Notes
-
[1]
Robert Putnam, Robert Leonardi & Raffaella Nanetti, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 167.
-
[2]
Voir, à ce sujet, l’ouvrage récent de Brenda Lee O’Neill et Elisabeth Gidengil (éd.), Gender and Social Capital, New York/London, Routledge, 2006.
-
[3]
Robert Putnam, « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital », Journal of Democracy, 6, 1 (1995), pp. 65-78.
-
[4]
Peter Hall, « Social Capital in Britain », British Journal of Political Science 29, 3 (1999), pp. 417-461.
-
[5]
Ramabai Saraswati, Pandita Ramabai through Her Own Words, édité et traduit par Meera Kosambi, Delhi, Oxford University Press, 2000 ; Ramabai Saraswati, Returning the American Gaze : Pandita Ramabai’s The Peoples of the United States, édité et traduit par Meera Kosambi, Delhi, Permanent Black, 2003.
-
[6]
Lila Majumdar, Ami Nari, Calcutta, Mitra and Ghosh, 2000.
-
[7]
Lila Majumdar, Pakdandi, Calcutta, Ananda Publishers, 2001.
-
[8]
Lila Majumdar, « Halde Pakhir Palak » in Chhotader Omnibus, Calcutta, Asia Publishing, 1999.
1Cet article fait l’éloge de l’oblique, du flou et du connotatif. Cela peut ne pas surprendre, de la part d’une conférencière qui fait une double allégeance aux études de genre et aux études littéraires ; ces deux disciplines ont beaucoup fait pour travailler avec les non-linéarités, avec les espaces à la marge, les recoins et les lignes de fuite des imaginaires dominants et avec la revalorisation d’outils d’analyse flexibles et multidimensionnels. Sonia Dayan-Herzbrun, à travers son œuvre et sa pratique, a fortement contribué à ce repositionnement. Pour cette raison, cet article qui propose une lecture connotative sur des aspects de la capacité d’agir créatrice des femmes en Asie du Sud, entre 1920 et 1950, porte sur Sarojini Naidu (1879-1949), une poétesse et politicienne éminente du vingtième siècle, et sur Lila Majumdar (1908-2007), une écrivaine plus tardive qui écrit d’abord pour les enfants et les jeunes adultes. J’examinerai en outre brièvement le travail de Ramabai Saraswati (1858-1932) et de Rokeya Sakhawat Hossain (1908-2007). J’utilise leurs prénoms pour parler d’elles, comme le veut une pratique admise et respectée en Asie du Sud.
2Mon étude porte sur des femmes qui ont exercé leur capacité d’agir dans la sphère publique à travers l’écriture et qui se sont également engagées dans des activités associatives, caritatives et politiques. Mon article remonte jusqu’aux années 1880 et se poursuit jusqu’à la période qui suit l’indépendance de l’Inde, dans les années 1950. Parmi les quatre femmes figurant dans cet article, Ramabai s’était convertie au christianisme, Rokeya était musulmane, Sarojini était hindoue mais s’était mariée, par amour, dans la secte réformiste Brahmo Samaj ; Lila, au contraire, était née dans une famille brahmane et s’était mariée, par amour, dans un milieu hindou. Ramabai venait de Maharashtra, à l’ouest de l’Inde (Mumbai est la ville la plus importante de la région), Rokeya et Lila du Bengale (Calcutta et Dhaka en sont les villes principales) et Sarojini, bien qu’issue d’une famille bengalie, avait vécu la majeure partie de sa vie dans la ville hautement multiculturelle d’Hyderabad. Toutes étaient des femmes de l’élite, bien qu’en fait aucune n’ait monnayé ses origines. Leurs familles, pour la plupart, vivaient de leur capital intellectuel, social et culturel — c’est aussi vrai de Rokeya, la seule à être née dans une famille féodale de propriétaires terriens et qui, veuve, a néanmoins survécu comme femme active, éducatrice, utilisant comme fonds de démarrage l’héritage modeste laissé par son mari fonctionnaire.
