intellectuels, chercheurs, curateurs, artistes, de leur travail et de leur intégrité, qu’ils soient ou non rétribués (et parfois ridiculement peu pour des charges de travail écrasantes). Enfin et surtout, l’actuelle transformation de l’expérience migrante en paysage culturel et secteur académique est un immense problème en soi. Mais ce n’est pas ici le lieu de ce débat, secondaire par rapport aux enjeux premiers de ce numéro de Tumultes. Et c’est de ceux-là d’abord que mon texte, intitulé « Nous », veut parler.
4 C. C.
Argument de la Constituante migrante
5Les 28 et 29 janvier 2017, nous nous rassemblons pour l’écriture collective d’une « Constitution migrante ».
6L’assemblée constituante migrante est une communauté négative, qui ne peut par définition se constituer en tant que nation. Elle est l’assemblée de ce peuple qui manque, de ce peuple mineur, éternellement mineur. À partir de cet énoncé paradoxal, « une constituante migrante », que pourrait être une Constitution dont le sujet politique migre ?
7Une Constituante dont la mer en serait la terre manquante et dont l’assemblée serait ordonnée par la communauté des disparus, la communauté des vies migrantes et perdues, aujourd’hui en Méditerranée — route la plus mortelle du vingt-et-unième siècle —, hier durant la Traite. Sa langue serait la traduction comme nous le soufflent Camille de Toledo et Barbara Cassin. Son histoire serait celle du silence de la mer.
8 Le sujet politique de notre Constituante se définirait à partir des migrances, de nos identités spirales et multi-scalaires, dont le centre de gravité serait celles et ceux qui subissent aujourd’hui le plus cruellement les politiques migratoires.
9Ce n’est pas la mer ou la frontière que nous avons traversées, ce sont les mers et les frontières qui nous ont traversés. Cette assemblée en exil, « qui n’appartient pas », au sens où Derrida dit qu’« une langue, ça n’appartient pas », est appelée à s’infinir, défaisant le lieu de séparation entre son dedans et son dehors. Notre Constituante migrante est en cela l’a-réalisation d’une communauté migrante, son incompossibilité même. Elle cherche, pour autant, délibérément une forme instituante. Si celle-ci s’ouvre, d’abord, par un espace de déposition, de procès-verbal et de jugement, rendre compte de, témoigner de — nous cherchons ici à documenter, à qualifier les responsabilités des vies perdues —, s’il s’agit d’ouvrir un débat public et une controverse politique, cette assemblée est aussi une expérience de pensée, une simulation. Chacun des membres de cette assemblée est amené à proposer un article, article qui sera négocié, amendé avant d’être adopté ou rejeté à l’issue de ces deux jours. Trois scribes ressaisiront en direct les propositions d’articles et discussions collectives pour aboutir à un brouillon de la Constitution. Le texte final ne s’interdit aucun possible linguistique, aucun écart, il est le lieu de nos langues — poétiques, philosophiques, techniques, politiques — et traversé par de multiples migrances linguistiques, par toutes nos langues exilées, superposées en nous-mêmes.
« Nous »
10Je voudrais en guise de préambule rappeler une formule de Gilles Deleuze, bien connue et très familière sûrement à beaucoup de monde ici, mais que je veux faire réentendre. Elle est tirée de L’Image-temps : « le peuple manque et il ne manque pas. Le peuple manque, cela veut dire que cette affinité fondamentale entre une œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore, n’est pas, et ne sera jamais claire ».
11Le projet de « Constituante migrante » choisit de s’installer dans cette non-clarté, il tire son espoir et sa puissance de cette « affinité fondamentale entre une œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore » : cet intime besoin que l’art et le peuple ont l’un de l’autre, ce service qu’ils se rendent grâce à ce manque qui les constitue tous deux. Cette affinité, c’était pour Deleuze celle du devenir mineur, c’est-à-dire d’une révolution sans constitution, mue par le désir de résister à la bêtise et d’échapper à la honte, la honte d’être humain, comme Deleuze le dit en citant Primo Levi.
12Nous relisons ces phrases aujourd’hui, toute honte bue : celle des camps de réfugiés, des naufrages en mer, des Jungles tolérées puis détruites, des tentes déchirées, des couvertures arrachées. Celle aussi de l’écrasement d’Alep-Est [3]. C’est cette diagonale de la honte qui nous traverse, me semble-t-il, beaucoup plus que la mer. Et c’est de cette honte, serinée sur tous les tons, qu’il s’agit de sortir.
