Tumultes 2010/1 n° 34

Couverture de TUMU_034

Article de revue

Féminisme et déconstruction

Négocier, encore

Pages 179 à 209

Notes

  • [*]
    Nous publions ici le chapitre 6 de l’ouvrage Outside in the Teaching Machine, « Feminism and Deconstruction, Again : Negotiations », Routledge, 1993, pp. 121-140.
  • [1]
    Alice Jardine, Gynesis : Configurations of Woman and Modernity, Ithaca, Cornell University Press, 1985 ; Linda Nicholson (dir.), Feminism / Postmodernism, New York, Routledge, 1990. Il existe désormais tout une littérature sur ce sujet. Quelques exemples intéressants : Meaghan Morris, The Pirate’s Fiancée : Feminism, Reading, Postmodernism, London, Verso, 1988 ; Andrew Ross (dir.), Universal Abandon ? : The Politics of Posmodernism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, et Johanna Hodge, « Feminism and Postmodernism », in Andrew Benjamin (dir.), The Problems of Modernity : Adorno and Benjamin, London, Routledge, 1989.
  • [2]
    En référence à cette critique, voir la défense virulente par Derrida des Nambikwara contre l’idée que les peuples sans un écrit phono- ou idéo-graphique reconnaissable sont des peuples « sans écritures » (De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, pp. 157-158).
  • [3]
    Pour deux approches différentes de cette question, voir Ashis Nandy, L’ennemi intime : perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, Paris, Fayard, 2007 ; et Dipesh Chakrabarty, « Postcoloniality and the Artifice of History : Who Speaks for “Indian” Pasts ? », Representations, n° 37, hiver 1992, pp. 1-26.
  • [4]
    Thomas Nagel, Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. XII.
  • [5]
    Le scandale Bofors concerne une affaire de corruption relative à des ventes d’armes qui se produisit en Inde dans les années 1980. Le premier ministre Rajiv Gandhi et beaucoup d’autres personnalités furent impliquées dans ce scandale, l’un des plus grands qui aient secoué le pays et dont les ramifications s’étendaient jusqu’en Europe. Il conduisit à la défaite du Parti du Congrès aux élections de 1989 (Ndlr).
  • [6]
    Edward A. Gargan, « India Flirts with Hope, Despite Disasters », New York Times, 1er mars 1992.
  • [7]
    Jacqueline Rose, Sexuality in the Field of Vision, Londres, Verso, 1986.
  • [8]
    Margaret Homan, « Feminist Criticism and Theory : The Ghost of Creusa », Yale Journal of Criticism, n° 1/1, automne 1987, pp. 153-182. E. Showalter citée par Elizabeth Skolbert, in « Literary Feminism Comes of Age », New York Times Sunday Magazine (6 décembre 1987), p. 112.
  • [9]
    Voir Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse ?, Londres, Zed, 1986.
  • [10]
    Voir J. Rose, Sexuality in the Field of Vision, op. cit., p. 23.
  • [11]
    Ibid., p. 15.
  • [12]
    La différence entre le désir d’impasse et la négociation avec une contrainte favorable semble importante si nous voulons nous reconnaître comme des « agents libres » produits et écrits par l’histoire. Négliger cette contrainte n’est pas seulement le fait de la philosophie non fondationnaliste, elle affecte désormais aussi le marxisme euro-américain : « Une justification d’une théorie marxienne à partir de son contexte social et de ses conséquences revient à justifier une théorie aux moyens d’une théorie similaire... Nous ne sommes pas gênés par la nature d’une régression à l’infini [l’alternative anti-essentialiste] qui est indépendante de ces “termes indépendants” et qui peut servir de fondement ultime à la vérité de ces significations. » Stephen A. Resnick et Richard D. Wolff, Knowledge and Class : A Marxian Critique of Political Economy, Chicago, Chicago University Press, 1987, p. 28.
  • [13]
    Sexuality in the Field of Vision, p. 5.
  • [14]
    Ce serait forcer l’évidence que de souligner qu’il y aurait plutôt une ligne directe, indiscutable entre Kant et Freud. Voir, par exemple, Standard Edition, vol. 22, pp. 61, 163. Le rapport entre le sujet connaissant et le sujet agissant est une rupture plutôt qu’une progression continue. C’est certainement l’un des mérites de la psychanalyse structuraliste et post-structuraliste que de nous mettre productivement mal à l’aise face à ce rapport (je dis « productif » là où je devrais dire « potentiellement productif ». Je veux dire que le malaise peut être moins intransigeant que le simple privilège d’une théorie ou d’une pratique, ou l’affirmation de leur possible continuité).
  • [15]
    Encore une fois, c’est là un aspect prééminent de la critique de l’humanisme. Les lignes tombent ici inégalement entre Nietzsche, Foucault et Derrida. Foucault ayant décidé lui-même de désigner le problème comme étant la marque empirico-transcendantale-discursive de la modernité, se dirigea vers d’autres orientations intéressantes. Derrida continua patiemment à déployer ses implications. Il posa le problème en 1963, simplement (dans une phrase que je cite souvent), avec une référence spéciale à l’anthropologisation de la philosophie, projet dans lequel Rose en tant que féministe (Derrida parle de Sartre comme d’un humaniste) est peut-être également engagée : « Tout se passe comme si le signe (homme) n’avait aucune origine, aucune limite historique, culturelle, linguistique ». J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 171.
  • [16]
    Jacques Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978.
  • [17]
    Ibid., p. 89. L’essai « Geschlecht : différence sexuelle, différence ontologique » (in Psyche : Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987) doit être pris en compte si l’on veut comprendre chez Derrida la place de la dualité sexuelle dans la pensée de Heidegger. Cela a peu d’importance pour notre argument ici.
  • [18]
    Éperons, op. cit., p. 89.
  • [19]
    Louis Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », Positions, p. 112.
  • [20]
    Theodor W. Adorno, « Épilégomènes dialectiques. Sujet et objet », in Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, pp. 272-273.
  • [21]
    L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », op. cit., p. 128.
  • [22]
    J. Derrida, Éperons, op. cit., p. 90.
  • [23]
    Je discuterai de l’« éthique de la différence sexuelle » de Luce Irigaray dans ce contexte au chapitre suivant.
  • [24]
    J. Derrida, Éperons, op. cit., p. 91.
  • [25]
    Ibid., p. 90.
  • [26]
    Gayatri Chakravorty Spivak, « Displacement and the Discourse of Woman », in Mark Krupnik (dir.), Displacement : Derrida and After, Bloomington, Indiana University Press, 1983. Je mentionne le « nom », mais ne parais pas saisir son importance.
  • [27]
    J. Derrida, Éperons, Les styles de Nietzsche, op. cit., p. 39.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    J. Rose, Sexuality in the Field of Vision, op. cit., p. 21, note 38.
  • [30]
    Cette phase commence chez Derrida à partir de la lecture déconstructive qu’il fait de la philosophie d’Emmanuel Lévinas dans « Violence et métaphysique », publié en 1964 (et dans L’écriture et la différence, Paris, PUF, 1967). Lévinas affirme que Husserl et Heidegger, s’inscrivant tous les deux dans la tradition grecque, écrivent ultimement des philosophies de l’oppression. En neutralisant l’autre, la phénoménologie et l’ontologie fondamentale opèrent selon le même dispositif structurel que les philosophies de la connaissance, en s’appropriant l’autre comme objet. À l’opposé, Lévinas suggère que le regard vers l’autre doit toujours être ouvert comme une question ouverte, la possibilité de l’éthique. « Avant le niveau ontologique, il y a le niveau éthique ». Derrida lit Lévinas avec une approche critique, suggérant qu’il s’est lui aussi rendu complice de la philosophie grecque. Quant à l’ouverture de la question, la revendication première de la responsabilité à l’égard de la trace de l’autre (qui sera pour lui « l’ouverture non éthique de l’éthique » : De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967), il y souscrit.
  • [31]
    Texte non publié.
  • [32]
    J. Derrida, « Otobiographie de Nietzsche », in L’oreille de l’autre, Textes et débats avec Jacques Derrida, Claude Lévesque et Christie V. McDonald (dir.), Montréal, VLB Éditeur, 1982.
  • [33]
    Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 39. C’est moi qui souligne.
  • [34]
    Le poids paléonymique du mot « amour » pour une féministe doit être rigoureusement distingué de l’attitude d’« amour du texte » qui serait celle du gentleman ou de l’amoureux des belles-lettres.
  • [35]
    « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », in L’écriture et la différence.
  • [36]
    L’une des raisons pour lesquelles « différance » s’écrit avec un « a » résidait dans le fait que c’était un néographisme, visible et non pas audible. Mais le fait de conserver le terme en anglais et de le prononcer à la française a ruiné ce projet. Puisque l’autre raison tenait à la mise en rapport du « différé » et du « déféré » qui indiquait la structure spatio-temporelle de l’inévitable rupture, entre autres, de la théorie et de la pratique (de l’épistémo-ontologie et de l’axiologie aussi, bien évidemment), je propose « difering » en anglais sans prendre la peine de motiver la crédibilité de cette traduction.
  • [37]
    « Le supplément de copule : la philosophie devant la linguistique », in Marges de la philosophie, op. cit. Le « supplément », en ajoutant quelque chose à un tout préexistant tout en comblant en même temps un fossé, ressort de l’acte de « différer » que tout « être » feint ou clame ne pas faire.
  • [38]
    Comme je l’ai souligné précédemment dans ce livre, le « (im) » dans cette expression marque l’heureuse contrainte qui transforme la pratique en art au début de la pratique, en donnant à la catachrèse son sens littéral. Je pense qu’il n’y a pas de mérite particulier à formuler cela de manière moins abstraite et à négliger ainsi la précision du propos. Si la lectrice veut du « concret », elle devra alors le rechercher en faisant, et non en en saisissant confortablement le sens.
  • [39]
    J’ajoute cette parenthèse parce que, lorsque j’ai donné une version de cette conférence à l’Université de Virginia, un penseur aussi lucide que Richard Rorty a cru que mon message était que le féminisme devait tout simplement « ignorer » la déconstruction pour agir. Le rapporter de cette manière a quelque chose d’étrange. Dans l’acte, on est en présence d’un réflexe, d’« une croyance » (une coutume ?) à laquelle Gramsci se réfère dans « La formation des intellectuels » (voir Cahiers de Prison, cahier 12, consultable dans le recueil de textes établi par André Tosel : Gramsci, Textes, Paris, Éditions sociales, 1983). Il me semble, bien que ce soit peu important à mes yeux, que Derrida en est toujours conscient, et que c’est pour cela que dans l’introduction de son recueil de 1987, Psyche, il nomme théorie distraite, en les regroupant, les sujets de ses écrits des dix années précédentes (Psyché, p. 9) — « an inattentive theory » serait la meilleure traduction en anglais. J’ai moi-même adopté ce parti pris dans l’introduction de ce livre. Une telle « distraction » — pointant vers la constance d’une habitude — a quelque chose de commun avec la notion freudienne d’hypercathexis.
  • [40]
    Dans le texte : (wo)man.
  • [41]
    Sheila Allen et Carol Wolkowitz, Homeworking: Myths and Realities, Basingstoke, Macmillan, 1987.
  • [42]
    J. Derrida, « Otobiographie de Nietzsche », op. cit., p. 56.
  • [43]
    Il est intéressant de noter que Derrida tombe dans le modèle le plus orthodoxe de la méthode-retournement et du déplacement déconstructifs lorsqu’il s’entretient du même sujet et qu’il ne fait pas, bien entendu, référence à sa propre position au sein des présuppositions patriarcales : voir Derrida, « Women in the Beehive », in Paul Smith and Alice Jardine (dir.), Men in Feminism, New York, Methuen, 1987, pp. 194-195. Ce sont ces implicites contenus dans le nom « femme » plutôt que la morphologie de la « différance » (qui ne prend pas en compte la dimension de la classe et de la race pour aborder spécifiquement les femmes, qui ne prend donc pas en compte l’hétérogénéité raciale, pour le dire autrement) que je vais discuter dans la suite de mon texte.
  • [44]
    Foucault, dans L’usage des plaisirs (Histoire de la sexualité, Volume II, Paris, Gallimard, 1984), feint de manière poignante cette anxiété dans l’anxiété du mâle adulte de la Grèce antique quant à la perte de la juvénilité du garçon comme perte de l’objet érotique.
  • [45]
    Jacques Lacan, « Dieu et la jouissance de la femme », in Encore, Le Séminaire, Livre 20, Paris, Seuil, 1999.
  • [46]
    Insister de la sorte d’une manière intéressée et absolument non justifiée par la théorie est, bien sûr, crucial pour la méthode déconstructive. Les deux articulations que je trouve les plus utiles sont De la grammatologie et « La double séance » dans La dissémination.
  • [47]
    Force de loi, Paris, Galilée, 1994.
  • [48]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Vol. 1 « La volonté de savoir », Paris, Gallimard, 1976, p. 120.
  • [49]
    Ibid., p. 127.
  • [50]
    Pour cette relation particulière voir Richard Rorty, « Solidarity or Objectivity ? », in Cornel West et John Rajchman (eds), Post-Analytical Philosophy, New York, Columbia University Press, 1985.
  • [51]
    T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. xiii.
  • [52]
    Voir le chapitre IV de l’ouvrage Outside in the Teaching Machine.
  • [53]
    En français dans le texte.
  • [54]
    Je remercie Jacques Derrida pour avoir partagé un travail non publié, dont la version révisée publiée doit être, bien sûr, quelque peu différente.