3J’ai choisi les années de transformations et de changements profonds en Asie du Sud, années au cours desquelles les mouvements politiques de groupes nationalistes, entre autres, de droite comme de gauche, ont été traversés par des secousses, et qui ont vu simultanément l’indépendance et la partition traumatisante et sanglante de l’Inde indivise en Inde, Pakistan et (à terme) Bangladesh. Dans ces narrations épiques au centre du changement social et national, les femmes d’Asie du Sud avaient, jusqu’il y a quinze ans, à s’adapter à tout ce qui s’écrivait en matière de narration conventionnelle de l’histoire. L’univers dense des femmes rassemblées ou participant, de manière plus ou moins formelle, à toutes sortes de regroupements, allant des petits clubs aux groupes de lecture, y était à peu près inexistant. Ce n’est plus le cas, avec l’irruption en Asie du Sud d’une histoire féministe passionnante. Cependant, on n’y trouve guère d’analyse du capital social sexué et de la capacité d’agir des femmes dans la sphère publique.
4Je parle et écris à partir d’une perspective centrée sur la capacité d’agir. Cette perspective n’élimine pas les désavantages ou les discriminations structurels, mais elle met en exergue les conditions réelles d’être et de faire. Je discuterai en détail, plus tard, du capital social sexué. Les lecteurs seront prêts, pour la plupart, à accepter que notre compréhension de la sphère publique telle qu’elle est occupée par les femmes, soit bien plus large que les notions utilisées jusque-là. Le semi-privé, l’éducatif, les espaces faisant joint entre le privé et le public, comptent tous pour comprendre l’engagement des femmes dans la sphère publique. Car l’écriture survient dans la sphère privée, et même après publication dans la sphère publique, elle est à nouveau fréquemment lue dans la sphère privée ; nous percevons donc clairement que nous avons besoin de revoir les termes dans lesquels nous pensons le privé et le public. La porosité entre privé et public est importante pour mon travail. Inscrire la capacité d’agir des femmes dans la sphère publique à partir des bas-côtés autant que du centre — comme auteures, comme lectrices dans la sphère publique littéraire, comme théoriciennes et militantes de l’éducation — élargit et approfondit la notion que nous avons de la sphère publique.
5Le capital social, pour utiliser la définition de Robert Putnam [1], renvoie à la capacité des êtres humains à créer de la confiance, des normes et des réseaux qui facilitent l’organisation de la société. Le capital social genré renvoie, à son tour, à la manière dont certains types de capital social peuvent être considérés, au niveau de l’analyse, comme constitutivement genrés : ils comprennent, par exemple, des institutions et réseaux construits autour du care comme les soins infirmiers, les associations caritatives de volontaires et l’enseignement élémentaire qui, à travers des processus historiques et sociaux, se sont trouvés associés dans des contextes socio-historiques spécifiques à un genre particulier, habituellement féminin. Il est fascinant d’étudier le travail éducatif, féministe et caritatif des femmes d’Asie du Sud, qui ont joué un rôle à l’époque coloniale, telles que Pandita Ramabai (1858-1922) et Rokeya Sakhawat Hossain (1880-1932) ; celles-ci ont, à travers un processus long et complexe, créé des réseaux, se sont appuyées sur la confiance qu’on leur faisait et ont milité publiquement en faveur de la validation des normes soutenant la capacité d’agir, l’éducation et le bien-être des femmes. Renforcé concrètement à travers des associations et institutions éducatives et de développement, ce capital social genré était également exploité de manière importante grâce au travail d’écriture, dans lequel la capacité d’agir des femmes, en particulier dans la sphère publique, était analysée et célébrée.
6Que des femmes telles que Ramabai et Rokeya aient été en mesure d’exploiter le capital social pour édifier des institutions pour les femmes et les populations marginalisées, a été une réussite d’une ampleur exceptionnelle. Elles ont cependant été constamment contestées et combattues. L’intégration du genre dans le capital social demeure un domaine peu étudié [2] bien qu’une fois débattu, le thème ait été l’objet de critiques dans les publications universitaires. Putnam soutenait à l’origine que le déclin, à la fin du vingtième siècle, du capital social américain, qu’il posait en principe, était plus ou moins lié à l’augmentation du nombre de femmes faisant, à l’extérieur, un travail rémunéré [3]. Cette perspective semble avoir reposé sur des postulats passéistes et patriarcaux profondément ancrés. On pourrait en déduire que la contribution des femmes aux associations basées sur le bénévolat de la fin des dix-neuvième et vingtième siècles susciterait son approbation : on pourrait affirmer qu’il existait un modèle docile de capital social des femmes au début du vingtième siècle, à une époque où les femmes au foyer allaient tranquillement participer aux œuvres paroissiales, à des clubs de tricot et d’autres clubs et sociétés, soutenant ainsi les structures familiales patriarcales et facilitant l’organisation et les réseaux sociaux. Cependant, le leadership et la contribution des femmes à la mise en place d’associations éducatives et caritatives prirent, entre les mains de personnes telles que Ramabai et Rokeya, une tournure anti-patriarcale virulente. Les arguments en faveur de l’éducation et de l’émancipation des femmes qu’elles énonçaient dans leurs écrits remettaient en cause la vision selon laquelle les femmes étaient dociles, soumises et vouées au seul foyer.