13Les assemblées constituantes supposent un peuple à établir dans ses droits et une volonté populaire propre à instituer des lois nouvelles. C’est pourquoi il n’existe pas de constitution européenne : l’Europe n’est pas un peuple, c’est une entité et un processus. On nous demande d’imaginer ici son envers, une communauté de migrants que nous pourrions rejoindre en pensée, en pensée négative, mais constituante, par le pouvoir de la parole et de la fabulation, qui n’est pas fiction.
14Avant de m’essayer au jeu de la fabulation, je veux poser une question : le « Nous » migrant qui s’affirme dans la proposition d’Aliocha et Kantuta est celui d’une assemblée en exil du fait de sa langue qui ne s’appartient pas. Cette langue qui s’invente est celle d’un sujet politique imaginaire dont les identités, dites « inter-scalaires », auraient pour « centre de gravité », dit l’argument, « ceux qui subissent aujourd’hui le plus cruellement les politiques migratoires ». Ma première question est : si ceux qui subissent le plus cruellement ces politiques sont ceux qui traversent les mers, pourquoi ne pas les avoir associés à la conception même de l’événement ? Ce centre de gravité est-il un point de fuite nécessaire à la fabulation, et celle-ci le prix à payer pour « l’expérience de pensée » ? Pourtant, les témoignages du pire sont aussi des expériences de pensée : Primo Levi le savait, et il avait aussi l’expérience des liens profonds qui pouvaient se nouer dans un témoignage avec la poésie et la fable. Le nous qui manque, n’est-il pas d’abord celui des migrants et de leurs expériences de pensée, qu’il faudrait entendre avant que s’affirme un Nous constituant ?
15Lorsque les migrants racontent leur périple, ils parlent au singulier. Il est rare qu’un « nous » migrant s’exprime comme une voix collective. C’est ce qui a lieu dans le très beau film de Gianfranco Rosi, Fuocoammare, par-delà Lampedusa, qui montre la vie des pêcheurs et celle des migrants se dérouler côte-à-côte, comme deux mondes impénétrables l’un à l’autre, mais que certains signes relient par échos et analogies — comme le chant, par exemple.
16Depuis que j’ai vu ce film, pensant à la Méditerranée des migrants, je rêve de mer et de feu. Je me rappelle la mer et le feu dont Paul Valéry célébra les noces, en 1934, dans une conférence appelée Inspirations méditerranénnes : du haut de sa gloire le poète français s’observe un moment contempler, enfant, un sublime navire incendié au large des rives de sa ville de Sète, et c’est toute la barbarie contenue dans une civilisation qui se laisse deviner. Mais malgré ce vertige, de ce haut-lieu natal il fait un poste d’observation idéal de la civilisation européenne naissante, celle d’une pensée douée pour l’abstraction et vouée à la philosophie, supérieure et solaire. Le navire incendié à la mer lui fait redire le vieil adage de Protagoras à l’usage des modernes — l’homme est la mesure des choses ; mais par là le poète du Cimetière marin répondait à l’angoisse avouée dans La crise de l’esprit : « Nous autres civilisations nous savons que nous sommes mortelles ». Vingt ans plus tard, dans « Poésie pour un vers de Shakespeare », Pasolini prenait congé des années cinquante après avoir découvert l’Afrique et le Golfe de Guinée :
17Dieu, avec toute la vivacité de la créature pèlerine : un feu là-bas ? Un feu ? Des nomades ? Ou
18Ce n’est quand même pas une explosion atomique ?
19Là-haut il n’y a pas de nuée, mais, dernier dans le cosmos, le vent [4]
20« Fuocoammare », feu à la mer : le film de Gianfranco Rosi tient son titre d’une vieille chanson de l’île de Lampedusa, qui chantait l’inquiétude des pêcheurs en temps de guerre. Dans ce qui est pour moi le moment le plus fort du film, un groupe d’Africains migrants assis ensemble bat un rythme à l’unisson pendant que l’un d’eux entonne une litanie, que les sous-titres français traduisent ainsi : « La mer n’est pas un lieu qu’on parcourt. Ce n’est pas une route. C’est le chemin risqué de la vie ». La vie étrange des migrants nous rappelle que l’espèce humaine est nomade, et ce faisant elle met le feu au monde. Mais dans ce monde où tout n’a pas encore explosé, le vent n’a pas le dernier mot.