1Ce chapitre montre comment le féminisme peut se servir de la déconstruction. Encore une fois, je me penche sur l’usage de la déconstruction, et non pas tellement sur la relation entre le féminisme et le postmodernisme, pour laquelle il faudrait plutôt se tourner vers des intellectuelles telles qu’Alice Jardine et Linda Nicholson [1]. Je présente plus bas un résumé de mon argumentaire général : ce n’est pas seulement que la déconstruction ne peut pas fonder une politique, alors que d’autres modes de pensée le peuvent. C’est que la déconstruction peut donner lieu à des programmes politiques structurés bien plus utiles en rendant plus visibles les problèmes relatifs à leur construction. Agir, par conséquent, n’est pas ignorer la déconstruction, mais la transgresser activement sans jamais l’abandonner. Pour le formuler de manière un peu plus incisive que ne le font les fétichistes de la clarté : la déconstruction n’a pas pour but la praxis ou la pratique théorique, elle vit le moment de la technè ou de la fabrication comme une crise ou un malaise permanent. Le féminisme occupe ici une place privilégiée parce que le nom de « femme » fait partie des nombreux noms que Derrida accorde au problème / dénouement des questions fondamentales. J’explique dans ce chapitre pourquoi le féminisme devrait maintenir une intimité critique avec la déconstruction mais devrait renoncer à son attachement à ce nom spécifique qui se rapporte au problème / dénouement des questions fondamentales (nommé également « écrit »). Je l’exprime de manière maladroite car les universitaires « politisés » continueront d’insister sur le fait que l’écrit n’est qu’un script et feront la critique brillante jusqu’à l’aveuglement que Derrida oublie les mères parlant à leur bébé, ou encore les tournures oratoires [2].

2La position que je vais défendre est une position plus indulgente sur l’utilité de la déconstruction pour le féminisme que celle que j’ai soutenue autrefois. Il s’agit d’une négociation et de la reconnaissance d’une complicité. Il devient évident qu’au niveau national comme à l’étranger, des migrants et des postcoloniaux se résignent à une complicité inavouée avec la culture de l’impérialisme, et cela sur un large éventail d’expériences comprenant l’échec du sécularisme et l’eurocentrisme de la migration économique. Il existe probablement un rapport avec la manière dont les féministes et les femmes en général traitent du patriarcat et de la théorie féministe [3].

3L’écriture de ce chapitre relève du style détendu de la conversation amicale. L’occasion m’en fut donnée par une invitation de Teresa Brennan à venir parler lors d’une série de séminaires à Cambridge en 1987 devant des féministes qui considéraient avec sympathie le post-structuralisme et la psychanalyse.

4J’ai d’abord conçu le projet des pages qui suivent après six mois d’enseignement donné à Dehli et à Calcutta. Enseigner pour la première fois dans mon pays, et exceptionnellement, dans ma propre langue, fut une expérience troublante et ambivalente. Pour se faire une idée de la mesure de mon malaise, il suffit de se rapporter aux réflexions similaires de Thomas Nagel sur les années pendant lesquelles fut menée la guerre du Viêtnam :

5« Les États-Unis étaient engagés dans une guerre criminelle, conduite de manière criminelle. Je ressentis alors vivement l’absurdité de mes recherches théoriques. La citoyenneté est une contrainte étonnamment puissante, même chez ceux pour qui les sentiments patriotiques sont faiblement développés. Nous lisions les journaux tous les jours avec rage et horreur, et cela n’avait rien à voir avec lire les crimes commis par un autre pays. Mus par ces sentiments, des philosophes se mirent à la fin des années 1960 à réfléchir sérieusement aux problèmes politiques [4]. »

6Rajiv Gandhi et sa structure centralisée du pouvoir était en train d’essayer de faire de l’Inde un pays aux mains des contribuables les plus fortunés. Telle est mon affiliation de classe, que je ressens bien plus que ma position de classe en tant qu’universitaire d’une discipline triviale. Ce furent aussi les mois du scandale des armes Bofors [5] très peu médiatisé au niveau international mais qui me troubla certainement en tant que critique ayant pour usage de théoriser la « violence épistémique » de l’impérialisme. Le fait que cette crise particulière fut plus tard masquée par l’intervention indienne dans la guerre civile du Sri Lanka n’arrangea rien. (Les années d’ingérence marquent ce texte. Saisit-on jamais l’histoire du présent ? J’ai compris que mon malaise avait quelque chose à voir non seulement avec la culture des « vieux » impérialismes, mais aussi avec le rapport entre la nouvelle migrante économique aux États-Unis que je suis et son pays d’origine, et donc le « nouvel » impérialisme ; la citoyenneté comme une marque non d’identité mais de différence perçue des deux côtés. Ce sentiment nourrit les pages qui suivent. Dans ce jeu de balance, deux nouvelles entrées viennent s’ajouter au lien de 1. la citoyenneté là-bas, 2. la migration ici : 1. le fondamentalisme religieux et le rapport entre sécularisme et culture du « vieil » impérialisme ; 2. la guerre du Golfe et le Nouvel ordre mondial, l’abandon des derniers vestiges du vieux protectionnisme de l’économie indienne et le rôle grandissant du FMI et de la Banque mondiale dans les politiques « libéralisées » perçues par le New York Times comme constituant la fin de « l’ère politique au cours de laquelle l’Inde s’est détachée du colonialisme [6] ».)

7La position du féminisme universitaire dans les institutions élitistes des deux villes indiennes où j’ai travaillé n’était pas si différente de celle adoptée aux États-Unis, où j’enseigne habituellement. Or je suis méfiante vis-à-vis de l’indiscutable bienveillance exprimée à l’égard de cette catégorie douteuse de « femme du tiers-monde ». Cependant, j’ai ressenti assez fréquemment pendant mon séjour en Inde la « vanité de mes aspirations théoriques ». Lors de mon intervention à Cambridge sur l’invitation de Teresa Brennan, immédiatement après avoir quitté l’Inde, j’en suis venue à penser les relations entre le féminisme et la déconstruction à la lumière de ce sentiment de vanité. Avant de pouvoir aborder un projet si épineux, il m’a semblé nécessaire de discuter une représentation inexacte mais populaire de la relation entre les deux mouvements. Dans cet esprit, j’ai proposé une lecture d’un ouvrage qui venait juste de paraître, Sexuality in the Field of Vision de Jacqueline Rose [7].

8À la fin de l’introduction de son ouvrage, Rose disqualifie Derrida au motif qu’un certain essentialisme subjectiviste habiterait ce dernier. À la différence de la révocation de la déconstruction opérée par Elaine Showalter ou, plus récemment, par Margaret Homan, le texte de Rose est basé sur une lecture de Derrida [8]. L’analyse de cette révocation peut laisser penser que je défends un parti pris derridien alors que Rose défendrait un parti pris lacanien. Mais ce serait encore une nouvelle démonstration de « la vanité de [nos] recherches théoriques ». Ces quelques mois que j’ai passés en Inde en tant qu’indienne diasporique et professeur d’université, m’avaient permis de voir à quel point les gens étaient particulièrement mal à l’aise à propos du legs culturel de l’impérialisme. C’était le cas dans ma propre classe mais on pouvait en constater la présence partout, dans toutes les classes, bien qu’elle ne fût pas clairement exprimée. Le malaise s’étendait au-delà des cours sur le genre, et dans ce contexte, il apparut notamment que ces différentes élites xénophobes et nationalistes isolationnistes avaient perdu le contact avec les « réalités » nationales et internationales. Les effets pratiques de cet héritage échapperont aux négociations théoriques pour se perdre dans les méandres de la mémoire, à mesure même que ces négociations gagnent en possibilité et deviennent plus officielles [9]. Pour restituer ce malaise, et pour répondre à l’invitation de Brennan, j’ai ressenti la nécessité de prendre en compte l’héritage du patriarcat qui, tout comme la culture impérialiste, est un cadeau sur lequel on peut jeter un soupçon et que nous ne pouvons transformer que si nous le reconnaissons. Au sens le plus strict le féminisme est « subsumé » dans le patriarcat. Toute ma critique de Rose doit être lue à la lumière de cette irréductible absurdité.

