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Article de revue

Tunisie : les islamistes à l'épreuve du pouvoir

Pages 57 à 69

Notes

  • [1]
    H. Ayeb, « Social and Political Geography of the Tunisian Revolution : the Alfa Grass Revolution », Review of African Political Economy, Londres, 2011, pp. 467-480.

1Neuf mois après le 14 janvier 2011 qui a vu le dictateur Ben Ali s’enfuir du pays pour se réfugier en Arabie Saoudite, la Tunisie a entamé une longue période de transition politique dont l’élection d’une Assemblée nationale constituante (ANC) chargée de rédiger une nouvelle constitution et de « gérer » les affaires du pays a été l’étape la plus importante, en ce qu’elle s’est incontestablement déroulée de manière démocratique et qu’elle a vu l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement dominé par les islamistes du parti Ennahdha qui a obtenu 37% des votes et 40% des sièges à l’ANC. Sur le plan technique, la réussite de cette première élection démocratique est en soi un grand succès et un pas considérable qui devrait aboutir à la sortie définitive des régimes politiques totalitaires qui ont dominé le pays depuis l’indépendance en 1956.

2Mais la véritable surprise, pour une grande partie de la population et surtout pour la majorité des observateurs étrangers, a été l’ampleur du succès du parti islamiste d’Ennahdha, car selon les pronostics de ses détracteurs comme de ses défenseurs, il ne devait pas obtenir plus de 30% des voix.

3Comment expliquer ce succès politique ? Et comment Ennahdha « traverse »-t-il l’épreuve du pouvoir auquel il a accédé en formant le premier gouvernement post-dictature, en coalition avec deux autres partis dont la totalité des sièges n’atteint pas le nombre occupé par les islamistes ? C’est à ces deux questions que cet article tentera de répondre en examinant de plus les résultats des élections et les débats politiques pendant et depuis la campagne électorale et l’apparition de la nouvelle « majorité » politique. Cette contribution est basée sur mon premier article [1] sur la révolution tunisienne dans lequel j’ai voulu montrer que cette révolution, dont on peut fixer le commencement au début de l’année 2008 avec les mouvements de grève dans les zones minières du sud-ouest du pays, a d’abord été une révolution « sociale » des marginalisés contre la dictature et l’oppression mais surtout contre le chômage, la pauvreté et l’absence de dignité. Sans être une rébellion des régions de la marge contre celles du pouvoir politique et économique (la capitale et le Sahel), la révolution a été la conséquence de l’écart de développement entre les régions riches de la côte et celles du centre et du sud, oubliées des politiques de développement et connaissant des niveaux de chômage et de pauvreté parmi les plus élevés du pays.

4Pour autant, peut-on inscrire les résultats des élections et donc le choix des électeurs de porter les islamistes au pouvoir dans cette même perspective de l’opposition entre la marge et le centre ?

5Mentionnons d’abord une indéniable réalité sociale et politique : les courants islamistes tunisiens bénéficient d’un soutien et d’une base électorale solides, l’adhésion à leur discours et à leurs projets n’est pas le produit du contexte politique actuel. Cette base électorale, qui pourrait probablement se situer à 20% au moins des électeurs (ce pourcentage n’est qu’indicatif et nécessite confirmation), dépasse les générations et les classes sociales et ne se limite pas à des régions précises, même si elle est plus forte dans les couches populaires et les régions marginalisées.

6Prenant en considération cette réalité, notre questionnement ne concerne pas tant le score électoral des islamistes que son ampleur, pour le moins inattendue, qu’on ne peut comprendre qu’en le resituant dans le nouveau contexte politique créé par la chute, tout autant inattendue, de la dictature. Un contexte de troubles et d’incertitudes qui a d’abord bénéficié au parti d’Ennahdha dont les cadres et les militants ont été le plus durement opprimés par la dictature de Ben Ali.