21La mer pour le migrant n’est pas une route, pas un espace ni un territoire. C’est en revanche ce qu’elle est en train de devenir pour les États — comme Carl Schmitt l’avait annoncé en prenant son ton de prophète, en 1941, dans un texte intitulé « La mer contre la terre », qui s’inquiétait des nouveaux pouvoirs de la Grande-Bretagne et des États-Unis. La terre, disait-il, est traditionnellement l’espace des États, et la mer celui de la liberté, et le destin des nations avait longtemps ressemblé à un combat entre la terre et la mer, Behemoth et Leviathan, et ce combat n’était plus le même, le monde tournait à l’apocalypse.
22La mer a toujours été rêvée comme l’espace de tous les dangers et celui où s’éprouve la liberté des hommes : c’est pourquoi elle a inspiré tant de « livres de merveilles », de poèmes magnifiques et de récits d’aventure. Mais pour les migrants, la mer est « le chemin risqué de la vie ».
23Le Nous qui parlerait de ce « centre de gravité », fût-ce en chantant, s’adresserait forcément à un « vous ». Un vous européen dont je fais partie, comme les organisateurs de cette rencontre. Voilà ce qu’il pourrait dire :
24Nous les débarqués, les échoués, vivants et morts, nous qui avons troublé votre fin d’été 2015 en parvenant sur vos plages, nous qui n’avons pas cessé de vous troubler depuis, et ne cesserons jamais, car nos vies d’hommes qui attendent infiniment, qui espèrent infiniment, sont le grand trouble des vôtres, vous qui semblez n’attendre plus rien et laisser toute espérance,
25Nous les rackettés, les volés, les violés, les vendus, nous qui avons dû tout vendre pour acheter notre vie, nous qui avons dû tout lâcher avant de partir, avant d’arriver, avant d’attendre, nous qui survivons et exigeons de vivre,
26Nous les grands brûlés des vaisseaux qui prennent l’eau, nous qui ne pouvons brûler nos vaisseaux, mais juste nos corps car nous n’avons plus rien d’autre,
27Nous les morts, les noyés pas pensifs, nous les naufragés avec spectateurs, nous le visage écrasé dans le sable des plages d’été, bras retournés, paumes tournées vers le ciel, nous les Aylan échoués sur vos plages comme l’écume des jours, car elle apparaît, puis disparaît, avec le reflux des grandes compassions malades. Nous les intermittents du grand spectacle de la vie et de la mort,
28Nous les bloqués, les parqués, nous le peuple fou des hot spots et des camps, nous les fuyards, les percutés des camions, les asphyxiés des containers, nous les enragés du départ, nous les raflés, les expulsés, les dispersés, nous qui manquons aux règles de la dissolution, nous qui mourons beaucoup mais vivons davantage encore, et dont le nombre croît chaque jour,
29Nous qui vivons d’attente folle, qui attendons tant que parfois nous en mourons, nous qui sommes morts parfois d’avoir trop espéré, trop attendu, nous qui n’avons pas voulu ou pas pu attraper la bouée qu’on nous lançait dans le canal, parce que l’eau était glacée ? parce que les cris étaient trop glaçants ? ou était-ce le monde qui était vraiment trop gelé, nous les Pateh Sabally, nous les hommes noirs de vingt ans qui nous noyons de froid malgré la bouée, après avoir brûlé d’espoir,
30Nous les petits, les partis sans parents ou les arrivés seuls, nous les enfants de toutes les terreurs, gonflés de blessures et effarants de forces, ceux qu’en sabir d’ici on appelle des « mineurs isolés », nous les enfants bizarres qui réclamons des écoles et des maîtres, des cahiers et des livres, nous qui errons et jouons dans les rues, nous qui un jour nous livrons à des mains secourables ou non secourables, nous dont le chiffre grossit chaque jour, nous dont l’inquiétante disparition, rappelée comme un refrain entêtant, est la plaie cachée du monde,
31Nous le peuple qui manque de tout, nous dormons sous vos fenêtres, nous à qui on arrache nos couvertures, nous que brûlent la gale et d’autres maux encore, nous vous voyons éviter nos regards mais nous habitons de force vos rues et votre monde, nous partageons vos saisons, vos soleils et vos pluies, terrés dans nos niches et nos tentes, nous allumons des feux aux portes de Paris à la Noël, nous veillons sur vos nuits et la peuplons de nos cauchemars,
32Nous, peuple qui doit disparaître mais augmente chaque jour, notre arrivée sur vos terres est un cataclysme, oui : un cataclysme historique mais aussi une chose naturelle, la rencontre inexorable des mondes. Et si nous parvenions un jour à nous parler, et même à nous entendre, cette rencontre pourrait sans doute être utile à ce monde : elle pourrait, qui sait, nous faire croire à un monde. Nous vous proposons donc d’espérer avec nous, de réclamer et d’exiger avec nous. Quoi ?
