Notes
-
[1]
François Châtelet, Évelyne Pisier-Kouchner, Les conceptions politiques du vingtième siècle, Paris, PUF, 1981. Réédition complétée par Géraldine Muhlmann et Olivier Duhamel, 2012.
-
[2]
Cf. Claude Lefort, Un homme en trop. Essai sur l’Archipel du Goulag de Soljénitsyne, Paris, Le Seuil, 1975 ; L’invention démocratique, Paris, Biblio, 1981 ; La complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999 ; Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), Paris, Gallimard, « Quarto », 2000.
-
[3]
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975 ; Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 ; La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; « Il faut défendre la société » (cours au Collège de France, 1976), Paris, Gallimard/Seuil, 1997 ; Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972 ; Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, 10/18, 1973 ; Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974.
-
[4]
C. Lefort, « L’impensé de l’union de la gauche », in L’invention démocratique, op. cit., chap. IV.
-
[5]
M. Foucault, La volonté de savoir, op. cit., pp. 127, 135.
-
[6]
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 262.
-
[7]
Robert Castel, L’insécurité sociale, Paris, Le Seuil, 2003.
-
[8]
Anthony Giddens et Tony Blair, The Third Way (1998), tr. La troisième voie : le renouveau de la social-démocratie, Paris, Le Seuil, 2002.
-
[9]
Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; Recherches d’anthropologie politique, Paris, Le Seuil, 1980.
-
[10]
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, présenté par M. Abensour et M. Gauchet, avec les commentaires de P. Clastres et de C. Lefort, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1976. Voir de M. Gauchet : « La dette du sens et les racines de l’État », Libre, n°2, Payot, 1977, et Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
-
[11]
Miguel Abensour, La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, précédé de « De la démocratie insurgeante » et suivi de « “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie” », Paris, Le Félin, 2004.
-
[12]
Cf. M. Abensour, Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Paris, Sens & Tonka, 2008.
-
[13]
M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002 ; Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006.
-
[14]
Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005. Cf. aussi Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 2000, et La mésentente, Paris, Galilée, 1995.
-
[15]
Cf. M. Leibovici, A. Kupiec, G. Muhlmann, E. Tassin (éd.), Hannah Arendt. Crises de l’État-nation, Paris, Sens & Tonka, 2007.
-
[16]
Jean-Marc Ferry, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000. Cf. également, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Cerf, 2005 ; Jürgen Habermas, Après l’État-nation. La constellation postnationale, Paris, Fayard, 2000 ; L’intégration républicaine. Essai de théorie politique, Paris, Fayard, 1998.
-
[17]
Cf. Justine Lacroix, L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Paris, Cerf, 2004 ; La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset & Fasquelle, 2008 ; Paul Magnette, Au nom des peuples. Le malentendu constitutionnel européen, Paris, Cerf, 2006 ; Gérard Mairet, Discours d’Europe. Souveraineté, citoyenneté, démocratie, Paris, La Découverte, 1989 ; Le principe de souveraineté. Histoires et fondements du pouvoir moderne, Paris, Gallimard (Folio), 1996.
-
[18]
Étienne Balibar, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992 ; Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001 ; L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003 ; Europe, constitution, frontières, Paris, Le Passant, 2005. Voir également É. Tassin, « La traversée des frontières. L’Europe entre identités et migrations », in Pourquoi Balibar ? (sous la direction de M. Gaille, J. Lacroix, D. Sardinha), Raison publique, n°19, automne 2014, pp. 105-123.
-
[19]
Marie-Claire Caloz-Tschopp, Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004.
-
[20]
Wendy Brown, Murs : les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les prairies ordinaires, 2009. Cf. également : Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
-
[21]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France, 1977-78, et Naisance de la biopolitique, cours au Collège de France, 1978-79, Paris, Gallimard/Seuil, 2004 ; Roberto Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Rome, Einaudi, 2004, et Termini della politica. Communità, immunità, biopolitica, Rome, Mimesis, 2008.
-
[22]
Giorgio Agamben, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997, et Homo sacer II. L’état d’exception, Paris, Le Seuil, 2003.
-
[23]
Judith Butler et Gayatri Chakravorty Spivak, L’État global, Paris, Payot, 2007.
-
[24]
Linda Weiss, The Myth of the Powerless State : Governing the Economy in a Global Era, Ithaca, Polity Press, 1998.
-
[25]
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils éditeur, 2000. Cf. également, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004.
-
[26]
Saskia Sassen, Critique de l’État. Territoire, autorité et droits de l’époque médiévale à nos jours, Paris, Demopolis/Le Monde diplomatique, 2009.
-
[27]
Étienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Le Seuil, 2003.
-
[28]
Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
-
[29]
Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (2000), Paris, Éd. Amsterdam, 2009. Cf. également, parmi de nombreux auteurs, Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (1996), Paris, Payot, 2005 ; Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse ? (1986), Mineapolis, University of Minnesota Press, 1993 ; Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale (1994), Paris, Payot, 2007 ; Gayatri Ch. Spivak, A Critic of Post-Colonial Reason : Toward a History of a Vanishing Present, Harvard University Press, 1999 ; Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éd. Amsterdam, 2006 ; En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de politique culturelle, Paris, Payot, 2009.
-
[30]
Ranajit Guha, Selected Subaltern studies, New York, Oxford University Press, 1988 ; cf. également, Dominance without Hegemony : History and Power in Colonial India, Havard University Press, 1998.
-
[31]
Cf. Guillermo O’Donell, Transiciones desde un gobierno autoritario, Buenos Aires, Ed. Paidos, 4 vol., 1988.
-
[32]
Kwame Anthony Appiah, Pour un nouveau cosmopolitisme, Paris, Odile Jacob, 2008 ; Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier, 2003 ; Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2005.