Pendant la campagne, deux Tunisie se sont ignorées

7Durant les nombreuses semaines de campagne électorale qui ont précédé le scrutin, une ligne de partage s’est très clairement dessinée entre deux ensembles sociogéographiques qu’un large écart sépare. D’un côté, il y avait les « laïcs » représentant la gauche et ses différentes composantes, les libéraux et plus généralement la frange supérieure de la classe moyenne et la bourgeoisie. Géographiquement, ce premier groupe se trouvait d’abord dans les régions riches, développées et urbanisées du nord et de la côte avec en particulier les quartiers riches de la capitale, et des autres premières grandes villes du pays. Largement francophone, contrôlant la grande partie des médias et les secteurs clés de l’économie, ce premier groupe, jaloux de ses intérêts et avantages, s’est senti menacé par l’éventuelle arrivée au pouvoir des islamistes. Mobilisé derrière les partis laïcs, il a tenu un discours résolument moderniste autour du mot d’ordre de protection des libertés individuelles et en particulier des droits des femmes qui font l’exception de la Tunisie dans la région.

8Face aux électeurs, le premier groupe, qui semble avoir oublié que la révolution a d’abord été sociale, a tenté par tous les moyens de jouer la carte de la peur en diabolisant les islamistes dont la prise du pouvoir éventuelle est présentée comme un retour à la dictature où les droits seraient bafoués dans une plus grande mesure que dans la période qui a précédé le 14 janvier 2011 parce qu’aux habituels interdits politiques viendraient s’ajouter des interdits d’ordre religieux (pratiques, habillement, alcool…). On est allé jusqu’à prétendre que même Ben Ali et avant lui Bourguiba avaient « protégé » et favorisé les libertés individuelles (non politiques) et les droits de la femme. Sur Facebook, certains n’ont pas hésité à qualifier de « traîtres » les électeurs qui s’apprêtaient à voter pour les candidats d’Ennahdha. Dans ce discours, Bourguiba, qui avait en effet accordé des droits et un statut aux femmes tunisiennes, a souvent servi de référence.

9Le second groupe représente les régions et les populations marginalisées, moteurs sociaux de la révolution : les habitants du centre, du sud et de l’ouest du pays, ceux des quartiers pauvres des grandes villes, les jeunes chômeurs, diplômés ou non, le bas de la classe moyenne comme les fonctionnaires et autres employés du secteur des services, majoritairement arabophones, conservateurs et attachés aux valeurs traditionnelles et religieuses, et les habitants non moins conservateurs des villages et zones rurales isolés.

10Les résultats des élections montrent clairement que ce groupe a très majoritairement voté pour les listes d’Ennahdha. Face aux discours et à la campagne du premier groupe, le second a réagi en accordant une confiance, quoique conditionnelle et relative, aux islamistes, qu’il perçoit comme plus intègres et plus conscients des problèmes et difficultés de la population et susceptibles d’être son porte-parole dans les instances nationales pour y faire entendre ses attentes et ses revendications sociales et économiques. Il y a derrière ce vote de multiples raisons, mais il est aussi incontestable qu’il exprime des attentes sociales, une aspiration à la justice et à la dignité plutôt qu’une adhésion idéologique pure à Ennahdha. Ce sont là du reste les mêmes slogans qui ont été scandés pendant la révolution. Certes, on peut s’interroger sur le choix de cette formation politique mais il semble que le vote ait aussi été une réaction contre la gauche, les libéraux et les laïcs — un vote sanction et un vote de « résistance ».

11Tandis que le premier groupe a pâti d’une image négative — ses membres étant perçus comme méprisants, distants, enfermés dans leurs intérêts de classes, détachés du peuple, arrivistes, acquis à la France et « mauvais » musulmans voire athées — Ennahdha a bénéficié de nombreux préjugés « positifs » qui, pour ses électeurs, le différencie des autres groupes politiques. Le discours « victimiste », moralisateur, rassurant et jouant sur les promesses a visiblement séduit un grand nombre d’électeurs désorientés.

