Notes
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[1]
Sociologie d’une révolution : l’an V de la révolution algérienne, Paris, François Maspero, [1959] 1975.
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[2]
Cet article, publié dans le Moujahid, a été repris dans Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Éditions Maspéro, 1979.
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[3]
David Caute, Frantz Fanon, New York, Vintage, 1970.
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[4]
Je remercie Mireille Fanon-Mendès-France et Olivier Fanon pour leur aimable autorisation à reproduire ici ces photographies.
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[5]
Il était tellement préoccupé par son apparence qu’il changeait souvent de costume pendant son service quand il exerçait comme médecin chef de service psychiatrique, de façon à ne pas apparaître défait par la chaleur nord-africaine. Voir Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Éditions du Seuil, 2000. Pour une superbe série de photos de Fanon depuis ses années d’adolescence jusqu’à ses dernières années, voir le numéro spécial de Sans-Frontière (février 1982), consacré au vingtième anniversaire de sa mort.
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[6]
Lewis R. Gordon, T. Denean Sharpley-Whiting et Renée T. White (eds.), Fanon : A Critical Reader, Oxford, Blackwell Publishers, 1996. Introduction et traductions de Lewis R. Gordon, T. Denean Sharpley-Whiting et Renée T. White, préface de Leonard Harris et Carolyn Johnson, postface de Joy Ann James.
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[7]
Voir Sebastian de Covarrubias y Orozco, Tesoro de la lengua, 1611. Cité, traduit et discuté par David Nirenberg, « Race and the Middle ages : The Case of Spain and the Jews » in Margaret R. Greer, Walter D. Mignolo & Maureen Quilligan (éd.), Rereading the Black Legend : The Discourses of Religious and Racial Difference in the Renaissance Empires, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
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[8]
François Bernier (1684), « A New Division of the Earth », traduit par T. Bendyphe in Memoirs Read Before the Anthropological Society of London, vol. 1, Londres, Anthropological Society of London, 1863-1864, pp. 360-364.
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[9]
Il s’agit de spectacles, les « minstrel shows », en vogue dans l’Amérique du dix-neuvième siècle, qui mettaient en scène des acteurs blancs grimés en noirs, qui apparaissaient toujours comme des personnages joyeux et stupides (NdT).
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[10]
Pour une analyse de ce double bind pesant sur l’existence des Noirs, voir Jane Anna et Lewis R. Gordon, Of Divine Warning : Reading Disaster in the Modern Age, Boulder, CO, Paradigm Publishers, 2009, p. 84.
-
[11]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 6.
-
[12]
Ibid., p. 18.
-
[13]
Peau noire, masques blancs, p. 11.
-
[14]
Ibid., p. 28.
-
[15]
Richard Cavendish, A History of Magic, Londres, Arkana, 1990, p. 2.
-
[16]
Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 88.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
W. E. B. Du Bois, The Souls of Black Folk : Essays and Sketches, Chicago, A. C. McClurg & Co, 1903.
-
[19]
Pour la discussion de ces points voir, par exemple, Paget Henry, « Africana Phenomenology : Its Philosophical Implications », The C. L. R. James Journal, 11, n°1, été 2005, pp. 79-112 et Jane Anna Gordon, « The Gift of Double Consciousness : Some Obstacles to Grasping the Contributions of the Colonized » in Nalini Persram (éd.), Postcolonialism and Political Theory, Lanham, MD, Lexington Books, 2007, pp. 143-161.
-
[20]
Peau noire, masques blancs, p. 89.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Jean Lhermitte, L’image de notre corps, Éditions de la Nouvelle revue critique, p. 17 (cité par Frantz Fanon).
-
[23]
Ibid., p. 90.
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[24]
Ibid , p. 91.
-
[25]
Ibid., p. 94.
-
[26]
Ibid., p. 97. Pour une discussion récente sur la génétique qui fait passer la race sous la peau, voir Paul Gilroy, Against Race : Imagining Political Culture Beyond the Colorline, Cambridge, MA, Belknap Press, 2000.
-
[27]
Peau noire, masques blancs, p. 93.
-
[28]
Cf. Drucilla Cornell, « The secret Behind the Veil : A Reinterpretation of “Algeria Unveiled” », Philosophia Africana, 4, n°2 (août 2001), pp. 27-35.
-
[29]
Les damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, François Maspero, 1961, rééd. Gallimard, 1991.
-
[30]
Hussein Abdulahi Bulhan, Frantz Fanon and the Psychology of Oppression, New York, Plenum, 1985.
-
[31]
Voir Carolyn Fluehr-Lobban, Race and Racism : An Introduction, Lanham, MD, AltaMira, 2006.
-
[32]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Léopold Senghor (éd.), Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, Presses Universitaires de France, 1948.
-
[33]
Pour une discussion critique de la conception sartrienne de la négritude et de la réponse de Fanon, voir Reiland Rabaka, Fanonian Moments, Lanham, MD, Lexington Books, 2010, pp. 72-82.
-
[34]
Ronald Hayman, Sartre : A Biography, New York, Carroll & Graf Publishers, 1987, pp. 384-385.
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[35]
Peter Geismar, Fanon, New York, Dial, 1971, p. 182.
La mort est toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les siennes le maximum.
Je déteste les gens qui s’économisent.
1Fanon était d’avis qu’une société est tout à fait saine quand le peuple y néglige le nationalisme au profit de la conscience nationale. Il soutenait qu’aux différentes époques, chaque génération découvre sa mission lorsque se produit une telle évolution. Il est difficile de ne pas penser à Fanon en voyant les jeunes gens d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient descendre dans les rues pour voir, dans certains cas, se produire de fragiles changements, dans d’autres, continuer de sévir des dictatures violentes et des gouvernements monarchiques. Les contours des débats dans lesquels les superpuissances tentent de négocier des issues qui protègent leurs intérêts, mettent en avant les contraintes que font peser sur les possibilités d’une démocratie radicale, les spéculations du capital globalisé et les potentialités des médias électroniques.
2Bien que quelques critiques aient tenté d’emprisonner Fanon dans la période de l’aube des années 1960, ses idées sont revenues par cycles, dans les développements néocoloniaux ou postcoloniaux des décennies restantes du vingtième siècle et dans les épisodes tumultueux de la deuxième décennie du vingt et unième. Un des traits frappants de l’homme Fanon est la tendresse de son âge. Tout comme ces jeunes gens d’Afrique du Nord d’aujourd’hui, c’est dans ses vingt ans qu’il s’est trouvé pris dans les luttes révolutionnaires. Et malheureusement, comme cela a été le cas pour trop d’entre eux, il est resté figé dans cette jeunesse, et n’a pas achevé sa quatrième décennie. Cependant, ainsi que l’attestent cette réflexion et nombre d’autres, son héritage défie la mort.