33Nous réclamons la fin du naufrage avec spectateur, la fin du grand spectacle, de la grande scène de malheur et de honte : il faut la brûler, car cette scène est la prison pour tous, le grand barbelé, la loi des lois qui ensemble nous séparent. Méfiez-vous, méfions-nous des plus grandes, des plus belles photos. Même si nous y paraissons beaux et dignes, même lorsqu’elles ne sont pas un livre des merveilles à l’envers, elles font partie d’une maladie dont il nous faut guérir ensemble.
34Nous, peuple qui manque de tout, nous réclamons non plus des images mais une langue, une langue commune, une langue qui manque elle aussi de tout, mais qui saurait être une langue pour tous. Cette langue, imaginons-la pauvre, grise, tiède, mais tout au fond chaude d’un feu qui couve sa folie d’espérance. Une langue de survie capable de narrer les voyages de la mort. Ne nous parlez pas d’incompossibles, ni d’interscalaires, ni de migrance. Ne nous parlez pas la langue de Beaubourg, ni des musées des grandes capitales. Mais ne nous parlez pas non plus la langue des faubourgs. Ces langues nous sont inaccessibles, bien que nous puissions les apprendre comme nous apprenons l’anglais, le français ou le suédois. Le tort de ces langues est d’exister déjà, il nous en faut une autre.
35Merci de ne pas parler comme si nous n’étions pas là, comme si nous n’entendions pas, merci de ne pas écrire comme si nous ne vous lisions pas, car nous vous lisons ou lirons un jour, nous ou nos enfants. Bien que vous ne manquiez de rien, et nous de tout, il nous faut une langue commune. Une langue simple et rude, un peu comme une langue de Bible. Une Bible où Dieu manque lui aussi, mais où les Dieux se bousculent. Car pour nous les Dieux existent, ne l’oubliez pas, nous leur parlons chaque jour et chaque nuit : ils nous aident à attendre. Nos Dieux aussi sont de grands brûlés, ils disparaissent et renaissent avec nous. Il faut leur faire une place dans notre langue, bien que vous ayez tué et enterré votre Dieu : ça sera compliqué de trouver une langue simple.
36Ne faites pas de nous vos Dieux, ne faites pas de la Migration une idole d’aujourd’hui, main dans la main avec l’idole Traduction : nous ne pourrons pas partager cela avec vous. Vivez avec nous ici et maintenant, traduisez nos récits, mais dites-nous aussi vos pensées. Ne parlez pas même de « condition migrante », évitez les grands mots extensibles : nous risquons de nous y noyer, et nous avons eu notre compte en noyade. Il faut une langue serrée, solide, mais une langue qui brûle, qui met le feu à la mer. Et aussi à la langue, car notre langue doit bannir certains mots.
37Nous réclamons la suspension immédiate des mots qui nous tuent. Nous exigeons l’immédiate élimination du mot hideux de « tolérance ». La Jungle de Calais a été « tolérée » avant d’être détruite, et il en va de même de tout ce qu’on tolère parce qu’on n’en veut pas.
38Nous exigeons l’immédiate mise aux arrêts des sabirs qui nous divisent et nous coupent en tranches : « migrants » et « réfugiés », la paire ajoutée au dictionnaire de l’Europe édition 2015, fabrique des races derrière le langage poli des bureaux du Conseil européen. Nous aurions bien des conseils à donner à ce Conseil-là pour parler de ces choses, mais pour l’instant contentons-nous de refuser ces mots-là, et ceux qui vont avec : « crise des réfugiés », « crise migratoire », « crise de l’accueil ». Nous ne sommes pas une crise à gérer —d’ailleurs vous ne savez gérer les crises qu’en les aggravant : « crise » est le langage de votre impuissance, « réfugié » celui de notre malheur. Derrière ces mots il y a le chaos de tout, un fiasco de format géant : celui des « politiques migratoires », dont sera contée un jour la terrible histoire, vue de loin, vue d’en haut, vue du ciel. Et nous saurons comment conter cette histoire, car nous qui parlons de la mer, nous avons beaucoup regardé le ciel.
