Notes
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[1]
Annie Collovald, Olivier Schwartz, « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire », Vacarme, 37, 2006, pp. 50-55.
-
[2]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », Politix, n°14, 1991, p. 75.
-
[3]
Annie Ernaux, La place, Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 96.
-
[4]
Didier Éribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009, p. 102.
-
[5]
Ibid., p. 35.
-
[6]
A. Ernaux, Ce qu’ils disent ou rien, Paris, Gallimard, « Folio », p. 65.
-
[7]
Selon Wikipédia, un bagad est une formation musicale bretonne, composée de trois pupitres : biniou, bombarde et percussion.
-
[8]
L’expression est de Philippe Artières, nous informe Jean-François Laé, in Arlette Farge et al., Sans visages, l’impossible regard sur le pauvre, Bayard, 2004, p. 85.
-
[9]
Olivier Schwartz, « Le baroque des biographies », Les Cahiers de Philosophie, n°10, 1990, p. 180.
-
[10]
Ces enseignements ont été élaborés avec Bénédicte Havard Duclos et Émilie Potin.
-
[11]
Cf. Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1982.
-
[12]
Florence Weber, « L’enquête, la recherche et l’intime ou : pourquoi censurer son journal de terrain ? », Espaces Temps, 47/48, 1991.
-
[13]
François Laplantine, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996.
-
[14]
Annie Ernaux, La honte, Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 40.
-
[15]
En consultant la revue Politix, en 1994, on pouvait apprendre que « les récits d’A. Ernaux suscitent, depuis La place, un intérêt réel chez certains universitaires (principalement des sociologues et des psycho-sociologues), étudiant les pratiques et représentations dominées, notamment à travers les récits autobiographiques d’intellectuels “transfuges” et/ou autodidactes ». On apprenait aussi que de son côté, Annie Ernaux revendiquait « une approche sociologique novatrice ». Isabelle Charpentier nous donne à lire une déclaration de l’écrivain lors d’un séminaire de l’INED qui s’est tenu en 1991 : « Envisager ainsi la pratique de l’écriture conduit à se demander s’il y a une différence profonde entre la fiction et la sociologie, dans ce cas. En gros, même objet, le social, même méthode, la collection des faits, même finalité sans doute, faire advenir un peu de vérité dans le monde, amener les individus à prendre conscience des mécanismes déterminants. » (Isabelle Charpentier, « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », Politix, 1994, n°27, pp. 71, 72, 70).
-
[16]
Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles, Paris, La Dispute, 2010.
-
[17]
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 143.
-
[18]
Smaïn Laacher a mis en exergue de son article « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », suivi d’un entretien avec l’écrivain, la phrase suivante d’A. Ernaux, extraite de La place : « J’ai fini de mettre au jour l’héritage que j’ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j’y suis entrée. » In Politix, 1991, n°14, p. 73.
-
[19]
Voir la déclaration d’Annie Ernaux dans l’article de Smaïn Laacher, op. cit.
-
[20]
Ibid., p. 76.
-
[21]
Anne-Marie Thiesse écrit notamment : « La vulgarisation de cette activité valorisante [la lecture] a entraîné une redéfinition de la distinction culturelle : lire n’est pas tout, encore faut-il être apte à bien lire, ce qui est l’apanage de l’élite. Ainsi se pérennise, en évoluant, la hiérarchie sociale et culturelle. » In « Des plaisirs indus. Pratiques populaires de l’écriture et la lecture », Politix, 1991, n°13, p. 62.
-
[22]
Ibid., p. 60.
-
[23]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », op. cit., p. 74.
-
[24]
Annie Ernaux, Ce qu’ils disent ou rien, op. cit., p. 17.
-
[25]
Michel Verret écrit en 1989 un article intitulé « Où va la culture ouvrière française ? » (republié in Michel Verret, Chevilles ouvrières, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 1995, p. 190) dans lequel il avance : « À cette dilution de la culture ouvrière qualifiée dans la culture du salariat “petit-moyen” répond, au pôle non qualifié de la classe, un processus de délitement plus grave encore. Car ici ce n’est plus seulement l’autonomie culturelle de la classe qui se trouve mise en question, mais son existence même. »
-
[26]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », p. 75.
-
[27]
Marie Cartier et al., La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, p. 307.
-
[28]
Sur le littoral breton, ceux qui menacent les modes de vie souhaités par les autochtones « petits-moyens » ne sont pas les immigrés locataires d’habitats stigmatisés mais les citadins fortunés et/ou les « Parisiens » qui accaparent la vue sur la mer par la propriété de villas qu’ils n’occupent que quelques semaines par an. La forte fréquentation des sentiers côtiers en toutes saisons dit bien l’attrait transclassiste exercé par la contemplation.
-
[29]
Marie Cartier, op. cit., p. 307.
-
[30]
Didier Éribon, Retour à Reims, p. 102.
-
[31]
Ce texte est reproduit ici avec l’autorisation de l’étudiante, actuellement inscrite en master.
-
[32]
Ce document écrit appartient à tous dans une variante contemporaine de la culture populaire orale car « la culture populaire produit un anonymat propre à la propriété partagée, en étant constamment ajustée, révisée, abrégée, voire parfois ignorée complètement ». James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments d’un dicours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 178. Nous nous proposons en effet d’ajouter un chapitre à ce document avec les travaux de la promotion suivante.
-
[33]
Charles Gadéa, Charles Soulié, « Réflexions sur une expérience d’initiation à la recherche en sociologie à l’Université (1994-2000) », Genèses, n°39, 2000, p. 170.
-
[34]
Boris Cyrulnik, lors de l’émission « Le grand entretien » de François Busnel, diffusée le 29 octobre 2010 sur France-Inter.
-
[35]
Jean Péneff, Le goût de l’observation, Paris, La Découverte, 2009, p. 50.
-
[36]
A. Ernaux, Les armoires vides, Paris, Galllimard, « Folio », 1985, p. 77.
-
[37]
A. Ernaux, La place, op. cit., p. 60.
-
[38]
A. Ernaux, Les armoires vides, op. cit., p. 85.
-
[39]
Le refus de parvenir a eu droit de cité dans le monde des lettres dans l’entre-deux-guerres. Il est aujourd’hui illisible, inaudible. Il n’est pas invisible, il n’est pas rendu visible par le monde des idées. Sur les ponts qui restent à construire entre la sociologie et la littérature prolétarienne, je me permets de renvoyer à l’une de mes précédentes propositions : « De la nécessité de revenir aux causeries cosmopopulaires », Les Temps Modernes, n°637-638-639, 2006.
-
[40]
Isabelle Charpentier, « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », art. cit.
-
[41]
Elle a ainsi ouvert une nouvelle voie comme l’avait fait Zora Neale Hurston dans les années 1930 aux USA, en refusant de « s’aligner sur les critères esthétiques de la culture dominante » pour « dépeindre une culture populaire vivante et riche », « un mode de comportement propre à une communauté qui, au sortir de l’esclavage, avait appris à se protéger subtilement et de façon codifiée des méfaits de l’oppression sociale ». Préface de Françoise Brodsky au roman Une femme noire de Zora Neale Hurston, Éditions de l’Aube, 2006.
-
[42]
Jean Meckert, Les coups, Paris, Jean-Jacques Pauvert/Au terrain vague, 1993.
-
[43]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », p. 78.
-
[44]
Georges Navel, Travaux, Paris, Stock, 1946, p. 98.
-
[45]
Ibid., pp. 197, 187.
-
[46]
Bernard Lahire affirme : « …apprendre à être le narrateur (l’organisateur discursif) de sa propre expérience, le législateur de ses “pensées”, c’est se constituer les dispositions mentales qui vont pouvoir agir à l’intérieur de formes de relations sociales spécifiques (dominantes historiquement) comme une disposition à exercer le pouvoir ». Culture écrite et inégalités scolaires, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 293.
-
[47]
Paul Nizan, Antoine Bloyé, [1933], Paris, Grasset, 1978, p. 139.
-
[48]
A. Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, p. 87.
-
[49]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », p. 78.
-
[50]
D. Éribon, Retour à Reims, pp. 101-102.
-
[51]
Ibid., p. 98.
-
[52]
Ibid., p. 122.
-
[53]
Ibid., p. 26.
-
[54]
Paul Nizan, Antoine Bloyé, op. cit., p. 200.
-
[55]
Présentation du roman par l’auteur, figurant en quatrième de couverture d’Antoine Bloyé (Grasset, 1978).
