Tumultes 2011/2 n° 37

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Article de revue

La citoyenneté dans une société non homogène

Le cas du Liban

Pages 101 à 109

Notes

  • [1]
    Par mazhab, on désigne les quatre écoles juridiques (hanafite, malékite, chaféite et hanbalite) de l’islam sunnite (Ndlr).
  • [2]
    n°72, automne 2003.

1À la différence de la plupart des pays arabes où l’autoritarisme a pris le relais de la domination coloniale et en dépit de son organisation communautaire et patriarcale, le Liban a été le lieu de l’émergence d’une certaine conception du sujet politique et de la démocratie. On peut se demander si la notion de citoyenneté qui s’affirme peu à peu aujourd’hui, dans les tensions et les conflits, est susceptible de se dégager des affiliations anciennes qui l’entravent encore. Un rappel des conditions historiques et sociologiques d’apparition d’une citoyenneté libanaise est indispensable, pour amorcer une réponse à cette question.

2La notion de citoyenneté au Liban puise ses origines dans quatre sources : 1. la structure du social et du politique à la fin de l’époque ottomane, 2. l’importation d’un État-nation à l’ombre du Mandat français (1920-1943), 3. la Constitution et le Pacte national de la première République (1943) et 4. l’accord du nouveau Pacte national, dit accord de Taëf (1990).

L’approche du social et du politique à la fin de l’époque ottomane

3Ce qu’il faut retenir de cette période concernant l’approche ottomane de la vie sociale et politique dans les provinces de l’Empire est, d’abord, l’importance primordiale accordée à la structure clanique et tribale, patriarcale et patrilinéaire. L’identité de l’Empire étant liée à un clan turkmène et non à un espace ou à une cité, les Ottomans soutenaient et reproduisaient le système tribal et clanique ; ils voyaient en lui la base des rapports politiques hiérarchisés du sommet jusqu’aux autorités et aux notabilités provinciales les plus reculées. La seconde base socio-politique de l’époque ottomane est l’identité religieuse. L’Empire établit ses rapports avec les groupes sociaux en fonction de leur appartenance religieuse. Là aussi, le système est fortement hiérarchisé : il y a, au sommet, l’Islam sunnite, puis les différents mazhab[1], enfin, les minorités religieuses, etc. En octroyant des droits aux minorités religieuses en 1859, les autorités ottomanes ont poussé et favorisé le regroupement de celles-ci en millet, c’est-à-dire en communautés religieuses. Enfin, soulignons que le système juridique ne favorisait nullement l’intégration sociale, mais plutôt la juxtaposition des groupes à l’ombre de la multiplicité des régimes juridiques et légaux.

La société libanaise à la fin de la période ottomane

4L’analyse-dissection d’une communauté ou d’une confession religieuse au Liban permet d’établir différents constats.

5Tout d’abord, des familles étendues ou nucléaires vivent dans le mythe de leur appartenance à une famille élargie importante, rassemblement de segments autour d’un chef (shayk ou za’im), genre de primus inter pares, plutôt rassembleur par consensus et exerçant l’autorité par le prestige et les services qu’il rend aux membres de sa famille. Il en résulte un type de pouvoir qui se manifeste par ce qu’on nomme le système patriarcal. Ce pouvoir pratiqué au sein du clan et s’élargissant aux alliés et aux clients est fondé sur la solidarité (aasab) et la double pratique de l’allégeance et de la protection, la première étant la condition sine qua non de la seconde. Ces concessions d’influence s’achètent, bien entendu, par des services ou par des dons, lorsque le prix n’en est pas réglé en numéraire. Il faut simplement prendre acte du fait qu’à une certaine époque, la politique était tout simplement cela ; le Liban et la région n’en connaissaient pas d’autre. Le système familial, en raison de son fonctionnement, débouchait sur la création de l’espace politique : hiérarchisation des familles de notables et de shayks en notables de premier et second rangs, structure pyramidale de la société, protocole précis et codes d’inclusion et d’exclusion des groupes familiaux, rôle essentiel accordé au rang et à la richesse matérielle, etc. L’ensemble de ces pratiques socio-politiques a façonné les modes de ce que l’on nomme actuellement la « politique traditionnelle ». Ce qui est remarquable, c’est que l’ancrage de cette pratique dans les structures mentales de la société en a fait un phénomène rémanent, d’où sa reproduction dans l’imaginaire social, comme un habitus.