7Ramabai et Rokeya travaillaient toutes les deux, gagnant leur vie grâce à leur travail éducatif et caritatif ; elles étaient à la fois éducatrices et écrivaines. Il y a quelques années, des universitaires tels que Peter Hall et Vivien Lowndes [4] ont soutenu, comme pour corriger Putnam, qu’en Grande-Bretagne, par exemple, ce furent les femmes travailleuses qui, avec leur participation accrue à la vie associative, ont appuyé et développé le capital social ; ils ont souligné l’importance des réseaux sociaux informels et des groupes de prise en charge des enfants, entre autres, dans la création et le soutien du capital social. Mon propos nous ramène à l’Inde coloniale et montre comment des Indiennes actives et décidées, et qui travaillaient, ont développé un capital social genré, à la fois féministe et novateur, à travers leurs écrits, leur travail éducatif et une large gamme d’activités caritatives. Les femmes que j’étudie, dans cet article, Ramabai et Rokeya, Sarojini Naidu et Lila Majumdar, étaient essentiellement des femmes pleines de ressources. Cependant, plutôt que d’écrire un simple compte rendu triomphaliste de leurs réalisations, faire comprendre l’importance de la confrontation autant que de la collaboration fait mieux appréhender la manière dont les femmes produisent le capital social dans le domaine de l’éducation.
8Ramabai a fait l’objet d’excellents travaux universitaires, surtout par Meera Kosambi qui a analysé et traduit nombre de ses travaux, y compris The Peoples of the United States [5]. L’œuvre éducative de Ramabai et de Rokeya ne s’est pas limitée aux projets d’éducation des femmes, développés dans les associations et institutions qu’elles avaient fondées, elle s’est aussi manifestée dans leurs écrits ; ceux-ci leur ont permis de façonner les opinions, d’éduquer les lecteurs et de prendre part aux débats sur l’éducation et la capacité d’agir des femmes dans la société. D’une part, les écrits de ces femmes offrent, par leur contenu, des résonances étonnantes, au niveau conceptuel et intellectuel, avec les notions actuelles de capital social genré. D’autre part, ils ont contribué à élaborer le capital social genré manifesté dans leur travail public d’éducation.
9Veuve hindoue de haute caste convertie au christianisme en 1886, Pandita Ramabai joua de multiples rôles en tant qu’essayiste, militante en faveur de l’éducation des femmes et fondatrice de plusieurs organisations de développement (y compris une école et des foyers pour les veuves, les prostituées et les démunis). Issue d’une famille de brahmanes, elle avait été élevée de la manière la plus originale. Son père avait dispensé à sa femme, ses deux filles et son seul fils un enseignement poussé du sanskrit. Ils parcoururent toute l’Inde en mendiants religieux instruits, réussissant à grand-peine à assurer leur subsistance. Dans Expériences de famine, Ramabai raconte, avec des détails insoutenables, la mort de ses parents et de sa sœur lors d’une famine qui ravagea l’Ouest de l’Inde dans les années 1870. Son frère et elle survécurent et gagnèrent Calcutta où Ramabai se vit décerner le titre de Pandita (femme d’expérience) et Saraswati (déesse du savoir) par une assemblée d’hommes éduqués de haute classe. Elle épousa un non-brahmane, devint veuve peu après, avec une toute petite fille. Elle lança une association pour femmes, Arya Mahila Samaj, les incitant à s’engager activement dans la transformation de leur société. La même année, elle témoignait, devant la Commission Hunter for Education, nommée par le gouvernement, sur la scolarisation et l’éducation à la santé des filles. En 1883, avec le soutien d’un ordre anglican, elle prit le bateau pour l’Angleterre où elle vécut jusqu’à son voyage en Amérique, en 1886. Elle se convertit à l’anglicanisme, mais embrassa, par la suite, une forme non confessionnelle de christianisme. Ramabai fit, dans son ouvrage La femme hindoue de haute caste (1887), une critique caustique de l’hindouisme brahmanique patriarcal. En 1889, elle publiait un carnet de voyage en marathi, United Stateschi Lokasthiti ani Pravasavritta, traduit approximativement, par M. Kosambi, sous le titre The Peoples of the United States (d’où l’abréviation PUS), qui fut imprimé à Mumbai. À son retour dans le Maharashtra, Ramabai créa un certain nombre d’institutions scolaires et caritatives à Mumbai, Pune et à Kedgaon dans le Maharashtra ; la première d’entre elles fut Sharada Sadan, une école, une maison et une structure de formation pour les très jeunes veuves, suivie par Mukti Sadan et Kripa Sadan, qui assistaient les femmes de basse caste, les travailleuses du sexe rescapées et offraient formation et asile aux aveugles et autres femmes handicapées.