-
[33]
John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepse, 2008.
-
[34]
David Held, Democracy and the Global order : From the Modern State to Cosmopolitan Governance, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Cosmopolitan Democracy. An Agenda for a New World Order (avec Daniele Archibugi), Cambridge, Polity Press, 1995 ; Taming Globalization : Frontiers of Governance (avec Mathias Kœnig-Archibugi), Cambridge, Polity Press, 2003 ; Daniele Archibugi, Debating Cosmopolitics, London, Verso, 2003 ; The Global Commonwealth of Citizens : Toward Cosmopolitan Democracy, Princeton University Press, 2008.
-
[35]
Cf. Monique Chemillier-Gendreau, Humanité et souverainetés. Essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995 ; Droit international et démocratie mondiale. Les raisons d’un échec, Paris, Textuel, 2002 ; De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique, Paris, Fayard, 2013.
-
[36]
Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003 ; Force de loi, Paris, Galilée, 2005 ; avec J. Habermas et G. Borradori, Le concept du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004. Cf. également de Noam Chomsky, outre l’ouvrage déjà cité : 11-9 : autopsie des terrorismes, Paris, Le Serpent à plumes, 2001 ; 11 septembre 2001, La fin de « la fin de l’histoire », Aden 2001 ; Dominer le monde ou sauver la planète, Paris, Fayard, 2004 ; Les États manqués, Paris, Fayard, 2007.
-
[37]
La prochaine livraison de la revue Tumultes (n°45, automne 2015) sera consacrée à l’État corrompu.
1Je me propose de donner ici un aperçu, inévitablement sommaire et partial, de l’apport d’une philosophie politique critique de langue française à la pensée de l’État depuis une trentaine d’années.
2Trois déterminations philosophiques du politique ont commandé la représentation de l’État et de l’institution du pouvoir à l’époque moderne. L’État a été pensé au regard de la souveraineté, de la gouvernementalité, de la procéduralité. La première détermination en a fait un instrument de domination du peuple en même temps que d’autonomie à l’égard des autres États ; la deuxième un agent de gestion du social et d’administration des biens collectifs ; la troisième un opérateur de décisions répondant aux exigences démocratiques de délibération publique. Ces trois déterminations ne sont pas successives ni exclusives : elles collaborent. L’institution démocratique du pouvoir puise son autorité dans la souveraineté, prouve sa capacité dans l’administration publique et ses politiques sociales, trouve sa légitimité dans les procédures qui lui donnent naissance. Ces schémas se sont développés dans la tradition de pensée européenne et ont forgé ou accompagné la figure canonique de l’État européen dont l’État-nation aura été à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle la pointe historique.
3Trois événements de l’histoire récente sont venus transformer les représentations de l’État et les pratiques du pouvoir politique au cours du vingtième siècle : l’épreuve des totalitarismes, les guerres d’indépendance coloniales, la globalisation économique avec la mondialisation des échanges matériels, symboliques et humains. Penser l’État et l’institution du pouvoir dans ce contexte, c’est penser l’État et le pouvoir en situation post-totalitaire, post-coloniale et post-nationale. Cette triple inflexion historique correspond évidemment à un décentrement dans la géographie de la pensée corrélatif du décentrement géopolitique : la pensée de l’État se déploie dans de nouvelles directions depuis les post-colonial studies ou les subaltern studies. L’histoire de ces réorientations est aussi celle de ces décentrements post-européens. Elle pose la question de l’horizon cosmopolitique d’un pluralisme des institutions étatiques et des pratiques de pouvoir.
4Trois moments pourraient résumer, par commodité, cette évolution : à la critique de l’État qui caractérise les années 1970 succèdent, se chevauchant au tournant du millénaire, une contestation de ses principes fondateurs d’un côté et une relève de l’institution étatique de l’autre, qui n’est qu’en partie liée à la nouvelle donne introduite par les attentats de septembre 2001 relancés en France par les crimes terroristes de janvier 2015. Ce qui pose les questions d’une politique post-étatique et d’une cosmo-politique.
La critique de l’État
1. Les figures de l’État à la fin des années 1970
5François Châtelet et Évelyne Pisier-Kouchner se sont attachés au tout début des années 1980 à faire le bilan des conceptions politiques du vingtième siècle en prenant la figure de l’État comme axe central de cette présentation [1]. Non qu’il s’agisse de réduire le domaine de la vie politique à la seule question de l’État, mais parce que, du moins dans les sociétés dites développées et quelles que soient les orientations scientifiques ou idéologiques défendues, on trouve au centre de la réflexion sur le politique cette institution qui « exerce un pouvoir global sur une collectivité historiquement donnée » et que dès la fin du seizième siècle Jean Bodin avait nommé « État en puissance souveraine ». Ils distinguaient quatre dimensions de l’État qui, selon les situations historiques, prévalaient plus ou moins l’une sur l’autre : l’État Gérant, l’État Parti, l’État Nation, l’État Savant.
6L’État Gérant est dit tel au sens où un gérant n’est, certes, pas propriétaire du pouvoir, mais l’exerce depuis une séparation institutionnelle de fait et de droit d’avec la collectivité, investi d’une responsabilité à l’égard de celle-ci. Cette gestion du social relève d’une conception libérale, humaniste et républicaine qui implique à la fois la nécessité d’un gouvernement de la société et une séparation de ce gouvernement et de cette société. Le multipartisme, le système représentatif et le suffrage en sont les conditions institutionnelles de base. L’option réformiste des politiques sociales déployées en discussion avec les partenaires sociaux, syndicats essentiellement, confère à l’État une mission qui n’est pas seulement de protection et de sauvegarde des intérêts dominants ou partagés, mais aussi d’incitation et de prise en charge de l’amélioration des conditions de vie.