9Je suis d’accord avec Rose pour dire que « comprendre la subjectivité, la différence sexuelle et le fantasme, de telle façon que ces termes ne soient jamais écorchés ni niés » demeure une tâche cruciale aujourd’hui [10]. Sur ce point, il n’y a pas beaucoup de différence entre la manière dont elle comprend Lacan et la manière dont je comprends la déconstruction. Pour Rose, « seul un concept de subjectivité excluant la coïncidence à soi-même donne appui au droit des femmes à l’impasse pour ce qui est de l’identité sexuelle, sans nostalgie aucune pour une intégration possible ou future à une norme [11] ». Ce désir d’impasse n’est pas différent du désir d’abysse ou de régression à l’infini dont la déconstruction doit sans cesse rendre compte. Je reconnais, évidemment, que je suis moi-même liée par ce désir. La différence entre Rose et moi tient au fait que je suis bien obligée de reconnaître que ce qu’elle considère comme un droit à revendiquer, est pour moi un lien à surveiller [12]. Je pense que ce qui nous sépare dans ce contexte vient de la façon dont Rose conçoit la déconstruction comme le simple récit d’un sujet décentré et complètement dispersé. Je ne suggère pas moi-même qu’il existe une stricte opposition entre structure et récit, ou morphologie et récit. En revanche, j’insiste bien sur le fait que lorsque la déconstruction est comprise simplement comme un récit, elle n’est que l’image d’une impossibilité qui ne peut aider à aucunpositionnement politique. Ou peut-être le peut-elle, mais alors trop facilement. (Je pense ici à ces autres arguments, reposant sur une description triviale de la déconstruction comme récit et qui suggèrent, par exemple, que puisque les femmes sont naturellement décentrées, la déconstruction est bonne pour le féminisme et vice-versa.)

10Si dans son introduction à Sexuality in the Field of Vision, Rose n’est aucunement triviale, elle semble bien ne concevoir la déconstruction que comme récit. Pour mettre cela en évidence, il suffit de convoquer une conception différente de la déconstruction venant appuyer la présentation générale que Jacqueline Rose fait du projet psychanalytique.

11Il me semble que, pour Rose, le projet psychanalytique est une sorte de projet épistémologique, à travers lequel les femmes et les hommes comprennent leur ontologie en termes de — ou au moins comme une possible — différence sexuelle :

12« Le féminisme doit se fonder sur la psychanalyse car la question de savoir comment les individus se reconnaissent comme homme ou femme, la formulation qu’ils font d’une telle demande, semble s’inscrire dans ce rapport fondamental aux formes d’inégalité et de subordination que le féminisme cherche à transformer [13]. »

13Cette phrase traite de la manière dont les sujets hommes et femmes se construisent comme objets de connaissance, particulièrement si, comme je le pense, le mot « reconnaître » assure le rôle critique de « connaître ». Cependant, le projet antisexiste du féminisme se fonde sur la conviction que les distinctions structurant les pratiques sociales à partir de la déclaration d’une différence ontique fondamentale sont le plus souvent incorrectes parce que, comme la plupart des déclarations de différence, elles impliquent une hiérarchie cachée. L’éventail de telles pratiques sociales va de la sociobiologie aux pratiques visibles dans l’entreprise (sphère publique) et dans le cercle familial (sphère domestique). Le nouvel itinéraire épistémologique de Rose va nous permettre de corriger ceci en utilisant l’épistémologie de la différence sexuelle comme une réponse à la question ontologique : qu’est-ce que je suis (une femme) ?, et ensuite à l’explicitation de cette épistémologie : comment je me reconnais (comme femme) ?

14C’est cependant l’étape suivante, contenue dans la dernière partie de la phrase que j’ai citée de Rose qui me trouble. Cette étape rend compte du prompt glissement opéré depuis une épistémologie / ontologie vers un projet éthico-politique. Le sujet se reconnaissant soi-même (la femme) semble, chez Rose, ne procéder à une telle reconnaissance que pour agir dans l’intérêt d’une justice psycho-sociale : dans « un rapport fondamental aux formes d’inégalité et de subordination que le féminisme cherche à transformer ». La position de Rose est évidemment assez subtile. Elle est consciente que « dans la psychanalyse, la féminité [formule qui désigne ce secret ontique que nous découvrons à travers l’itinéraire épistémologique du sujet-femme divisé] n’est jamais simplement réalisée ou accomplie ». Elle implique cependant cet imperceptible glissement que j’ai décrit entre l’épistémologie / ontologie d’un côté et l’éthico-politique de l’autre. Si, comme le suggère Rose, il est crucial d’admettre la division dans le sujet, il me semble tout aussi crucial d’admettre la différence irréductible entre le sujet (femme) de cette épistémologie, et le sujet (féministe) de cet éthico-politique [14]. Dans le chapitre précédent, j’ai abordé le fait que le marxisme a échoué à rendre compte de cette différence. Dans ce nouveau travail sur le point de paraître, je me concentre sur cette différence qui divise le mouvement des femmes et la théorie féministe.

15Si l’on regarde la déconstruction à partir de sa morphologie (plutôt que simplement comme le récit d’un sujet décentré), force est de remarquer que la déconstruction a toujours porté sur les limites de l’épistémologie. Elle considère l’élan ontologique comme un programme impliqué dans l’écriture du nom d’Homme [15].

16J’aimerais souligner ceci en reprenant Éperonsdans lequel Derrida propose une lecture de Nietzsche [16]. En simplifiant quelque peu l’argument de Derrida, on pourrait le lire de la manière suivante : il y a une question qui est pré-comprise malgré la subtilité de l’articulation heideggérienne de la différence ontico-ontologique. En simplifiant, on pourrait résumer comme suit le subtil argument de Heidegger : ce dernier suggère que le Dasein est ontiquement programmé pour poser une question ontologique, et pour ne pas être capable d’y répondre. C’est là certainement un correctif à toute explication affirmant que la recherche d’un itinéraire épistémologique pour purifier le récit de soi ontologique, peut contribuer ou conduire à une action éthico-politique et psychosexuelle. (On pourrait encore dire que « corriger » les épistémologies peut être la base des politiques publiques correctes — mais cela ne semble pas être l’argument de Rose. En effet, la relation entre la recherche et les politiques publiques est un autre maillon de la chaîne de la relation pouvoir / savoir dont on discute actuellement.)

17Même cet infléchissement heideggérien est critiqué par Derrida car il ne prête pas attention à l’appellation femme :

18« La lecture heideggérienne était en rade — mais nous sommes partis des énigmes de la rade — au moment où elle manquait la femme dans l’affabulation de la vérité ; elle ne posait pas la question sexuelle ou du moins la soumettait à la question générale de la vérité de l’être [17]. »

19Éperons traite de la manière dont on peut lire les concepts-métaphores clés de Nietzsche. Le plus intéressant pour Derrida est celui de « femme ». Comme tous les concepts-métaphores, celui de « femme » est utilisé ici de telle façon qu’on ne puisse situer le référent littéral adéquat du mot. Il y a quelque chose de spécifique à ce propos, cependant, dans la mesure où la question de la différence sexuelle chez Nietzsche n’est « pas une question régionale soumise à une ontologie générale, puis à une ontologie fondamentale, enfin à la question de la vérité de l’être [18] ».

20Derrida va à la rescousse de cette lecture du concept-métaphore « femme » chez Nietzsche, et suggère également que l’analyse par Nietzsche de la différence sexuelle dépend d’une compréhension de — qui est aussi malentendu sur —ce que veut dire « propriation », soit le fait d’être son propre être à soi.

21(Cette notion de l’originaire et par conséquent de l’autoposition du sujet structurellement inaccessible est généralement assez commune chez les philosophes « marxistes » non-fondationnalistes comme Louis Althusser ou Theodor Adorno. La remarque malheureuse d’Althusser sur « une proposition d’apparence paradoxale, que j’énoncerai dans les termes suivants : l’idéologie n’a pas d’histoire[19]» appartient à ce genre de notions ; il en va de même pour la formule soigneusement articulée d’Adorno, « le sujet est apparence, et en même temps quelque chose de tout à fait réel dans l’histoire [20] ». C’est dans cet espace que Derrida place la question de la différence sexuelle, du moins telle qu’il la perçoit chez Nietzsche. Pour Althusser, au contraire, la différence sexuelle est un exemple de ces idéologies [plutôt que l’Idéologie] qui ont une dimension historique : « Cette configuration idéologique familiale est, dans son unicité, fortement structurée et [...] c’est dans cette structure implacable plus ou moins “pathologique” [...], que l’ancien futur-sujet doit [...] “devenir” le sujet sexuel (garçon ou fille) qu’il est déjà par avance [21]. ». Pour Adorno, la question de la différence sexuelle ne peut pas être comprise à ce niveau.)

22Dans la lecture de Derrida, Nietzsche est capable de représenter la différence sexuelle comme une propriation préontologique, probablement parce qu’il reconnaît et adhère aux significations et valeurs qui définissent la différence sexuelle en termes de guerre éternelle entre les sexes, de haine mortelle entre les sexes amoureux, d’érotisme, etc. Ainsi la propriation chez Nietzsche peut sembler à première vue n’avoir que des significations restreintes : appropriation, expropriation, prise de possession, don et échange, domination, servitude [22]. On a alors, d’un côté, Heidegger avec son explication de la différence ontologique, extraordinaire de subtilité, et ne posant pas la question sexuelle, du moins pas dans ce contexte ; de l’autre, Nietzsche utilisant ou devant utiliser le concept-métaphore de « femme » pour mettre en avant une différence préontologique, mais le faisant dans des récits historiques de propriation marqués au sceau de la domination masculine.

23Jacqueline Rose, quand elle traite de la propriation dans son introduction, est obligée de s’en tenir au cadre des affirmations historiques nietzschéennes sur la propriation, sans le moment de l’émancipation de l’émergence de la femme comme « catachrèse », c’est-à-dire comme métaphore sans référent littéral, qui viendrait remplacer le concept, ce qui est pourtant la condition de la conceptualité. Nietzsche privilégie la métaphore comme condition de possibilité de la « vérité ». « Femme » est un nom inapproprié pour cette figure primordiale ou primale. Tout programme qui suppose la continuité entre le sujet de l’épistémologie / ontologie et celui de l’éthico-politique, doit oublier que l’appel du / au tout-autre, qui est l’éthique indifférenciée, est la condition de possibilité du politique, et que cette condition a également rendue possible la propriation du sujet pour l’ontologie / épistémologie [23].