39« Crise de l’Europe », dites-vous parfois aussi, mais c’est du monde qu’il s’agit : celui où 53 millions de personnes, dit le HCR, ont vécu une migration ou un déplacement forcé. En 2015, nous avons été plus d’un million à entrer en Europe, 500 000 ont traversé la Méditerranée, et quelques milliers ont été « tolérés » en France.
40Concernant la France et l’Europe, une chose nous inquiète et nous brûlons de vous poser la question à vous, démocrates des nations et citoyens du monde. Croyez-vous encore aux lois que vous dites « humanitaires » — Droits de l’homme, conventions de Genève, etc. — ou avez-vous décidé d’y renoncer au nom de l’« ordre mondial » dont vous parlent les experts ? Parce que nous, à force, nous nous sommes attachés à vos lois, bien qu’elles ne valent pas nos Dieux. Nous connaissons sur le bout des ongles vos règles sur le droit d’asile, nous les avons potassées, nos plans sur la comète ne sont pas des rêves d’illuminés. Des avocats nous défendent et des associations nous aident. Ainsi, nous savons que le préfet de police de Paris est hors-la-loi lorsqu’il retarde les demandes d’asile. Nous savons que le contrat passé avec la Turquie en 2016 contredit la Convention de Genève — et pas seulement parce que la Turquie est une dictature, comme l’est le Soudan. Certains d’entre nous connaissent même des lois que tous ignorent, comme la loi de « protection temporaire en cas d’afflux massif », qui dort depuis quinze ans sans servir à personne [5].
41Nous, nous savons depuis toujours ce qu’ici vous avez du mal à comprendre : plus on militarisera les frontières, plus on refusera les visas, plus il y aura de naufrages et de Jungles. De source sûre nous savons que les migrations ne vont pas cesser, mais qu’elles vont augmenter, y compris quand la guerre en Syrie sera terminée. Le même chaos nous emporte tous, mais c’est nous qui nous noyons dans le cercle vicieux des frontières fermées. Notre illégalité est l’œuvre des États hors-la-loi. Les mers sont devenues des territoires, comme disait le prophète, mais les États qui en sont « responsables », ceux qui ont à leur charge les « zones de secours », se rendent coupables de non-assistance à personne en danger. Ceux qui nous assistent, ce sont des gens.
42Parfois, ces gens ne font plus que cela dans leur vie : nous aider. Au début on les regardait faire, étonnés, à présent nous les reconnaissons et les accueillons. Mais nous nous inquiétons pour eux. Car les gens qui nous aident sont malheureux de nous voir mourir. Cela les rend comme fous parfois, et pas seulement parce qu’ils sont traités comme des criminels. Ces gens ne croient plus dans les lois des États, ni dans leurs chefs d’État, mais ils ne peuvent pas renoncer à leurs droits de l’homme, à leur idée de « plus jamais ça ». Ils ont peur du néant. C’est ce qu’on appelle la « crise morale de l’Europe ». Mais pourquoi cette crise ne met-elle pas tous ces gens dans la rue avec nous quand nous réclamons nos droits ? Les crises morales, c’est comme les demandes d’asile : ça ne doit pas s’éterniser. Chaque jour des gens se révoltent, mais sans se rassembler. Pourquoi les peuples des vieilles démocraties se sentent-ils si protégés ? Ne voient-ils pas le danger ?
43Nous, les brûlés qui avons mis le feu à la mer, nous qui troublons vos nuits et peuplons vos cauchemars, nous veillons sur vous. Il vous faut un feu pour réchauffer votre terre.
44Un philosophe célèbre dans vos contrées, celui qui a fait mourir votre Dieu, a dit un jour à propos de « l’horizon » une chose que nous aimons lire et entendre, mais qui nous reste obscure. Il dit « Nous » lui aussi : « Nous avons quitté la terre et sommes montés à bord ! Nous avons brisé le pont qui était derrière nous, — mieux encore, nous avons brisé la terre qui était derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! (…) Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays de la terre, comme s’il y avait eu là plus de liberté, — et maintenant il n’y a plus de « terre » [6] !