3En 1960, Fanon, psychiatre de trente-cinq ans et vétéran de la Seconde Guerre mondiale, deux fois décoré, fut nommé ambassadeur du Front national de libération algérien (FLN) au Ghana. Il avait consacré les six années précédentes de sa vie à la lutte pour l’indépendance et au milieu de tous ses efforts pour défendre l’image du FLN au niveau international, il avait publié L’An V de la révolution algérienne [1]. Le monde changeait beaucoup ; il était clair que l’Algérie était à la veille de sa libération nationale, et dans la Caraïbe natale de Fanon, l’esprit révolutionnaire avait commencé à s’imposer. La révolution cubaine lançait un défi considérable à la doctrine Monroe, cette déclaration impérialiste qui établissait la relation hégémonique des États-Unis à la Caraïbe et à l’Amérique Latine. L’agitation avait rapidement gagné la Martinique et la Guadeloupe, événements célébrés par Fanon dans son article de janvier 1960 « Le sang coule aux Antilles sous domination française [2] ». Selon David Caute [3], ces événements signifiaient pour Fanon la possibilité de participer au mouvement révolutionnaire qui se développait dans les Caraïbes. Il chercha à se faire nommer ambassadeur du FLN à Cuba. Cuba était un choix logique, compte tenu de la transformation de la Martinique en département de la France d’outre-mer. Fanon, considéré comme un ennemi par le gouvernement français, ne pouvait émigrer vers aucune autre île des Caraïbes que Cuba, toutes les autres étant soit des départements d’outre-mer soit des alliés de la France. On peut imaginer ce qui aurait pu se produire si le souhait de Fanon avait été exaucé.
4Hélas, il ne devait pas l’être. L’emploi du temps surchargé de Fanon, occupé à organiser l’approvisionnement du FLN, à superviser la formation militaire et médicale de ses membres, à rédiger des réponses à la propagande française (incluant de la contre-propagande du FLN) et à participer à des réunions sans fin et à des querelles internes, finit inévitablement par avoir des conséquences funestes. Fanon, le grand révolutionnaire, paraissait fatigué.
5Il y a une photographie connue de Fanon qui apparaît sur la couverture de plusieurs volumes consacrés à sa vie et à sa pensée, y compris sur l’édition des Damnés de la terre parue chez Gallimard en 1991. La photo [4] est un agrandissement dans lequel son visage remplit tout le cadre.
6La photographie originale était prise à distance, et elle révélait Fanon comme on l’avait rarement vu, la chemise ouverte et sans cravate (cf. ci-dessous, la photographie étant d’ailleurs inversée).
7On est cependant choqué par une photo de Fanon prise d’encore plus loin, apparemment lors de la même réunion : il est assis sur un lit, se penche sur la droite, et sa tenue débraillée révèle un torse émacié et anémique.
8Cette photo montre Fanon comme on ne l’a jamais vu auparavant. Sur les photos antérieures, il est au contraire soigné, souvent en costume (cf. ci-dessous) ou dans une tenue seyante, par exemple en costume de footballeur, pendant ses années de lycée [5].
9Mais les photos 1, 2 et 3 nous montrent un Fanon négligé, les cheveux ébouriffés et, sur celle prise à distance, se tenant de travers. La reproduction persistante de la photo 1 sur les couvertures de différents textes de lui et sur lui, est peut-être fonction de faits contingents — par exemple, l’autorisation de reproduction aisément obtenue de n’importe quelle ambassade algérienne — mais elle offre aussi une image qui est tout de suite puissante, iconoclaste et mortelle. L’humanité de l’homme apparaît dans l’effort de continuer en dépit de ses limites. Son regard, tourné vers le côté, paraît soupçonneux, et ses mâchoires légèrement serrées ainsi que ses yeux plissés trahissent un moment d’irritation, de dédain, peut-être de mépris.
10Sur cette photo souvent reproduite, Fanon écoute quelque chose, quelque chose qui l’a perturbé, au milieu de cette lutte incessante pour « libérer l’homme », comme il l’a souvent exprimé. Sur la couverture de Fanon : A Critical Reader [6], les coauteurs et moi-même avons inséré une citation de Peau noire, masques blancs, qui est placée en bas à gauche de la photographie de Sans-Frontière : « En tant qu’homme, je m’engage à affronter le risque de l’anéantissement pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle clarté » (cf. ci-dessous).
11Fanon parlait d’anéantissement et de mort.
12Oui, il n’avait pas bonne mine. C’est ce que commençaient à lui dire ses camarades. Il est certain qu’en fin de compte, le docteur est celui qui est le plus réticent à consulter un médecin. Cependant, alors qu’il se trouvait au Mali pour assurer des voies d’approvisionnement du FLN, il tomba malade, et se résigna à consulter.
13Les résultats ? Leucémie granulocytaire. En langage moins technique, cancer du sang.
14Il y a là quelque chose d’ironique — un homme qui a consacré beaucoup d’énergie théorique et politique à sortir la société moderne de l’impact fangeux de la race et du racisme, concepts marqués dès leur début par des proscriptions relatives au sang et qui affronte une mort par maladie du sang.
15Le terme « race » a pour racine étymologique razza, terme utilisé par les Chrétiens dans l’Ibérie musulmane pour se référer à des races de chiens, de chevaux et, quand il s’agissait de populations humaines, aux Maures et aux Juifs [7]. En tant que Musulmans d’Afrique du Nord, les Maures, de même que les Juifs (dont beaucoup étaient soumis aux édits romains du quatrième siècle limitant le prosélytisme juif et l’intermariage), représentaient une déviation par rapport à la normativité chrétienne. Fanon fait preuve d’une grande perspicacité lorsqu’il observe que qui hait les Juifs hait invariablement aussi les noirs. La défaite des Maures à Grenade en 1492 a été suivie par l’Inquisition qui a évalué l’authenticité chrétienne des conversos, les populations converties qui étaient restées là, processus qui a conduit à l’exigence de démonstration de la « pureté de sang » (limpieza de sangre). La norme était constituée par les individus dont les origines étaient « purement » chrétiennes. Cette notion de pureté provenait du naturalisme théologique selon lequel le naturel était déterminé par son alignement sur le dogme théologique. Les Maures et les Juifs y figuraient comme formulations prototypiques de l’anthropologie de la damnation qui allait conduire au terme moderne de race, tel qu’il fut utilisé par François Bernier dans son mémoire de 1684 Nouvelle division de la terre par les différentes espèces ou races d’hommes qui l’habitent [8].