7Qu’un parti se croie autorisé à faire prévaloir sa légitimité pour incarner cette mission, qu’il institutionnalise la séparation de l’État et de la société, s’accaparant tout le pouvoir et soumettant celle-ci par le truchement d’une tutelle bureaucratique qui transforme implicitement le pouvoir administratif en pouvoir politique, qu’il se dresse en gérant perpétuel et justifie cette usurpation par une idéologie de la nature ou de l’histoire, alors surgit l’État Parti qui bientôt ne recourt à l’État que comme une façade pour cacher la mainmise du parti sur la société tout entière [2].
8Il y a continuité et non pas nécessairement rupture de l’État Gérant à l’État Parti. L’un des passages est le rôle joué par la revendication nationaliste. Non que celle-ci explique à elle seule le totalitarisme, ni qu’elle ne puisse se développer que dans une perspective totalitaire ; mais à tout le moins parce que le nationalisme est indissociable d’une posture impérialiste. La figure de l’État Nation qui aura été la forme historiquement achevée de l’État européen moderne trouve son accomplissement dans l’impérialisme colonial et annexionniste, un des « éléments » du système totalitaire comme l’a analysé Hannah Arendt. C’est à cette figure impérialiste de l’État Nation qu’ont dû s’opposer les peuples dits de l’hémisphère sud dans les guerres de décolonisation en vue de la conquête de l’indépendance nationale. Et c’est souvent cette même figure honnie de l’État dominateur qui sera reproduite dans les indépendances animées d’un vif sentiment d’identité nationale.
9Au motif qu’elle gouverne la société, l’institution du pouvoir tend à se confondre avec l’État ou celui-ci avec elle. Cette confusion de l’État et du pouvoir gouvernemental revêt deux aspects, liés dès la naissance de la Raison d’État au seizième siècle : d’une part une exigence d’efficacité technique et de rentabilité économique ; d’autre part une interdépendance de l’exercice du pouvoir et de l’organisation sociale avec l’activité scientifique (contrôle de la recherche scientifique et de ses retombées, mais aussi rationalisation technocratique de la gestion des rapports humains). La conjonction de ces deux aspects revient à une élimination progressive du politique au profit du technique. Telle est la figure de l’État Savant qui, sans implantation géographique particulière, « travaille à l’intérieur de tous les pouvoirs d’État, quel qu’en soit le régime » et tend, soit de manière systématique, soit de manière supposément régulatrice, à arraisonner le matériau humain à des fins d’asservissement.
2. Les critiques de l’État et du pouvoir
10Après la critique marxiste de l’État bourgeois (N. Poulontzas) et des appareils idéologiques d’État (Althusser), et assumant librement, sans le revendiquer nécessairement, l’héritage de la Théorie critique (École de Francfort) en ses différents prolongements (E. Bloch, W. Reich, H. Marcuse), la réflexion critique sur l’État et le pouvoir emprunte soit la voie d’une analyse de l’institution imaginaire de la société (Cornélius Castoriadis), soit celle d’une déconstruction des multiples micro-pouvoirs à l’œuvre dans les sociétés d’enfermement et de contrôle (Michel Foucault), soit celle d’une mise en évidence des surcodages despotiques de l’État primordial réinvesti par les États dits démocratiques (Gilles Deleuze/Félix Guattari), soit, enfin, celle d’une économie libidinale opposée à l’économie politique dont se soutient le capital comme système de domination (Jean-François Lyotard) [3]. Ces différentes critiques formulées à la fin des années 1970 en France puis développées dans le courant de la décennie suivante ont toutes une dimension de radicalité qui les distingue des analyses critiques qui se situent encore dans l’évidence du caractère indiscutable de l’État. Comme le souligne Lefort en 1978, perspective réformiste et perspective révolutionnaire, qu’elles soient d’obédience marxiste ou non, partagent la même conviction que la transformation de la société procède du pouvoir d’État [4]. Aussi l’enjeu est-il celui de la conquête du pouvoir. Et le problème est-il celui du bon usage de l’État, c’est-à-dire au fond celui des bonnes pratiques gouvernementales, ce qui, dans un vocabulaire plus récent, prend le nom de « bonne gouvernance ». Sous ce terme de « gouvernance » couve cette illusion étatiste qui commande encore aujourd’hui les analyses et les théories positives de l’État tout comme les politiques réformistes.
11Mais la critique radicale de l’État ne procède pas, elle, d’une médecine de l’État : elle vise au contraire à mettre en évidence que sous le nom d’État et sous couvert de souveraineté, de gouvernementalité ou de procéduralité démocratique, c’est encore et toujours une technologie du pouvoir qui s’exerce et prive la société de son pouvoir auto-instituant ou de sa liberté « sauvage ». La microphysique du pouvoir foucaldienne reconnaît en celui-ci une technologie des corps. Foucault refuse de poser la question des mécanismes d’assujettissement en termes d’État puisque la souveraineté de l’État, le dispositif juridico-policier et la domination globale d’une minorité sur la majorité ne sont pas des données initiales mais des « formes terminales » issues de cette microphysique. L’État n’est qu’un effet. Loin d’être le produit de la classe dominante, loin d’être la manifestation de la Loi ou de la domination du souverain, l’État « repose sur l’intégration institutionnelle des rapports de pouvoir » dont la dynamique relève d’un modèle stratégique plutôt que juridique [5]. Ce sont, de la même façon mais avec une visée philosophique encore plus radicale, les mégamachines de pouvoir qui font l’objet de l’attention de Deleuze et Guattari en ce qu’elles permettent de repérer au sein des États même libéraux la figure de l’Urstaat nietzschéen qui s’est abattu sur l’organisation primitive et l’a réduite à sa merci sous la forme princeps de l’Empire que répèteront toutes les organisations étatiques ultérieures. Le ressort en est le désir : « L’État est désir qui passe de la tête du despote au cœur des sujets (…) Désir de l’État, la plus fantastique machine de répression est encore désir [6]… » Ce désir hante le capitalisme qui le recode à sa manière, produisant des reterritorialisations partielles. Aussi la perspective révolutionnaire ne saurait être celle de substituer un bon État à un mauvais : elle est celle de libérer le désir de ce qu’en fait l’État. Mais si le désir est ressort de la critique, alors il faut aller plus loin et abandonner l’illusion d’un lieu de la critique où le désir ne serait pas brouillé. C’est ce qu’entend J.-F. Lyotard dans l’économie libidinale, invitation à une dérive, au-delà de la critique, à partir de Marx et Freud. Ce qu’il pointe en une radicalité inégalée, c’est la complicité de deux positions : celle du pouvoir (l’État) et celle de la critique de l’État qui ne peut dénoncer le pouvoir qu’en l’exerçant à son tour. Autant de petits états critiques… pour dénoncer l’État.