10Alors que Ramabai venait de l’Ouest de l’Inde, Rokeya Sakhawat Hossain était originaire de l’Est. Enseignante bengalie, féministe et musulmane, Rokeya qui, dans ses essais, montre qu’elle connaissait Ramabai, naquit en 1880, dans une famille propriétaire terrienne de la région de Rangpur (aujourd’hui Bangladesh). Rokeya ne reçut jamais d’éducation formelle ; elle fut aidée par sa sœur aînée et son frère au point de bien posséder et le bengali et l’anglais. Mariée à seize ans à Khan Bahadur Syed Sakhawat Hossain, un homme de vingt ans son aîné, ses talents littéraires et scolaires s’épanouirent avec le soutien de son mari ; elle avait déménagé, après ses noces, dans sa maison de Bhagalpur, au Bihar (une province voisine). Sa fable féministe utopiste, rédigée en anglais, Sultana’s Dream, fut publiée en 1905 dans l’Indian Ladies’ Magazine à Madras, alors que plusieurs de ses essais en bengali avaient paru, avant 1909, dans des périodiques.
11Le mari de Rokeya, disparu en 1909, légua à sa veuve une somme de 10.000 roupies pour monter, après sa mort, une école de filles. Après une tentative avortée à Bhagalpur, Rokeya déménagea à Calcutta où elle ouvrit de nouveau une école, en 1911. À sa mort, en 1932, cette école, la Sakhawat Hossain Memorial School, était devenue un véritable lycée dont 75% des élèves réussissaient l’examen de fin d’études secondaires. En 1935, l’école se mit à recevoir des subventions publiques. Aujourd’hui, c’est une institution très bien financée par le gouvernement ; elle est le meilleur témoignage sur le long terme de la vision et de la compétence de Rokeya comme éducatrice. L’autre héritage est une œuvre formidable, très variée, comprenant des essais, sketchs satiriques, romans, nouvelles, allégories, légendes et fables, dans lesquels s’exprimaient son féminisme, sa créativité et son dévouement à l’éducation des femmes ; à travers ces textes, elle milita également pour lever des fonds et assurer la visibilité de son école et de nombreuses autres organisations et associations de femmes dans lesquelles elle s’était impliquée ou qu’elle avait fondées. L’une des plus prestigieuses fut la branche bengalie de l’Association des femmes musulmanes (Anjuman-e-Khawatin-e-Islam), créée en 1916 ; sous son égide, des femmes musulmanes s’adonnèrent à tout un choix d’activités caritatives.