12Par ailleurs, ces élections ont révélé que la ligne de partage s’est étendue aux Tunisiens de l’étranger qui, comme leurs concitoyens de l’intérieur et dans les mêmes proportions, ont voté pour Ennahdha. Ce vote a constitué la seconde surprise de ces élections. Les Tunisiens de l’étranger, relativement aisés (comparés à leurs concitoyens de l’intérieur), supposés plus ouverts au monde et plus au fait des débats de société, ont pourtant massivement accordé leurs voix aux islamistes. L’explication nécessite certainement plus de travail d’enquête et d’analyses. Mais il me semble qu’on peut se risquer à dire qu’ils ont finalement voté dans le même sens que les membres de leurs familles restés au pays. Il y a là une vraisemblable identification à leurs milieux sociaux d’origine, mais peut-être aussi l’effet du rejet, de l’anti-islam et du racisme dont ils font l’objet dans leur pays d’accueil. Là aussi, la marginalité semble avoir favorisé le vote pour un parti politique qui se réfère à une identité arabo-islamique. C’est là encore une conséquence politique directe de la persécution des islamistes parmi lesquels un grand nombre de militants et de hauts cadres avaient réussi à s’exiler, sous la contrainte souvent, volontairement parfois. À l’étranger, ils se sont fortement investis dans un travail de mobilisation des Tunisiens de la diaspora, parvenant à constituer des réseaux denses, efficaces et organisés qui ont été très actifs pendant la campagne électorale. Les résultats en témoignent.

13Ennahdha, dont les membres ont été particulièrement persécutés par la dictature qui les a jetés en prison, les a forcés à l’exil et a privé un très grand nombre de toutes sources de revenus en les écartant, sous des prétextes divers, de leur travail quand ils en occupaient un, a obtenu une « réparation » populaire. L’acharnement policier qui a touché des milliers de familles a finalement été très payant pour le parti islamiste transformé en victime de Ben Ali. Cependant, la victimisation, qui est de toute évidence une arme très efficace, ne peut se suffire à elle-même. Il y donc d’autres raisons au vote islamiste, parmi lesquelles :

  • le vide politique et même « culturel » soigneusement entretenu et poursuivi pendant les années de dictature pour éviter toute compétition possible et tout développement de forces d’opposition qui auraient pu menacer le régime ;
  • le conservatisme d’une large partie des populations rurales et des régions marginalisées du Sud, du centre et de l’ouest du pays ;
  • le faible accès des femmes des couches populaires aux loisirs (cinéma, théâtre, livres, voyages…)
  • le chômage qui frappe une très large partie de la jeunesse qui peine à trouver un travail en raison de l’éloignement géographique des zones d’emploi et de faibles possibilités d’accès aux ressources dont peuvent à l’inverse bénéficier les jeunes des grandes villes, généralement mieux formés, francophones et bénéficiant d’un capital social important. Quand on est jeune diplômé à la recherche d’un emploi, il vaut mieux descendre d’une famille habitant Sidi Bou-Saïd que d’une famille basée à Sidi-Bouzid ;
  • la marginalisation pendant les dernières décennies des milliers de fonctionnaires, instituteurs, professeurs de lycée, infirmiers et ingénieurs… qui travaillent dans les zones à la marge. Abandonnés selon eux par l’État, ils se sont progressivement renfermés dans la tradition, les solidarités locales, la famille et l’identité arabo-islamique ;
  • une organisation sans faille comparée à des adversaires trop nombreux et divisés ;
  • des ressources financières presque illimitées (fournies par certains pays du Golfe dont le Qatar et l’Arabie Saoudite) qui ont permis au parti de distribuer de l’argent et des denrées alimentaires à des familles nécessiteuses.
Ainsi, si le succès des islamistes est incontestable, ils le doivent d’abord à leurs adversaires qui ont mené compagne contre le parti Ennahdha au nom d’une modernité qui exclut de fait une large partie de la population dont l’accès au pouvoir, aux richesses, aux savoirs et à l’information est fortement limité. Mais si les libéraux et la gauche ont été clairement sanctionnés, les islamistes vainqueurs n’ont pour autant pas reçu un chèque en blanc et pourraient se trouver dans une position bien moins confortable après le test de l’exercice du pouvoir et de la rédaction, nécessairement collective et consensuelle, de la nouvelle constitution. Nombreux parmi ses électeurs d’hier pourraient facilement se retrouver dans le camp des adversaires s’ils sont déçus par des promesses non tenues, par un possible retour trop radical à des dogmes conservateurs et par une éventuelle application trop stricte des règles normatives liées à la charia.