-
[56]
D. Éribon, Retour à Reims, p. 60.
-
[57]
Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Le Seuil, 1989, pp. 24, 90.
-
[58]
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 198.
-
[59]
Jean Péneff oublie les filles mais insiste sur les compétences en observation que développent les « fils de petits commerçants et artisans qui doivent aider, agir auprès des clients, distinguer les “bons” des autres ». Op. cit., p. 44.
-
[60]
D. Éribon, Retour à Reims, p. 118.
-
[61]
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 148.
-
[62]
A. Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, pp. 39-40.
-
[63]
Mona Ozouf, Composition française, Paris, Gallimard, 2009, pp. 258-259.
-
[64]
C. Gadéa, C. Soulié, « Réflexions sur une expérience d’initiation à la recherche en sociologie à l’Université (1994-2000) », op. cit, pp.170-171.
-
[65]
A. Ernaux, La vie extérieure, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 120.
-
[66]
Yves Lévy écrivait, en 1960, à propos de Navel, ouvrier-paysan-poète-philosophe : « Il a, lui, cette seconde vue dont l’organe, essentiellement, est un regard lucide, instrument d’un esprit sans croyance et sans préjugé. Regard de poète quand il se pose sur le monde des sensations, regard de moraliste lorsqu’il est attentif aux hommes et les décrit selon leurs manières d’être et leurs aspirations, chacun dans son royaume illusoire. » Gérard Meudal (dir.), Georges Navel ou la seconde vue, Le temps qu’il fait/Georges Monti, éditeur, 1982, p. 93.
1Balayer, nettoyer, mettre en ordre : des tâches affectées à celles que l’on appelle communément des femmes de ménage. Balayer le sens commun, nettoyer les pré-notions sont des tâches attribuées à la sociologie. Mettre en ordre des idées, des faits, des sentiments est la tâche de celles et ceux qui s’adressent à leurs contemporains par le biais de l’écriture. On écrit pour être lu, on écrit aussi souvent parce qu’on a lu. J’écris, ici, parce que j’ai lu un écrivain, Annie Ernaux, un philosophe, enseignant en sociologie, Didier Éribon, et de nombreux étudiants inscrits en licence de sociologie. Ces auteurs, renommés ou inconnus, ont un point commun : ils appartiennent — ou ont appartenu — à un monde qui compte de nombreuses femmes qui font sans cesse du ménage, chez elles gratuitement, et professionnellement, pour vivre. Aucun de ces auteurs n’a écrit le même nombre de lignes, ni le même nombre d’ouvrages. Annie Ernaux et Didier Éribon ne poursuivent pas le même projet, ils sont réunis ici par leur commune appartenance aux classes populaires. Une appartenance dans laquelle pourraient se reconnaître bien des étudiants finistériens si le qualificatif « populaire » n’était, de nos jours, un stigmate.
Comment se dire ?
2Olivier Schwartz et Annie Collovald répondent, en 2006, aux questions posées par la revue Vacarme sur le « retour en grâce, dans les discours tenus sur la société française, de la catégorie du populaire — et ce tant du côté des politiques que du côté des sociologues ». Retour qui laisse les deux chercheurs dubitatifs. Olivier Schwartz mobilise « des choses sociologiquement significatives » pour définir la catégorie du « populaire » : petitesse du statut social et professionnel, étroitesse des ressources économiques, éloignement par rapport au capital culturel. Il récuse l’idée de la moyennisation, affirme l’existence du populaire, certes écartelé entre différents statuts dans le travail et différents rapports à l’écrit notamment, mais pas implosé. Il préconise de « faire l’effort de penser “un populaire contemporain” ». Annie Collovald rappelle que « l’on est entré dans une conjoncture intellectuelle et politique où le peuple est devenu un très mauvais argument politique, à l’inverse de la conjoncture des années 1960-1970 où la “classe ouvrière” incarnait, aux yeux de beaucoup, l’avant-garde éclairée d’un monde meilleur [1] ».
3Certes, une période a été plus favorable à la classe ouvrière mais durant cette période elle a été parlée, comme l’affirmait Bourdieu, bien davantage qu’elle n’a eu la possibilité de parler elle-même. Ou d’écrire en affichant son appartenance sociale. Ernaux commence à écrire pour être publiée, dans une « hallucinante dénégation de [son] milieu d’origine [2] » au début des années 1970. Ernaux, dans le monde des lettres, comme Éribon dans le monde des sciences humaines, en quittant leur monde populaire et en entrant dans le monde intellectuel, entrent dans un monde où « l’autre n’est qu’un décor [3] », un monde inclus dans « ce monde où l’on humilie comme on respire [4] ». Quand le monde intellectuel bourgeois n’est pas son monde, mieux vaut feindre d’avoir perdu « la clé de son être » d’origine pour éviter de subir moult petites ou grandes humiliations [5]. Les masques tombent et la feinte ouverture à la mixité sociale dans le monde intellectuel se manifeste à l’occasion de la publication de Retour à Reims, l’autobiographie analytique de Didier Éribon. Le champ intellectuel est en émoi en découvrant le « secret » de ce spécialiste de Foucault et de Lévi-Strauss : il est né pauvre et/ou fils d’ouvrier ! Il est né Autre en tous les cas, différent de tous ceux qu’il côtoie depuis plus de trente ans, de ceux qui créent la culture légitime. La presse — de L’Express au Nouvel Observateur — parle du « coming out social » d’un auteur revendiquant par ailleurs et depuis longtemps son homosexualité. Pirouette et jeux verbaux pour dire stupeur et embarras. Pour dire l’incongruité.
4On peut aisément comprendre le long silence de Didier Éribon. La conjoncture était et demeure peu favorable à la levée du « secret ». Et pourtant Élise, étudiante en deuxième année de sociologie en 2009, lève également le secret et écrit, sur une feuille de brouillon, que son père est ouvrier et sa mère, femme de ménage. Elle écrit aussi que sa mère est devenue mère à dix-huit ans, à quelques mois près comme la grand-mère d’Éribon, que son père vote Front National comme le faisait le père d’Éribon. Ces « révélations » ne peuvent se faire qu’à l’écrit. Comment les faire à l’oral devant les autres étudiants, devant des enseignants qui baignent tous dans cette défavorable conjoncture qui fait que des corrélations savantes ont été établies entre certification scolaire, catégorie socio-professionnelle et valeur sociale des individus ?
5Élise a écrit le texte qui suit quelques semaines avant la publication de Retour à Reims. Son modèle d’écriture lui a été fourni par la lecture de portraits de trentenaires établis par Anne Muxel, spécialiste de l’étude des rapports des jeunes à la politique. Cette dernière rassemble différents éléments d’informations biographiques données lors d’entretiens menés auprès d’enquêtés et elle raconte leur socialisation politique en une page. Comme les autres étudiants, lors d’une séance de travaux dirigés, Élise a fait comme si elle s’interviewait elle-même, elle a fait sa page d’écriture à la manière d’Anne Muxel, en usant de la liberté qu’offrent l’usage du pronom personnel à la troisième personne et celui du pseudonyme. Pour expliquer l’emploi de la troisième personne, Annie Ernaux écrit : « il me semblait que c’était plus tranquille, au cas où j’aurais des trucs délicats à dire [6] ». C’est en avançant prudemment, ainsi masqués, que les étudiants ont révélé les situations professionnelles de leur famille, soigneusement dissimulées durant toute leur première année de sociologie. Femmes de ménage, aides-soignantes ou agents de service, auxiliaires de vie, ouvriers, chauffeurs, agent EDF ont brusquement fait irruption à l’université. Consignés sur le papier.
Le secret d’Élise
Élise est née en 1989, lors de la chute du mur de Berlin qui marque la fin de l’hégémonie du parti communiste. D’autre part, elle est née à Quimper, la préfecture du Finistère. Elle a toujours vécu dans des appartements HLM.
Sa mère l’a eue à l’âge de 18 ans, elle a quitté l’école à l’âge de 16 ans sans obtention de diplôme. On peut dire que sa mère n’a pas eu d’opinion politique bien définie, contrairement à son père. Son père est fervent défenseur de l’extrême-droite jusqu’à la dernière élection présidentielle. Élise a toujours rejeté sa vision de la politique, surtout lors de son adolescence où elle a cherché à savoir pourquoi il avait cette vision, en s’intéressant à ce qui se disait au collège, parmi ses amis de quartier, à la télé…
Sa mère est femme de ménage et son père est chauffeur. Sa mère a accordé une grande importance à l’éducation de sa fille en la mettant dans les meilleures écoles publiques. Le tournant politique d’Élise s’est passé lors du mouvement étudiant en 2006, le CPE. Elle s’est fortement investie dans des actions désapprouvées par son père.