12Il est crucial de revenir à des figures historiques comme Ramabai et Rokeya pour adapter, élargir et approfondir nos connaissances balbutiantes sur la notion multidimensionnelle de capital social genré. En premier lieu, leur notion et leur pratique de capital social genré ne sont pas du côté de la docilité. Ramabai voyait la lutte comme un élément constitutif indispensable à l’action éducative et sociale des femmes. En second lieu, le capital social n’est pas ici un élément nécessairement hérité de la communauté à laquelle on appartient ; c’est plutôt une question de construction dynamique de nouveaux stocks de capital, souvent sur la base de stocks précédents, à partir de choix sociopolitiques tenaces et dissidents. Ainsi Ramabai, qui bénéficiait du statut de femme hindoue brahmane de caste supérieure et avait, jusque dans les années 1890, mené une croisade pour les réformes en jouissant du soutien de cette communauté, a plutôt choisi de mettre au premier plan son identité de femme militante, de voix s’élevant contre l’oppression de caste et l’oppression des veuves, et de chrétienne. Sa coupure radicale d’avec les hommes réformistes de Pune ne s’est pas faite sous l’influence de bailleurs de fonds blancs — bien au contraire, ces derniers furent autant embarrassés par cette rupture que par sa décision d’impulser un nouvel ensemble d’institutions, durant les années de famine, pour un nouveau groupe de personnes de basse caste. Pendant ce temps, Rokeya travaillait à la fois au sein et hors de sa communauté, repérant et critiquant constamment l’oppression des femmes qu’elle relevait chez les musulmans, comme dans d’autres communautés. En troisième lieu, le travail de femmes comme Ramabai et Rokeya dans les domaines de l’éducation, de la création de revenus et des soins de santé pour les femmes doit être replacé dans l’histoire des femmes concourant au développement humain. En quatrième lieu, l’histoire du capital social que de telles femmes construisirent a également besoin d’être contextualisée et replacée dans l’histoire globale de la manière dont les femmes ont conceptualisé et/ou réellement renforcé les associations, institutions et communautés éducatives féminines. Ces communautés féministes, imaginées et réelles, comme Sharada Sadan et Tarini Bhavan (on retrouve une narration semi-autobiographique de cette dernière dans Padmara, le roman de Rokeya) donnent, à leur tour, beaucoup d’éléments pour comprendre les tentatives des femmes visant à concrétiser la confiance, les normes et les réseaux pour promouvoir le bien-être des femmes et d’autres groupes marginaux.
13Tout en reconnaissant les différentes formes de capital social, il est aussi nécessaire de comprendre que le capital social des femmes, manifesté dans les activités d’éducation, radicalise la notion de « surplus » ou de « profit » réalisé par un tel capital. Si l’on considère d’un point de vue normatif et éthique les pratiques des femmes que j’étudie ici, on peut dire qu’elles investissent, non pour en tirer profit, mais pour assurer une redistribution sociale des ressources.
14Il est temps, dans la perspective du capital social genré et de la capacité d’agir des femmes dans la sphère publique, de réexaminer attentivement le cas de Sarojini Naidu, l’une des actrices les plus importantes de la sphère publique d’Asie du Sud, au vingtième siècle. Élue présidente, en 1925, de l’Indian National Congress, elle devint la première femme gouverneur après l’indépendance. Sarojini était également une poétesse et rhétoricienne, qui s’est efforcée de jeter un pont entre les sphères publique et privée. Enfant prodige, adolescente adorable qui persuada ses parents de la laisser épouser l’homme qu’elle aimait, voyageuse à travers de multiples continents, épouse et mère, militante et politicienne, l’une des conférencières les plus recherchées pour les rencontres d’associations de toute sorte, elle fut une femme d’un talent époustouflant. Elle réussit l’examen de fin d’études secondaires à l’âge précoce de douze ans, tomba amoureuse hors de sa caste d’un homme beaucoup âgé qu’elle, fut envoyée en Angleterre pour étudier, en partie pour mettre un terme à sa liaison amoureuse — ce qui échoua, bien qu’entre-temps elle se distinguât comme poétesse orientale au style fleuri. Alliant toujours les rôles du privé et du public, utilisant à la perfection ses talents littéraires et rhétoriques, le Rossignol de l’Inde, comme on l’a surnommée, sut mobiliser de manière exceptionnelle le capital social genré et fit preuve de la capacité d’agir dans la sphère publique la plus ingénieuse.
15Sarojini publia des recueils de poésie comme The Golden Threshold (1905), The Bird of Time (1912) et The Broken Wing (1917). Rédigée dans une langue aujourd’hui vieillie, sa poésie peut néanmoins être fine et brillante. Sarojini devint la militante éloquente d’une Inde plurielle où diverses communautés religieuses aspiraient à vivre harmonieusement ; son amour pour Hyderabad, une cité religieuse multiculturelle, l’a renforcée dans cette opinion. Elle fut une magnifique militante de causes telles que le vote des femmes. Elle compta aussi parmi les femmes membres d’organisations qui avaient le mieux réussi en Inde. En 1917, elle unit ses forces à celles de deux non-Indiennes, Margaret Cousins et Annie Besant, et créa la Women’s Indian Association qui envoya une délégation au gouvernement anglais pour demander l’égalité des femmes dans toutes les sphères, y compris l’accès au droit de vote, mais aussi plus d’écoles, de collèges et de collèges de formation pour femmes. Sarojini mena, de 1917 à 1919, des campagnes vigoureuses en faveur du vote des femmes. À la suite de ces campagnes, très peu d’Indiennes en définitive (près d’un million, sélectionnées sur critère de propriété) acquirent le droit de vote. En 1926, Sarojini et M. Cousins joignirent leurs efforts pour former la All India Women’s Conference. Cette très importante association non politique mit l’accent sur la nécessité de l’éducation des femmes et en vint à jouer un rôle prépondérant dans la société civile asiatique ; l’association fonctionne toujours de manière dynamique.