24La distinction entre le sens étroit et le sens général de la catachrèse n’est jamais clairement établie dans la déconstruction, bien que la différence soit toujours identifiée. Selon Derrida, si l’on considère la propriation au sens général que lui accorde Nietzsche, on distingue une question « beaucoup plus puissante que la question “qu’est-ce que ?” », plus puissante que le « voile de la vérité ou le sens de l’être [24] », parce qu’avant qu’on puisse seulement dire qu’il y a de l’être, on doit décider que l’être peut être propre à soi dans la mesure où il peut faire partie de cette proposition. (En allemand, avant le don de l’être dans Es gibt Sein, on doit penser à la propriété de soi du Es.) Hors de tout jeu philosophique, le prédicat irréductible mis en avant ici n’est pas que la question ontologique ne puisse pas être posée dans les termes d’une épistémologie pure, car la propriation organise la totalité du « processus du langage et de l’échange symbolique en général », pris au sein de la catachrèse, nouée dans une fausse analogie, et non dans une métaphore « pure [25] ».

25Je crois que dans « Displacement and the Discourse of Woman », j’ai oublié d’évoquer que Derrida, dans la lecture qu’il donne de Nietzsche dans Éperons, insiste sur le fait que « femme » dans ce texte est un concept-métaphore qui était aussi un nom marquant la propriation préontologique dans la différence sexuelle [26]. Quand l’une de nous défend Derrida contre celles qui parmi nous défendent Lacan, nous nous écartons de la thèse contenue dans la déconstruction (en fait la théorie européenne post-hégélienne), à savoir qu’un penseur ne s’intéresse pas du tout à sa subjectivité souveraine. Nietzsche, même s’il dépend de la propriation au sens restreint, patriarcal ou étroit, atteint, grâce à la conduite de son texte, le sens général de la propriation en mettant dessus le nom de femme. Et lorsqu’en tant que lecteur, Derrida saisit cette portée, il n’a pas l’intention de piéger Nietzsche mais de faire de son texte quelque chose d’utile pour nous. J’espère que la suite de ce chapitre fera assez comprendre qu’il ne faut pas négliger les puissants courants de la pensée anti-humaniste européenne dont nous subissons l’influence, sans pour autant excuser leur masculinisme lorsque nous y faisons référence. C’est ce que j’appelle la « négociation ».

26Ainsi peut-on lire le texte de Nietzsche comme un texte qui suggère que le nom de femme est ce qui permet de faire de la question de la propriation une question indéterminée. Regardons la phrase : « Il n’y a pas de vérité de la femme mais c’est parce que cet écart abyssal de la vérité, cette non-vérité est la “vérité [27]” ». Si l’on sort le terme crucial de « femme » du contexte de cette phrase, il est possible d’avancer que c’est ce que Nietzsche pense de la philosophie de la vérité, à savoir que la nature de la vérité est telle qu’elle est toujours abyssalement (dans un jeu de miroirs indéfini) à l’écart de ce que l’on s’approprie comme étant la vérité et en fonction de quoi l’on agit. Cette non-vérité est la « vérité ». Les guillemets indiquent une mise à l’écart catachrétique, tout comme ceux qui entourent la « valeur » chez Marx dans le passage cité au chapitre précédent. « La vérité » ici n’est pas seulement non-littéralité, mais ce pour quoi il n’existe pas de référent littéral adéquat.

27Parce que dans la conception nietzschéenne de la propriation au sens étroit du terme, la femme est vue comme la gardienne de référents littéraux irréductiblement inadéquats, elle l’est également comme modèle. En d’autres termes, quand Nietzsche affirme qu’il n’y a pas de vérité de la femme au sens historique, un certain genre de femme est un modèle pour la « non-vérité ». La femme est ainsi « un des noms pour la non-vérité de la vérité [28] » : l’un des noms pour la non-vérité de la vérité.

28Ma position antérieure sur cet essai de Derrida était polémique. Je suggérais qu’on avait tort de voir la figure de la femme comme un signe de l’indétermination. En lisant mon analyse de l’appropriation dans le cadre de cette polémique, Jacqueline Rose me donne le bénéfice du doute en se déclarant solidaire de cette position particulière [29]. Et, dans ce contexte, je veux bien. Mais aujourd’hui, étant dans une démarche de négociation, je veux reconnaître la valeur de l’argument de Derrida. La déconstruction affirmative dit par deux fois « oui » au texte, et voit de la complicité là où l’on pourrait aisément voir de l’opposition. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, Derrida a décrit sa première phase comme « une protection de la question », « un maintien en vie de la question ». La question n’est certes pas une question particulière, mais sa transformation en une question particulière est une « transgression nécessaire ». Dans cette perspective et dans ce cas, protégeons la question que nous aimerions que Rose pose : n’y a-t-il pas une différence entre le savoir-être, c’est-à-dire l’épistémologique / ontologique, et le fait de bien agir, soit l’éthico-politique [30] ? Il décrit la seconde phase comme un appel au tout autre. Si la différence sexuelle est en effet pré-comprise dans la question ontologique, alors, mimant le Nietzsche de Derrida, nous pouvons penser qu’en vertu du même récit historique qui a chez Nietzsche donné « femme », « philosophes » est un nom inapproprié de l’oubli de la non-vérité de la vérité. La prompte réaction défensive consistant à vouloir épargner la philosophie de cette accusation (ce dont j’ai discuté au chapitre précédent), rencontrera alors notre colère envers l’usage que ces « philosophes » font du nom de « femme », et montrera que la différence entre le philosophe et la femme occulte une violence (vérité / non-vérité :: théorie / pratique) qui ne sera pas apaisée en répétant la querelle entre théorie et pratique qui se joue dans lesquartiers des femmes. L’« éthique de la différence sexuelle » de Luce Irigaray, que j’ai déjà évoquée, nous livre une issue à la pensée de l’éthique. Dans « Gender in Contemporary Colonization [31] », j’ai essayé de penser plus attentivement qu’ici une politique qui ne répète pas cette violence.

29À ce stade de la discussion entre féminisme et déconstruction, voyons comment le glissement de la première phase à la deuxième traduit sur le plan d’une stratégie de lecture une stratégie d’assentiment. Regardons l’étude relativement récente de Derrida sur Nietzsche, L’oreille de l’autre, un essai sur la politique de lecture [32]. Il déclare que le lecteur ne devrait pas trouver une excuse aux textes de Nietzsche dont les Nazis ont fait usage. Il n’y a pas de raison de dire que c’était un simple malentendu. Au contraire, le lecteur devrait remarquer qu’il y a quelque chose dans le texte de Nietzsche qui conduit exactement à ce genre d’appropriation. C’est une façon paradoxale de dire « oui » au texte, mais qui dépend en quelque sorte d’une compréhension de l’intérieur, si bien que les passages qui se prêtent à un usage prétendument abusif sont compris dans les termes mêmes du texte. C’est alors que l’on peut développer une politique de lecture qui ouvrira le texte vers un horizon encore inconnu si bien qu’il pourra être utilisé sans avoir à s’en excuser. Disons qu’il s’agit d’une négociation avec les structures de la violence. C’est dans cet esprit de négociation que je propose d’acquiescer au texte de Derrida sur la femme comme nom de la non-vérité de la vérité, et cela en partant du terrain plus large de la négociation avec d’autres structures établies auxquelles on a affaire quotidiennement, bien qu’elles soient souvent l’objet d’une dénégation, comme le droit, l’éducation institutionnalisée et le capitalisme. Il s’agit de négocier, pas de collaborer : il s’agit de produire de nouvelles politiques au moyen d’une intimité critique.

30Une déconstruction affirmative de ce type a déjà été signalée dans De la grammatologie. Reprenons-en un passage :

31« Les mouvements de déconstruction ne sollicitent pas les structures du dehors. Ils ne sont possibles et efficaces, ils n’ajustent leurs coups qu’en habitant ces structures. En les habitant d’une certaine manière, car on habite toujours et plus encore quand on ne s’en doute pas. Opérant nécessairement de l’intérieur, empruntant à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques et économiques de la subversion, les lui empruntant structurellement, c’est-à-dire sans pouvoir en isoler des éléments et des atomes, l’entreprise de déconstruction est toujours d’une certaine manière emportée par son propre travail [33]. »

32C’est une démarche particulière qui présage de la différence cruciale entre la première et la deuxième phase. On pourrait pour faire bref utiliser le mot d’« amour [34] » pour qualifier la deuxième attitude à l’égard de ce qui est critiqué et qui consiste à approuver sans excuse aucune comme si l’on habitait ce discours.

33La déconstruction n’est pas l’exposition d’une erreur ou la tenue du registre des erreurs ; le logocentrisme n’est pas une pathologie, pas plus que la clôture métaphysique n’est une prison qu’il faudrait renverser avec des moyens violents. Parce que je recherche des irréductibles, et parce que j’ai pris conscience de la vanité théorique de ma position, c’est avec cet « amour » que je lis des textes qui ont déjà été lus, et que je questionne la pertinence qu’il y a à lire la déconstruction comme un simple récit du sujet décentré, du sujet complètement dispersé. On en revient à ce dont je suis partie, à savoir l’idée selon laquelle le rejet de la déconstruction par Rose était fondé sur une telle lecture.

34Regardons plus précisément en quoi cette réduction de la déconstruction à un récit est insatisfaisante.

35L’un des points essentiels de la déconstruction comme morphologie est la structure graphématique. Dans ce bref compte rendu, je présenterai la morphologie également comme un récit (c’est probablement inévitable) — le récit du récit si vous voulez — et je la comparerai avec le récit d’un sujet décentré dont la déconstruction serait le modèle selon Jacqueline Rose, mais également selon des lecteurs tels que Jürgen Habermas et Fredric Jameson.

36L’un des points essentiels de la déconstruction est donc la structure graphématique. L’adjectif « graphématique » vient de l’analyse de Derrida selon laquelle l’écrit est historiquement la structure qui est supposée opérer nécessairement en l’absence présumée de son origine, l’émetteur.