6Un encadrement est assuré par des appareils religieux qui ont acquis au cours de l’Histoire une légitimité de leadership aussi bien religieux que temporel, malgré le fait que le statut et le rôle des appareils religieux diffèrent d’une communauté à l’autre. Au Liban, pour toutes les communautés religieuses, le rôle temporel des appareils religieux est assuré d’abord par l’appareil judiciaire compétent en matière de statut personnel et par la prise en charge des écoles, des universités, des hôpitaux et des associations de bienfaisance et d’aide sociale destinées aux membres de la communauté. Ces communautés possèdent, en effet, des biens fonciers et un patrimoine économique important qui assure le fonctionnement de ces institutions.

7Il existe également un encadrement par des appareils politiques qui, sous la forme de « partis politiques », chapeautent les communautés religieuses. Selon leur influence et leur hégémonie au sein de leur communauté, les partis planifient leur stratégie vis-à-vis du pouvoir et de l’État et déterminent, au vu du rapport de force existant, leur taux et leur niveau de participation en fonction de leur part (power sharing) « constitutionnellement » accordée. Force est donc de constater que les communautés religieuses libanaises sont dirigées, conjointement et de manière inégale selon les périodes historiques et les communautés, aussi bien par des appareils religieux que par des partis et des leaders politiques. Cette direction peut être unique et absolue ou partagée par une pluralité d’acteurs. Les deux cas dépendent justement des catégories sociales, des classes et de leurs conflits au sein de chaque communauté ainsi que de la nature des rapports entretenus par une communauté avec l’État et le gouvernement.

8On peut enfin observer que chaque communauté au Liban intériorise et s’identifie à un espace, à une parcelle de territoire qu’elle accapare comme sienne et cela, indépendamment de son poids démographique sur le territoire. En effet, dans leur conscience sociale et historique, nos concitoyens intériorisent l’espace et entretiennent un rapport affectif très fort avec une géographie nationale et régionale.

9Cette structure en forme de poupées russes emboîtant d’autres structures est conceptualisée par les sociologues sous la dénomination de « société ahliyya » ou ce que les sociologues égyptiens appellent mujtamaa urfi. On peut traduire ce terme par « société de type traditionnel », qui privilégie les rapports primordiaux, par opposition à ce que la modernisation a produit comme nouveaux rapports dans la société libanaise, des formes de regroupement identifiées par le concept classique de société civile ou mujtamaa madani, supposé être la base de l’État moderne.

L’importation d’un État-nation à l’ombre du mandat français : la Constitution de 1926

10La modernité politique s’est, dès les premières décennies du vingtième siècle, propagée à l’Est de la Méditerranée autour de la notion d’État moderne national, centralisé, constitutionnel et démocratique, organisé en institutions bureaucratiques, comme le souligne Max Weber. Ce qu’il faut souligner, dans le champ libanais qui nous concerne ici, c’est que la modernité politique a créé une situation absolument paradoxale : d’une part, la constitution, le citoyen, les institutions, l’intérêt et le bien public, c’est-à-dire des modes abstraits de gouverner, s’adressent à une société abstraite à travers l’État dans sa logique d’hégémonie sur tous les secteurs de la vie ; d’autre part, la politique d’avant la modernité se définit par une hiérarchie intégrée de relations directes et personnelles et de législations spécifiques selon les groupes.

11Dès la mise en place du Mandat français au Liban et en Syrie, une constitution promulguée en 1926 à l’ombre de celui-ci jette les bases d’une république fondée sur la séparation des pouvoirs et l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant. Elle reconnaît les droits fondamentaux des citoyens et leur égalité devant la loi et garantit les libertés publiques. Cette constitution encourage par ailleurs l’initiative privée et le système économique de libre-échange.

12La société libanaise a donc commencé à expérimenter, pour la première fois de son histoire, une forme de superstructure politique régie par une constitution républicaine, démocratique et libérale et un État qui, sur le plan formel, a toutes les apparences d’un État de droit. Cependant, et malgré les pressions de certains hauts-commissaires français, les communautés et les clans familiaux ont refusé l’élaboration d’un code civil, en raison de leur opposition à l’intégration du statut personnel à l’espace étatique. De ce fait, celui-ci resta entre les mains des tribunaux religieux.