16J’en viens maintenant à Lila Majumdar, qui mena une vie de virtuose, jonglant avec une très large variété de rôles. Elle vécut, à un niveau, une vie de vraie gentlewoman, de mère et d’épouse occupée et avisée. Plus tôt, jeune femme, elle avait été une étudiante exceptionnelle en littérature anglaise, en tête de liste du mastère d’enseignement de l’Université de Calcutta. Bien que sa créativité fébrile ne lui permît pas de s’établir dans la discipline de l’enseignement, elle s’était distinguée dans les tâches d’enseignement des écoles et collèges, ce pour quoi elle avait été recrutée par Rabindranath Tagore. Elle écrivit des livres de cuisine et de conseils pratiques pour la maison qui furent des bestsellers, travailla avec succès pendant des années à All India Radio et prit un vif intérêt à s’engager dans des œuvres caritatives mises en place par des organisations pionnières de la société civile. Nièce de l’écrivain, imprimeur, éditeur et rédacteur Sukumar Ray, et tante du cinéaste Satyajit Ray, elle collabora avec ce dernier pour relancer le magazine novateur pour enfants, Sandesh.
17Je pense qu’en situant les réalisations d’une femme telle que Sarojini Naidu, à l’action considérée comme essentiellement publique — une politicienne —, dans le même cadre que les réalisations et le travail d’une femme telle que Lila Majumdar, agissant davantage dans la sphère privée, écrivant qui plus est avant tout pour les enfants, nous sommes en mesure de reconnaître que la capacité d’agir et le capital social des femmes se manifestent et sont exploités dans un large continuum qui englobe le travail associatif et sa représentation, l’écriture créatrice, l’activité publique et le militantisme dans les sphères sociale et politique.
18Les récits autobiographiques de Lila nous permettent de voir l’éclosion de ses mondes imaginaires et créatifs, d’abord dans un milieu brahmane distingué, ensuite dans un ménage matrimonial hindou. La vie faite de plaisirs mais aussi de dangers d’une bhadramahila ou écrivaine de bonne famille, de l’enfance à la vieillesse, est captée dans ces mémoires. Ar Konokhane (Ailleurs) a été publié en 1967, Kheror Khata (Album) en 1982 et Pakdandi (Route sinueuse et vallonnée) en 1986 (ce sont leurs dates de publication sous forme d’ouvrage). Les deux premiers furent aussi des chefs-d’œuvre littéraires. La dernière est un bijou d’histoire sociale. L’excentricité, l’imagination fantasque, les innovations stylistiques, l’esprit et le penchant vers l’absurde et l’étrange que l’on découvrait dans ses livres pour enfants caractérisent aussi ses récits autobiographiques.
19Les écrits de Lila évoluent de manière fluide entre les catégories humaines — enfant, garçon, fille, adolescent, femme, vieille femme — et les distinctions génériques, entre fiction pour enfants, adolescents, et femmes adultes. Ses écrits autobiographiques tempèrent la bienséance et la complaisance tranquille dans la démarche même de raconter la vie d’une femme bien née. Nous voyons dans ces récits, comme dans d’autres travaux, que les catégories « fille », « garçon », « femme » ou « homme » sont adoptées et rejetées d’une manière complexe et souvent intransigeante. Dans les histoires qui ont fait le plus sa célébrité, Lila n’écrivait pas pour les filles ou à leur sujet. Son autobiographie indique très clairement qu’elle-même était une très vilaine fillette qui aurait, par exemple, battu sa sœur aînée sans pitié ; elle est aussi présentée comme un méchant garçon manqué. Nous savons également que, dans son travail de création, alors que ses héros étaient des garçons, elle n’écrivit jamais de contes célébrant une masculinité embryonnaire vigoureuse. On perçoit, tout au long de son travail, y compris dans ses autobiographies, un sens profond pour la fantaisie, le pathos, la mélancolie, l’humanité et la compassion, qui s’accorde avec l’aventure. Elle fait preuve d’une sympathie omniprésente pour l’opprimé, prenant la forme d’une multiplicité d’avatars. Lila avait passé plusieurs années de son enfance à Shillong et avait beaucoup à dire sur les histoires étranges, la rude gentillesse et l’intransigeance totale dont elle avait fait l’expérience auprès des femmes tribales du Nord-Est dont elle avait décrit la vie matriarcale. De même, elle écrivit, encore et encore, sur les populations autochtones de l’Inde, ses ethnies, sans doute à partir de souvenirs des vacances qu’elle passait dans des régions dominées par les tribus.