Ensuite, elle s’est investie dans son association de musique bretonne où elle a occupé les postes de secrétaire puis de vice-présidente. Elle s’est impliquée pour que cette culture traditionnelle soit reconnue et qu’elle perdure avec plus de modernité, en intégrant d’autres associations en parallèle de son Bagad [7].
Tout ceci l’a induite à se diriger dans des études qui porteraient sur le social. Lors de l’élection présidentielle de 2007, elle s’est beaucoup renseignée sur les campagnes politiques. Elle a voté au centre, mais par défaut, car elle n’était pas d’accord avec les idées de gauche et de droite.
Pourquoi se dire, pourquoi écrire ?
7Cette écriture fait suite à de nombreuses autres « prises d’écriture [8] » faites en première année qui s’inspirent en grande partie de la démarche d’Annie Ernaux. Dans le cadre d’un enseignement intitulé Initiation à la sociologie empirique, les étudiants sont invités à écrire des récits autobiographiques, des récits d’événements, qui sont autant de mises en images de leur monde social [9]. Ils livrent ainsi les connaissances dont chacun d’eux est porteur. Ces textes sont collectés en fin de séance, si les étudiants acceptent de s’en dessaisir. Ce qu’ils font de bonne grâce généralement. Ces écrits sont ensuite traités comme des matériaux d’enquête par les enseignantes qui, à leur tour, organisent la mise en scène de ce qu’elles ont repéré comme faits significatifs, régularités, écarts à la norme, etc. Nous nous faisons couturières [10] et assemblons avec des fils de différentes couleurs ces écrits minuscules [11] pour composer le patchwork qui sera présenté à l’oral au groupe la semaine suivante. Les auteurs de ces textes écoutent, le plus souvent avec curiosité, les propos de l’enseignante dès qu’ils comprennent qu’ils entendent parler d’eux, d’eux dans leur groupe de pairs, et de ce groupe dans la société française. Le contrat avec les étudiants-auteurs est clair : ils peuvent écrire en s’auto-censurant le moins possible car la censure est faite par les enseignantes qui s’engagent à respecter l’intimité, la pudeur de chacun(e) en respectant l’anonymat. Censurer la publication permet de ne pas censurer l’écriture, affirme Florence Weber [12]. Les étudiant(e)s livrent à l’écrit des connaissances singulières, les enseignantes leur retournent, à l’oral, publiquement et systématiquement, et à l’écrit exceptionnellement, ces connaissances conjuguées au pluriel.
8Dans ces travaux, il s’agit de s’intéresser à l’expérience — dans une démarche qui mêle les apports de la sociologie et de l’ethnologie. Assister régulièrement à ces cours, c’est vouloir apprendre à : rendre étrange ce qui est familier et familier ce qui est étrange ; décrire des personnes, des lieux, des scènes de la vie ordinaire ; mettre en ordre par l’écriture ses observations ; admettre que c’est l’œil de l’observateur qui délimite les contours de la scène ; chercher à comprendre comment le regard de chacun(e) est orienté ; tenter de se connaître soi-même pour mieux comprendre le monde [13]. Accepter d’« être en somme ethnologue de moi-même » en suivant l’exemple d’Annie Ernaux qui se propose de traiter les images du souvenir comme des documents [14]. Depuis le début des années 1980, une partie des sciences sociales accepte de considérer qu’à partir de cette ethnologie d’elle-même, Annie Ernaux, écrivain, porte un regard ethnographique sur la société française [15].
9Quand Annie Ernaux rend visibles et compréhensibles les modes de vie des classes populaires et commence à s’expliquer sur sa volonté de déplacer les frontières entre sociologie et littérature au début des années 1980, les étudiant(e)s de 2010 ne sont pas encore né(e)s. Durant toute cette période, le débat scientifique et politique interroge la notion de classes sociales. Existent-elles encore ? Faut-il parler de classes ou de strates ? Où commence et où finit la classe moyenne ? Qu’en est-il de la démocratisation scolaire ? À l’université, les réformes se succèdent, qui visent notamment les premiers cycles, appelés depuis un quart de siècle les nouveaux publics. Une certitude reste partagée par de nombreux universitaires : le niveau baisse. Trop d’étudiants arrivent à l’université sans maîtriser suffisamment les savoirs fondamentaux, sans attirance pour le savoir désintéressé. Poussés par des parents inquiets devant le chômage des jeunes, trop d’étudiants s’inscriraient à leur corps défendant à l’université, et plus particulièrement en lettres et sciences humaines. L’université, faute de mieux, en désespoir de cause.
10Les récits-témoignages des étudiants de licence nous donnent des éléments de réponse à ces soupçons. Annie Ernaux faisait figure de pionnière en allant au lycée avant les années 1960. Elle a raconté comment, fille de petits commerçants, elle se sentait déplacée dans son pensionnat privé fréquenté par les filles de notables normands. Tristan Poullaouec nous apprend que si, en 1962, 15% des familles ouvrières espéraient que leurs enfants obtiendraient le bac, elles étaient 64% en 1973, et sont 88% aujourd’hui. Chiffres à l’appui, ce sociologue affirme qu’une révolution culturelle a démarré dans la classe ouvrière avant le chômage de masse, portée par les réformes scolaires des années 1960. Une attente vis-à-vis de l’école existait avant les réformes des années 1980, attente qui certes a engendré des frustrations et connu des échecs, mais qui indique que le modèle des études longues est une vieille histoire pour les ouvriers. Pour Poullaouec, il n’y a actuellement pas de rupture entre les générations, les formations s’étant allongées à chaque génération [16].
11Les « nouveaux publics » ont donc le sentiment d’être à leur place à l’université. Ils pensent suivre ainsi une voie normale. Ils n’ont pas tous conscience de ne pas être attendus à l’université, reconnus comme des étudiants « normaux ». Axel Honneth démontre que la lutte pour la reconnaissance trouve sa source dans le mépris subi. Le mépris est manifeste dans l’agression physique, le non-accès aux droits et le jugement social négatif. Interrogés sur les événements qui, selon eux, ont marqué un point de passage hors de l’enfance, les étudiant(e)s font des récits qui montrent que poursuivre ses études après le bac allait de soi, pour eux-mêmes et pour leur famille. Avoir le baccalauréat est le résultat attendu d’une scolarité marquée par une forte mobilisation familiale. Aller ensuite à la fac fait partie des droits acquis.
12Nous pouvons observer ces faits en examinant les écrits et les non-écrits des textes étudiants. Dans la plupart des cas, ils sont invités à prendre le temps de réfléchir, dans la pratique solitaire de l’écriture, à partir d’une question ouverte. L’enseignante explique, par exemple, que pour Pierre Bourdieu « la “jeunesse” n’est qu’un mot [17] ». Depuis cette affirmation, la question des seuils d’âge n’est pas réglée. Il est pour chacun plus aisé de penser la sortie de l’enfance que l’entrée dans l’adolescence ou dans la vie adulte. Quand sur vingt textes, un seul mentionne l’obtention du baccalauréat, on voit qu’il ne s’agit pas d’un événement hautement significatif. Beaucoup moins en tous cas que l’obtention du permis de conduire pour les jeunes et leurs familles qui vivent en zone rurale. Le permis de conduire représente à la fois liberté et responsabilité. Avoir le bac est un soulagement. Le but poursuivi depuis le primaire est atteint. Le drame aurait été de ne pas l’obtenir. Mais son obtention ne justifie pas l’organisation systématique d’une grande réunion de famille.