37Tout acte doit poser l’unification des termes pour être enclenché. Le mécanisme implicite par lequel ces affirmations sont établies ou considérées comme allant de soi exhibe, si l’on y regarde de près, une structure de répétition, qui postule ouvertement son évidence. Ces mécanismes en viennent généralement à être supprimés ou amoindris, si bien que les commencements ne paraissent pas problématiques. Presque tous les écrits de Derrida ont porté sur l’analyse de tels gestes — parfois même des gestes conscients de révocation, comme les difficultés ou les contre-exemples — exécutés de différentes manières dans différents discours. On pourrait appeler ce geste la suppression de la structure graphématique. La structure graphématique qui semble orchestrer l’inauguration de tous les actes (y compris les actes de pensée) est une structure comme l’écrit (bien qu’il se fasse passer pour l’identité des définitions présentes à elles-mêmes), quelque chose qui ressemble plus à la marque d’une présence absente, selon l’acception courante de l’écrit. De la même manière qu’on ne peut être sûr de l’identité de l’auteur dans l’écrit entendu dans son acception courante, on ne peut assumer le « fait » que pour la structure graphématique c’est d’une présence absente que la trace-structure est à l’origine le signe. (Que le lecteur se souvienne que la téléologie socialiste de Marx s’origine dans une « erreur commode ». J’ai discuté ce point au chapitre précédent.) Cette nomination, impossible à assumer, de la découverte de la répétition de l’origine comme « graphématique », par la voie de « l’écrit » comme catachrèse, est l’injonction contradictoire qui fonde toute déconstruction. En d’autres termes, les programmes cachés peuvent probablement passer pour des porteurs de vérité aux yeux des fous aussi bien que des filous ; mais les exhiber comme écrit et le penser sincèrement c’est gober cet agenda, à moins que l’on ne mette des guillemets affirmant notre soupçon quant au terme, et que l’on ne dise : on ne peut pas faire mieux pour le moment, il faut continuer à aller de l’avant. Appeler du nom d’homme tout être humain est le premier pas : c’est l’humanisme ; y substituer le nom de femme est l’étape numéro deux ; mettre des guillemets de soupçon autour du terme de femme est l’étape numéro trois. Il ne s’agit pas d’une synthèse mais d’une demi-solution provisoire qui crée toujours des problèmes parce qu’on peut la confondre avec la deuxième étape ; dès lors, il faut toujours continuer à regarder devant soi (tout en agissant) en direction d’une quatrième étape qui n’arrive jamais mais qui pourrait arriver.

38Par ces chemins étroits, mais aussi en peaufinant l’affirmation d’une structure graphématique refoulée, les êtres humains pensent qu’ils sont des êtres unifiés. Il n’y a pas moyen de tenir un sujet avant ces deux étapes. C’est là le récit du fameux sujet décentré. Dans ses travaux plus anciens comme « Structure, signe et jeu » et le premier chapitre de la Grammatologie, Derrida évoque effectivement « notre époque », en voulant dire par là une « époque » qui privilégie le langage et qui pense (à tort) s’être débarrassée des centrismes [35]. Faire de cette critique (de la revendication d’avoir décentré une méthode en mettant en avant que le sujet peut seulement être postulé par la manipulation subtile de la structure graphématique originaire) la simple histoire de l’individu devenant décentré dans le capitalisme tardif (Jameson), au moment éphémère des pré-socratiques (Heidegger), au début de la modernité (Habermas via Weber), ou lors du renforcement insidieux du patriarcat eurocentré de Derrida (Rose), est une étape plausible mais qui n’a pas fait l’objet d’une analyse.

39La part utile de la déconstruction est contenue dans l’idée que le sujet est toujours centré. La déconstruction est constamment soutenue par cette remarque que le fait d’être centré est un effet de structure avec des limites indéterminées qui peuvent seulement être déchiffrées au fur et à mesure de leurs déterminations. Aucune politique ne peut être mise en place à partir de cette seule injonction épistémologique contradictoire. Mais quand une analyse politique ou un programme oublie cela, il court le risque de déclarer des ruptures là où il y a également répétition — un risque qui peut résulter d’une pluralité de fondamentalismes, dont l’onto / épistémo/ éthico-politique est un symptôme caractéristique. Le communisme international a échoué du fait de ce risque.

40La différance est l’un des noms attribués à la nécessité de cacher la structure graphématique, et à la nécessité de lui donner un nom inapproprié comme celui de « graphématique », puisqu’il n’y a pas d’autre nom pour la désigner. Cette contradiction — qui constitue le double moment de « l’ajournement » — est à l’origine de la pratique [36].

41Rose suggère, et elle n’est pas la seule, qu’il y a chez Derrida un désir de supprimer la différence sexuelle dans l’intérêt de la différance, et de privilégier le terme de différance comme étant le nom (il semblerait que le fait qu’il n’utilise que très peu ce mot dans ses écrits tardifs soit passé inaperçu).

42La différance n’est, et on ne le répètera jamais assez, qu’un nom possible pour l’irréductible contradiction qui permet précisément la possibilité de la / des différence(s). L’identité sexuelle est la différance sexuelle, et non pas la différence sexuelle ; elle produit la différence sexuelle. Nous sommes obligés de reconnaître un espace tout autre, pré-originel, sans différences, afin de supprimer cette structure « graphématique » qui ouvre nos textes ; et la différance est seulement l’un des noms pour qualifier cette nécessité. Il n’y a pas de mal à admettre que ce n’est pas juste la production de la différence sexuelle qui prend forme ici mais aussi la possibilité de penser la différence elle-même.

43Je vous invite encore une fois à réfléchir sur le fait que, dans le discours de cette critique du phallogocentrisme, « la femme » est un autre nom pour cette contradiction irréductible. C’est une idée difficile dès lors qu’il s’agit de décider si la déconstruction est favorable ou opposée au féminisme, mais je ne vois aucun moyen d’y échapper. Ici la différance, ce terrain insaisissable de la propriation, est (mais la copule est un supplément) la différence sexuelle [37]. Le nom (de) femme occupe ce terrain chez Derrida. Différance et « femme » sont deux noms sur une chaîne de déplacements nominaux où les noms arbitraires ne peuvent pas non plus réclamer la priorité. « L’homme » est le faux nom de l’origine indivisée. Nous sommes plutôt loin du « sujet » de l’éthico-politique féministe. En réalité, nous sommes toujours en train de contempler l’(im)possibilité d’un empiètement de l’épistémo-ontologique [38].

44Si la différance (ou « la femme », tous comme les autres noms) ouvre la question de la possibilité symbolique en général, ce n’est pas, comme Rose l’écrit, en supprimant la pensée des formes culturelles. La pensée des formes culturelles, qui implique la différenciation d’une culture par rapport à une autre, ou de la différence sexuelle, et de fait de tout autre type de différence ; la différence entre être et non-être, ou si vous voulez la différence ontico-ontologique dans cette conception particulière, notre désir d’avoir une impasse qui ne peut être qu’entre deux choses seulement ; notre désir même pour l’indécidable — tout cela est limité par le fait qu’il y a au début une suppression sur laquelle nous n’avons pas de prise. La différance n’est jamais pure dans un (con)texte. Voilà tout, ce n’est pas grand-chose, mais ce n’est pas un scénario qui révoque les différences comme étant inacceptables culturellement. Nous tournons toujours autour de la possibilité de trames narratives, et même de celles qui mettent une « culture » au-dessus et contre une autre. (J’ai d’autant mieux appris cela des politiques de revendications postcoloniales quant à la différence culturelle, et des demandes actuelles du multiculturalisme libéral.) Si tout cela semble trop éthéré, rappelons que nous n’en serions pas là si la « déconstruction » n’avait pas été diagnostiquée en premier lieu comme un récit supprimant la différence culturelle et sexuelle dans l’intérêt de la différance. Comme vous le verrez, je l’espère, à la fin, je préfère tenir une ligne plus pragmatique et me pencher (en transgressant activement et continuellement la théorie, ce qui peut sembler, à première vue, désinvolte) sur moi-même en tant que théoricienne / militante féministe [39].

45« La femme », donc, est l’un des noms de la non-vérité de la vérité, selon la lecture derridienne de Nietzsche. Nous avons considéré le statut du nom chez les penseurs de ce genre dans notre discussion du nominalisme de Foucault au chapitre 2. Cette espèce particulière de nominalisme, obsession particulière des noms qui sont impropres — qui sont nécessairement des catachrèses, des « écrits », des « différances », du « pouvoir » (« femme » dans ce cas), et n’ont pas de référent littéral adéquat — caractérise le post-structuralisme en général en dépit des différences locales. À travers la « Valeur » et le « Social », il fait soupçonner une parenté entre le projet marxien et les politiques implicites du post-structuralisme — si l’on pense à l’intimité critique établie par Marx avec le structuralisme dialectique obsédé par la Verhältnis de Hegel, qui se dérobe au regard polémique alors qu’elle est parmi les raisons les plus importantes de son échec entre les mains des sentimentalistes positivistes. Il est important de se rappeler que chacun des noms est déterminé par son poids historique au sens le plus empirique du terme. (Derrida appelait cela la « paléonymie ».) J’espère qu’il est désormais clair que quelqu’un comme Nietzsche utilise un nom tel que celui de « femme » parce qu’il en a hérité, et qu’il use par conséquent de tous les stéréotypes négatifs historiques, sociologiques, allégoriques, contemporains sur la femme. D’un autre côté, dans la mesure où Nietzsche veut aussi en faire un nom qualifiant sa propre pratique — « mes vérités » —, ce que l’on voit dans son texte est le site d’un conflit ou d’une négociation. Nietzsche, ou Derrida, ou dans ce cas Lacan, se rendent complices ici du masculinisme (avec de surcroît pour Nietzsche le risque de se voir sur sa gauche taxer de nazisme). Pourtant il est encore possible de voir — et Derrida insiste sur ce point pour rendre opérant le texte — qu’au sein de cet itinéraire il y a une affirmation particulière. C’est le modèle que Nietzsche veut — la femme en ce sens est un double modèle (puisqu’elle façonne la non-vérité de la « vérité », et qu’elle est, en raison de stéréotypes historiques douteux, aussi éloignée que possible du philosophe dogmatique de la vérité). Il pourrait être utile pour nous d’accuser le texte de façon responsable, puis de soulever ce levier pour abuser du texte, plutôt que de ne pas en user du tout et de suivre l’erreur de la vérité de la (fem)homme [40]. Derrida lui-même est lié par un ensemble de présuppositions historiques — tout comme l’est Lacan, et tout comme nous le sommes avec notre goût pour un féminisme pragmatique qui déclare être théorique même lorsqu’il oublie la différence entre les sujets de l’onto-épistémologie et de l’éthico-politique. Mais on n’écoute jamais l’affirmation qui dit de ne rien utiliser de ce qui vient de l’autre bord, sauf si c’est rendu possible par une affiliation institutionnelle, le marché international du livre, le soutien financier d’un État-nation, le soutien consumériste d’un capitalisme (« postmoderne ») transnational, et ainsi de suite. On n’écoute jamais les femmes impliquées dans les premiers soins de santé, la littérature ou le développement alternatif (et non « durable », ce nouveau terme hypocrite). (La crise de la prétendue libération nationale est un cas différent et doit avoir sa propre politique). Dans la lutte perpétuelle contre l’assignation sexuelle (gendering) (« la contrainte intériorisée vue comme un choix [41] »), il vaut mieux ab-user des ennemis de l’ennemi que d’être un puriste assis dans la tour de l’ennemi — une tour si colossale et qui transforme si bien son apparence qu’on en oublie qu’on y est assis.