3. La défection de l’État
12On perçoit ici la difficulté : la dérive des désirs est aussi ce dont use et abuse le capitalisme, ce dont il jouit et ce dont il vit. En sorte que la critique de l’État libéral keynésien, la critique de l’État Providence, entreprise au nom d’une dénonciation radicale des physiques, des machines et des institutions de pouvoir despotiques finit par travailler au bénéfice d’un effondrement des politiques sociales, d’un affaiblissement voire d’un démantèlement des services publics, dont la conséquence s’analyse en termes d’insécurité sociale [7]. En même temps que ses missions de protection et de promotion de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, ces critiques retirent à l’État sa dignité politique pour ne laisser paraître de lui que sa fonction policière et répressive au service des intérêts économiques des classes dominantes. L’orientation néo-libérale prise par les États démocratiques sous l’effet de la globalisation économique des années 1980, et dont R. Reagan aux États-Unis et M. Thatcher en Grande-Bretagne ont été les fers de lance, a induit un double processus de transformation de l’État libéral classique : une transformation managériale du mode de gouvernance sur le modèle des entreprises privées et une soumission aux impératifs économiques de rentabilité du marché. L’État soit renonce à ses missions de service public, soit dans le meilleur des cas nourrit l’ambition de profiler une troisième voie entre socialisme et libéralisme [8]. Il en résulte en réalité une double perte, de crédibilité (défaut de politique sociale) et de légitimité (surcroît d’autoritarisme), dont le régime de Pinochet au Chili aura été au cours de ces deux décennies la sinistre caricature, ouvrant une alternative : la défection de l’État (Colombie) ou son surarmement coercitif (par exemple, le Patriot Act aux USA en réponse à l’attaque des Twin Towers).
La contestation de l’État
1. La société et la démocratie « contre »
13La suspicion jetée sur l’État a trouvé en France dans l’œuvre anthropologique et philosophique de Pierre Clastres un argument décisif [9]. Relativisant l’opposition éculée entre les sociétés à État (dites politiques) et les sociétés sans État (supposées non politiques, donc), Clastres défend au milieu des années 1970 la thèse que nombre de sociétés dites sauvages étaient en réalité des sociétés contre l’État. Il en résulte deux acquis d’importance : d’une part, le politique ne se réduit pas à l’étatique puisque ces sociétés sont politiquement organisées pour prévenir l’érection d’un appareil de domination étatique en leur sein ; d’autre part, il existe un plan politique qui ne repose pas sur la coercition ou la domination puisque dans ces sociétés la chefferie dispose d’une autorité déliée de tout pouvoir coercitif ou répressif. Non seulement l’anthropologie politique se trouvait ébranlée dans ses fondements — ce qui n’alla pas sans critiques —, mais la philosophie politique était aussi invitée à penser le politique à distance de l’État et le pouvoir à distance de la domination. Les analyses de Clastres rencontraient ainsi celles d’Arendt. À cette perspective, la relecture de l’ouvrage d’Étienne de la Boétie (De la servitude volontaire) proposée par M. Abensour, M. Gauchet, C. Lefort et P. Clastres venait ajouter la question de la naissance de l’État comprise à partir de la division de la société en dominants et dominés, qui allait trouver un prolongement dans les analyses de Gauchet sur le désenchantement du monde, et celle de l’énigme du désir de servir qui serait au fondement de l’État [10].