16Dans la terminologie d’aujourd’hui, on peut parler de réveil, dans le corps de Fanon, de gènes d’autodestruction qui étaient endormis. Son corps, saturé par le cancer qui s’écoulait à travers lui, était en train de s’auto-dévorer. Ces gènes reliaient Fanon à certains de ses ancêtres, à ses parents « par le sang », comme en une répétition des réflexions bien connues qu’il fait dans Peau noire, masques blancs sur le corps, le sang et les fluides salés de la désespérance. Dans le cinquième chapitre, il y revenait à travers des réflexions autobiographiques sur les formes de conscience de soi et d’éveil à la lutte, à partir de la crise suscitée par le petit garçon qui avait pointé le doigt sur lui et s’était écrié « Tiens, un nègre ! ». Le présupposé de non-racialité de Fanon qui, comme il le réalisait, était le présupposé d’un point de vue normatif blanc sur la réalité, se brisa, tandis que s’accrochait à lui l’image du nègre qui devenait son référent. « Qui, moi ? », semblait-il demander, alors que le monde l’encerclait et l’enfermait sans lui laisser d’issue. Ce corps, son corps, voulait un refuge, un monde dans lequel se mouvoir en étant irrigué par la certitude de sa valeur et de ses convictions, mais il se trouvait pris au piège, emprisonné dans un réseau de désignations. Il n’en voulait aucune, mais toutes lui étaient imposées, l’enfermant dans ce qui semblait être un destin scellé qui le terrasserait et le rendrait prêt à jouer le rôle qui lui était assigné : le nègre c’est celui dont le corps noir est un corps manqué, un corps qui a mal tourné. Dans un tel corps, coule un mauvais sang, un sang qui, comme fluide, présente toujours le risque de se répandre au-delà de ses limites et de polluer. Ainsi que ce soit en tant que nègre psychiatre (ainsi que le désignaient ses critiques en Algérie), nègre écrivain, nègre chanteur, ou nègre d’une foule d’autres choses, le rôle névrotique de cette désignation se dévoilait dans la déraison d’appartenances illégitimes. Sa présence se constituait comme absence. Par définition, il était ce qui est illégitime, par rapport à tout sauf à sa propre illégitimité, bien que, comme le suggère le succès des « minstrels » blancs [9], on exigeât de lui des formes plus radicales encore d’illégitimité : le nègre était apparemment mauvais même en étant lui-même [10]. Le paradoxe de son existence était sa non-existence. Même ses efforts pour la revendiquer, comme l’incursion de Fanon sur le territoire de la négritude, étaient voués à l’échec. On peut comprendre que cette situation l’ait conduit au désespoir et aux larmes. Mais le chemin pour en arriver là était sinueux.
17Dans Peau noire, masques blancs, le corps est d’une importance centrale. Il est condition nécessaire d’apparition, car être vu, c’est être quelque part. Une grande partie du texte explore les dimensions illicites du fait d’apparaître comme noir, y compris dans sa structure névrotique et autodestructrice : illégitime en elle-même, l’existence noire tente d’être vue dans un monde dans lequel son apparaître est violation des normes. Si l’on prend en compte nos remarques précédentes sur la chrétienté et la damnation, le noir affronte ainsi une réalité doublement féroce, que Fanon décrit comme « une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance. Dans la majorité des cas le Noir n’a pas le bénéfice de réaliser cette descente aux véritables Enfers [11] ». C’est plus un effondrement qu’une chute qui place alors le corps noir dans un schéma de déviations et d’imitation. En tant que déviation, sa chute se déroule à partir d’un corps blanc présumé originel. Pourquoi ne s’élève-t-il pas à partir du corps blanc ?
18En tant que standard, le corps blanc rendrait illégitime tout mouvement de déviation ; que ce soit vers le haut ou vers le bas, la conséquence en est l’échec. La voie, alors, semble être de contourner la déviation en revendiquant une unité originelle. Néanmoins le blanc dénie l’unité originelle, parce que la conséquence en serait de mettre potentiellement la noirceur au cœur de la blancheur, ce qui transforme cette revendication en imitation. En tant qu’imitation, ce qui manque c’est l’avantage de l’original du soi comme standard. En d’autres termes, l’imitation n’est pas son propre standard. C’est, comme nous l’avons vu, un échec, y compris de sa propre réalisation. Réaliser une imitation, c’est échouer à être ce que l’imitation imite, c’est-à-dire l’original.
19« L’échec » pour Fanon exige un sociodiagnostic car, ainsi qu’il l’explique dans son introduction, il y a une sociogenèse du racisme et du colonialisme. Le fait de travailler au niveau de l’échec implique de faire appel aux ressources psychanalytiques de l’interprétation : « Si le débat ne peut pas s’ouvrir sur le plan philosophique, c’est-à-dire de l’exigence fondamentale de la réalité humaine, je consens à le mener sur celui de la psychanalyse, c’est-à-dire des “ratés”, au sens où l’on dit qu’un moteur a des ratés [12]. » Cependant, travailler sur l’échec fait courir le risque de la résignation, car ce qui est implicite dans une telle conception, c’est la préférence pour son dépassement : échouer à l’échec comporte ses propres paradoxes. Fanon s’aventure ainsi à travers un champ de mines d’échecs. Le sociodiagnostic de l’échec dans un monde colonial et anti-noir repose sur la capacité humaine à construire un monde symbolique qui transcende, au moins au niveau de la construction du sens, les forces biologiques réductrices et les autres forces naturelles. Le corps noir, marqué ici aussi comme « l’âme noire », exige que sa source même soit démystifiée : « ce qu’on appelle l’âme noire est une construction du Blanc [13] ». Cette construction, échec de la compréhension humaine, s’affirme elle-même à travers une diversité d’offrandes idolâtres : le langage, l’amour de mauvaise foi et certaines théories constitutives de la vie psychique qui prennent l’allure de lois. La déviation et l’imitation se révèlent elles-mêmes dans l’échec de chaque mouvement, le noir apparaissant pour ainsi dire comme l’écho du discours blanc : « rien de plus sensationnel qu’un Noir s’exprimant correctement, car, vraiment, il assume le monde blanc. Il nous arrive de nous entretenir avec des étudiants d’origine étrangère. Ils parlent mal le français : le petit Crusoë, alias Prospero, se trouve alors à son aise ; il explique, renseigne, commente, leur prend leurs cours [14] ».