46Derrida donne une illustration du fait d’être lié par la paléonymie du terme « femme » quand, à la fin de L’oreille de l’autre, parlant toujours de sa politique de lecture, il évoque un thème qu’il avait déjà évoqué avant : la patronymie (le nom du père) est un baiser de la mort, parce qu’à travers elle l’homme peut continuer de vivre après la mort. Le féminin sans nom est, en revanche, le nom de la vie. Et c’est la vie particulière du féminin qui est d’une certaine manière contaminée ou trahie par ce que Derrida comprend peut-être comme « féminisme » : « Pas de femme — et je ne voudrais pas tirer de cette remarque le supplément de séduction qui fait aujourd’hui partie de toutes les cours : ce procédé vulgaire relève de ce que je propose d’appeler “gynémagogie [42]”. »

47On doit reconnaître que cette perspective, constituée par la tradition historico-légale de la patronymie dans le patriarcat, figure dans le texte de Derrida simplement pour introduire une perspective constituée par son propre legs historique, comme c’est le cas chez Nietzsche avec l’usage catachrétique qu’il fait du nom de « femme ». Ainsi, du fait de la nécessité, pour l’injonction contradictoire à l’origine de la production de la / des « vérité(s) », de la détermination historique du nom de « femme », il n’y a pas de sens à parler de la relation entre déconstruction et féminisme comme si les femmes étaient naturellement décentrées [43]. Elle prend sa place, dans sa productivité, avec la revendication que les femmes sont naturellement quelque chose.

48Cependant le nom de femme comme non-vérité de la « vérité » peut avoir un message significatif pour nous si, en refusant pleinement d’honorer la catachrèse et ses déterminations historiques, nous, sujets de la théorie féministe, donnons le nom de femme à cette femme privée de droit qui est historiquement différente de nous, et reconnaissons qu’elle a le droit de construire sa souveraineté, comme sujet, au sens étroit du terme. Dès lors, en tant qu’agents relativement émancipés, nous partagerons et comprendrons l’anxiété des philosophes quant aux déterminations historiques déplaisantes qui permettent à ce nom d’exister. Comme ces philosophes ne sont pas essentialistes, ils éprouvent une réelle anxiété du fait de la perte du nom de « femme » car celui-ci survit grâce à ces généralisations historiques essentialistes fondamentales, établies de manière précaire. C’est ce qui ressort du bruit masculiniste que nous trouvons, comme je l’ai fait remarquer, dans la conclusion de L’oreille de l’autre[44].

49Il y a un passage dans la « Lettre d’amour » de Lacan, un essai traduit par Jacqueline Rose dans Feminine Sexuality, où il parle de la conception de la place de la femme au-delà de la question du sexe, dans la rencontre des âmes-sœurs et dans le recours à Dieu, qui je pense pourrait être rapproché de l’insistance de Nietzsche à affirmer que le nom de femme est la non-vérité de la vérité, et de l’anxiété de Derrida à l’idée de la compromission du vécu féminin dans l’intérêt d’une gynémagogie qui se vendrait elle-même à l’histoire de mort de la patronymie [45]. Cela, à mon avis, marque un moment du besoin de prendre le nom de femme dans l’intérêt d’une pratique philosophique. C’est là en fait ni plus ni moins que le besoin d’un nom. C’est plus facile à saisir si l’on regarde la façon dont Derrida écrit sur la différance. Dans « Différance », l’essai éponyme, il répète à l’envi que la différance n’est jamais un concept ni une métaphore, ni de fait un mot, et cependant, à la fin, l’essai tout entier fonde son argumentation sur la conceptualité et la métaphoricité du terme. Cette tactique particulière, qui consiste à marquer l’anxiété en maintenant le nom intact contre tous les désaveux illisibles sans le nom de cette structure graphématique qui ne peut qu’être mal nommée, ouvre la porte au masculinisme traditionnel dans le cas du nom de « femme », tout comme il ouvre la porte aux modes traditionnels d’usage du langage dans le cas de la différance.

50Que peut-on y faire ? J’ai déjà mentionné que j’accepte l’idée d’un amour assiégé du texte qui nous est donné par la déconstruction. Mais je ne peux errer sur ce chemin trop longtemps. La déconstruction n’est pas l’androgynie, le phallocentrisme n’est pas une pathologie. Après avoir répété ces leçons, nous devons insister sur le projet de l’antisexisme, parce que le sexisme est aussi une pathologie [46]. Dans cette perspective, les femmes ne peuvent plus être les noms qu’on utilise pour désigner « l’écrit » ou la non-vérité de la différance. Nous ne pouvons plus proclamer à la fois le désir d’identification avec l’oppression de la femme en termes de supercherie ontologique, et le désir du droit à l’impasse d’un féminisme déconstructif qui prendrait le nom de femme comme un nom pour la structure graphématique et la non-vérité de la vérité. Nous devons abandonner l’un ou l’autre. Je proposerais qu’on ne partage pas cette anxiété vis-à-vis du nom, qu’on n’identifie pas la sauvegarde de cette question avec ce nom particulier. Cela nous permettra d’utiliser les critiques ontologiques et épistémologiques trouvées dans la déconstruction (et de fait dans la psychanalyse) et d’apprécier le « nominalisme » post-structuraliste. On doit se souvenir que ce nom particulier, le nom de « femme », selon le féminisme, manque sa cible. Cependant, un féminisme qui adopte la ligne traditionnelle contre la déconstruction tombe dans le déterminisme historique où « l’histoire » devient un fétiche du genre.

51Ce que j’ai décrit dans le paragraphe ci-dessus est une aporie éthique, soutenue par une élaboration intellectuelle et la décision politique correspondante. « Le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté » si vous préférez les aphorismes, ou « l’éthique comme expérience de l’impossible ». Derrida a écrit sur ce sujet avec son anxiété de philosophe dans Force de loi[47]. Au contraire, maintenir ce nom particulier pour la structure graphématique est peut-être l’étape la plus essentialiste de toutes — cette transformation de la déconstruction en récit, qu’elle soit louée ou dénigrée. Si nous perdons le « nom » de la femme spécifiquement pour l’écrit, il n’y a pas de raison de se lamenter.

52C’est en vue de déceler la ruse ontologique sur la base de laquelle il y a oppression de la femme, que l’on doit amener à une crise notre conception de la relation entre le nom de « femme » et la déconstruction. Si nous ne prenons pas le temps de comprendre cela dans notre zèle à être « politique », alors je crains qu’on ne joue le genre de jeu que Nietzsche décrit dans La généalogie de la morale: dans le but de donner un alibi au désir de punir, qui est inscrit dans sa façon d’être, c’est-à-dire, en d’autres termes, en vue de mettre en place un jeu de survie, l’homme produit un alibi appelé justice. Et pour protéger cet alibi, l’homme a défini et articulé, encore et encore, le nom d’homme. Il me semble que si nous oublions que nous ne pouvons pas avoir un féminisme déconstructif qui décide de transformer en un récit l’utilité du nom de « femme » (lui-même fondé sur une certaine anxiété historique à l’égard de la structure graphématique), prenant ainsi les armes contre ce que nous appelons parfois essentialisme, alors il se pourrait que nous jouions ce scénario, en le contredisant de façon adéquate et donc en le légitimant (en concevant de nouveaux noms pour femme) pour donner au désir de punir l’alibi de la justice. Et si vous me demandez si les femmes privées de droits peuvent penser cette critique, je vous dirais que oui. Le plus souvent, ce sont les femmes démunies qui nous apprennent des choses en disant : je ne me reconnais pas dans l’objet de votre bienveillance. Je ne reconnais pas ma part dans votre dénomination. Bien que son vocabulaire ne soit pas toujours d’un grand niveau théorique, elle nous dit, si nous prenons le soin d’entendre (sans identifier notre subjectivité onto-épistémologique avec son anxiété suscitée par la subjectivité de l’éthique et l’action politique), qu’elle n’est pas le référent littéral de notre besoin frénétique de nommer, dans la course à la légitimité qui règne dans le monde de la théorie. Elle nous rappelle que le nom de « femme », bien que politique est, comme tout autre nom, une catachrèse.

53(Je ne suis en rien abstraite. Je connais le genre de femme auquel je fais référence. Et je sais aussi que cette personne n’est pas imaginable pour la plupart des amis qui lisent ces mots. Je ne peux pas entrer dans la logique immense et complexe de savoir pourquoi il en est ainsi. Laissons cela comme une parenthèse perdue, évoquant le programme laborieux d’un apprentissage qui n’est pas encore accessible à la production de la connaissance — un billet à ordre que vous n’êtes pas obligées de cautionner dans la course à « la féministe la plus opprimée ».)

54La revendication d’un féminisme déconstructif (et d’un antisexisme déconstructif — la revendication politique de féministes déconstructivistes) ne peut être soutenue au nom de la « femme » à l’intérieur de la problématique derridienne. Comme la conscience de classe, qui justifie sa propre production de sorte que soit défaite cette formation historique de classe, la « femme » comme nom de l’écrit doit être effacée dans la mesure où elle est une catachrèse historique.

55Le nom de femme ne peut être « la réalité » de l’écrit ou de la nécessaire structure graphématique, à moins que l’on ne fasse de la théorie une absurdité. Disons, en parlant depuis l’intérieur, que nous devons déconstruire notre désir d’impasse, neutraliser le nom de « femme » pour la déconstruction et être des féministes déconstructivistes en ce sens. Si nous voulons formuler des revendications politiques qui soient plus utiles autour de nous que l’euphorie accablante des féministes universitaires bourgeoises, cela semble être la seule voie qui nous reste.

56Ce point n’est pas vraiment identique à un autre aspect que j’ai souligné à plusieurs reprises : l’objet qui nous est révélé par le projet épistémique, l’objet purifié qui connaît l’itinéraire de sa reconnaissance comme homme ou femme, ne peut être compatible avec la cohérence de l’anti-sexisme, le sujet de l’éthico-politique. J’évoquerai ces deux aspects en reprenant le double jeu de Foucault avec le « pouvoir » et le pouvoir, et je le comparerai avec le nôtre qui met en scène la « femme » et la femme : le nom et, en quelque sorte, la chose, l’essence phénoménale. La leçon est à retenir : si nous ne prenons pas en compte les déterminations historiques qui font que le nom de femme est catachrèse dans la déconstruction, et si nous ne cherchons qu’à délégitimer le nom d’homme, alors nous légitimons ce qui est diagnostiqué par Nietzsche et joué par Foucault.

57«Enjeu » précède le fameux chapitre sur la « méthode » dans La volonté de savoir. Vers la fin de cette section, tout se passe comme si les leçons apprises de Nietzsche, plus précisément l’alibi pour la compulsion ontologique articulée en épistémologie (le nom d’homme comme sujet de la justice servant d’alibi au besoin ontologique de punir) pouvaient être défaites par un acte de volonté. Ainsi, Foucault peut écrire : « Penser à la fois le sexe sans la loi, et le pouvoir sans le roi [48]. » Cette phrase mène à la section intitulée « Méthode ». Parvenu à ce point, le nom de « pouvoir » est systématiquement remplacé par la « chose » pouvoir, et nous sommes capables d’avoir une méthode parce que nous connaissons l’objectif qui n’est pas réduit à un acte de la volonté. (La meilleure manière de déconstruire cela est d’emprunter la notion de « référentiel » à Foucault dans L’Archéologie du savoir.)