13Le problème n’est donc pas, pour les étudiants, de revendiquer le droit d’être à l’université. Mais certains d’entre eux sont déconcertés par la demande qui leur est faite, dans ces travaux dirigés, de se pencher sur leur propre sort. Ils ne comprennent pas immédiatement quel intérêt social il peut y avoir dans la collecte d’informations qu’ils possèdent. La grande différence entre l’expérience d’Annie Ernaux et celle des étudiants contemporains est que le passage à l’université ne constitue pas pour ces derniers un changement de monde. Ils n’ont pas à déposer leur héritage « au seuil du monde bourgeois et cultivé [18] » comme elle l’a fait, en son temps. Du moins quand ils s’inscrivent en faculté de lettres et sciences humaines. Pour eux, le monde bourgeois est en faculté de droit et de médecine ; ces étudiants-là sont étiquetés « bourges ». Les étudiants de lettres se présentent comme appartenant à la classe moyenne et disent vivre « comme tout le monde ». L’école secondaire, l’université ne transforment plus profondément l’être [19] de ces jeunes gens comme elles ont pu le faire pour les enfants d’ouvriers ou de petits commerçants jusqu’à la réforme du collège. Elles ne font pas d’eux des transfuges. Du moins jusqu’en licence. Ils ne sont pas non plus pétrifiés par la peur de ne pas savoir comment se comporter en sortant de leur environnement familier [20] car ils ont conscience que les codes sociaux sont maintenant extrêmement divers. Ils ont acquis ces connaissances grâce à la télévision et Internet, médias souvent décriés par les gardiens du temple de la culture légitime qui, animés par le fantasme social de l’aliénation [21], doutent depuis la démocratisation de l’écriture et de la lecture des capacités de réflexion et d’analyse du plus grand nombre.
Écrire n’est pas dire
14Anne-Marie Thiesse, enquêtant en 1981 sur les pratiques de lecture des femmes de classe populaire durant la Belle Époque, constate que ces dernières s’étonnent d’être questionnées sur une chose qui allait de soi : « L’appropriation passe donc par la banalisation, par le refus de considérer une pratique revendiquée comme le résultat d’un choix individuel. C’est en universalisant ses goûts, non en les présentant comme marque d’originalité que le lecteur populaire les justifie [22]. » De son côté, Smaïn Laacher affirme que les transfuges écrivent pour comprendre leur situation, ce qui leur arrive et comment cela leur arrive [23]. Ce que fait Didier Éribon dans Retour à Reims quand il cherche à comprendre pourquoi il a tant tardé à écrire sur la domination sociale qui traverse sa propre existence. Mais pourquoi écrire quand on considère que sa situation va de soi, qu’elle est si banale qu’il n’y a rien de particulier à comprendre ? Pourquoi chercher à se connaître soi-même quand on pense être connu de tous ? Pourquoi tenter de se pencher sur son rapport subjectif à sa propre expérience sociale ? Est-il nécessaire de le faire pour comprendre quels chemins nous avons empruntés pour être ce que nous sommes au moment où nous écrivons ?
15Pourquoi acceptent-ils donc de passer régulièrement une demi-heure à faire un exercice auto-biographique ? Parce qu’écrire n’est pas dire. Parce que l’écrit protège du regard des autres étudiants, regard bien plus inquiétant que celui de l’enseignante dont on ne craint pas la sanction puisque l’exercice n’est pas noté. Et le regard enseignant, chacun y est habitué depuis sa prime jeunesse. L’embarras qui saisit garçons et filles — surtout les filles — au moment de s’exprimer à l’oral, montre bien que sous l’affichage d’appartenance à la nébuleuse classe moyenne se cache la conscience d’être dans un groupe hétérogène, avec des disparités de situations économiques, une antériorité plus ou moins longue dans les modes de vie pensés comme ceux des classes moyennes. Se cachent les inquiétudes d’Annie Ernaux lycéenne : « Ce ne sont pas tellement ces différences-là (les performances scolaires) qui me frappent, plutôt la décontraction, la manière de parler, des trucs indéfinissables [24]. » Se cache donc le souci d’apparaître un(e) étudiant(e) « normal(e) » devant les autres étudiant(e)s, tout en sachant que l’on pourrait bien être pris(e) en défaut sur tel ou tel point et que l’on n’entre pas tout à fait dans le cadre de ce qui semble aller de soi dans les classes moyennes. La grande majorité de nos étudiant(e)s sait, de fait, qu’elle appartient aux « petits-moyens [25] » plutôt qu’aux « moyens-bourgeois [26] ». Le temps court, imparti à l’exercice, est le temps défini après plusieurs expériences, qui semble convenir à la modestie culturelle de ces étudiants petits-moyens qui représentent les trois quarts de nos promotions [27]. La brièveté imposée permet de penser que les lectrices enseignantes sauront suspendre leur jugement de valeur esthétique, ne condamneront pas le style mais s’attacheront à repérer l’intérêt social de la narration. La brièveté permet aussi d’amoindrir les pénibles effets du sentiment de ne pas avoir assez à dire pour occuper un temps plus long. Elle contraint, au fil des séances, à faire des choix, à sélectionner les éléments les plus significatifs pour soi qui permettront une interprétation sociologique pour tous.
16Si l’on reprend l’ensemble de ces écrits, on constate que le plus grand nombre, en pensant qu’ils n’ont rien à dire, sont les héritiers des lectrices étudiées par Anne-Marie Thiesse. Héritiers directs des classes populaires qui contrairement aux classes supérieures ne somment pas les individus de se singulariser, de se distinguer, mais au contraire incitent à faire comme tout le monde, à ne pas se faire remarquer. Quand les étudiants de 2010 se disent de classe moyenne, ils ne convoquent pas les appartenances professionnelles de leurs parents, ils évoquent des modes de vie. Vivre en pavillon, dans un quartier « tranquille », sans problèmes de sécurité ou de voisinage, être du côté du travail salarié stable, c’est vivre comme le plus grand nombre, avoir une vie normale. Ils se disent de classe moyenne car ils ne peuvent se dire de classe banale. En 2008, les auteurs de La France des « petits-moyens », sans jamais mentionner les spécificités des pavillonnaires des zones rurales [28], se demandent si le groupe des pavillonnaires franciliens « commence à exister socialement comme groupe d’appartenance possible, relativement autonome ». Ils précisent : « Il ne s’agit toutefois pas d’une classe sociale autonome ; ce qui se met à exister, c’est un mode de vie associé à ces petites mobilités de ménages d’origine populaire [29]. » Éribon, s’appuyant sur son expérience et sur ses affects, affirme : « On peut avoir conscience d’appartenir à une classe sans que cette classe ait conscience d’elle-même en tant que classe, ni en tant que “groupe nettement défini [30]”. »
17Les étudiant(e)s « petits-moyens » brestois(e)s ont conscience que des moyens-bourgeois sont inscrits dans la même filière qu’eux. Ce sont ces regards et ces jugements qu’ils redoutent. Les rares transfuges, et se considérant comme tels, ont grandi dans les quartiers stigmatisés, enfants de l’habitat social collectif et non enfants de pavillonnaires, ils savent qu’ils sont désignés comme appartenant aux classes populaires, donc a priori déconsidérés, et s’arrangent pour ne pas faire connaître leur biographie aux autres étudiants. Le texte qui figure ci-dessous a été produit à la fin d’une année universitaire mouvementée : les équipes pédagogiques avaient improvisé des modalités de contrôle de connaissance adaptées à la durée des blocages des universités organisés par des étudiants qui refusaient l’instauration d’un Contrat Première Embauche (CPE [31]). Les étudiants pouvaient penser qu’ils n’entendraient plus jamais parler de ces travaux.
Les connaissances de Charline
2006. Mardi matin, mi-mars, le soleil brille, et une nouvelle journée de grève s’annonce. J’ai rendez-vous avec Julien cet après-midi, on doit se faire un ciné. Il est en retard, comme d’habitude ; enfin il arrive, on file prendre le bus. La séance commence dans vingt minutes. Julien et moi parlons de tout et de rien lorsque le chauffeur nous conseille de descendre, car des manifestants bloquent le rond-point. Julien, très énervé, descend en furie, je le suis tranquillement. Il ronchonne et s’arrête, se met à hurler sur un étudiant, lui demande s’ils en ont pas marre de faire chier les gens, l’autre lui répond que le CPE doit être retiré, que c’est aussi pour lui qu’ils se battent. Julien lui sort qu’il ne lui a rien demandé, et qu’à cause de ses conneries, il a payé un ticket de bus pour rien, puis il l’insulte. Je passe derrière en lui souriant, comme pour m’excuser de l’intolérance de mon ami. Bien que je ne sois pas très mobilisée, je suis tout à fait d’accord avec le blocage des facs, des routes, ce n’est que comme cela que l’on se fera entendre.
Julien, lui, trouve ça complètement débile. Cela fait trois ans que nous sommes ensemble. Il a vingt-et-un ans, né de père et de mère alcooliques, on habitait dans le même quartier, dans des logements pour les cas sociaux. Titulaire d’un CAP menuiserie, les études, l’actualité, la politique ne l’intéressent pas, et puis de toutes façons il ne sait plus vraiment lire, et encore moins écrire, donc même si ça l’intéressait, je ne sais pas trop comment il ferait. Pour lui, que le CPE passe ou pas, c’est pas important, comme il dit souvent, « dans le bâtiment, y’a toujours du boulot » ; mais toujours est-il qu’on est en milieu de semaine et l’intérim ne l’a pas appelé, c’est une période creuse comme ils disent. En trois ans de boulot, il a dû travailler régulièrement un an et demi, ça fait beaucoup de creux.