20Aimer c’est chercher un reflet qui n’est pas le sien : la quête de reconnaissance conduit de tels noirs, qu’ils soient femmes ou hommes, à tomber dans les bras des hommes blancs et à chercher le reflet de leurs yeux. Rêver c’est répéter le trauma des symboles qui se sont effondrés et ne renvoient plus à rien ; dans la vie onirique des sujets coloniaux, un fusil est un fusil. Ces séries d’échecs se répètent dans le cinquième chapitre du livre « L’expérience vécue du Noir », cette réflexion autobiographique de Fanon qui en même temps n’est pas une autobiographie. Cette formulation apparemment maladroite s’entend à partir de la thèse sous-jacente suivante : un noir signifie le noir, ce qui signifie l’écroulement de ce qui pourrait établir une différence avec le terme connexe de nègre. L’autobiographie est une narration individuée qu’empêche la situation raciale et coloniale de la narration ; comme en un effort pour dévoiler un monde intérieur dont la légitimité est déniée par les circonstances sociales, Fanon, le noir et le nègre, accomplit ce qui est supposé impossible. Il fait de la magie.
21L’effort pour contrôler et dominer la réalité en produisant quelque chose à partir de ce qui semble n’être rien, est de la magie [15]. La réflexion magique de Fanon se fait connaître immédiatement à partir du corps, mais d’un corps marqué, du fait de son illégitimité, par la non-apparition. Voir ce corps, c’est reconnaître ce qui devrait être désavoué. Aussi, ce sont ceux qui tendent au préréflexif, ceux qui ne sont pas encore socialisés selon les normes de la propriété sociale par lesquelles on se trompe soi-même, qui éructent l’image, y compris l’image du soi, que la société préfère réprimer :
« “Sale nègre !” ou simplement : “Tiens, un nègre [16] !” »
23Cette rencontre rappelle le conte d’Andersen, Les habits neufs de l’empereur. Dupé par le système, Fanon se promenait, avec une imago blanche, et son être blanc signifiait que son identification serait redondante, parce que supposée comprise dans le terme « normal ». Aussi, étant « normal », Fanon supposait que les autres verraient la peau blanche qui aurait dû aller avec son masque blanc. Mais les habits neufs de Fanon n’étaient pas plus visibles que ceux de l’empereur du conte. L’effet en fut l’effondrement :
« J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d’être à l’origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d’autres objets.
Enfermé dans cette objectivité écrasante, j’implorai autrui. Son regard libérateur, glissant sur mon corps devenu soudain nul d’aspérités, me rend une légèreté que je croyais perdue et, m’absentant du monde, me rend au monde. Mais là-bas, juste à contre-pente, je bute, et l’autre, par gestes, attitudes, regards, me fixe, dans le sens où l’on fixe une préparation par un colorant. Je m’emportai, exigeai une explication… Rien n’y fit. J’explosai. Voici les menus morceaux par un autre moi réunis [17]. »
25Le rassemblement du soi, ou l’effort de ré-assembler, de ré-unir, de se re-mémorer le soi, c’est le corps de Fanon qui s’offre à nouveau à lui. Bien qu’il l’ait auparavant vu dans les miroirs, il voit maintenant différemment ce corps. Le miroir d’un soi blanc et entier était brisé, et le fait de réaliser comment il était vu par les blancs, en donnant à voir le soi nègre, était un défi à l’anti-nègre. Ce soi, ce corps qu’auparavant il n’associait pas avec son corps, tombe de ce qui s’est effondré, jusque dans sa conscience qui s’en trouve transformée. Dans la réflexion de Fanon, cela conduisait aux deux étapes de ce que W. E. B. Du Bois [18] nommait double conscience [19]. La première consiste à se voir à travers les yeux de l’Autre qui nous aliène. La seconde est la réalisation de la première, comme réalité construite. Cela implique qu’aient été démontrées les contradictions du soi imposé (la chute après l’effondrement) sur la réalité vécue du soi de la quotidienneté. Pour Fanon, cette démonstration avait déjà commencé avec l’appel aux diagnostics sociaux, avec l’observation du noir comme construction blanche, et elle s’était poursuivie avec l’analyse des échecs et du corps. Au moment de l’identification corporelle, de l’image de lui-même comme le nègre, vue à travers les yeux du petit garçon blanc, Fanon confessait :
« Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part. Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine [20]. »
27Par contraste, il y a la condition d’origine, le corps chez lui avec lui-même. Ce corps est fluide dans ses mouvements :
« Je sais que si je veux fumer, il me faudra étendre le bras droit et saisir le paquet de cigarettes qui se trouve à l’autre bout de la table. Les allumettes, elles, sont dans le tiroir de gauche, il faudra que je me recule légèrement. Et tous ces gestes, je les fais non par habitude, mais par une connaissance implicite. Lente construction de mon moi en tant que corps au sein d’un monde spatial et temporel, tel semble être le schéma. Il ne s’impose pas à moi, c’est plutôt une structuration définitive du moi et du monde — définitive, car il s’installe entre mon corps et le monde une dialectique effective [21]. »
29La normativité blanche alourdit le corps en faisant peser sur lui « un schéma historico-racial » qui construit le corps du nègre, un corps tourné vers l’intérieur, en conflit avec lui-même et se dévorant soi-même. Pour un tel corps, l’ordinaire serait une réussite extraordinaire :
« J’avais créé au-dessous du schéma corporel un schéma historico-racial. Les éléments que j’avais utilisés ne m’avaient pas été fournis par “des résidus de sensations et perceptions d’ordre surtout tactile, vestibulaire, cinesthésique et visuel [22]”, mais par l’autre, le Blanc, qui m’avait tissé de mille détails, anecdotes, récits. Je croyais avoir à construire un moi physiologique, à équilibrer l’espace, à localiser des sensations, et voici que l’on me réclamait un supplément [23]. »
31Ce qui en résulte, c’est un corps altéré par une suite infinie d’auto-négations, un corps de trop : « J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, — et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : “Y a bon banania”. » Banania, comme le sait le public français, est le nom d’un chocolat en poudre, dont le visage publicitaire iconique est celui d’un tirailleur sénégalais qui, du coup, devint connu comme « bon banania ». « Y a bon » est du « patois » africain, ou la forme créole de l’expression « c’est bon ». Avec les années, « bon banania » prit une forme de plus en plus simienne. Aujourd’hui, c’est un singe noir et souriant, qui porte un fez. L’oralité du nègre, que ce soit sous la forme du sourire ou sous celle des rationalisations continuelles de la « culture orale », est projetée dans le flot de forces hypertrophiées. On peut en lire les effets dans les réflexions de Fanon : « Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé dans ce jour blanc d’hiver [24]. » Hypertrophiées, de trop, les formes historiques avaient pour lui un rôle à jouer :
« Les nègres sont des sauvages, des abrutis, des analphabètes. Mais moi, je savais que dans mon cas ces propositions étaient fausses. Il y avait un mythe du nègre qu’il fallait démolir coûte que coûte. On n’était plus au temps où l’on s’émerveillait devant un nègre curé. Nous avions des médecins, des professeurs, des hommes d’État… Oui, mais dans ces cas persistait quelque chose d’insolite. “Nous avons un professeur d’histoire sénégalais. Il est très intelligent… Notre médecin est un Noir. Il est très doux.”