14Faut-il rappeler ici que ces élections libres sont les premières que les Tunisiens aient jamais expérimentées ? Les résultats sont donc à regarder et à analyser dans leur contexte politique exceptionnel et à considérer d’abord pour ce qu’ils sont, à savoir ceux d’une première expérience démocratique. Il serait trop rapide de les tenir pour une image fidèle des positionnements politiques et idéologiques de la société. Du reste, faut-il rappeler que 48% des électeurs potentiels n’ont pas jugé utile de s’inscrire sur les listes électorales et n’ont donc pas pris part au vote ? Parions que rien ne ressemblera moins aux élections du 23 octobre 2011 que celles qui doivent se tenir d’ici une année ou une année et demi, une fois la nouvelle constitution écrite. L’une des clés principales des prochaines élections sera à n’en pas douter le bilan politique, social et économique du nouveau gouvernement dominé par les islamistes d’Ennahdha. Les dernières élections ont exprimé un certain niveau d’adhésion provisoire lié au contexte politique créé par la fin de la dictature. Les prochaines traduiront davantage le bilan du gouvernement actuel et de sa majorité.

Les islamistes à l’épreuve du pouvoir

15Comme on le sait, à la suite des élections, une troïka formée par le Parti d’Ennahdha, majoritaire à l’Assemblée Constituante et deux autres partis qui se situent plutôt au centre gauche de l’échiquier politique tunisien, a été mise en place pour diriger les institutions principales de l’État. Ennahdha au gouvernement, le CPR (Congrès pour la République) à la présidence de la république — dont la quasi totalité des prérogatives ont été au préalable transférées au gouvernement — et le Takattol (Forum démocratique pour le travail et les libertés) à la tête de l’ANC (Assemblée nationale constituante) : ce partage des tâches a de fait exclu de l’élection une large partie des « perdants », dont le PDP (Parti démocratique populaire) et l’ensemble de la gauche et de l’extrême gauche. Mais deux points importants méritent l’attention et l’analyse : les islamistes au pouvoir et le « comportement » de l’opposition.

16La première surprise politique importante concernant le gouvernement d’alliance dominé par les islamistes et dirigé par Jbali (leader islamiste emprisonné sous la dictature pendant une quinzaine d’années dans des conditions très dures) est l’absence totale de programme de développement, ce qui est assez étonnant de la part d’un « vieux » parti politique bien organisé, qui a su mobiliser au-delà de ses troupes pour gagner les élections avec un score plus qu’honorable, dans les conditions politiques que traverse le pays depuis la fin du régime de Ben Ali. Le manque de projets et plus largement d’un programme de développement a été remarqué dès la présentation des membres du gouvernement devant l’ANC. Aucun plan chiffré pour l’emploi, les salaires, l’investissement, le rééquilibrage du développement entre les différentes régions du pays, le « soutien » aux familles des « martyrs »…

17À leur décharge, on peut admettre que des leaders politiques tout juste sortis de la clandestinité ou rentrés d’exil à la faveur d’une accélération inattendue de l’histoire et qui n’ont jamais fait l’expérience de l’exercice du pouvoir, ne puissent pas proposer du jour au lendemain un véritable programme de gouvernement « ficelé » et cohérent. Le problème pour le gouvernement islamiste est qu’il était attendu par l’ensemble de l’opposition aussi bien au sein de l’ANC qu’à l’extérieur et s’est trouvé attaqué avant même que tous ses ministres aient eu le temps de prendre possession de leurs bureaux.