On arrive au Multiplexe. Soudain, on entend des hurlements, des jeunes manifestants envahissent le cinéma. Un caissier vient nous prévenir que par mesure de sécurité la séance est annulée, et qu’on peut aller se faire rembourser. Julien est furieux et regarde les jeunes avec mépris. On lui a gâché sa journée. Il dit « on » parce que moi aussi je suis une étudiante et donc je fais partie de ce mouvement, que je sois pour ou contre. On le fait chier, pour lui la plupart des étudiants sont des bourges capricieux. Il ne se rend pas compte de l’enjeu de cette mobilisation, pour lui, faire des études cela ne sert à rien, on se retrouve avec un Bac + 5 et au chômage. La précarité, il est en plein dedans, et il ne s’en rend pas compte.
Il est maintenant 18 heures, j’ai rendez-vous chez ma tante et je m’attends à une nouvelle discussion sur le CPE. Ma tante est infirmière libérale, son compagnon est instituteur, ils ont acheté récemment une grande maison. À 40 ans, ma tante a eu envie d’agrandir la famille. Tous les deux sont des anti-Sarko purs et durs ! Ce sont des gens que j’aime beaucoup, qui m’ont sortie des HLM et m’ont fait découvrir un nouveau monde. Mais ils essaient toujours de se donner un style, enfin surtout ma tante. Quand elle est avec des gens d’un milieu social inférieur au sien, elle va essayer de se donner le même genre qu’eux : elle a trois enfants, de trois pères différents, et va mettre ce côté « atypique » en avant pour se rapprocher de ces personnes, mais c’est surtout pour mieux les critiquer par la suite. C’est facile d’être bon parmi les mauvais ! Et au contraire, quand elle va être avec des gens de son milieu, là, il faut toujours faire pareil, ou mieux que les autres : manger bio, voir un psy, entretenir des rapports copains-copines avec les pères de ses enfants… Bref, ils font les caméléons mais cela sonne faux.
Je ne m’étais pas trompée, encore un repas placé sous le signe du CPE. Mon oncle nous ressort le meilleur du Canard Enchaîné, expose sa théorie et nous, nous acquiesçons parce que de toute façon c’est tout ce que tu peux faire parce qu’il a toujours raison. Il a tendance à oublier que nous ne sommes pas des élèves de primaire.
Depuis plus d’un mois, on ne respire plus que par le CPE, je sais bien à quel point l’enjeu est important et ne comprends pas pourquoi je ne me suis pas plus investie. On dit que plus une population est précarisée, moins elle se révolte, est-ce pour ça ? Pourtant, ce n’est pas ce qui s’est passé lors des émeutes de novembre 2005, là c’est la France d’en bas qui s’est mobilisée, ce sont les jeunes à problèmes. C’est parti d’un accident dramatique vers une revendication massive pour du travail, gagner de l’argent. La plupart des jeunes veulent qu’une chose : sortir de leur cité. Leurs revendications ne sont pas si différentes de celles des mouvements étudiants : lutter contre la précarité, défendre le peu qu’ils ont et surtout le garder. Là où est, je pense, la différence, c’est que les jeunes des cités se battent pour sortir de la précarité, et les étudiants se battent pour ne pas y tomber. C’est sûrement pour cela que les deux mouvements ne pouvaient se regrouper. Sur le fond c’est la même chose, mais ils ne sont pas au même stade. C’est d’ailleurs pour cela que mon entourage et moi-même avons réagi différemment face à ces deux mouvements. Pour ma part, en ce qui concerne les émeutes, j’étais heureuse de voir que les jeunes des cités se bougeaient, la seule chose que je condamnais, c’était la violence qui accompagnait ce mouvement. Julien lui était mitigé : il répétait les propos racistes de sa mère ou il m’écoutait et répétait : « C’est sûr, que cela devait péter, on ne les écoute pas, après tout ils sont Français comme toi et moi et ont des droits ». Je ne cherchais pas à les justifier, mais juste à les comprendre. Quant à ma tante et mon oncle, ils se réjouissaient cyniquement : le gouvernement va en prendre un coup, c’était prévisible ! Tout en s’étonnant de la jeunesse des acteurs. Cependant les émeutes n’ont pas animé nos conversations lors des repas. Sûrement trop loin d’eux, de leur réalité.
Même si je n’habite pas Paris, je comprenais les émeutes, j’ai vraiment été sensible à leur combat, je me sens plus proche des jeunes de banlieue qui habitent à 600 kilomètres de moi que des étudiants que je fréquente tous les jours. Cette double appartenance est très dure à supporter, entre être fière de montrer à ses potes qu’on essaie de réussir et la honte de dire à mon nouvel entourage que je viens d’en bas, on ne sait plus sur quel pied danser. Rien qu’on écrivant ce que je viens d’écrire, j’ai peur d’être cataloguée, je n’ai pas envie que les gens se disent : « Elle a réussi malgré d’où elle vient ». Je ne veux pas avoir cette étiquette qui colle à la peau, je veux être comme les autres, passer inaperçue parmi eux, mais être une perle parmi les miens.
Culture commune ou commune humanité
19Ce sont les riens indéfinissables évoqués par Annie Ernaux qui sont perçus par les uns et par les autres et qui alimentent la curiosité des auditeurs ou lecteurs des textes étudiants. Écouter, lire pour connaître avant tout le groupe auquel on appartient, au moins provisoirement, son groupe de travaux dirigés, sa promotion. Écouter, lire pour entendre les réponses à des questions que l’on n’a pas osé poser à son voisin, sa voisine. Écrire pour donner des réponses, sa version, sa vision. Pour dire sa différence. Ou pour dire ses ressemblances. Ils écrivent pour ne pas se parler, pour savoir s’ils pourraient se parler. En deuxième année, inspiré(e)s par la lecture des portraits dressés par Anne Muxel, des étudiant(e)s ont demandé à finir leur texte en dehors du cours pour avoir le temps d’aller plus loin dans leur réflexion. Devant la richesse des matériaux ainsi rassemblés, un petit livret a été constitué. Il comprend l’énoncé de la question posée, les textes étudiants et l’analyse de l’ensemble. Ce document imprimé, reconnaissant la valeur de ces écrits, a rencontré l’enthousiasme de ses auteurs-lecteurs qui ont tous souhaité avoir un exemplaire, et nombreux ont été ceux qui en ont demandé plusieurs [32]. La matérialité de la chose écrite, pensée qui passe de main en main, a montré au groupe qu’il pouvait exister comme « intellectuel collectif éphémère [33] » et donné à chacun le désir d’aller plus loin dans l’apprentissage de cette partie de la discipline que la plupart appréhendait de rencontrer. Les travaux rendus en fin de semestre, qui interrogeaient la socialisation politique d’un(e) proche, ont montré que les étudiants acceptaient de penser que « l’affect est une véritable nourriture cérébrale [34] », qu’il organise l’intellect, gouverne le désir de connaissance. Ils ont donné raison à Jean Péneff qui affirme que « les enseignants sous-estiment le rôle de l’éducation mutuelle dans le développement des élèves [35] ».
20Ce goût pour la connaissance continue à se manifester davantage à l’écrit qu’à l’oral car, comme Annie Ernaux, les étudiant(e)s préfèrent employer de nouveaux mots pour écrire plutôt que pour parler [36]. Le silence des étudiants, souvent perçu comme de l’apathie ou du désintérêt, peut être compris comme de l’intelligence si l’on suit une fois encore Annie Ernaux quand elle explique les attitudes de son père : « Devant les personnes qu’il jugeait importantes, il avait une raideur timide, ne posant jamais aucune question. Bref, se comportant avec intelligence. Celle-ci consistait à percevoir notre infériorité et à la refuser en la cachant du mieux possible [37]. » L’ironie de l’histoire veut que cette infériorité ressentie soit, pour partie, imputable aux sciences sociales qui ne parviennent pas à répondre à la proposition de Schwartz et ne trouvent pas de mots pour penser le populaire contemporain. Les sciences sociales ne sont guère convaincantes quand elles n’arrivent pas à constituer un groupe parlé, reconnu. Estimable, dit Honneth. Quand ils sont là sans vraiment être là, ces étudiants qui ne s’acharnent pas à passer des concours aux résultats improbables, quand, silencieusement, ils refusent de s’inscrire dans la compétition scolaire, ils rappellent les inquiétudes de la mère d’Annie Ernaux : « Elle [la mère] avait peur que je ne travaille plus bien en classe, que je sois comme Monette, j’en-foutiste, heureuse [38]. » Pour la mère, bien travailler à l’école, lutter pour réussir, dépasser les autres, promet la réussite sociale, le bonheur. Or, ce que constate la fille, c’est que le bonheur est à portée de main, peut être immédiat si l’on cesse de concourir. Si l’on refuse de parvenir [39].