45Nous ne savons pas ce qu’est cet « horizon infini ». Nos petits navires courent des dangers différents. Notre liberté à nous n’est pas l’infini de la mer, mais le « pays de la terre », car il y a encore et toujours une terre. Notre mal de mer à nous, c’est ce « mal du pays de la terre ». C’est pourquoi souvent, quand nous arrivons enfin sur les rives des pays qui nous sauvent, nous embrassons cette terre qui n’est pas la nôtre, celle que nous avons quittée pour toujours. Et le « pays de la terre » qui nous sauve n’est pas un État qui va ou pas nous donner « refuge ». Il existe une terre et une mer, étrangères aux lois des États. Celles où on reçoit parfois des secours qui ne dépendent pas des « zones de secours ».
46Embrasser une terre étrangère et inconnue comme si elle était nôtre, la faire nôtre désormais quoi qu’il arrive, la rendre familière, cela vous semble étrange ? Mais tous nos gestes ne vous sont-ils pas étranges ? Dans nos récits, les événements terribles ont toujours l’air très simple, si simple qu’ils transforment la vie entière en énigme. Notre expérience à nous, celle de l’étranger sur la terre, oblige la vôtre à devenir étrangère à elle-même. Elle vous oblige à changer de langue pour vous rapprocher de nos vies, à suivre avec nous le « chemin risqué de la vie ».
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48Le « chemin risqué de la vie » est aussi un « voyage de la mort ». Tel est le titre que Yousif Haliem, un migrant soudanais qui attend son statut de réfugié à Paris, a donné au récit de son périple [7]. Parti du Soudan en juin 2015, il était arrivé en France un an plus tard après un voyage par la Libye où il avait perdu son jeune frère. Ce récit terrible, paru depuis dans la revue Po&sie, commence par ces mots : « Personne ne sait ce que les migrants ont traversé pour arriver jusqu’en Europe, et même si quelqu’un le savait, il ne pourrait se mettre à notre place. » Après ce récit, Yousif Haliem n’a cessé d’écrire ses pensées, sous la forme de petites fables autour de la migration et du monde de demain. Je veux terminer en citant l’une d’elles, écrite le 10 octobre 2016, un an après son arrivée : elle s’appelle « L’Explorateur » et relève de la science-fiction ou de la contre-utopie.
49L’histoire se passe sur la planète Yokoso, à 235 milliards de kilomètres de la Terre, le 14 mars 2056 (temps terrestre). Une dispute au Parlement éclate au sujet du rapport qu’un des Observateurs de la Galaxie vient de rendre à propos de la situation sur Terre, montrant que les humains et les animaux vivent d’une manière qui les conduit à la catastrophe. Le roi décide d’envoyer sur Terre un Explorateur sous les traits d’un Africain, et il choisit l’Europe, continent le plus privilégié encore. Un petit engin spatial est affrété, l’Explorateur amerrit en Méditerranée, enfile son gilet de sauvetage et aborde une rive où l’accueillent deux pêcheurs. Ceux-ci s’étonnent de voir un homme venir de la mer en ce 5 avril 2056 : « C’est bizarre, quelqu’un arrive à la nage et porte un gilet de sauvetage, comme ceux qu’on voyait il y a trente ans quand les réfugiés affluaient en Europe ! » Ils se parlent (en italien [8]) et les pêcheurs expliquent leur surprise à l’Explorateur : « — Depuis la crise des migrants, l’Europe a décidé de fermer toutes les frontières pour que les migrants restent à distance. Depuis, cette mer est investie par les poissons et par les officiers de Frontex qui nous protègent des migrants en tuant tout être humain surpris en train de nager illégalement ici. — Vraiment, répond l’Explorateur, et comment pouvez-vous accepter ça ? N’est-ce pas contre l’humanité ? — Si, mais vu qu’on avait des problèmes plus graves à cause du capitalisme et des terroristes, on a oublié les migrants. Et puis on a traversé des crises économiques, et l’extrême droite a pris le pouvoir dans tous les pays d’Europe… » Les pêcheurs lui annoncent mille maux et lui conseillent de partir : ils prétendront ne pas l’avoir vu, et ainsi « personne n’aura de problème avec la loi ». « — Comment ça, des problèmes avec la loi ? », leur demande l’Africain. Le plus vieux pêcheur répond : « — Depuis que l’Union européenne a changé la loi, toute personne qui aide un réfugié est poursuivie. Une prime est remise aux gens qui signalent les migrants. Les migrants sont ensuite déportés. Toutes les lois humanistes ont été suspendues, donc si vous voulez changer d’avis et retourner en Afrique, ce sera sans doute mieux pour vous. » Mais l’homme décide de rester vivre dans cette Jungle.