18Ainsi le face-à-face s’est installé entre deux « ensembles » politiques assez hétérogènes mais qui fonctionnent et s’activent les yeux rivés sur les prochaines échéances électorales normalement prévues fin 2012 ou courant 2013. On trouve d’un côté le gouvernement de coalition qui se sait « légitime » mais ne dispose pas de réels moyens pour redresser la situation du pays qui connaît une forte crise économique et une instabilité sécuritaire qui, sans être réellement inquiétante, ne favorise pas le redémarrage du tourisme et le retour de l’investissement privé ; de l’autre côté, un conglomérat plutôt laïc et politiquement multiple, non organisé et encore moins unifié mais qui se retrouve sur une opposition radicale au nouveau pouvoir avec l’objectif plus ou moins avoué de le mettre en difficulté politique et de prouver ainsi sa supposée ou réelle incapacité à gouverner le pays.

19Le gouvernement et ses alliés, dont le président de la république, expliquent, mais en vain, que le gouvernement doit bénéficier d’un minimum de temps pour s’installer aux commandes et mettre en place une nouvelle politique sociale et économique, le président allant même jusqu’à demander un arrêt total des grèves et des sit-in pendant six mois (une sorte d’armistice ou de cessez-le-feu provisoire) : les grèves et les sit-in se poursuivent et se multiplient partout dans le pays et notamment dans les régions marginalisées du sud, du centre et de l’ouest. Les manifestations contre Ennahdha, accusée de vouloir limiter les libertés individuelles et imposer une « islamisation » de la société, sont fréquemment organisées à Tunis et dans les autres grandes villes du pays. De son côté Ennahdha mobilise ses militants pour occuper une partie de l’espace public et médiatique et empêcher par tous les moyens le blocage du gouvernement en accusant ses opposants d’être des « orphelins » de Ben Ali et des contre-révolutionnaires cherchant à provoquer la faillite économique du pays et l’instabilité sécuritaire pour faciliter le retour de la dictature.

20Mais les difficultés d’Ennahdha ne se limitent pas à son inexpérience — commune à tous les partis politiques —, à la crise économique et sociale et à l’opposition féroce de ses adversaires laïcs. À sa droite, elle est confrontée à la présence des salafistes qui tentent de lui imposer une ligne dure par un activisme radical et parfois violent qui a pour cible non seulement les laïcs mais encore tout le projet démocratique auquel ils assimilent Ennahdha et ses alliés au pouvoir. Ayant commencé par refuser de participer aux élections qu’ils considèrent comme illicites (haram), ils tentent depuis lors de gagner du terrain en menant des actions contre tout ce qui peut représenter des formes de « laïcité ». En réalité les salafistes n’ont pas attendu l’arrivée des islamistes au pouvoir pour bouger. Ils ont d’abord attaqué une salle de cinéma où était projeté le film Ni allah ni sidi (Ni allah ni maître) de Nadia El-Fani, puis ils ont mené une action violente contre la chaîne de télévision privée Nesma et au domicile privé de son propriétaire, au lendemain de la diffusion du film franco-iranien Persépolis de Marjane Satrapi, qu’ils considèrent lui aussi comme blasphématoire. À chaque fois, la police est intervenue assez mollement, se limitant à disperser les salafistes et à en arrêter quelques-uns qui sont généralement assez vite libérés.

21Deux autres actions plus spectaculaires des salafistes ont eu lieu depuis la formation du nouveau gouvernement. Il y a eu d’abord un sit-in et un forcing assez violent contre l’université de la Manouba à Tunis pour imposer que des étudiantes portant le voile intégral (le niqab) aient accès aux salles de cours et d’examens. Face au refus catégorique du corps enseignant et à l’opposition forte d’une large majorité des étudiants, le conflit s’est durci et s’est prolongé. Il a fallu plusieurs semaines pour que le gouvernement se sente obligé de faire intervenir les forces de l’ordre pour rouvrir l’université, rejetant au passage les exigences des salafistes, jugées trop extrémistes. Entre-temps les laïcs s’étaient mobilisés contre l’action des salafistes et l’indécision du gouvernement.