14De la société sauvage élevée contre l’État à la démocratie sauvage érigée contre l’État, il n’y avait qu’un pas. Miguel Abensour le franchit. On pouvait penser que l’État n’était pas réformable et que c’était l’institution étatique elle-même qui comprenait en elle sa propre dérive autoritaire et/ou bureaucratique, laquelle retournait la société contre la démocratie. Au fond, la question ne serait pas de savoir quelle figure de l’État serait en mesure d’honorer ses promesses ou les attentes de la société, mais de savoir comment s’en débarrasser ou comment résister durablement à son appropriation de la société. On peut ainsi envisager que la politique démocratique se définisse non pas par l’État (dit) de droit mais contre lui. Telle est la démonstration faite par Miguel Abensour à propos de la lecture que Marx fait de Hegel en 1843. De là l’idée d’une « démocratie contre l’État », « démocratie sauvage » (Lefort) ou mieux : « démocratie insurgeante [11] ». C. Lefort avait défini la démocratie comme un régime de luttes politiques menées au nom des droits selon une double division, celle de la société contre l’État, celle de la société contre elle-même. La démocratie est un régime conflictuel, travaillé par ces divisions insurmontables, à moins de verser dans quelque figure autoritaire ou totalitaire de l’État. Mais si cette double division l’excède, elle se déploie néanmoins encore dans le cadre institué par l’État de droit. L’idée d’une démocratie insurgeante fait au contraire fond sur une conflictualité qui récuse l’État lui-même, fût-il réputé libéral voire démocratique. Ici, la politique est pensée dans le registre du « contre », selon une position qu’on a pu dire « révoltiste [12] » et qui conteste vigoureusement l’outrageuse réduction de la démocratie aux seules institutions garantes de l’État de droit (multipartisme, représentation, suffrage universel, médias libres, etc.). Refusant la radicalité de cette récusation de l’État héritée d’une tradition anarchiste, les défenseurs de la démocratie libérale font varier l’incidence du « contre », comme s’il s’agissait d’un curseur qu’on pouvait positionner autrement de façon à en amoindrir les effets tout en analysant le rôle joué par l’opposition et la contestation de l’État. C’est ainsi que Marcel Gauchet s’est récemment employé à définir « la démocratie contre elle-même » ou Pierre Rosanvallon la « contre-démocratie [13] ». Mais ces deux perspectives ne remettent pas en question le rôle de l’État ni l’institution du pouvoir. En revanche, lorsque Jacques Rancière décrit « la haine de la démocratie [14] », il met en évidence combien cette haine est liée à une représentation élitiste de la démocratie républicaine qui perçoit dans l’excédent populaire l’irréductible démocratique, ce qu’aucun État ou aucun gouvernement ne saurait policer et assujettir. En ce sens, le litige qui oppose le pouvoir gouvernemental, dont la fonction est de compter les sujets, distribuer les parts et hiérarchiser les rôles, et les processus d’émancipation égalitaire auxquels même les laissés-pour-compte prétendent prendre part, ce litige rend raison du mouvement qui élève la démocratie contre l’État en même temps qu’il désigne la contestation (et non le pouvoir gouvernemental ou les luttes d’émancipation elles-mêmes) comme le lieu politique par excellence.
2. Un État postnational ?
15Un des points de stigmatisation idéologique servant à justifier l’exclusion de ceux qui sont décrétés ne pas pouvoir être pris en compte est l’affirmation d’une identité nationale. Dès la fin des années 1940 Arendt avait entrepris une déconstruction de l’État-nation et du discours nationaliste, analyse dont les apports ont été réévalués récemment dans le double contexte du développement postnational de l’Union européenne et de la généralisation des migrations économiques, en particulier à destination de l’Europe ou des États-Unis [15]. La critique de l’État-nation a ouvert un chantier lié à l’expérience historique d’institution d’une communauté européenne métanationale portant de front atteinte aux deux dogmes de la souveraineté et de l’identité nationales comme fondements indiscutables de l’État. La « question de l’État européen » (J.‑M. Ferry) est aussi celle d’une constellation postnationale qui se déploie « après l’État-nation » (J. Habermas) et redéfinit les partages entre politique intérieure et politique extérieure [16]. De nombreux travaux explorent ce dépassement de l’État-nation, voire le radicalisent dans la perspective d’une politique post-souveraine et peut-être post-identitaire [17]. La contestation de l’État ne s’exprime pas ici comme sa récusation mais comme la tentative de dégager l’État des schémas statonationaux dans lesquels il s’est historiquement constitué pour en laisser se déployer des formes nouvelles (fédérales ou confédérales, par exemple) et des pratiques inventives (subsidiarité, monnaie commune, traité constitutionnel, par exemple) livrées à une discussion publique métanationale. Les chemins de l’État croisent les territoires d’utopie.
3. Police et biopolitique
16Ces visées postnationales ou cosmopolitiques de l’Europe ne peuvent cependant ignorer le surcroît d’une pratique gouvernementale policière qui sort au contraire renforcée à travers l’espace Schengen. Comme l’a démontré Étienne Balibar, pendant que les frontières géographiques de l’Europe s’élargissaient et s’ouvraient, les frontières politiques de la démocratie se rétrécissaient par un jeu de contrôle et de renforcement de la surveillance policière [18]. Un nouveau spectre hante l’Europe [19], celui des camps réservés aux migrants illégaux, et avec lui un déni systématique des droits de l’homme qui se traduit par des centres de rétention et de détention qui sont comme autant de zones de non-droit au cœur de l’État de droit. Trente ans après la chute du mur de Berlin, l’État européen aux prétentions postnationales est à sa façon emmuré, comme le sont les États-Unis en leur frontière mexicaine ou, pour d’autres raisons, Israël et Gaza. Wendy Brown a analysé la place constitutive de ces murs dans le renforcement policier de l’État qui accompagne la libéralisation du monde [20].
17Penser l’État au-delà de sa forme statonationale, c’est donc aussi penser le déplacement des enjeux et des pratiques de pouvoir vers le contrôle des populations, la biopolitique [21], les situations d’exception [22] et donc les pratiques extrajudiciaires que justifient les exigences de police. S’opère peut-être ici, en ce moment, sous nos yeux, selon une transformation suffisamment précautionneuse pour qu’on ne la perçoive pas comme effrayante et appuyée sur un arsenal de justifications sécuritaires qui en assurent par avance le bien-fondé, un glissement de l’État de droits vers un État hors droit dont la figure, à mi-chemin des républiques démocratiques et des systèmes totalitaires, serait celle d’un État autoritaire, policier ou militaire, dont il resterait à analyser la nature spécifique au regard des fascismes que l’Europe a connus dans le premier tiers du vingtième siècle et des dictatures dont nombre d’États d’Amérique du Sud, d’Afrique subsaharienne et d’Asie ont souffert dans les dernières décennies.