20Sa nouvelle Srimatii fut commandée par un ami pour un journal féminin éphémère. Un an ou presque après, je découvrais un autre recueil de contes que j’ai beaucoup admiré, paru sous le titre Ami Nari (Je suis une femme [6]). Ce sont de belles œuvres, parmi les rares sans doute en bengali qui relèvent du mode gothique féminin, combinant la Bildung et le suspense, généralement un suspense romantique que l’on trouve dans les œuvres d’auteures talentueuses, élégantes et négligées telles que Anne Radcliffe, à la fin du dix-huitième siècle, et Mary Stewart, au vingtième siècle. Dans Pakdandi, Lila raconte que ces romans se terminaient bien pour les héroïnes ; toutes étaient orphelines ou sans foyer, avaient traversé des épreuves et des difficultés et étaient devenues, dans leur grande majorité, des femmes actives. Elle écrivit beaucoup de ces nouvelles dans des magazines de sociétés et de clubs féminins, de sorte que ces contes font partie de l’histoire des associations de femmes au Bengale et en Inde. Dans l’œuvre de Lila, nous avons des récits fascinants de toute une époque d’actions caritatives portées par des Bengalis socialement actives, gérant des comités de femmes dans les écoles primaires, créant des Mahila Sanghas ou forums de femmes dont la compétence et la malice sereine sont merveilleusement rendues, dans les conversations que relatent des œuvres de création telles que Kestadasi. Lila exprime dans Pakdandi [7] sa grande admiration pour le Projet social de Calcutta, une organisation pionnière dans le travail social que son cousin Kalyani Karlekar faisait fonctionner. De même elle exprime, dans son autobiographie, son admiration pour les femmes membres de Mahila Atmaraksha Samiti (Association d’auto-défense des femmes), une association communiste, et leur travail après la famine de 1943 au Bengale, même si elle-même travaillait avec des organisations caritatives plus modérées de la société civile.
21Pour comprendre le capital social féminisé ou genré, nous avons donc besoin de fouiller dans les vies et l’œuvre de Lila. L’œuvre et la vie de Lila reflètent et sont liées à une composante distinguée de l’activisme féminin brahmane modernisateur en quête de bien-être social, qui préfigure notre canonisation actuelle de la société civile. Lila exprimait souvent son admiration pour les femmes actives en croisade caritative, et travaillait elle-même, avec sérieux et plaisir, avec des organisations telles qu’Anandamela (Fête de la joie). Nous assistons actuellement à la canonisation de ce que j’appelle la féminisation du développement à travers les mouvements de la société civile fondés sur les communautés de base ; dans de tels mouvements, des femmes bien nées et éduquées jouent le rôle important de leaders dans les domaines tels que l’éducation, la santé, et l’alimentation. La structure fondamentale du pouvoir est toujours la structure caritative hiérarchisée que décrit Lila ; son travail a le mérite d’être foncièrement honnête là-dessus.
22Son livre de cuisine ainsi que celui de conseils pratiques pour la maison se vendent encore aujourd’hui comme des petits pains. Mais elle mérite qu’on se souvienne d’elle également pour le travail de pionnier réalisé avec All India Radio, pour laquelle elle a élaboré une large série de programmes. Épouse d’un éminent dentiste occidentalisé diplômé de Harvard, elle accueillit sans hésiter dans sa propre maison une jeune veuve à l’éducation rudimentaire et traditionnelle ainsi que ses enfants, fille de sa belle-sœur qui était elle-même veuve. Sous son égide, sa nièce s’est formée comme couturière, a enseigné avec beaucoup de compétence dans une école et acheté sa propre maison. Pour Lila, une éthique dynamique, attentive, compétente du bien-être social faisait autant partie de sa vie que de son œuvre. Le talent féminin de Lila montre la combinaison de l’éclectisme et de l’ambition qui a caractérisé le travail de tant de femmes. On apprend, dans ses livres, que le plaisir n’empêche pas de mener une politique calmement subversive et stimulante. Elle n’a jamais de parti pris conventionnel, sérieux ou didactique. Cela donne également à son travail une perspective très critique sur la vie des femmes qui rompt avec la vision familière et qui est une condition sine qua non dans notre travail de recherche sur le genre.