58Ce raccourci est comparable à la manière dont nous naturaliserions le nom de « femme » si nous en faisions le personnage central de ce récit de la reconnaissance, même différée, de la femme comme genre. La naturalisation du nom de « pouvoir » par Foucault permet la codification de la phénoménalité du pouvoir comme quelque chose de l’ordre d’un système arithmétique d’équivalences : « Et, c’est sans doute le codage stratégique de ces points de résistance qui rend possible une révolution, un peu comme l’État repose sur l’intégration institutionnelle des rapports de pouvoir [49]. »

59Nous avons ici l’exemple du désir de Foucault d’aller au-delà du lien ontologico-épistémologique, comparable à notre question concernant le sujet de l’onto-épistémologie et de l’éthico-politique.

60J’ai mis en garde contre un abus de la théorie, car nous ne pouvons pas nous arrêter, tandis que le philosophe analytique, avec son « héritage socratique [50] » derrière lui, peut s’arrêter. Je reprends la suite de la toute première citation de cet essai, non pas de façon ironique, mais en reconnaissant sa dimension autocritique. « Le jugement moral », écrit Nagel, « et la théorie morale s’appliquent certainement aux questions politiques, mais ils sont notoirement inefficaces. » Ce que j’ai essayé d’argumenter jusqu’ici à propos de la relation entre le féminisme et le féminisme déconstructif, le féminisme et la confusion entre l’objet du projet épistémique et la cohérence du projet antisexiste, pourrait se traduire dans ce qui est dit ici.

61« Le jugement moral et la théorie morale s’appliquent certainement aux questions politiques, mais elles sont notoirement inefficaces. Quand des intérêts puissants sont impliqués, il est très difficile de changer quoi que ce soit en recourant à des arguments, même convaincants, qui appellent à la décence, à l’humanité, à la compassion et à l’équité. Ces considérations doivent aussi rivaliser avec les sentiments moraux plus primitifs de l’honneur, de la rétribution et du respect pour la force. Les conditions sous lesquelles l’argument moral peut avoir de l’influence sont plutôt particulières, et je ne les comprends pas vraiment. Elles doivent faire l’objet d’une recherche à travers l’histoire et la psychologie des sentiments moraux, autant de sujets importants bien que sous-estimés et négligés par beaucoup de philosophes depuis Nietzsche. Il ne suffit certainement pas de mettre en lumière la pratique injuste d’une mauvaise politique. Les gens doivent être prêts à écouter, et les arguments à eux seuls ne sont pas déterminants [51]. »

62À la fin Nagel écrit, prenant mélancoliquement ses distances par rapport à la Onzième thèse sur Feuerbach de Marx : « Je ne sais pas s’il est important de transformer le monde ou bien de le penser, mais la philosophie est mieux évaluée par son influence sur le monde de la pensée plutôt que sur le cours des événements ». Dans le chapitre précédent, j’ai défendu la thèse que Marx a tenté de repenser le rôle de la philosophie à partir des activités, divisées mais articulées, de l’interprétation et de la transformation du monde. Cependant le marxisme a échoué à comprendre le rapport entre la conscience de classe et la mise en œuvre (agency) de la « révolution », sans mentionner la précipitation avec laquelle il a décrit l’« État post-révolutionnaire ». Si, effectivement, nous ne reconnaissons pas que l’objet de la recherche épistémique et la cohérence du projet anti-sexiste ne sont pas la même chose, que la définition du genre (gendering) se trouve au sein de « l’histoire et de la psychologie des sentiments moraux », et si nous affirmons le fait que le défi féministe doit combiner la méthode et l’action, il se peut que nous soyons capables de faire résonner l’écho des nobles sentiments de Thomas Nagel. Je pense moi-même que nous ne pouvons pas nous arrêter ici, parce que dans la culture qui domine actuellement le monde, les femmes n’ont pas eu un code identifiable d’« honneur, de rétribution, et de respect de la force » sauf en tant que sympathisantes des victimes. Je réitérerai donc ma solution modeste.

63En appelant à rester vigilantes face aux dangers découlant de la transformation d’un « nom » en référent — faisant par là un catéchisme de catachrèse —, je propose qu’on nomme cependant (comme étant) une « femme » cette femme démunie que nous ne pouvons pas imaginer au sens strict comme référent littéral d’un point de vue historique ou géopolitique. « Subalterne » est le nom qui qualifie l’espace social qui est différent de la structure sociale de classe, de la structure hégémonique. En suggérant que l’autre irréductible de cet espace porte le nom de « femme », j’essaie de dévier l’attention de la « pauvre petite fille riche clamant sa douleur personnelle en tant que victime de la plus grande oppression » — ce que le capitalisme multiculturaliste, avec l’accent qu’il met sur l’individualisme et la compétition, nous jette à la figure. Divisons le nom de femme pour nous voir dans le rôle de celles qui nomment, et non simplement de celles qui sont nommées. Reconnaissons que nous devons changer une morphologie en un récit. Reconnaissons que nous avons participé à l’occultation des traces de la production de cette femme, que nous avons contribué à effacer la graphématique (sa biographie) de la manière la plus grossière possible. L’anxiété à dénommer pourrait se dire ainsi : si nous devons penser le rapport entre le sujet de l’onto-épistémologie (nous-mêmes, pour le dire grossièrement, dans cette salle de Cambridge, ou encore Elaine Showalter à Princeton) et l’objet de l’onto-axiologie (cette femme pauvre, même pas diplômée dans cette discipline, dont nous ne pouvons imaginer l’historicité ou la subjectivité, au-delà des règles des « associations de femmes » ou des histoires vécues portant sur la « douleur personnelle »), l’espoir derrière le désir politique sera tel que la possibilité du nom sera finalement effacée. Ici et maintenant, ce que j’appelle la « subalterne sexuée », notamment dans l’espace décolonisé, est devenu pour moi le nom de « femme ». « Douloti[52] », circulation des richesses, financiarisation peuvent être un seul et même nom. Par cette démarche de recherche des irréductibles, et après avoir rencontré la personne qui imagina ce nom, je veux être en mesure de ne pas me plaindre lorsque la possibilité matérielle du nom aura disparu.

64En cinq ans, entre la première publication et la seconde, le nom de « femme » entendu ainsi, est devenu pour moi celui de la subalterne de la colonisation contemporaine. Encore une fois, je renvoie au début de l’élaboration intellectuelle de ce glissement en me référant à « Gender in Contemporary Colonization », qui est un discours prononcé à Galway, à l’instar de ce discours prononcé à Cambridge. Le billet à ordre a été remboursé en plusieurs versements, ailleurs.

65Dans une improvisation sur scène avec Hélène Cixous, en octobre 1991, sur « Lectures de la différence sexuelle », Derrida passa de l’autre côté : toutes les lectures sont de (au sens du double génitif en français) la différence sexuelle, depuis l’intérieur de la différence sexuelle. On n’est jamais complètement d’un côté, serait-ce l’histoire d’une interruption (histoire d’un contretemps[53]) constante et intemporelle qui consisterait à devenir un humain in-différent ?

66Pour mettre cela en relation avec le sous-titre de ce chapitre : les deux côtés (s’il peut y en avoir deux) de la différence sexuelle se trouvent dans la lecture de leur dynamisme, sur le terrain de la continuelle négociation, continuelle et sans répit, jusqu’à ce qu’on puisse prendre parti.

67Pour mettre cela en relation avec le prochain chapitre : la différence sexuelle est l’intimité critique — morcelée aussi bien qu’entière (Derrida justifie ce modèle formel en recourant à l’étymologie latine du mot insecte) — qui peut penser la différence sexuelle comme une altérité radicale, et toujours bien sûr depuis la différence sexuelle [54].

68Traduit de l’anglais par Hourya Bentouhami


Date de mise en ligne : 01/01/2011.