La relève de l’État
18Est-il envisageable, dans ces conditions, de parler d’une relève de l’État ? Il ne s’agit certes pas d’une Aufhebung hégélienne. Mais d’une reprise de la question de l’État depuis une autre donne induite par la globalisation économique, par un autre registre d’expériences, celui de la postcolonialité et de la subalternité procédant d’un excentrement culturel qui voit les réflexions sur l’État développées par des analystes soucieux de produire une intelligence du politique non européocentrée, et enfin par le souci d’élever la question de l’État à hauteur de ses enjeux cosmopolitiques.
1. L’État global
19L’idée d’État global renvoie d’une part à la globalisation, d’autre part à la double transversalité qui affecte l’État contemporain : soumis d’un côté aux contraintes géopolitiques, économiques, énergétiques et écologiques, l’État est surdéterminé dans ses tâches et ses moyens par un environnement global qui en affecte la souveraineté au sens traditionnel ; exposé aux migrations permanentes, il est sommé d’un autre côté de faire avec des populations transitoires, migrantes ou apatrides sur lesquelles son autorité n’est jamais acquise [23]. Face à la montée en puissance d’une économie globalisée, financière, industrielle et commerciale, on pourrait dire que le rapport du politique à l’économie a changé : alors que l’économie était jusqu’à récemment encore relativement sous le contrôle des États, ceux-ci sont maintenant enchâssés dans une économie globale qui restreint leur pouvoir d’action, les décrédibilise, affaiblit leur légitimité en les dissociant des populations dont ils tiennent leur autorité et en diminuant leur capacité à financer les politiques sociales attendues. Mais là encore, cet affaiblissement des États dans leurs prérogatives politiques et sociales résultant du nouveau partage des pouvoirs entre capitalisme transnational et États nationaux s’accompagne d’un renforcement du contrôle policier des populations en même temps que d’un accroissement de la libre circulation du capital [24]. La réaction des dits États lors des récentes crises financières est le symptôme de cette situation. On peut alors repérer deux directions d’interprétation.
20L’une est de raisonner dans les termes rénovés de l’Empire [25]. Hardt et Negri désignent par là une nouvelle configuration de la souveraineté composée d’organismes nationaux et supranationaux déployant un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement intégrant progressivement l’espace du monde entier à travers des frontières poreuses et flexibles. Le concept d’Empire, substitué à celui d’État, répond à trois propriétés : globalité (absence de frontières ou de limites spatiales), éternité (régime qui suspend le cours de l’histoire : absence de frontières temporelles), mondialité (son pouvoir fonctionne à tous les niveaux du monde social puisque son objet est la vie sociale). L’Empire est en ce sens la forme paradigmatique du biopouvoir auquel il s’agit non seulement de résister mais qu’il s’agit aussi, telle serait la tâche politique d’aujourd’hui, de s’approprier pour le réorganiser et le réorienter vers de nouvelles fins. L’autre perspective est de s’attacher à déconstruire les assemblages territoires-autorités-droits pour dégager les nouvelles donnes de l’État dès lors que celui-ci n’est plus ordonné à la trinité : autorité/population/ territoire. Une telle enquête aboutit, comme c’est le cas dans la recherche de Saskia Sassen, à redéfinir le rapport des sujets à l’État national et à examiner les effets d’une recomposition numérique globale de l’espace mondial sur les attributs et les tâches des structures étatiques classiques [26]. Ces deux pistes ne sont qu’exemplaires des chantiers multipolaires ouverts par cette nouvelle donne qu’est la globalisation et qui, d’elle-même, n’institue pas pour autant un monde commun [27].
2. Provincialiser l’Europe, provincialiser l’État
21Les transformations qui affectent l’État, la gouvernementalité et ses représentations ont été au cours de ces dernières années mises en avant depuis un décentrement à la fois théorique et géopolitique d’une grande incidence culturelle qui a avancé, d’une part le thème de la postcolonialité, d’autre part celui de la subalternité. Développées à propos des situations induites par la décolonisation des mondes asiatique et africain, ces recherches répondent à une interrogation générale : les structures de pouvoir et de commandement, d’organisation et de gestion sociale mises en place par les États colonisateurs ne sont-elles pas reproduites au sein des luttes de libération en sorte que l’indépendance n’aurait signifié pour beaucoup d’États que la reconduction dans les mains des nouveaux affranchis des formes de domination héritées des colons ? Achille Mbembe s’interroge sur les effets de cette reprise du « commandement » en situation postcoloniale à propos de l’Afrique [28]. Selon Dipesh Chakrabarty, la provincialisation de l’Europe désigne ce mouvement par lequel les penseurs issus des mondes « subalternes » reprennent de manière critique et relativisent les concepts et théories forgées dans la tradition européenne pour en émanciper les pensées de la société et de l’État soumis à la tutelle persistante de la colonialité, prenant en charge, selon des expériences historiques différentes, les situations héritées des États postcoloniaux maintenant plongés dans une ère mondiale [29]. La publication des Subaltern Studies à partir de 1982, à l’initiative de Ranajit Guha, a permis que se développe une critique des représentations et des justifications européocentrées de l’État et de l’institution du pouvoir [30]. Elle a aussi lancé une dynamique qui, à l’égal des Postcolonial Studies, débouche sur l’examen de nouvelles expériences et transformations des usages de l’État corrélées à la situation de la paysannerie. Dans cet esprit, un nombre considérable de travaux voient le jour qui tentent de définir les conditions sous lesquelles penser l’État postcolonial en Afrique ou en Asie. Ces travaux se distinguent de ceux qui furent induits par ce qu’on a appelé la « transitologie » pour désigner le passage des États sud-américains de situations autoritaires ou dictatoriales à des configurations démocratiques en ce qu’ils envisagent ladite démocratie non pas comme un simple dispositif institutionnel auquel une transformation pourrait faire advenir la société, mais comme un processus conflictuel correspondant à une expérience culturelle générale de la conquête des libertés [31].