La Constitution et le Pacte national de la première République (1943)

13La proclamation de l’indépendance en 1943 a maintenu la Constitution de 1926 ; seuls les articles relatifs au Mandat français avaient été abrogés. Cependant, les élites et la classe politique de l’époque, considérant que les mentalités et les valeurs dominantes ne pouvaient s’adapter sans violence à la logique citoyenne de la Constitution, ont confiné dans un « accord oral annexe et parallèle » dénommé « Pacte national », le fondement communautaire de la vie politique.

14Dans son contenu, le Pacte de 1943 traite en fait de politique étrangère, à savoir cette fameuse équation selon laquelle le Liban ne peut être soluble dans un projet ou une entité politique régionale (nationalisme arabe ou syrien) et ne peut non plus constituer un point d’ancrage pour le colonialisme. Mais toute son importance réside en fait dans son impact et ses effets internes : le Pacte, parallèlement à la Constitution, fonde un projet étatique dont les partenaires ne sont pas les individus-citoyens libanais représentés par une assemblée ou par des partis politiques, mais un couple formé par un ensemble de communautés chrétiennes et un ensemble de communautés musulmanes ; celles-ci se sont mises d’accord pour fonder un État qui les « synthétise » dans un projet d’indépendance nationale. Force est de reconnaître que les partenaires — acteurs du « Pacte national » — sont donc les chrétiens et les musulmans.

15Après l’indépendance, ce Pacte s’est répercuté sur la Constitution qui a fini par adopter dans ses articles « la reconnaissance » des droits des communautés religieuses, non seulement pour le statut personnel, mais aussi pour l’enseignement pré-universitaire et surtout, pour la distribution des charges gouvernementales et administratives entre les partenaires du Pacte. Au niveau de la représentativité parlementaire, le Pacte n’avait pas exigé l’inscription de l’identité communautaire des députés dans la Constitution, mais dans les lois électorales.

Le fondement de la démocratie consociative libanaise

16Sur ces bases, le régime politique libanais expérimente une forme de démocratie qui n’est pas fondée sur le principe du gouvernement majoritaire, mais sur le principe du consensus et du droit de veto des segments s’agissant des questions nationales supérieures.

17Ce type de démocratie, dite « démocratie consociative », n’est pas une variante de la conception fédérative. Dans la conception fédérale de la démocratie, les segments sont des ensembles qui forment un tout et la représentation politique se fait entre représentants de segments. Ainsi, par exemple, le parti (x) représentant le segment (A) se trouve face au parti (y) qui représente le segment (B). En revanche, dans la conception consociative en principe en vigueur au Liban, selon la loi, le parti (x) qui doit comprendre des représentants des segments (A) et (B) est en compétition avec le parti (y) qui comprend aussi des représentants des segments (A) et (B). Cela veut dire que la vie politique dans le système libanais suppose la division politique des segments et non leur unité.

18Traduit en termes de politique libanaise, ce schéma signifie que les communautés religieuses doivent être divisées politiquement afin que la vie politique soit possible dans le système communautaire. Or, si la majorité des représentants et des partis politiques d’une communauté donnée se solidarisent et forment un bloc unique qui mobilise l’ensemble d’une communauté religieuse, un modèle va s’imposer et acculer les autres communautés à fonctionner de la même manière. La démocratie consociative devient ainsi une structure formelle qui cache, en fait, une fédération de communautés. Lorsqu’elle se présente, cette situation (c’est le cas actuellement de la communauté chiite soudée autour de son bras armé, le Hizbollah) engendre une forme de dysfonctionnement et de blocage institutionnel qui, pour certains groupes sociaux, remet en question l’ensemble du système. Ces groupes et leurs représentants politiques ont alors revendiqué l’abolition du confessionnalisme politique comme remède au blocage. Pour eux, cela signifie uniquement l’abolition de la règle de la parité communautaire dans la représentation politique sans remise en question au niveau du statut personnel.