C’était le professeur nègre, le médecin nègre ; moi qui commençais à me fragiliser, je frémissais à la moindre alarme. Je savais, par exemple, que si le médecin commettait une erreur, c’en était fini de lui et de tous ceux qui le suivraient. Qu’attendre, en effet, d’un médecin nègre ? Tant que tout allait bien, on le portait aux nues, mais gare, pas de bêtises, à aucun prix ! Le médecin noir ne saura jamais à quel point sa position avoisine le discrédit. Je vous le dis, j’étais emmuré : ni mes attitudes policées, ni mes connaissances littéraires, ni ma compréhension de la théorie des quanta ne trouvaient grâce [25]. »
33Nous voyons ici à l’œuvre la logique de la règle et de l’exception, et comment le système peut se maintenir en dépit des progrès individuels. Le fait de regarder une personne noire qui a réussi comme une exception à la règle de l’infériorité noire maintient la règle. La logique est préservée, dans la mesure où c’est l’inverse qui se passe pour les blancs. L’échec d’une personne blanche est considérée comme une exception à la règle de la supériorité blanche. Cette logique rend possible l’émergence d’un corps noir comme exception aux corps noirs mais, en tant qu’exception, il est en conflit avec ses principes internes de fonctionnement. La conséquence est qu’il se résigne à faire un effort pour réprimer la pathologie. L’exception, c’est le caractère absolu de la règle qui attend de surgir. Tapie dans l’ombre, cette réassertion d’une cohésion mythique mène à la pesanteur de l’action soumise au schéma historico-racial.
34Fanon fait son diagnostic, en anticipant la réassertion du racisme dans la génétique contemporaine : « On décrivait sur mes chromosomes quelques gènes plus ou moins épais représentant le cannibalisme. À côté des sex linked, on découvrait des racial linked. Une honte, cette science [26] ! » Le corps noir dans lequel, tapi, attendait le nègre, est cannibale et mécaniquement hypertrophié. C’est une conscience appétitive, et donc une conscience sans liberté. Dans la phénoménologie existentielle qui a beaucoup influencé la pensée de Fanon, l’idée, ne serait-ce que de la conscience de soi sans liberté, conduit à des contradictions. En vivant, ce qui revient à vivre nos corps, en vivant par nous-mêmes, nous sommes liberté. L’effet du racisme anti-noir est l’exigence posée aux noirs de ne pas vivre, et de se conformer à cette prescription. C’est alors que le nègre affronte une charge supplémentaire sur le soi, dans un monde social où l’on attend de lui une conscience sans liberté, à savoir d’être responsable de cette réalité vécue non vécue. Être responsable de ce qui vous est imposé constitue une forme unique de souffrance, à savoir l’oppression.
35L’ensemble de tout ce qu’il y a à ajouter comme négociations, pour faire l’effort de vivre une existence ordinaire, est un des effets de l’oppression. Bien que, du point de vue d’un traitement phénoménologique du monde social, l’ordinaire doive être compris comme réalisation extraordinaire, il revêt ce caractère précisément à travers cela : le fait d’être ordinaire. La plupart des gens obéissent pratiquement sans effort à l’ensemble des règles et des pratiques qui rendent possible la coexistence. Nous, êtres humains, vivons ensemble selon des modes qui facilitent une dialectique entre le corps et le monde qui ne connaît généralement pas d’entrave. Cependant l’oppression, comme l’observait Fanon, écrase chaque moment de mise en œuvre du corporel, ce qui rend la réalisation extraordinaire de l’ordinaire encore plus extraordinaire. En d’autres termes, il y a une ré-évocation de l’extraordinaire dans la vie ordinaire, ce qui signifie alors que pour le corps opprimé la réalité vécue est celle d’un corps de trop, un corps qui déborde de superfluité. Autrement dit, c’est un corps des extrêmes. C’est un corps dans lequel il y a du trop, quelle que soit la qualité considérée, parce qu’il s’est écarté de l’harmonie normale de l’incorporation : pour être noir, il a chuté de la normativité ; en d’autres termes, être noir c’est être trop noir, car être comme il faut, c’est ne pas avoir été noir du tout. C’est alors que, comme en une prise de conscience abaissée sous le poids du schéma historico-racial, le corps noir, le corps de Fanon, se met en mouvement : « J’arrive lentement dans le monde, habitué à ne plus prétendre au surgissement [27]. »
36Fanon a consacré sa vie à libérer de ce qui pesait sur elles les consciences sans liberté. Dans chacun des cas, ce qui était mis en avant, c’était le potentiel de transformation culturelle comme phénomène corporel. Dans L’an V de la révolution algérienne, les différentes transformations de la représentation corporelle de la femme algérienne offrent des considérations nouvelles sur l’État postcolonial, sur la femme algérienne qui transporte des bombes, qui fait l’expérience de s’habiller à l’européenne, qui apprend comment se comporter dans des campagnes militaires et exemplifie un essor dont les limites, pour quelqu’un qui se bat pour la liberté, se situent dans une dialectique du corps et du monde au-delà d’une conscience sans liberté [28]. Dans Les damnés de la terre [29], cette requête prend la forme de la demande, dans la phrase conclusive, d’une « peau neuve » grâce à laquelle pourrait naître une nouvelle humanité. Et déjà, dans Peau noire, Fanon avait conclu sur une réflexion sur la liberté corporelle :
« Mon ultime prière :
O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
38Alors que la conscience opprimée incorporée se tourne surtout vers l’intérieur, celui qui est marqué par le questionnement de cette oppression va en direction de l’extérieur ; c’est là cette seconde forme de double conscience née de la critique dialectique. Le premier livre de Fanon a énoncé cette prière et sa vie, sur le point de s’achever, ne l’a jamais empêché de demander, de questionner et de donner des exemples de ses engagements humanistes, en définitive, pour la vie.