3. Vers un État cosmopolite ?
22La situation mondiale et la relativisation des schèmes de pensée héritées de la tradition européenne se conjuguent pour poser la question d’une politique mondiale [32]. Les expériences nées des luttes des milieux paysans, indianistes, ou des populations exploitées par la mainmise des grandes entreprises du Nord sur les terres ou les sous-sols des pays du Sud, en lien avec les insurrections contre les pouvoirs locaux obéissants à la même logique ont tenté de déstabiliser les formes traditionnelles de pouvoir exercées par l’État mais aussi d’inventer des manières de changer le monde sans prendre le pouvoir [33]. Si les luttes altermondialistes représentent le terrain vivant d’expériences alternatives encore inchoatives, les théoriciens de l’État ont fait de l’idée d’une politique mondiale une question controversée à l’ordre du jour. Celle-ci présente trois caractéristiques. La première est un refus assez partagé de l’idée d’un État mondial exerçant son autorité souveraine, au moyen d’un droit universel et d’une police mondiale sur l’ensemble de la planète. Un État mondial serait par définition despotique. La deuxième est une tentative de penser l’instauration d’une démocratie cosmopolite au niveau mondial par extension planétaire des règles en usage dans les démocraties libérales [34]. Celle-ci supposerait une réforme considérable de l’ONU puisqu’il s’agirait de renoncer au Conseil de sécurité actuel pour asseoir la légitimité des institutions représentatives de l’ensemble des peuples de la planète mais aussi des individus et des États. À moins que la pluralité des États n’appartienne à la définition même de la politique au point de récuser par avance toute tentative d’unification politique de l’humanité. Auquel cas, restent aux États à passer entre eux des accords ou des conventions qui leur permettent de surmonter les affrontements destructeurs auxquels ils semblent ne pas pouvoir ne pas se livrer. Aussi la troisième caractéristique d’une politique mondiale revient-elle à articuler le droit international et le droit cosmopolitique — en voie de constitution à travers de multiples résistances — à une pensée rénovée des conflits, civils et militaires, qui élèvent l’humanité contre elle-même [35]. La situation du monde aujourd’hui semble exposer celle-ci à un défi : celui de subordonner une « guerre de religions » qui prend l’apparence d’un prétendu choc des civilisations à une entente et une compréhension politique des rapports interétatiques autant que des conflits civils. La cosmopolitique se joue dans chaque État selon l’orientation universelle qu’il est capable de donner à ses choix politiques.
23L’orientation cosmopolitique des États a aussi une autre signification, que les réactions aux attentats du 11 septembre 2001 ont mise en évidence, et que le développement des crimes terroristes en Europe et dans le monde n’ont fait que renforcer. D’une part, la globalisation est aussi celle du terrorisme international et donc la notion de guerre change de sens puisqu’elle était jusqu’alors l’apanage des États dans leurs rapports entre eux. D’autre part, la majesté des États s’effondre dès lors que les États-Unis en guerre contre les États-voyous se conduisent eux-mêmes comme des Rogue States. Ce constat fait par Jacques Derrida induit le paradoxe que le droit, international ou cosmopolitique, n’est plus soutenu que par les forces étatiques qui le contredisent dans leur lutte contre des forces non étatiques [36]. Dans ce paradoxe gît peut-être toute l’énigme de l’institution du pouvoir. Même institué, le pouvoir défie l’institution qui le cautionne. Cette instabilité est le défi que doit relever l’État contre lui-même. Et c’est en vertu du même paradoxe qu’il se perd dès lors qu’au sein de ses prérogatives régaliennes il abandonne ses missions de service public et de défense du droit et de la justice au seul profit de la sécurité et de la police à l’intérieur comme à l’extérieur. Par où l’État se trouve lui-même prisonnier de la corruption que font régner les réseaux mafieux transnationaux [37].
Notes
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[1]
François Châtelet, Évelyne Pisier-Kouchner, Les conceptions politiques du vingtième siècle, Paris, PUF, 1981. Réédition complétée par Géraldine Muhlmann et Olivier Duhamel, 2012.
-
[2]
Cf. Claude Lefort, Un homme en trop. Essai sur l’Archipel du Goulag de Soljénitsyne, Paris, Le Seuil, 1975 ; L’invention démocratique, Paris, Biblio, 1981 ; La complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999 ; Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), Paris, Gallimard, « Quarto », 2000.
-
[3]
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975 ; Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 ; La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; « Il faut défendre la société » (cours au Collège de France, 1976), Paris, Gallimard/Seuil, 1997 ; Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972 ; Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, 10/18, 1973 ; Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974.
-
[4]
C. Lefort, « L’impensé de l’union de la gauche », in L’invention démocratique, op. cit., chap. IV.
-
[5]
M. Foucault, La volonté de savoir, op. cit., pp. 127, 135.
-
[6]
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 262.
-
[7]
Robert Castel, L’insécurité sociale, Paris, Le Seuil, 2003.
-
[8]
Anthony Giddens et Tony Blair, The Third Way (1998), tr. La troisième voie : le renouveau de la social-démocratie, Paris, Le Seuil, 2002.
-
[9]
Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; Recherches d’anthropologie politique, Paris, Le Seuil, 1980.