22Mais ce qui semble avoir poussé le gouvernement à assumer l’affrontement avec les salafistes, c’est l’affrontement armé qui a eu lieu dans la région de Sfax entre un groupe salafiste armé et les forces de l’ordre, qui s’est terminé par la mort de deux personnes et l’arrestation de quelques membres du groupe. Cet épisode considéré comme un acte terroriste par le ministère de l’Intérieur a de fait forcé le gouvernement à prendre ses distances avec les salafistes que le président de la république a traité de « microbes » avant de s’en excuser. Cela dit, il semblerait que des discussions au sein de la troïka soient actuellement en cours en vue d’adopter une loi interdisant le takfir (le fait d’accuser quelqu’un d’apostasie ou « excommunication »), espérant ainsi affaiblir les salafistes que l’opposition considère comme des supplétifs d’Ennahdha, et que certains n’hésitent pas à qualifier de milices d’Ennahdha. Bien évidemment, personne ne croit vraiment à de tels liens organiques entre le parti au gouvernement et les salafistes, mais tout ce qui peut nuire politiquement à Ennahdha semble être bon, voire justifié.

23Ainsi le premier parti du pays, par le nombre de voix gagnées lors des dernières élections, se retrouve sur le devant de la scène, encadré à droite par les salafistes qui, s’ils ne lui font pas de l’ombre, risquent de le faire passer pour un parti de mauvais musulmans, et à sa gauche par tout ce que le pays compte de laïcs, de militants des droits de l’homme et d’une large partie de la société civile qui le renvoient dans ses références religieuses et intégristes alors qu’il essaie de se faire passer pour un parti démocrate ressemblant plus au parti d’Erdogan en Turquie qu’à celui des Frères musulmans en Égypte. Les salafistes, même minoritaires, ont une capacité de nuisance remarquable et les laïcs occupent des positions clés notamment dans la presse et les médias, l’administration, les universités et les écoles, le monde du spectacle comme celui des affaires. Ainsi, la marge de manœuvre du parti islamiste de Rached Ghannouchi et du gouvernement se révèle, a priori, fortement réduite. Mais quelle est la première priorité pour le parti islamiste ?

24Il me semble qu’Ennahdha joue sur deux tableaux qui n’ont pas forcément la même importance. Au gouvernement, il veut d’abord se faire connaître comme un parti respectable, responsable et démocratique, non sans s’inscrire dans un référentiel arabo-musulman. Mais le plus important à mon sens, c’est sa volonté de s’inscrire dans le temps à travers la rédaction par l’ANC d’une nouvelle constitution fortement inspirée du projet politique du parti visant une ré-islamisation progressive de la société et de l’État.

25Par ailleurs, Ennahdha sait certainement que son score électoral lors du dernier scrutin pour l’élection de l’Assemblée constituante ne peut être considéré comme un capital fixe et inaltérable. Il est, en effet, le produit d’un contexte politique particulier qui a permis d’additionner les voix des vrais « nahdhaouistes », dont personne ne peut évaluer aujourd’hui la vraie proportion dans la population, à celles d’une partie de la population et de groupes sociaux qui se sentent marginalisés et oubliés, tant par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali depuis des décennies que par les élites et les libéraux au lendemain de la chute de la dictature. Dans le choix de ces derniers électeurs, le bilan politique mais surtout économique et social du gouvernement pèsera inévitablement très lourd lors des prochaines échéances électorales. Un grand nombre de militants d’Ennahdha, qui sont aujourd’hui aux commandes des affaires du pays et participent activement à l’écriture de la nouvelle constitution au sein de l’Assemblée nationale constituante, ont passé plusieurs années d’exil dans des pays européens et démocratiques. Il ne leur a certainement pas échappé que si les réussites des gouvernants ne sont pas toujours reconnues et récompensées par les électeurs, leurs échecs sont presque systématiquement sanctionnés.