39Il n’y a toujours pas de traitement pour guérir de la leucémie. À l’époque de Fanon, comme aujourd’hui, ce qu’il y avait de mieux à faire était d’aider le patient en lui faisant des transfusions de sang, et de s’efforcer ainsi de le garder en vie aussi longtemps que possible. Quand vient la fin, la meilleure chose est de soulager les souffrances du patient en lui administrant des antidouleurs. Qu’allait faire Fanon ? Révolutionnaire notoire, il était engagé dans la critique du colonialisme européen, mais il avait besoin de soins médicaux excédant ce que les services du FLN en Tunisie pouvaient assurer. La première option était de se faire soigner en Union soviétique, qui soutenait le FLN. Il y était allé en décembre 1960 et y avait reçu un traitement, mais le pronostic — il lui restait quelques mois à vivre — avait été confirmé. On lui conseilla de se reposer.
40Fanon — se reposer ?
41Au lieu de cela, il saisit l’occasion pour faire le tour des services psychiatriques d’Union soviétique. Il fut très déçu de ce qu’il trouva. Comme l’écrit Hussein Abdlilahi Buhlan : « Les camisoles de forces, les barreaux aux fenêtres et les chambres inhospitalières de ces institutions lui rappelèrent l’hôpital de Blida-Joinville, au moment de son arrivée. Ses observations le convainquirent qu’une véritable thérapie pour les psychés perturbées nécessitait de nouvelles découvertes [30]. »
42Finalement, le temps qui restait à Fanon excédait les quelques mois — il survécut en fait un an. Les médecins soviétiques lui avaient conseillé d’aller se faire soigner à Bethesda, dans le Maryland, où l’on pouvait bénéficier de traitements de pointe pour la leucémie. La réponse de Fanon est devenue légendaire. Il refusait de chercher de l’aide auprès d’« une nation de lyncheurs ». Sa remarque peut être interprétée de différentes façons. Une interprétation évidente est sa condamnation du racisme américain qui était bien connu pour sa brutalité, comme en témoignaient les lynchages et les réponses violentes au Mouvement des droits civiques. Le fait qu’il ne souscrivait pas à la pratique qui consiste à comparer les racismes — et à se demander, par exemple, si le racisme anti-noir des États-Unis était « pire » que le racisme anti-noir français, ou si le racisme anti-noir de l’Afrique du Sud était pire que les deux autres — suggère que sa remarque avait une autre signification. On peut proposer une autre interprétation. Fanon était un homme noir, marié à Marie-Josèphe Dublé, une femme blanche (bien que de descendance corse et tsigane). Une des raisons invoquées lors des lynchages aux États-Unis n’était pas seulement l’accusation d’une prétendue prédation des mâles noirs sur les femmes blanches, mais aussi la violation des lois interdisant le mariage entre races différentes, dont beaucoup avaient été promulguées après la condamnation de la ségrégation par la Cour Suprême des États-Unis, en 1954 [31]. Aux États-Unis comme dans la plus grande partie des Amériques, les relations sexuelles entre noirs et blancs étaient sujettes à controverses, et continuent encore à l’être aujourd’hui. Pire encore, Bethesda se trouvait dans le Maryland, et le Maryland, il faut s’en souvenir, fait partie du Sud des États-Unis. La ségrégation était la règle, même dans le district de Columbia, la capitale de la nation.
43À son retour à Tunis, il se mit immédiatement à travailler à divers projets, y compris à ce qui allait devenir sa dernière œuvre et celle qui allait exercer le plus d’influence, Les damnés de la terre. Il avait également l’espoir, comme le raconte David Hansen, de produire une œuvre sur la mort et sur le fait de mourir. Il est réputé avoir achevé Les damnés en dix semaines. C’est une œuvre à la prose intense, qui est riche de descriptions phénoménologiques, d’un vaste panorama historique, et d’une précision théorique qui se combine par moments avec une logique dialectique glaciale ; c’est un classique de la pensée politique et un chef d’œuvre d’écriture politique. Il serait déjà remarquable d’avoir réalisé une telle œuvre à n’importe quel âge. Mais qu’elle ait été écrite en dix semaines, par un révolutionnaire de trente-six ans à l’article de la mort, avec l’aide de sa femme Josie (le diminutif de Josèphe) qui tapait et mettait au propre le texte qu’il lui dictait, avec peu d’accès aux bibliothèques et aux autres outils de recherche, constitue pour le moins une réalisation prométhéenne.
44Après avoir terminé Les damnés, Fanon invita Sartre à en rédiger la préface. La renommée (et la mauvaise réputation) de Fanon étaient telles, à l’époque, qu’il n’avait nul besoin du soutien de Sartre pour la promotion de son livre. La première édition de L’an V, par exemple, avait été épuisée en deux semaines, en 1959, avant que le livre ne soit interdit en France. On a émis différentes hypothèses sur les raisons pour lesquelles il a sollicité Sartre. On a pensé qu’il avait été impressionné par le fait que ce dernier avait consacré plus de soixante-dix pages de sa Critique de la raison dialectique au racisme du colonialisme français en Algérie et à la terreur que faisaient régner les efforts des Français pour y maintenir la loi coloniale. Mais ce n’est pas suffisant pour justifier cette demande ; il aurait suffi d’une déclaration disant l’affinité et l’accord. Je propose une autre interprétation. Dans Peau noire, masques blancs Fanon avait accusé Sartre d’avoir introduit un cheval de Troie dans la résistance sémiotique noire en montrant, dans son Orphée noir [32], que la négritude était un racisme antiraciste qui révolutionnait la conscience noire en tant que moment négatif d’une dialectique dans laquelle le concept « universel » de prolétariat, venu du marxisme, émergerait dans une coalition transraciale des travailleurs blancs, bruns et noirs [33]. Le principe de réalité de cette position se trouvait à nouveau être la raison blanche. Fanon avait admiré Sartre. Quand il était étudiant en médecine, il avait même écrit une pièce de théâtre, Les mains parallèles, proche des Mains sales de Sartre. La position publique de Sartre sur la guerre d’Algérie, position qui avait mis en France sa vie en danger, comme l’atteste l’attentat contre son appartement, l’avait racheté aux yeux de Fanon. En outre Fanon n’était pas un séparatiste noir. Il s’était beaucoup éloigné de la négritude à la Senghor, et était à la recherche d’un projet postcolonial multiracial. La faction du FLN à laquelle il appartenait était formée de laïcs qui partageaient son espoir de voir émerger une Algérie multiraciale. Quelle meilleure façon de démontrer que son antiracisme n’était pas une forme de racisme, que de présenter son œuvre sur la violence, la contre-violence et la nécessité de forger une nouvelle humanité, avec pour partenaire le plus éminent des intellectuels blancs de l’époque soutenant les luttes anticoloniales ? À lui seul Fanon représentait la critique et la créativité, mais avec Sartre, il démontrait la possibilité d’un tel avenir postcolonial.