50En mai 2016, lors de la journée « La Guerre des frontières : parole aux migrants » qui s’est tenue à Paris Diderot, Yousif Haliem a raconté l’accueil contrasté qu’il avait rencontré à Paris, rejeté par l’administration, aidé par les gens. Son propos, paru depuis dans la revue Esprit [9], s’achève par une lettre à lui-même, qui se conclut ainsi : « J’y suis, j’y reste, je ne partirai pas ».
Notes
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[1]
Une Constituante migrante. Une proposition de Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós / le peuple qui manque, dans le cadre du Festival Hors Pistes 2017. Scénographie : Adel Cersaque, samedi 28 et dimanche 29 janvier 2017, Centre Pompidou, Grande salle. Avec Michel Agier, Mehdi Alioua, Nisrine Al Zahre, Kader Attia, Babi Badalov, Barbara Cassin, Marie-Laure Basilien Gainche, Tania Bruguera, Yves Citton, Catherine Coquio, Mahmoud El Hajj, Sylvain George, Charles Heller et Lorenzo Pezzani (Forensic Oceanography), Marielle Macé, Mathieu Larnaudie, Carpanin Marimoutou, James Noël, Philippe Rekacewicz, Emmanuel Ruben, Dorcy Rugamba, Camille de Toledo, Samy Tchak, Sébastien Thiéry pour le PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines), Camille Louis, Étienne Tassin et Léa Drouet, Laurent de Sutter, Françoise Vergès, Abdourahman Waberi, la Coordination 93 de lutte pour les sans-papiers, RESOME (Réseau Études Supérieures et Orientation des Migrant.e.s et Exilé.e.s), Paris d’Exil — Collectif parisien de soutien aux exilés, Réfugiés Bienvenue, avec le public. Voir http://www.lepeuplequimanque.org
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[2]
La controverse a porté sur trois grands points : la scénographie de la frontière, représentée par un grillage coupant le plateau lui-même et séparant le plateau du public censé intervenir dans les débats et la rédaction, et la présence minoritaire et improvisée des premiers concernés, les migrants. D’autres objections ont par la suite été exprimées sur les réseaux sociaux, concernant la commande passée par Beaubourg auprès des intervenants et ses aspects matériels.
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[3]
Ce texte a été écrit en janvier 2017. Il faudrait évidemment ajouter ici tout ce qui s’est passé en Syrie depuis, en particulier l’écrasement de la Ghouta et des dernières zones insurgées, le massacre et la déportation de leurs populations vers la région d’Idleb, aujourd’hui menacée du même sort.
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[4]
P. P. Pasolini, Poésie en forme de rose, trad. René de Ceccaty, Payot Rivages, 2015, p. 225.
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[5]
Claire Rodier, Migrants et réfugiés, La Découverte, 2017, p. 34.
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[6]
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, II, 124, trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1901, p. 180 (« Dans l’horizon de l’infini »).
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[7]
Aidé par le Comité de lutte des migrants de La Chapelle, Yousif A. Haliem a créé un blog et y a mis en ligne le récit de son périple sous le titre « Le Voyage de la mort », en anglais. J’ai édité une partie de son récit en français dans la revue Po&sie, numéro Afriques, 2, coordonné par Claude Mouchard, 2016/3, n°157-158 (« Voyage de la mort », précédé de C. Coquio, « Quitter la terre »).
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[8]
Ce dont s’étonnent les pêcheurs puisque toute communication de l’Italie avec l’Afrique a été coupée.
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[9]
Les textes qui ont été prononcés le 9 mai 2016 lors de la journée « La guerre des frontières : parole aux migrants », que j’ai coorganisée à l’Université Paris Diderot avec Pascal Dibie, Valérie Osouf, Vincent Message, Paul Schor et Étienne Tassin, ont partiellement paru dans la revue Esprit : « De la guerre des frontières aux mobilisations », introduction de Catherine Coquio, Valérie Osouf, Vincent Message, juillet-août 2016.