21Annie Ernaux n’a pas refusé de parvenir, elle a refusé de penser le monde divisé en deux camps, les dominés et les dominants. Sans soutien dans le champ littéraire, elle a contesté les critères esthétiques de la littérature qu’elle qualifie de bourgeoise, et s’est servi des sciences sociales pour produire ses propres critères de légitimation [40]. Elle fait de ses récits-témoignages une œuvre inclassable, hors-cadre, hors des champs scientifique et littéraire, tels que Pierre Bourdieu a pu les analyser [41]. Annie Ernaux ne propose pas un synonyme susceptible de redorer le blason du populaire. Mais elle rend visible une conscience éveillée, une curiosité du monde, une attention qu’elle partage avec ses lecteurs considérés comme ses égaux. Elle tricote son ouvrage en montant une maille à l’endroit avec ce que lui a enseigné la vie, une maille à l’envers avec ce que lui ont enseigné les livres. Son « écriture plate » peut être perçue comme de la modestie culturelle de « petite-moyenne », elle peut aussi être comprise comme une prise de position politique. L’affirmation de l’appartenance à un groupe qui ne cultive pas individualisme et ostentation de soi. Sans pour autant prôner le collectivisme et la négation de soi. Elle est porte-parole. Elle porte la parole des savants dans une écriture qui réunit la traditionnelle méfiance des classes populaires envers les beaux parleurs et la distanciation nécessaire aux sciences sociales. Elle ne brandit pas de drapeaux, ni de revendications. Elle s’indigne et dénonce les injustices et les inégalités mais écrit aussi pour dire que nul ne peut exiger des dominés une révolte permanente. Parfois, « c’est rien que ça, la vie, des riens dont on se fait un monde [42] » ! En écrivant sur ces riens, elle rassure ses lecteurs, ses lectrices qui reconnaissent en elle une semblable.
22Annie Ernaux, en cherchant la « réalité, vérité, comme on voudra [43] » est une héritière de la littérature prolétarienne. Loin de contribuer à construire la figure de l’ouvrier révolutionnaire héroïque, ces auteurs, en décrivant et analysant la vie quotidienne dans sa banalité, disaient la difficulté d’être. Georges Navel, en accolant à un nom commun un adjectif inattendu, prend en considération ceux dont il parle avec une « intelligence familière », dans un « courage journalier [44] ». Navel n’exige pas des dominants qu’ils accordent de la dignité aux paysans, ouvriers, chômeurs, étrangers ou natifs, il les inscrit lui-même dans une dimension universelle, immédiatement, en écrivant que « la vie est un don ». Ou en affirmant : « Il n’y a que la vie où l’on s’émerveille qui vaut d’être vécue [45] ». Annie Ernaux, comme Navel, incarnent la culture sceptique des classes populaires. Une culture bien plus partagée de nos jours que ne le laissent penser les sciences sociales qui, pour asseoir leur propre légitimité, segmentent les groupes, creusent les différences. Cette culture donne la priorité à l’action, aux gestes, au faire. L’être humain est ce qu’il fait et non ce qu’il dit. Pour changer le monde, pour le transformer, il faut souvent commencer par changer soi-même [46]. Ne pas vivre en automate, lancé dans la course à la réussite sociale, sans prendre le temps de s’arrêter, respirer, souffler, contempler. Être complètement posé sur terre [47]. Annie Ernaux, comme Navel, écrit des récits édifiants, car elle regarde avec une vraie curiosité — avec soin — ses semblables, celles et ceux qu’elle reconnaît comme tels. Elle les inscrit dans le commun des mortels en notant pour une inconnue le visible « bonheur de posséder quelque chose de beau [48] ». En usant d’une « écriture plate », horizontale, en refusant de mimer la langue savante, ils optent pour la simplicité mais non pour la simplification. Au contraire. Ils affrontent une question qu’évitent les sciences sociales : celle de la difficulté d’être.
23Ces récits sont des biens communs. Communs à cette immense classe banale, commune, d’origine populaire ou issue du populaire, qui se reconnaît dans cette façon de dépeindre le monde, en couleurs, avec humour ou ironie, en s’attardant sur les petits bonheurs du quotidien ou en mettant au jour des inégalités qui peuvent être sources de révolte ou de résignation. Ces récits ne sont pas réservés au peuple. Il appartient aux dominants de reconnaître ce style où chaque mot compte. Il leur appartient de déplacer les bornes fixées par les distinctions hiérarchiques rigides par eux-mêmes construites. Il leur appartient de vérifier que les frontières entre « eux » et « nous » sont mouvantes, qu’elles évoluent dans un monde en mouvement. Il leur appartient d’accepter que les échelles peuvent être différentes. Navel disait que pour écrire il lui fallait avoir un interlocuteur. Savoir qu’il avait au moins un lecteur en Bernard Groethuysen l’incitait à chercher ses mots pour le plaisir de l’échange avec le philosophe. Annie Ernaux, sanctifiée par l’École, sait qu’elle écrit pour partie à des lectrices non certifiées scolairement. Comme le démontre ce témoignage : « Le souvenir le plus marquant que j’aie, par exemple, à propos d’Une femme, est celui d’une lectrice d’origine espagnole, femme de ménage ayant emprunté mon livre à la bibliothèque et m’écrivant une lettre de quatre pages, où elle recopie des passages du texte et le fait suivre, en guise de commentaire, de faits, de situations, de sentiments appartenant à sa propre vie. De telles lettres, de telles expériences, font vraiment réfléchir sur la puissance de la lecture, la responsabilité de l’écrivain [49]. »
24Éribon, sociologue, salue « la grandeur de Sartre, qui osa rompre avec les règles imposées de la “discussion” académique [50] ». Il déclare par ailleurs sa volonté personnelle de ne pas rompre ces règles : « J’ai bien conscience que toute ma manière d’écrire suppose — aussi bien de ma part que de la part de ceux qui me lisent — une extériorité socialement située à des milieux et à des gens qui vivent toujours les types de vie que je m’efforce de décrire et de restituer dans ce livre et dont je sais également qu’il est fort peu probable qu’ils en soient lecteurs [51]. » Pourtant il sait qu’« un livre peut revêtir une grande signification avant même qu’on l’ait lu [52] ». Avec son livre, Éribon nous transmet autant de connaissances sur le monde intellectuel que sur son monde ouvrier d’origine. Il nous apprend que le monde des idées, à de rares exceptions près, se soucie peu des conséquences pratiques qui pourraient suivre ses analyses abstraites. Nul n’est tenu de faire ce qu’il dit ou ce qu’il prône. On peut plaider pour l’égalité sans jamais la mettre soi-même en œuvre. Éribon se reconnaît partiellement dans le personnage d’Antoine Bloyé qui se sent touché à chaque fois qu’un jugement dépréciatif est formulé sur son milieu d’origine, le milieu ouvrier [53]. Paul Nizan observe par ailleurs dans ce roman que les femmes de la bourgeoisie pour se distinguer « avaient des paroles d’horreur pour parler de la fosse commune, de la communauté des femmes […] ; leurs enfants n’allaient pas à l’école communale [54] ». Nizan explique qu’avec ce roman, il a voulu affirmer que toute la société bourgeoise est en proie à la mort et que cette société est le monde des vies manquées [55]. Éribon n’achève pas son autobiographie en affirmant que sa réussite sociale a pour revers sa vie manquée. Mais il affirme : « pour m’inventer, il me fallait avant tout me dissocier [56] ».