26Ses adversaires politiques, qu’ils soient salafistes ou laïcs, feront tout pour que son bilan politique, économique et social soit négatif ou du moins apparaisse comme tel. C’est de fait un piège politique dans lequel le parti islamiste de Rached Ghannouchi s’est jeté, probablement sans en avoir évalué les risques politiques à moyen terme. Les prochains mois nous montreront à coup sûr la capacité ou l’incapacité de ce parti, aujourd’hui au gouvernement, de sortir gagnant de cette expérience du pouvoir et de voir son « contrat » renouvelé par les électeurs.

27Plus d’une année après la chute de la dictature et la fuite de Ben Ali et sa famille, la situation du pays n’est toujours pas stabilisée et la transition se révèle beaucoup plus complexe et semée d’embûches qu’on ne pouvait l’imaginer au début. Certes les institutions fonctionnent tant bien que mal. L’administration a continué de fonctionner normalement, ce qui témoigne de son ancrage comme pilier central de l’édifice étatique. Par ailleurs, les partis politiques s’organisent progressivement et leur multiplication des premiers jours s’est stabilisée : au nombre d’une dizaine à peine ils sont aujourd’hui relativement bien organisés et structurés et leur influence ne semble pas décroître. Plus important encore est le fait que l’épreuve électorale se soit passée dans des conditions parfaitement démocratiques, donnant ainsi une légitimité incontestable et incontestée à l’Assemblée nationale constituante qui, à son tour, a permis la formation d’un gouvernement et la nomination d’un président dont la légitimité électorale ne souffre d’aucune remise en question. Enfin, l’Assemblée nationale constituante a entamé sa tâche principale, à savoir, la rédaction de la nouvelle constitution qui sera soumise à un référendum vers la fin 2012 ou plus probablement courant 2013.

28Entre temps et en dehors de l’ANC se joue une autre partie politique entre trois grands groupes sociaux et politiques dont l’issue déterminera certainement à moyen terme la direction et l’orientation de la transition en cours. Les trois grands acteurs actuellement sur la scène politique et sociale sont le parti islamiste d’Ennahdha, qui domine le gouvernement, le conglomérat qui regroupe l’essentiel de ce que le pays compte comme laïcs et socialement libéraux et les salafistes qui, malgré leur nombre encore relativement faible, pourraient influencer lourdement l’évolution de la situation s’ils faisaient le choix de l’affrontement frontal avec l’ensemble de leurs adversaires, à commencer par leur plus « intime » ennemi, à savoir Ennahdha. En effet, après avoir refusé de participer aux élections, ils essaient de montrer dans la rue leur force et leur capacité de nuisance au service d’un projet fondamentaliste radical.

29Sur un plan plus social la déception des classes populaires mais aussi d’une bonne partie de la classe moyenne est très forte. Cela se traduit notamment par la poursuite des revendications économiques et sociales (emploi, revenus, sécurité sociale, logement, accès à la terre agricole et à l’eau, santé…) dans la plus grande partie du pays et surtout dans les régions et les quartiers les plus marginaux ou les plus pauvres où, à partir de décembre 2010, ont commencé les grandes manifestations de contestation qui ont abouti à la chute de la dictature et au début de la transition en cours. Ces mêmes régions qui ont aussi fortement contribué à la victoire électorale des islamistes d’Ennahdha pourraient encore jouer un rôle de premier plan dans les mois à venir. Comme en octobre dernier, elles pourraient encore faire basculer, au profit de telles ou telles tendances politiques, les résultats des prochaines élections qui devraient clore la période de transition. Les vainqueurs des élections d’hier pourraient être les perdants de celles de demain. Pour gagner et se maintenir au pouvoir, Ennahdha doit relever deux défis principaux : montrer un bilan économique et social sinon excellent, du moins défendable, et maîtriser politiquement et sécuritairement les salafistes qui essaient de la dépasser sur sa droite, et lui retirer ainsi une large partie de ses soutiens traditionnels et de son électorat potentiel.


Date de mise en ligne : 02/10/2012

https://doi.org/10.3917/tumu.038.0057

Notes

  • [1]
    H. Ayeb, « Social and Political Geography of the Tunisian Revolution : the Alfa Grass Revolution », Review of African Political Economy, Londres, 2011, pp. 467-480.

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