https://doi.org/10.3917/tumu.034.0179

Notes

  • [*]
    Nous publions ici le chapitre 6 de l’ouvrage Outside in the Teaching Machine, « Feminism and Deconstruction, Again : Negotiations », Routledge, 1993, pp. 121-140.
  • [1]
    Alice Jardine, Gynesis : Configurations of Woman and Modernity, Ithaca, Cornell University Press, 1985 ; Linda Nicholson (dir.), Feminism / Postmodernism, New York, Routledge, 1990. Il existe désormais tout une littérature sur ce sujet. Quelques exemples intéressants : Meaghan Morris, The Pirate’s Fiancée : Feminism, Reading, Postmodernism, London, Verso, 1988 ; Andrew Ross (dir.), Universal Abandon ? : The Politics of Posmodernism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, et Johanna Hodge, « Feminism and Postmodernism », in Andrew Benjamin (dir.), The Problems of Modernity : Adorno and Benjamin, London, Routledge, 1989.
  • [2]
    En référence à cette critique, voir la défense virulente par Derrida des Nambikwara contre l’idée que les peuples sans un écrit phono- ou idéo-graphique reconnaissable sont des peuples « sans écritures » (De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, pp. 157-158).
  • [3]
    Pour deux approches différentes de cette question, voir Ashis Nandy, L’ennemi intime : perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, Paris, Fayard, 2007 ; et Dipesh Chakrabarty, « Postcoloniality and the Artifice of History : Who Speaks for “Indian” Pasts ? », Representations, n° 37, hiver 1992, pp. 1-26.
  • [4]
    Thomas Nagel, Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. XII.
  • [5]
    Le scandale Bofors concerne une affaire de corruption relative à des ventes d’armes qui se produisit en Inde dans les années 1980. Le premier ministre Rajiv Gandhi et beaucoup d’autres personnalités furent impliquées dans ce scandale, l’un des plus grands qui aient secoué le pays et dont les ramifications s’étendaient jusqu’en Europe. Il conduisit à la défaite du Parti du Congrès aux élections de 1989 (Ndlr).
  • [6]
    Edward A. Gargan, « India Flirts with Hope, Despite Disasters », New York Times, 1er mars 1992.
  • [7]
    Jacqueline Rose, Sexuality in the Field of Vision, Londres, Verso, 1986.
  • [8]
    Margaret Homan, « Feminist Criticism and Theory : The Ghost of Creusa », Yale Journal of Criticism, n° 1/1, automne 1987, pp. 153-182. E. Showalter citée par Elizabeth Skolbert, in « Literary Feminism Comes of Age », New York Times Sunday Magazine (6 décembre 1987), p. 112.
  • [9]
    Voir Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse ?, Londres, Zed, 1986.
  • [10]
    Voir J. Rose, Sexuality in the Field of Vision, op. cit., p. 23.
  • [11]
    Ibid., p. 15.
  • [12]
    La différence entre le désir d’impasse et la négociation avec une contrainte favorable semble importante si nous voulons nous reconnaître comme des « agents libres » produits et écrits par l’histoire. Négliger cette contrainte n’est pas seulement le fait de la philosophie non fondationnaliste, elle affecte désormais aussi le marxisme euro-américain : « Une justification d’une théorie marxienne à partir de son contexte social et de ses conséquences revient à justifier une théorie aux moyens d’une théorie similaire... Nous ne sommes pas gênés par la nature d’une régression à l’infini [l’alternative anti-essentialiste] qui est indépendante de ces “termes indépendants” et qui peut servir de fondement ultime à la vérité de ces significations. » Stephen A. Resnick et Richard D. Wolff, Knowledge and Class : A Marxian Critique of Political Economy, Chicago, Chicago University Press, 1987, p. 28.
  • [13]
    Sexuality in the Field of Vision, p. 5.
  • [14]
    Ce serait forcer l’évidence que de souligner qu’il y aurait plutôt une ligne directe, indiscutable entre Kant et Freud. Voir, par exemple, Standard Edition, vol. 22, pp. 61, 163. Le rapport entre le sujet connaissant et le sujet agissant est une rupture plutôt qu’une progression continue. C’est certainement l’un des mérites de la psychanalyse structuraliste et post-structuraliste que de nous mettre productivement mal à l’aise face à ce rapport (je dis « productif » là où je devrais dire « potentiellement productif ». Je veux dire que le malaise peut être moins intransigeant que le simple privilège d’une théorie ou d’une pratique, ou l’affirmation de leur possible continuité).
  • [15]
    Encore une fois, c’est là un aspect prééminent de la critique de l’humanisme. Les lignes tombent ici inégalement entre Nietzsche, Foucault et Derrida. Foucault ayant décidé lui-même de désigner le problème comme étant la marque empirico-transcendantale-discursive de la modernité, se dirigea vers d’autres orientations intéressantes. Derrida continua patiemment à déployer ses implications. Il posa le problème en 1963, simplement (dans une phrase que je cite souvent), avec une référence spéciale à l’anthropologisation de la philosophie, projet dans lequel Rose en tant que féministe (Derrida parle de Sartre comme d’un humaniste) est peut-être également engagée : « Tout se passe comme si le signe (homme) n’avait aucune origine, aucune limite historique, culturelle, linguistique ». J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 171.
  • [16]
    Jacques Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978.
  • [17]
    Ibid., p. 89. L’essai « Geschlecht : différence sexuelle, différence ontologique » (in Psyche : Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987) doit être pris en compte si l’on veut comprendre chez Derrida la place de la dualité sexuelle dans la pensée de Heidegger. Cela a peu d’importance pour notre argument ici.
  • [18]
    Éperons, op. cit., p. 89.
  • [19]
    Louis Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », Positions, p. 112.
  • [20]
    Theodor W. Adorno, « Épilégomènes dialectiques. Sujet et objet », in Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, pp. 272-273.
  • [21]
    L. Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », op. cit., p. 128.
  • [22]
    J. Derrida, Éperons, op. cit., p. 90.
  • [23]
    Je discuterai de l’« éthique de la différence sexuelle » de Luce Irigaray dans ce contexte au chapitre suivant.
  • [24]
    J. Derrida, Éperons, op. cit., p. 91.
  • [25]
    Ibid., p. 90.
  • [26]
    Gayatri Chakravorty Spivak, « Displacement and the Discourse of Woman », in Mark Krupnik (dir.), Displacement : Derrida and After, Bloomington, Indiana University Press, 1983. Je mentionne le « nom », mais ne parais pas saisir son importance.
  • [27]
    J. Derrida, Éperons, Les styles de Nietzsche, op. cit., p. 39.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    J. Rose, Sexuality in the Field of Vision, op. cit., p. 21, note 38.
  • [30]
    Cette phase commence chez Derrida à partir de la lecture déconstructive qu’il fait de la philosophie d’Emmanuel Lévinas dans « Violence et métaphysique », publié en 1964 (et dans L’écriture et la différence, Paris, PUF, 1967). Lévinas affirme que Husserl et Heidegger, s’inscrivant tous les deux dans la tradition grecque, écrivent ultimement des philosophies de l’oppression. En neutralisant l’autre, la phénoménologie et l’ontologie fondamentale opèrent selon le même dispositif structurel que les philosophies de la connaissance, en s’appropriant l’autre comme objet. À l’opposé, Lévinas suggère que le regard vers l’autre doit toujours être ouvert comme une question ouverte, la possibilité de l’éthique. « Avant le niveau ontologique, il y a le niveau éthique ». Derrida lit Lévinas avec une approche critique, suggérant qu’il s’est lui aussi rendu complice de la philosophie grecque. Quant à l’ouverture de la question, la revendication première de la responsabilité à l’égard de la trace de l’autre (qui sera pour lui « l’ouverture non éthique de l’éthique » : De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967), il y souscrit.
  • [31]
    Texte non publié.
  • [32]
    J. Derrida, « Otobiographie de Nietzsche », in L’oreille de l’autre, Textes et débats avec Jacques Derrida, Claude Lévesque et Christie V. McDonald (dir.), Montréal, VLB Éditeur, 1982.
  • [33]
    Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 39. C’est moi qui souligne.
  • [34]
    Le poids paléonymique du mot « amour » pour une féministe doit être rigoureusement distingué de l’attitude d’« amour du texte » qui serait celle du gentleman ou de l’amoureux des belles-lettres.
  • [35]
    « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », in L’écriture et la différence.
  • [36]
    L’une des raisons pour lesquelles « différance » s’écrit avec un « a » résidait dans le fait que c’était un néographisme, visible et non pas audible. Mais le fait de conserver le terme en anglais et de le prononcer à la française a ruiné ce projet. Puisque l’autre raison tenait à la mise en rapport du « différé » et du « déféré » qui indiquait la structure spatio-temporelle de l’inévitable rupture, entre autres, de la théorie et de la pratique (de l’épistémo-ontologie et de l’axiologie aussi, bien évidemment), je propose « difering » en anglais sans prendre la peine de motiver la crédibilité de cette traduction.
  • [37]
    « Le supplément de copule : la philosophie devant la linguistique », in Marges de la philosophie, op. cit. Le « supplément », en ajoutant quelque chose à un tout préexistant tout en comblant en même temps un fossé, ressort de l’acte de « différer » que tout « être » feint ou clame ne pas faire.
  • [38]
    Comme je l’ai souligné précédemment dans ce livre, le « (im) » dans cette expression marque l’heureuse contrainte qui transforme la pratique en art au début de la pratique, en donnant à la catachrèse son sens littéral. Je pense qu’il n’y a pas de mérite particulier à formuler cela de manière moins abstraite et à négliger ainsi la précision du propos. Si la lectrice veut du « concret », elle devra alors le rechercher en faisant, et non en en saisissant confortablement le sens.
  • [39]
    J’ajoute cette parenthèse parce que, lorsque j’ai donné une version de cette conférence à l’Université de Virginia, un penseur aussi lucide que Richard Rorty a cru que mon message était que le féminisme devait tout simplement « ignorer » la déconstruction pour agir. Le rapporter de cette manière a quelque chose d’étrange. Dans l’acte, on est en présence d’un réflexe, d’« une croyance » (une coutume ?) à laquelle Gramsci se réfère dans « La formation des intellectuels » (voir Cahiers de Prison, cahier 12, consultable dans le recueil de textes établi par André Tosel : Gramsci, Textes, Paris, Éditions sociales, 1983). Il me semble, bien que ce soit peu important à mes yeux, que Derrida en est toujours conscient, et que c’est pour cela que dans l’introduction de son recueil de 1987, Psyche, il nomme théorie distraite, en les regroupant, les sujets de ses écrits des dix années précédentes (Psyché, p. 9) — « an inattentive theory » serait la meilleure traduction en anglais. J’ai moi-même adopté ce parti pris dans l’introduction de ce livre. Une telle « distraction » — pointant vers la constance d’une habitude — a quelque chose de commun avec la notion freudienne d’hypercathexis.
  • [40]
    Dans le texte : (wo)man.
  • [41]
    Sheila Allen et Carol Wolkowitz, Homeworking: Myths and Realities, Basingstoke, Macmillan, 1987.
  • [42]
    J. Derrida, « Otobiographie de Nietzsche », op. cit., p. 56.
  • [43]
    Il est intéressant de noter que Derrida tombe dans le modèle le plus orthodoxe de la méthode-retournement et du déplacement déconstructifs lorsqu’il s’entretient du même sujet et qu’il ne fait pas, bien entendu, référence à sa propre position au sein des présuppositions patriarcales : voir Derrida, « Women in the Beehive », in Paul Smith and Alice Jardine (dir.), Men in Feminism, New York, Methuen, 1987, pp. 194-195. Ce sont ces implicites contenus dans le nom « femme » plutôt que la morphologie de la « différance » (qui ne prend pas en compte la dimension de la classe et de la race pour aborder spécifiquement les femmes, qui ne prend donc pas en compte l’hétérogénéité raciale, pour le dire autrement) que je vais discuter dans la suite de mon texte.
  • [44]
    Foucault, dans L’usage des plaisirs (Histoire de la sexualité, Volume II, Paris, Gallimard, 1984), feint de manière poignante cette anxiété dans l’anxiété du mâle adulte de la Grèce antique quant à la perte de la juvénilité du garçon comme perte de l’objet érotique.
  • [45]
    Jacques Lacan, « Dieu et la jouissance de la femme », in Encore, Le Séminaire, Livre 20, Paris, Seuil, 1999.
  • [46]
    Insister de la sorte d’une manière intéressée et absolument non justifiée par la théorie est, bien sûr, crucial pour la méthode déconstructive. Les deux articulations que je trouve les plus utiles sont De la grammatologie et « La double séance » dans La dissémination.
  • [47]
    Force de loi, Paris, Galilée, 1994.
  • [48]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Vol. 1 « La volonté de savoir », Paris, Gallimard, 1976, p. 120.
  • [49]
    Ibid., p. 127.
  • [50]
    Pour cette relation particulière voir Richard Rorty, « Solidarity or Objectivity ? », in Cornel West et John Rajchman (eds), Post-Analytical Philosophy, New York, Columbia University Press, 1985.
  • [51]
    T. Nagel, Mortal Questions, op. cit., p. xiii.
  • [52]
    Voir le chapitre IV de l’ouvrage Outside in the Teaching Machine.
  • [53]
    En français dans le texte.
  • [54]
    Je remercie Jacques Derrida pour avoir partagé un travail non publié, dont la version révisée publiée doit être, bien sûr, quelque peu différente.
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