Notes
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[1]
Gérald Sfez, « Postface » in Jean-François Lyotard, Que peindre ? : Adami, Arakawa, Buren, Paris, Hermann, 2008, p. 197.
-
[2]
Jean-François Lyotard, Heidegger et les juifs, Paris, Galilée, 1988, p. 16.
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[3]
« N’imaginez pas qu’il y ait d’abord le temps où le bris ne se fait pas encore, ni qu’il y ait ensuite le temps où tout se brise. Il s’agit simplement du bris. » Que peindre ?, p. 37. Voir aussi L’inhumain : causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, pp. 65-66.
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[4]
Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, § 218. Le sens de cette phrase se joue dans la défense de l’hétérogénéité des raisons, des genres de discours et des régimes de phrases par les pagani (Lyotard en donne plusieurs exemples : Joyce, Cézanne, Schönberg, Proust, entre autres) contre les récits émancipatoires. Voir également le § 192.
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[5]
Marx, « Économie et Politique (Manuscrits parisiens) (1844) » , in Œuvres, Économie II, traduit par J. Malaquais et C. Orsoni, Paris, Gallimard, 1968, pp. 106-107.
-
[6]
Événement qui se réfère très probablement à la mort d’enfants pendant la répression des grèves à Madrid en 1920. La mort de l’ouvrier reproduirait la ruse de la Ley de fugas (loi des évasions) qui visait à combattre le terrorisme anarchiste catalan par la stratégie consistant à libérer les prisonniers pour les tuer ensuite au motif qu’ils se seraient évadés. Cf. Alonso Zamora Vicente, La Realidad Esperpéntica (Aproximación a « Luces de bohemia) », Madrid, Gredos, 1988, pp. 180183.
-
[7]
Ramón del Valle-Inclán, Luces de Bohemia : esperpento, ed. Alonso Zamora Vicente, Madrid, Espasa-Calpe, 1998, dernière scène, p. 179.
-
[8]
Max Estrella dit que Goya fut l’inventeur de l’esperpento. Voir Luces de Bohemia, XII, pp. 42-43. Goya qui déclarait radicalement à la fin du dix-huitième siècle l’impuissance et la faillite du rationnel – « le rêve, et le sommeil (sueño signifie les deux), de la raison engendre des monstres » (el sueño de la razón produce monstruos). Voir Luis Lorenzo-Rivero, Goya en el esperpento de Valle-Inclán, Coruña, 1998, pp. 6 sq.
-
[9]
« C’est quoi l’art ? Le jeu suprême. Que devons-nous faire ? De l’art, non. Nous ne devons pas faire de l’art à présent, parce que jouer par les temps qui courent est immoral, c’est une canaillerie. Il faut parvenir avant à une justice sociale. » (Que es el arte? El supremo juego. Que debemos hacer? Arte, no. No debemos hacer arte ahora, porque jugar en los tiempos que corren es inmoral, es una canallada. Hay que lograr primero una justicia social). Valle-Inclán, Un Valle-Inclán olvidado : entrevistas y conferencias, ed. Dru Dougherty, Madrid, Fundamentos, 1983, pp. 98104. Voir aussi Luis Lorenzo-Rivero, Goya en el esperpento de Valle-Inclán, op. cit., p. 60. Avec son « écrire un poème après Auschwitz est barbare », Adorno aussi prétend dire que l’art ne peut plus s’affranchir d’une conscience de la souffrance parmi les hommes. Voir Prismes : critique de la culture et société, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 2003, p. 26. Voir aussi Métaphysique. Concept et problèmes, trad. Christophe David, Paris, Payot, 2006, pp. 164165.
-
[10]
Ce sont les mots de Don Estrafalario dans le prologue de Los Cuernos de Don Friolera. Martes de carnaval. Las galas del difunto. Los cuernos de don Friolera. La hija del capitán, ed. Ricardo Senabre, Madrid, Espasa-Calpe, 1990, p. 114.
-
[11]
« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! », Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer.
-
[12]
« Cryptes », in Moralités postmodernes, Paris, Galilée, p. 200.