45Le premier chapitre « De la violence » fut publié dans Les Temps Modernes, dont le comité de rédaction comprenait Sartre et Simone de Beauvoir, parmi d’autres intellectuels français connus en ce milieu du vingtième siècle. Au printemps 1961, Fanon les avait tous deux rencontrés à Rome où ils étaient en vacances. Dans sa biographie de Sartre, Ronald Hayman décrit ainsi leur rencontre :
« …Fanon était venu à Rome, deux ans plus tôt, pour un séjour dans un hôpital d’où il s’était échappé juste à temps, lorsqu’un assassin avait trouvé le chemin de sa chambre. Après un déjeuner avec Sartre, la conversation se poursuivit jusqu’à deux heures du matin, et lorsque Beauvoir déclara que Sartre avait besoin de dormir, la réponse de Fanon fut : “Je déteste les gens qui s’économisent.” Il dit à Claude Lanzmann : “Je donnerais vingt mille francs par jour pour pouvoir parler à Sartre du matin au soir pendant deux semaines.” De fait, ils parlèrent sans discontinuer pendant trois jours. Dans la guerre d’Algérie, Fanon, qui avait fourni des médicaments à la guérilla, avait formé les terroristes à résister à la torture et à garder leur calme alors qu’ils posaient des bombes ou envoyaient des grenades. Selon Beauvoir, le visage de Fanon exprimait moins d’angoisse quand il décrivait la “contre-violence” des noirs et la vengeance des Algériens, que quand il parlait des Congolais mutilés par les Belges, ou des Angolais par les Portugais — visages écrasés, lèvres percées et cadenassées. Il accusa Sartre de ne pas en faire assez pour expier le crime d’être Français : comment pouvait-il continuer à essayer de vivre normalement ? Les deux hommes parlèrent à nouveau quand Fanon revint à Rome, dix jours après, alors qu’il se rendait à Tunis, mais ce fut leur dernière rencontre… Dès qu’il quitta Rome, Sartre entreprit la rédaction de la préface, travaillant avec moins de fièvre que durant le début de l’été passé à Paris. “Je me ressaisis”, disait-il [34]. »
47Pendant que Sartre se ressaisissait, Fanon rentrait à Tunis pour poursuivre ses efforts en faveur de la lutte des Algériens pour la libération nationale, qu’il analysait dans le contexte d’une lutte plus large pour la libération internationale de l’humanité. Comme la maladie détériorait son corps, ses camarades commencèrent à le presser de suivre les conseils des médecins soviétiques et d’aller se faire soigner aux États-Unis. Finalement, il accepta. Il rencontra alors un autre problème. Comment allait-il aller là-bas, alors qu’il était clair, étant donné l’engagement croissant du gouvernement des États-Unis au Viêtnam, que celui-ci était un allié déterminé de la France ? Il fallait que cela se fasse en secret, et avec l’aide d’une agence gouvernementale de renseignement qu’il avait souvent critiquée. Peter Geismar a relaté la situation :
« Le médecin noir était une belle prise pour les services d’espionnage… Washington allait pouvoir alimenter ses dossiers sur l’aile gauche du FLN ; Fanon savait beaucoup de choses sur les autres mouvements de libération d’Afrique. Son mode de pensée et ses activités constituaient une menace pour les intérêts occidentaux dans le tiers-monde [35]. »
49La CIA fit entrer Fanon aux États-Unis avec la discrétion promise. Ce qui suivit est cependant peu clair pour les spécialistes de Fanon, et les récits diffèrent. Depuis la version du séjour et de la mort de Fanon à New York, jusqu’à celle de son séjour à Washington, les variantes sont nombreuses. Ce qui est devenu l’orthodoxie, c’est qu’il fut gardé dans un hôtel sans traitement, pendant plusieurs jours, et qu’il y contracta une pneumonie. Qui sait quelles informations la CIA peut avoir reçues de lui, dans le délire de la maladie ? Il est possible qu’ils obtinrent peu d’informations, voire aucune, Fanon étant spécialiste des techniques de résistance à la torture. C’est parce qu’il avait mis ce savoir au service du FLN, alors qu’il était médecin chef à Blida-Joinville, qu’il avait fini par démissionner, et qu’il s’était publiquement rallié à sa cause. Il avait formé les groupes de guérillas à ne pas divulguer de secrets, dans les pires conditions. Le temps passé sous la garde de la CIA en faisait partie. Quand il fut conduit à Bethesda, il était sur le point de mourir. Il subit plusieurs transfusions de sang. Après l’une des séances, il déclara : « Ils m’ont nettoyé la nuit dernière. » Sa femme Josie et son fils furent conduits près de lui, et il leur parla de ses projets d’avenir. La fin approchant, il avait réussi à écrire une lettre à son ami Roger Taïeb :
« Ce que je veux vous dire c’est que la mort est toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les siennes le maximum. Ce qui me choque ici dans ce lit, au moment où je sens mes forces s’en aller, ce n’est pas de mourir, mais de mourir à Washington de leucémie aiguë, alors que j’aurais pu mourir, il y a trois mois face à l’ennemi, puisque je savais que j’avais cette maladie. Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. »
51La tragédie de la situation de Fanon fut que son rapport intense à son corps devait trouver son aboutissement dans le drame de sa mort. Depuis ses premières réflexions sur le terrifiant schéma épidermique, sa force vitale se trouvait maintenant soumise à l’examen minutieux de ces microtomes qu’il redoutait huit ans seulement auparavant. N’affrontant plus une explosion, il était en train de subir l’expérience de la dissolution, de se dissoudre, de dépérir. Le 6 décembre, ce fut la fin. Fanon avait survécu à beaucoup d’épisodes terrifiants : dans sa jeunesse, un fusil avait fait feu alors qu’un de ses amis et lui jouaient avec ; il avait été blessé par deux fois sur le champ de bataille, ce qui lui avait valu d’être décoré à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ; il avait été projeté hors d’une jeep qui était passée sur une mine ; des assassins, d’un groupe français d’extrême-droite, l’avaient recherché à travers l’Afrique du Nord et dans le Sud de l’Europe, et avaient tiré sur le lit d’hôpital à Rome dans lequel il était supposé se trouver. Il avait survécu à tout cela, mais à la fin, c’était dans son corps, dans les cellules de son corps, que les micro-assassins des bactéries et des virus avaient eu le dessus.