23J’ai soutenu, dans cet article, la validité de l’entreprise qui consiste à examiner, dans le même cadre d’analyse, les éducatrices militantes, les poétesses et politiciennes ainsi que les auteures de livres pour enfants, du point de vue de la capacité d’agir des femmes dans la sphère publique. D’un point de vue connotatif large, il se trouve que les femmes qui sont au centre de la scène politique, comme Sarojini Naidu, ont beaucoup en commun, jusque dans leur manière de valoriser la créativité et le travail associatif, ainsi que dans leur travail et leur engagement en faveur des opprimés, avec une auteure pour enfants telle que Lila Majumdar, et des militantes sociales, éducatrices et écrivaines, telles que Ramabai et Rokeya Hossain. Mon approche connotative met en valeur et en résonance les uns avec les autres les points de vue multidimensionnels de la vie et de l’œuvre de ces femmes.
24Toutes ces femmes travaillèrent, ou commencèrent à travailler à l’époque coloniale. Elles négocièrent avec les structures du patriarcat et du colonialisme, parfois frontalement, parfois latéralement, et mobilisèrent des ressources en faveur des groupes relégués ou marginalisés de la société, à travers les institutions, les campagnes, les associations ou simplement à travers l’écriture. Ces femmes parlaient, s’engageaient, écrivaient ou exerçaient leur capacité d’agir, dans le contexte d’une société où s’étalaient privations et injustices. Dans Halde Pakhir Palak (La plume de l’oiseau jaune [8]) de Lila Majumdar, deux enfants, un frère et une sœur, vont à la rencontre d’un monde étrange de perte, de fantasme et de tristesse, grâce à leurs rapports avec la vieille servante Jhagru, originaire de la région de Dumka frappée par la pauvreté. Dans une foire, les enfants sont confrontés à un personnage de magicien fascinant et effrayant. Jhagru ne les autorise à ne lui acheter qu’une seule chose parmi ce qu’il vend : la graine d’une plante appelée Gunamani, littéralement la « perle des vertus », qui ne fleurit que sur un amoncellement d’ordures ou sur un tas de cendres.
25Cette conscience aiguë de l’épanouissement de l’humanité à travers l’expérience de la douleur et de la lutte marque les vies et les œuvres de ces femmes et de bien d’autres femmes actives créatrices. Sonia Dayan-Herzbrun à qui cet article rend hommage, appartient à cette tradition : sa présence et son œuvre intellectuelle si riches incarnent un engagement tant dans la lutte que dans les joies et les beautés, au prix si élevé, de la vie de femmes (et d’hommes), que ce soit en Asie du Sud, au Moyen-Orient ou en France.
26Traduit de l’anglais par Fatou Sow
Notes
-
[1]
Robert Putnam, Robert Leonardi & Raffaella Nanetti, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 167.
-
[2]
Voir, à ce sujet, l’ouvrage récent de Brenda Lee O’Neill et Elisabeth Gidengil (éd.), Gender and Social Capital, New York/London, Routledge, 2006.
-
[3]
Robert Putnam, « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital », Journal of Democracy, 6, 1 (1995), pp. 65-78.
-
[4]
Peter Hall, « Social Capital in Britain », British Journal of Political Science 29, 3 (1999), pp. 417-461.
-
[5]
Ramabai Saraswati, Pandita Ramabai through Her Own Words, édité et traduit par Meera Kosambi, Delhi, Oxford University Press, 2000 ; Ramabai Saraswati, Returning the American Gaze : Pandita Ramabai’s The Peoples of the United States, édité et traduit par Meera Kosambi, Delhi, Permanent Black, 2003.
-
[6]
Lila Majumdar, Ami Nari, Calcutta, Mitra and Ghosh, 2000.
-
[7]
Lila Majumdar, Pakdandi, Calcutta, Ananda Publishers, 2001.
-
[8]
Lila Majumdar, « Halde Pakhir Palak » in Chhotader Omnibus, Calcutta, Asia Publishing, 1999.