-
[13]
Luces de Bohemia, XII, pp. 53-54.
-
[14]
Jean-François Lyotard, « Sensus communis, le sujet à l’état naissant », in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, pp. 15-41. Voir aussi « Argumentation et présentation : la crise des fondements », in François Jacob (dir.), Encyclopédie philosophique universelle I – L’Univers philosophique, Paris, PUF, 1989, pp. 742746. Voir aussi Jean-François Lyotard, « La mainmise », in Autres Temps. Les Cahiers du Christianisme Social, nº 25, 1990.
-
[15]
Kant, Critique de la raison pure, B294-295 ; A236 (« Du Principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes »).
-
[16]
Voir Lyotard, « Argumentation et présentation : la crise des fondements », op. cit., p. 743.
-
[17]
Par rapport à la distinction entre pagus et vicus, la ressource de l’étymologie ne doit pas être prise ici en un sens très rigoureux. Lyotard joue avec et traite un peu avec fantasie l’étymologie. Voir Le différend, § 218, ainsi que Jean-François Lyotard, Jean-Loup Thébaud, Au juste, conversations, Paris, Bourgois, 1979, p. 82.
-
[18]
« Avec Jean-François Lyotard : à propos du différend », in Claude Amey et Jean-Paul Olivé (dir.), À partir de Jean-François Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 26.
-
[19]
Hölderlin, « Remarques sur les traductions de Sophocle », in Œuvres (dir. Ph. Jaccottet), trad. François Fédier, Paris, Gallimard (Pléiade), 1989, p. 958.
-
[20]
Le différend, Kant 3, p. 190.
-
[21]
Voir Lyotard, L’inhumain : causeries sur le temps, op. cit., p. 125 et « Argumentation et présentation : la crise des fondements », op. cit., p. 748.
-
[22]
Le triomphe de l’inhumain capitaliste se doit en grande partie à la technoscience et à la mainmise du temps. Voir Jean-François Lyotard, Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991.
-
[23]
Lyotard, « Sensus communis, le sujet à l’état naissant », op. cit., pp. 15 sq.
-
[24]
« qui n’est pas le sens commun ou le bon sens (aptitude à raisonner), chose du monde la mieux partagée, mais une sensibilité ou réceptivité commune ». Il s’agit là de participation, de partage sentimental, de transsubjectivité. Voir aussi « Argumentation et présentation : la crise des fondements », p. 745.
-
[25]
« Sensus communis, le sujet à l’état naissant », pp. 15 sq. Cette insensibilité doit être vue dans une direction comme dans l’autre. Cependant, si la communauté des synthèses argumentatives n’avait pas propension à s’enfermer comme vicus, des passages auraient lieu. L’esthétique (au sens de la troisième critique kantienne) se situe bien aux confins, territoire païen, et doit frayer ces passages.
-
[26]
Marx, « Économie et Politique (Manuscrits parisiens) (1844) », op. cit., p. 107. Par rapport à la filmographie de Pedro Costa voir par exemple Ossos (1997) ou No Quarto da Vanda (Dans la chambre de Vanda, 2000).
-
[27]
« Sans doute la voix (phônè) est-elle le signe (sèméion) de la douleur et du plaisir ; aussi appartient-elle aux autres animaux », Aristote, Politique, 1253a 11. Une communauté politique requiert le logos, la phrase articulée correspondant plus à l’enjeu délibératoire qu’au signalement du plaisir et de la peine. Encore Aristote : « mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste », 1253a 11. Chez Lyotard, le logos ne peut jamais articuler et argumenter entièrement la phôné. Voir aussi Jean-François Lyotard, « La phrase-affect (D’un supplément au Différend) », in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, pp. 50-51.