19Le rapport de forces établi à la fin des hostilités en 1990 renforce les tenants de la revendication de l’abolition du confessionnalisme politique. S’ouvre ainsi la voie à la mise en place de l’« accord de Taëf » qui, ratifié en tant que loi constitutionnelle, fonde ce qui est considéré comme une seconde république.

L’accord du nouveau Pacte national, dit accord de Taëf (1990)

20La dénomination officielle de l’accord de Taëf est mithaq al aysh al mushtarak, c’est-à-dire « Pacte de la convivialité entre les communautés libanaises ». À la différence du Pacte de 1943, cet accord est écrit et considéré comme faisant partie intégrante de la Constitution. Les principaux changements qu’il introduit sont le maintien de la parité communautaire dans l’administration publique, cela uniquement au niveau des fonctionnaires dits de première catégorie (directeurs généraux, PDG de services publics, cadres militaires et services de sécurité), le transfert d’une partie des prérogatives du Président de la République au Conseil des ministres et la reconnaissance constitutionnelle de la parité entre chrétiens et musulmans dans la répartition des sièges parlementaires. Le texte prévoit une étape transitoire pour abolir le confessionnalisme en politique au cours de laquelle est formée une commission chargée de préparer les mesures opérationnelles à cette fin. Entre-temps, l’identité confessionnelle des trois présidences est maintenue.

21Ce qu’on peut conclure de cette approche, c’est que le régime politique libanais produit une forme de citoyenneté que l’on peut définir comme une citoyenneté complexe à dominante mobile. Cette citoyenneté inclut l’appartenance à un familialisme territorialisé, une identité communautaire religieuse et l’identification à un État national. Dans les moments de conflits exacerbés et de lutte tendue pour le pouvoir entre les acteurs politiques, c’est la composante communautaire qui domine. Ces derniers recourent systématiquement à la mobilisation communautaire afin d’atteindre des objectifs supposés bénéfiques pour l’ensemble de la communauté. À un autre niveau, l’analyse des comportements des électeurs-citoyens lors des compétitions municipales et régionales révèle la domination du familialisme et du leadership traditionnel. En période de paix et de détente dans les relations régionales et internationales, les Libanais vivent avec plus de vigueur leur appartenance à un « État/patrie » régi par le droit et la Constitution.

Pour une nouvelle approche de la société et la mise en place de nouvelles pratiques sociales

22Dans une étude publiée dans Travaux et Jours[2] sous le titre « L’hybride reproducteur : regard sur le social et le politique au Liban », nous avons proposé de dépasser l’approche dualiste du phénomène des communautés religieuses, en acceptant de voir la réalité sociale libanaise comme un composé de structures différentes qui forment une réalité sociale spécifique : « Ce que l’on peut constater concernant l’ensemble de la société et l’État libanais, ce n’est plus un mouvement ou une évolution linéaire, mais une nouvelle structure qui englobe deux mondes, deux modèles imbriqués. La société libanaise a produit un phénomène qui consiste à refléter dans les structures sociales, économiques, politiques et culturelles — et aussi dans les structures mentales et inconscientes des individus — un mélange caractérisé des modèles, un mélange intégré de ce que l’on a assimilé comme « Occident » et de ce que l’on tient à maintenir comme repères et enracinement « oriental ». Cette nouvelle structure (hybride) devient caractéristique de cette société ; elle est reproductible dans des champs variés et constitue un concept opératoire afin de comprendre les conduites, les choix et les attitudes des Libanais. »

23Les structures communautaires semblent donc modernisables, que la société choisisse ou non la laïcité. À l’heure où l’État national, centralisateur et laïc, perd de sa crédibilité à assurer l’équilibre sociétal, surtout auprès des regroupements à base religieuse, on peut dire que le concept de laïcité paraît aussi vieux jeu que celui de confessionnalisme. Dans une perspective fonctionnaliste, il faut abandonner l’idée d’abrogation et d’élimination et réaménager les rapports entre l’État, les regroupements intermédiaires — communautés religieuses ou d’institutions associatives civiles — et les individus, tout en introduisant sur le plan social l’idée d’appartenance multiple et, sur le plan juridique, l’idée de choix.

Notes

  • [1]
    Par mazhab, on désigne les quatre écoles juridiques (hanafite, malékite, chaféite et hanbalite) de l’islam sunnite (Ndlr).
  • [2]
    n°72, automne 2003.
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