-
[10]
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, présenté par M. Abensour et M. Gauchet, avec les commentaires de P. Clastres et de C. Lefort, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1976. Voir de M. Gauchet : « La dette du sens et les racines de l’État », Libre, n°2, Payot, 1977, et Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
-
[11]
Miguel Abensour, La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, précédé de « De la démocratie insurgeante » et suivi de « “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie” », Paris, Le Félin, 2004.
-
[12]
Cf. M. Abensour, Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », Paris, Sens & Tonka, 2008.
-
[13]
M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002 ; Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006.
-
[14]
Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005. Cf. aussi Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 2000, et La mésentente, Paris, Galilée, 1995.
-
[15]
Cf. M. Leibovici, A. Kupiec, G. Muhlmann, E. Tassin (éd.), Hannah Arendt. Crises de l’État-nation, Paris, Sens & Tonka, 2007.
-
[16]
Jean-Marc Ferry, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000. Cf. également, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Cerf, 2005 ; Jürgen Habermas, Après l’État-nation. La constellation postnationale, Paris, Fayard, 2000 ; L’intégration républicaine. Essai de théorie politique, Paris, Fayard, 1998.
-
[17]
Cf. Justine Lacroix, L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Paris, Cerf, 2004 ; La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset & Fasquelle, 2008 ; Paul Magnette, Au nom des peuples. Le malentendu constitutionnel européen, Paris, Cerf, 2006 ; Gérard Mairet, Discours d’Europe. Souveraineté, citoyenneté, démocratie, Paris, La Découverte, 1989 ; Le principe de souveraineté. Histoires et fondements du pouvoir moderne, Paris, Gallimard (Folio), 1996.
-
[18]
Étienne Balibar, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992 ; Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001 ; L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003 ; Europe, constitution, frontières, Paris, Le Passant, 2005. Voir également É. Tassin, « La traversée des frontières. L’Europe entre identités et migrations », in Pourquoi Balibar ? (sous la direction de M. Gaille, J. Lacroix, D. Sardinha), Raison publique, n°19, automne 2014, pp. 105-123.
-
[19]
Marie-Claire Caloz-Tschopp, Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004.
-
[20]
Wendy Brown, Murs : les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les prairies ordinaires, 2009. Cf. également : Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
-
[21]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France, 1977-78, et Naisance de la biopolitique, cours au Collège de France, 1978-79, Paris, Gallimard/Seuil, 2004 ; Roberto Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Rome, Einaudi, 2004, et Termini della politica. Communità, immunità, biopolitica, Rome, Mimesis, 2008.
-
[22]
Giorgio Agamben, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997, et Homo sacer II. L’état d’exception, Paris, Le Seuil, 2003.
-
[23]
Judith Butler et Gayatri Chakravorty Spivak, L’État global, Paris, Payot, 2007.
-
[24]
Linda Weiss, The Myth of the Powerless State : Governing the Economy in a Global Era, Ithaca, Polity Press, 1998.
-
[25]
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils éditeur, 2000. Cf. également, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004.
-
[26]
Saskia Sassen, Critique de l’État. Territoire, autorité et droits de l’époque médiévale à nos jours, Paris, Demopolis/Le Monde diplomatique, 2009.
-
[27]
Étienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Le Seuil, 2003.
-
[28]
Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
-
[29]
Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (2000), Paris, Éd. Amsterdam, 2009. Cf. également, parmi de nombreux auteurs, Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (1996), Paris, Payot, 2005 ; Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse ? (1986), Mineapolis, University of Minnesota Press, 1993 ; Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale (1994), Paris, Payot, 2007 ; Gayatri Ch. Spivak, A Critic of Post-Colonial Reason : Toward a History of a Vanishing Present, Harvard University Press, 1999 ; Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éd. Amsterdam, 2006 ; En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de politique culturelle, Paris, Payot, 2009.
-
[30]
Ranajit Guha, Selected Subaltern studies, New York, Oxford University Press, 1988 ; cf. également, Dominance without Hegemony : History and Power in Colonial India, Havard University Press, 1998.
-
[31]
Cf. Guillermo O’Donell, Transiciones desde un gobierno autoritario, Buenos Aires, Ed. Paidos, 4 vol., 1988.
-
[32]
Kwame Anthony Appiah, Pour un nouveau cosmopolitisme, Paris, Odile Jacob, 2008 ; Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier, 2003 ; Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2005.
-
[33]
John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepse, 2008.
-
[34]
David Held, Democracy and the Global order : From the Modern State to Cosmopolitan Governance, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Cosmopolitan Democracy. An Agenda for a New World Order (avec Daniele Archibugi), Cambridge, Polity Press, 1995 ; Taming Globalization : Frontiers of Governance (avec Mathias Kœnig-Archibugi), Cambridge, Polity Press, 2003 ; Daniele Archibugi, Debating Cosmopolitics, London, Verso, 2003 ; The Global Commonwealth of Citizens : Toward Cosmopolitan Democracy, Princeton University Press, 2008.
-
[35]
Cf. Monique Chemillier-Gendreau, Humanité et souverainetés. Essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995 ; Droit international et démocratie mondiale. Les raisons d’un échec, Paris, Textuel, 2002 ; De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique, Paris, Fayard, 2013.
-
[36]
Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003 ; Force de loi, Paris, Galilée, 2005 ; avec J. Habermas et G. Borradori, Le concept du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004. Cf. également de Noam Chomsky, outre l’ouvrage déjà cité : 11-9 : autopsie des terrorismes, Paris, Le Serpent à plumes, 2001 ; 11 septembre 2001, La fin de « la fin de l’histoire », Aden 2001 ; Dominer le monde ou sauver la planète, Paris, Fayard, 2004 ; Les États manqués, Paris, Fayard, 2007.
-
[37]
La prochaine livraison de la revue Tumultes (n°45, automne 2015) sera consacrée à l’État corrompu.