52Fanon aurait probablement préféré que son corps mort soit projeté sur l’ennemi. Au lieu de cela, il fut ramené à Tunis, puis en Algérie où, après un long défilé et l’accomplissement des rituels militaires qui conviennent pour un soldat et un martyr que l’on honore, il put se reposer. Il n’y a plus d’hôpital Blida-Joinville en Algérie, mais au lieu de cela, parmi tout l’héritage fanonien, un hôpital qui maintenant porte le nom de ce jeune homme dont l’éloge continue à nous questionner et offre l’exemple d’une vie bien vécue.
53Traduit de l’anglais (américain) par Sonia Dayan-Herzbrun
Notes
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[1]
Sociologie d’une révolution : l’an V de la révolution algérienne, Paris, François Maspero, [1959] 1975.
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[2]
Cet article, publié dans le Moujahid, a été repris dans Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Éditions Maspéro, 1979.
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[3]
David Caute, Frantz Fanon, New York, Vintage, 1970.
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[4]
Je remercie Mireille Fanon-Mendès-France et Olivier Fanon pour leur aimable autorisation à reproduire ici ces photographies.
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[5]
Il était tellement préoccupé par son apparence qu’il changeait souvent de costume pendant son service quand il exerçait comme médecin chef de service psychiatrique, de façon à ne pas apparaître défait par la chaleur nord-africaine. Voir Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Éditions du Seuil, 2000. Pour une superbe série de photos de Fanon depuis ses années d’adolescence jusqu’à ses dernières années, voir le numéro spécial de Sans-Frontière (février 1982), consacré au vingtième anniversaire de sa mort.
-
[6]
Lewis R. Gordon, T. Denean Sharpley-Whiting et Renée T. White (eds.), Fanon : A Critical Reader, Oxford, Blackwell Publishers, 1996. Introduction et traductions de Lewis R. Gordon, T. Denean Sharpley-Whiting et Renée T. White, préface de Leonard Harris et Carolyn Johnson, postface de Joy Ann James.
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[7]
Voir Sebastian de Covarrubias y Orozco, Tesoro de la lengua, 1611. Cité, traduit et discuté par David Nirenberg, « Race and the Middle ages : The Case of Spain and the Jews » in Margaret R. Greer, Walter D. Mignolo & Maureen Quilligan (éd.), Rereading the Black Legend : The Discourses of Religious and Racial Difference in the Renaissance Empires, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
-
[8]
François Bernier (1684), « A New Division of the Earth », traduit par T. Bendyphe in Memoirs Read Before the Anthropological Society of London, vol. 1, Londres, Anthropological Society of London, 1863-1864, pp. 360-364.
-
[9]
Il s’agit de spectacles, les « minstrel shows », en vogue dans l’Amérique du dix-neuvième siècle, qui mettaient en scène des acteurs blancs grimés en noirs, qui apparaissaient toujours comme des personnages joyeux et stupides (NdT).
-
[10]
Pour une analyse de ce double bind pesant sur l’existence des Noirs, voir Jane Anna et Lewis R. Gordon, Of Divine Warning : Reading Disaster in the Modern Age, Boulder, CO, Paradigm Publishers, 2009, p. 84.
-
[11]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 6.
-
[12]
Ibid., p. 18.
-
[13]
Peau noire, masques blancs, p. 11.
-
[14]
Ibid., p. 28.
-
[15]
Richard Cavendish, A History of Magic, Londres, Arkana, 1990, p. 2.
-
[16]
Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 88.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
W. E. B. Du Bois, The Souls of Black Folk : Essays and Sketches, Chicago, A. C. McClurg & Co, 1903.
-
[19]
Pour la discussion de ces points voir, par exemple, Paget Henry, « Africana Phenomenology : Its Philosophical Implications », The C. L. R. James Journal, 11, n°1, été 2005, pp. 79-112 et Jane Anna Gordon, « The Gift of Double Consciousness : Some Obstacles to Grasping the Contributions of the Colonized » in Nalini Persram (éd.), Postcolonialism and Political Theory, Lanham, MD, Lexington Books, 2007, pp. 143-161.
-
[20]
Peau noire, masques blancs, p. 89.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Jean Lhermitte, L’image de notre corps, Éditions de la Nouvelle revue critique, p. 17 (cité par Frantz Fanon).
-
[23]
Ibid., p. 90.
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[24]
Ibid , p. 91.
-
[25]
Ibid., p. 94.
-
[26]
Ibid., p. 97. Pour une discussion récente sur la génétique qui fait passer la race sous la peau, voir Paul Gilroy, Against Race : Imagining Political Culture Beyond the Colorline, Cambridge, MA, Belknap Press, 2000.
-
[27]
Peau noire, masques blancs, p. 93.
-
[28]
Cf. Drucilla Cornell, « The secret Behind the Veil : A Reinterpretation of “Algeria Unveiled” », Philosophia Africana, 4, n°2 (août 2001), pp. 27-35.
-
[29]
Les damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, François Maspero, 1961, rééd. Gallimard, 1991.
-
[30]
Hussein Abdulahi Bulhan, Frantz Fanon and the Psychology of Oppression, New York, Plenum, 1985.
-
[31]
Voir Carolyn Fluehr-Lobban, Race and Racism : An Introduction, Lanham, MD, AltaMira, 2006.
-
[32]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Léopold Senghor (éd.), Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, Presses Universitaires de France, 1948.
-
[33]
Pour une discussion critique de la conception sartrienne de la négritude et de la réponse de Fanon, voir Reiland Rabaka, Fanonian Moments, Lanham, MD, Lexington Books, 2010, pp. 72-82.
-
[34]
Ronald Hayman, Sartre : A Biography, New York, Carroll & Graf Publishers, 1987, pp. 384-385.
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[35]
Peter Geismar, Fanon, New York, Dial, 1971, p. 182.