25Éribon achève son Retour à Reims en informant sa mère qu’il enseigne maintenant la sociologie. Une science qui devrait, si ce n’est expliquer, au moins montrer la complexité du monde. Il a écrit cet ouvrage pour dire son isolement, une solitude choisie. Pour lui, le monde se divise en deux, dominants/dominés, il faut se retirer ou se soumettre, s’exiler, choisir entre deux mondes, jouer l’un contre l’autre. Éribon garde comme lignes d’horizon la culture légitime et le souci de passer pour un bourgeois de naissance. Il offre peu de chance à Élise, fille d’une femme de ménage et d’un électeur FN, de se sentir estimable à la lecture de son autobiographie si elle ne rêve pas de rejoindre ce monde intellectuel qu’Éribon dépeint pourtant comme peu cordial. Élise s’est débrouillée autrement pour se bricoler une identité sociale estimable, elle joue la carte de l’appartenance à une région à forte identité. Au son de la bombarde, elle oublie l’ethnocentrisme et le dominocentrisme des sciences sociales franciliennes. Elle rejoint le cercle des lectrices d’Annie Ernaux qui sait s’attarder sur les moments de bonheur dans « l’oubli de la domination [57] ». Mais Ernaux n’oublie pas le malheur, la maladie, la mort. Le nombre conséquent de suicides dans le Finistère interroge le monde de la médecine. Il devrait aussi interroger sérieusement les sciences sociales. Dans sa brutalité, ce fait dit l’importance des questions morales, existentielles, souvent confondues ou absorbées par la question sociale. Axel Honneth intègre cette dimension dans son étude de la reconnaissance. Il constate que « nous ne percevons plus le rôle des sentiments moraux dans le développement de la société [58] ». Examiner ce rôle permettrait de modifier la mesure de la supériorité des uns et de l’infériorité des autres.
26Dans la description du vaste monde des classes populaires, Éribon partait avec un net handicap sur Annie Ernaux. Fils d’ouvrier, il avait une vision parcellaire de ce monde. Fille de commerçants, elle était bien placée pour voir les grandeurs et misères d’un monde complexe, empreint de micro-hiérarchies au moment même où la conjoncture politique, pour les besoins de la cause, voyait ce monde comme un vaste tout [59]. Éribon simplifie la réalité, tout en complexifiant son écriture, quand il affirme que « l’amour des livres et l’envie de lire ne sont pas universellement distribués, mais au contraire étroitement corrélés avec les conditions sociales et le milieu d’appartenance [60] ». Combien de dominants ont lu et lisent par obligation, contraints par la compétition scolaire ? Combien de dominés lisent par amour des livres, pour la liberté de penser, de songer, dans l’oubli de la compétition ? Comment oublier que la culture légitime est, de fait, la culture légitimée par ceux qui attendent voire exigent des autres un rapport désintéressé au savoir bien qu’ils incarnent eux-mêmes un rapport intéressé au savoir ?
27Pour s’inventer, les étudiants réfractaires à la compétition ne semblent pas prêts à se dissocier, ils cherchent plutôt une « communauté de valeurs dans laquelle s’inscrit nécessairement toute forme d’estime sociale [61] ». Comme Annie Ernaux, ils ne refusent pas de penser qu’existent des petites gens mais doutent qu’existent des grandes gens, dans quelque monde qui soit : « Le Président de la République a parlé à la télévision. Plusieurs fois il a dit “beaucoup de petites gens” (pensent ceci, souffrent de cela, etc.) comme si ces gens qu’il qualifie ainsi ne l’écoutaient ni ne le regardaient, puisqu’il est inouï de laisser entendre à une catégorie de citoyens qu’ils sont des inférieurs, encore plus inouï qu’ils acceptent d’être traités ainsi. Cela signifiait aussi qu’il appartenait, lui, aux “grandes gens [62]”. »
28Inouï que les sciences sociales arc-boutées sur leur légitimisme ne parviennent pas à trouver un terme qui ramènerait cette catégorie de citoyens dans la communauté des gens estimables. L’écrivain Annie Ernaux, en sociologue novatrice, montre pourtant qu’une culture commune — des manières de dire, de faire, de penser — réunit plusieurs générations, plusieurs régions, plusieurs religions, plusieurs convictions. Plusieurs communautés. Mona Ozouf achève son autobiographie d’historienne en revendiquant la transgression de la règle qui veut que les historiens doivent s’absenter, autant que faire se peut, de l’histoire qu’ils écrivent. Elle défend la narration — la composition contre la dissertation — car « la narration est libératrice. C’est elle qui fait de la voix “presque mienne” d’une tradition reçue la voix vraiment mienne d’une tradition choisie. Elle qui dessine l’identité, mais sans jamais céder à l’identitaire car le parcours biographique corrige, nuance, complique à l’infini la vision absolutisée des identités [63] ».
29La narration libère l’individu. Mais dans quelle mesure libère-t-elle le groupe dont l’individu est l’héritier quand la conjoncture ne garantit pas l’estime publique de ce groupe ? De cette communauté ? Deux solutions sont possibles. Écrire seule, d’une voix qui refuse de s’incliner devant la culture légitime, comme le fait Annie Ernaux. Seule mais pour le groupe auquel elle manifeste son attachement, son respect, en combattant fermement misérabilisme et populisme, en s’indignant contre la domination mais en rappelant aussi que les dominés contournent, refusent des normes et valeurs des dominants. Écrire à plusieurs mains pour constituer « une sorte d’être doté d’ubiquité, de plusieurs regards et donc perspectives [64] », un être en capacité de montrer que la complexité n’est pas l’apanage des dominants. Écrire en groupe pour montrer qu’une partie des classes populaires sélectionnée par la voie biographique ou par le choix d’un créneau scientifique ne peut dire le tout. Écrire à plusieurs pour son groupe d’appartenance, pour rappeler aux « grandes gens » que « les petites gens » peuvent porter, comme Annie Ernaux, un regard caustique sur la réalité ordinaire. Peuvent s’amuser ou s’indigner de voir que les grands mots constituent rarement de grands remèdes. Peuvent refuser de singer le monde intellectuel.
30Si l’on admet que le temps passé à l’université, comme le temps passé à écrire, est, pour tous, un temps passé à la construction de soi, à son auto-édification, écoutons l’avertissement d’Annie Ernaux. Elle raconte : trois étudiants lisent dans le RER des ouvrages de philosophie, dont L’histoire de la sexualité de Foucault, un enfant fait du bruit à côté d’eux : « Les étudiants paraissent de plus en plus excédés. Tout ce qu’ils ont lu, appris, sur les différences culturelles, la tolérance, ne leur sert à rien à ce moment précis. Peut-être même la philosophie les conforte-t-elle dans leur droit à ne pas être dérangés dans leur lecture, au nom de la supériorité du monde des idées sur le monde réel [65]. » Quand la conjoncture n’est pas favorable à l’amélioration des conditions de vie du commun des mortels, chacun des mortels peut s’accorder le droit de gouverner ses pensées, d’agir, au quotidien, en tentant d’établir l’égalité entre le monde des idées et le monde réel.
31Ne serait-ce pas en se dotant chacun(e) d’une double vue [66] qu’il serait possible d’envisager des changements dans nos modestes vies individuelles et dans les conditions de vie collectives ? La vie examinée peut l’être en regardant au plus près de soi le monde réel. Elle peut l’être aussi en la regardant de plus loin, du ciel des idées.
Notes
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[1]
Annie Collovald, Olivier Schwartz, « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire », Vacarme, 37, 2006, pp. 50-55.
-
[2]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », Politix, n°14, 1991, p. 75.
-
[3]
Annie Ernaux, La place, Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 96.
-
[4]
Didier Éribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009, p. 102.
-
[5]
Ibid., p. 35.
-
[6]
A. Ernaux, Ce qu’ils disent ou rien, Paris, Gallimard, « Folio », p. 65.
-
[7]
Selon Wikipédia, un bagad est une formation musicale bretonne, composée de trois pupitres : biniou, bombarde et percussion.
-
[8]
L’expression est de Philippe Artières, nous informe Jean-François Laé, in Arlette Farge et al., Sans visages, l’impossible regard sur le pauvre, Bayard, 2004, p. 85.
-
[9]
Olivier Schwartz, « Le baroque des biographies », Les Cahiers de Philosophie, n°10, 1990, p. 180.
-
[10]
Ces enseignements ont été élaborés avec Bénédicte Havard Duclos et Émilie Potin.
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[11]
Cf. Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1982.
-
[12]
Florence Weber, « L’enquête, la recherche et l’intime ou : pourquoi censurer son journal de terrain ? », Espaces Temps, 47/48, 1991.
-
[13]
François Laplantine, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996.
-
[14]
Annie Ernaux, La honte, Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 40.
-
[15]
En consultant la revue Politix, en 1994, on pouvait apprendre que « les récits d’A. Ernaux suscitent, depuis La place, un intérêt réel chez certains universitaires (principalement des sociologues et des psycho-sociologues), étudiant les pratiques et représentations dominées, notamment à travers les récits autobiographiques d’intellectuels “transfuges” et/ou autodidactes ». On apprenait aussi que de son côté, Annie Ernaux revendiquait « une approche sociologique novatrice ». Isabelle Charpentier nous donne à lire une déclaration de l’écrivain lors d’un séminaire de l’INED qui s’est tenu en 1991 : « Envisager ainsi la pratique de l’écriture conduit à se demander s’il y a une différence profonde entre la fiction et la sociologie, dans ce cas. En gros, même objet, le social, même méthode, la collection des faits, même finalité sans doute, faire advenir un peu de vérité dans le monde, amener les individus à prendre conscience des mécanismes déterminants. » (Isabelle Charpentier, « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », Politix, 1994, n°27, pp. 71, 72, 70).
-
[16]
Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles, Paris, La Dispute, 2010.
-
[17]
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 143.
-
[18]
Smaïn Laacher a mis en exergue de son article « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », suivi d’un entretien avec l’écrivain, la phrase suivante d’A. Ernaux, extraite de La place : « J’ai fini de mettre au jour l’héritage que j’ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j’y suis entrée. » In Politix, 1991, n°14, p. 73.
-
[19]
Voir la déclaration d’Annie Ernaux dans l’article de Smaïn Laacher, op. cit.
-
[20]
Ibid., p. 76.
-
[21]
Anne-Marie Thiesse écrit notamment : « La vulgarisation de cette activité valorisante [la lecture] a entraîné une redéfinition de la distinction culturelle : lire n’est pas tout, encore faut-il être apte à bien lire, ce qui est l’apanage de l’élite. Ainsi se pérennise, en évoluant, la hiérarchie sociale et culturelle. » In « Des plaisirs indus. Pratiques populaires de l’écriture et la lecture », Politix, 1991, n°13, p. 62.
-
[22]
Ibid., p. 60.
-
[23]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », op. cit., p. 74.
-
[24]
Annie Ernaux, Ce qu’ils disent ou rien, op. cit., p. 17.
-
[25]
Michel Verret écrit en 1989 un article intitulé « Où va la culture ouvrière française ? » (republié in Michel Verret, Chevilles ouvrières, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 1995, p. 190) dans lequel il avance : « À cette dilution de la culture ouvrière qualifiée dans la culture du salariat “petit-moyen” répond, au pôle non qualifié de la classe, un processus de délitement plus grave encore. Car ici ce n’est plus seulement l’autonomie culturelle de la classe qui se trouve mise en question, mais son existence même. »
-
[26]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », p. 75.
-
[27]
Marie Cartier et al., La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, p. 307.
-
[28]
Sur le littoral breton, ceux qui menacent les modes de vie souhaités par les autochtones « petits-moyens » ne sont pas les immigrés locataires d’habitats stigmatisés mais les citadins fortunés et/ou les « Parisiens » qui accaparent la vue sur la mer par la propriété de villas qu’ils n’occupent que quelques semaines par an. La forte fréquentation des sentiers côtiers en toutes saisons dit bien l’attrait transclassiste exercé par la contemplation.
-
[29]
Marie Cartier, op. cit., p. 307.
-
[30]
Didier Éribon, Retour à Reims, p. 102.
-
[31]
Ce texte est reproduit ici avec l’autorisation de l’étudiante, actuellement inscrite en master.
-
[32]
Ce document écrit appartient à tous dans une variante contemporaine de la culture populaire orale car « la culture populaire produit un anonymat propre à la propriété partagée, en étant constamment ajustée, révisée, abrégée, voire parfois ignorée complètement ». James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments d’un dicours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 178. Nous nous proposons en effet d’ajouter un chapitre à ce document avec les travaux de la promotion suivante.
-
[33]
Charles Gadéa, Charles Soulié, « Réflexions sur une expérience d’initiation à la recherche en sociologie à l’Université (1994-2000) », Genèses, n°39, 2000, p. 170.
-
[34]
Boris Cyrulnik, lors de l’émission « Le grand entretien » de François Busnel, diffusée le 29 octobre 2010 sur France-Inter.
-
[35]
Jean Péneff, Le goût de l’observation, Paris, La Découverte, 2009, p. 50.
-
[36]
A. Ernaux, Les armoires vides, Paris, Galllimard, « Folio », 1985, p. 77.
-
[37]
A. Ernaux, La place, op. cit., p. 60.
-
[38]
A. Ernaux, Les armoires vides, op. cit., p. 85.
-
[39]
Le refus de parvenir a eu droit de cité dans le monde des lettres dans l’entre-deux-guerres. Il est aujourd’hui illisible, inaudible. Il n’est pas invisible, il n’est pas rendu visible par le monde des idées. Sur les ponts qui restent à construire entre la sociologie et la littérature prolétarienne, je me permets de renvoyer à l’une de mes précédentes propositions : « De la nécessité de revenir aux causeries cosmopopulaires », Les Temps Modernes, n°637-638-639, 2006.
-
[40]
Isabelle Charpentier, « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », art. cit.
-
[41]
Elle a ainsi ouvert une nouvelle voie comme l’avait fait Zora Neale Hurston dans les années 1930 aux USA, en refusant de « s’aligner sur les critères esthétiques de la culture dominante » pour « dépeindre une culture populaire vivante et riche », « un mode de comportement propre à une communauté qui, au sortir de l’esclavage, avait appris à se protéger subtilement et de façon codifiée des méfaits de l’oppression sociale ». Préface de Françoise Brodsky au roman Une femme noire de Zora Neale Hurston, Éditions de l’Aube, 2006.
-
[42]
Jean Meckert, Les coups, Paris, Jean-Jacques Pauvert/Au terrain vague, 1993.
-
[43]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », p. 78.
-
[44]
Georges Navel, Travaux, Paris, Stock, 1946, p. 98.
-
[45]
Ibid., pp. 197, 187.
-
[46]
Bernard Lahire affirme : « …apprendre à être le narrateur (l’organisateur discursif) de sa propre expérience, le législateur de ses “pensées”, c’est se constituer les dispositions mentales qui vont pouvoir agir à l’intérieur de formes de relations sociales spécifiques (dominantes historiquement) comme une disposition à exercer le pouvoir ». Culture écrite et inégalités scolaires, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 293.
-
[47]
Paul Nizan, Antoine Bloyé, [1933], Paris, Grasset, 1978, p. 139.
-
[48]
A. Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, p. 87.
-
[49]
Smaïn Laacher, « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude », p. 78.
-
[50]
D. Éribon, Retour à Reims, pp. 101-102.
-
[51]
Ibid., p. 98.
-
[52]
Ibid., p. 122.
-
[53]
Ibid., p. 26.
-
[54]
Paul Nizan, Antoine Bloyé, op. cit., p. 200.
-
[55]
Présentation du roman par l’auteur, figurant en quatrième de couverture d’Antoine Bloyé (Grasset, 1978).
-
[56]
D. Éribon, Retour à Reims, p. 60.
-
[57]
Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Le Seuil, 1989, pp. 24, 90.
-
[58]
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 198.
-
[59]
Jean Péneff oublie les filles mais insiste sur les compétences en observation que développent les « fils de petits commerçants et artisans qui doivent aider, agir auprès des clients, distinguer les “bons” des autres ». Op. cit., p. 44.
-
[60]
D. Éribon, Retour à Reims, p. 118.
-
[61]
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 148.
-
[62]
A. Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, pp. 39-40.
-
[63]
Mona Ozouf, Composition française, Paris, Gallimard, 2009, pp. 258-259.
-
[64]
C. Gadéa, C. Soulié, « Réflexions sur une expérience d’initiation à la recherche en sociologie à l’Université (1994-2000) », op. cit, pp.170-171.
-
[65]
A. Ernaux, La vie extérieure, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 120.
-
[66]
Yves Lévy écrivait, en 1960, à propos de Navel, ouvrier-paysan-poète-philosophe : « Il a, lui, cette seconde vue dont l’organe, essentiellement, est un regard lucide, instrument d’un esprit sans croyance et sans préjugé. Regard de poète quand il se pose sur le monde des sensations, regard de moraliste lorsqu’il est attentif aux hommes et les décrit selon leurs manières d’être et leurs aspirations, chacun dans son royaume illusoire. » Gérard Meudal (dir.), Georges Navel ou la seconde vue, Le temps qu’il fait/Georges Monti, éditeur, 1982, p. 93.