-
[28]
Ibid., pp. 50 sq. La phrase-affect est quelque chose qui reste, témoignage qui arrive mais qui ne représente rien pour personne, quelque chose d’inarticulé. Une quasi-phrase pourtant, pensée encore comme phrase mais non soumise à la couverture du logos ni définie par l’univers de la phrase (destinateur, destinataire, référent, sens) — bref, le degré zéro du sens. La face est ici le corps entier. D’un autre côté, la phônè en Valle-Inclán signale puissamment les sans-part dans la nuit politique (voir infra, note 33), ceux qui ne comptent pas pour la délibération et ne peuvent revendiquer et y prendre part — et pourtant mêlent, pour la plupart, leur voix au brouhaha de l’autorité. Il y a en Luces de Bohemia un extraordinaire travail sur le politique dans les sons et les voix. Le son est d’ailleurs une partie incontournable de cette œuvre, difficile à traduire autant qu’à mettre en scène.
-
[29]
Lyotard, « Argumentation et présentation : la crise des fondements », op. cit., p. 745.
-
[30]
La Confession d’Augustin, Paris, Galilée, 1998, pp. 23-24.
-
[31]
Lectures d’enfance, op. cit., p. 14.
-
[32]
Je fais signe vers le film éponyme d’Andreï Tarkovski.
-
[33]
J’emprunte cette expression au magnifique livre de Georges Banu, Peindre la nuit, jouer dans le noir, Paris, Biro, 2005. Voir le chapitre IV.
-
[34]
Moralités postmodernes, op. cit., p. 162.
-
[35]
Miguel Abensour, « De l’intraitable », in Dolorès Lyotard (dir.), L’exercice du différend, Paris, PUF, 2001, pp. 243-244, 253.
-
[36]
Gérald Sfez, Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase, Paris, Galilée, 2000. p. 67.
-
[37]
Le différend, § 131.
-
[38]
Ibid., Fiche de Lecture, pp. 9-15.
-
[39]
Ibid., § 7.
-
[40]
« Si le destinateur, le destinataire et le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s’il n’y avait pas de dommage. Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome. » Ibid., § 12.
-
[41]
Le différend, § 21. Voir aussi G. Sfez, Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase, op. cit., p. 81.
-
[42]
Le différend, § 190.
-
[43]
Lyotard dit : « Chacun des genres de discours serait comme une île ; la faculté de juger serait, au moins pour partie, comme un armateur ou comme un amiral qui lancerait d’une île à l’autre des expéditions destinées à présenter à l’une ce qu’elles ont trouvé (inventé, au vieux sens) dans l’autre, et qui pourrait servir à la première de « comme-si intuition » pour la valider. Cette force d’intervention, guerre ou commerce, n’a pas d’objet, elle n’a pas son île, mais elle exige un milieu, c’est la mer, l’Archepelagos, la mer principale comme se nommait autrefois la mer Egée. » Le différend, Notice Kant 3, p. 190.
-
[44]
Lyotard, Moralités postmodernes, op. cit., pp. 163-164.
-
[45]
Le sens de l’éthique se nouerait ici ; être moral limite la prolifération des différends et le témoignage du différend empêche notre propre discours de devenir totalitaire. « Vous ne pouvez donc pas témoigner que ce qui vous appelle est quelqu’un. Et tel est précisément l’univers éthique » (§ 172).
-
[46]
Au juste, conversations, op. cit., p. 189. Voir aussi, sur la question de la justice : pp. 178-189.
-
[47]
Voir El Pais, 7 février 2010 (http://www.elpais.com/articolo/reportajes/ oroDuvalier/elpepusocdmg/20100207elpdmgrep_2/Tes).
-
[48]
Barbara Cassin, « L’amour de la sophistique », in Corinne Enaudeau et al., Les Transformateurs Lyotard, Paris, Sens & Tonka, 2008, pp. 183 sq. ; L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 13. Voir aussi « Vérité, réconciliation, réparation », Le genre humain, nº 43 (Seuil, 2004). Il s’agit d’un numéro codirigé par Barbara Cassin, qui analyse le pouvoir de réparation des mots à l’occasion de la mise en place de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud.
-
[49]
« Une fable postmoderne », in Moralités postmodernes, p. 86.
-
[50]
J. L. Déotte, « Jean-François Lyotard et l’improbable couleur », in À partir de Jean-François Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 86.
-
[51]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue 5.
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[52]
« Glose sur la résistance », in Le Postmoderne expliqué aux enfants. Correspondance, 1982-1985, Paris, Galilée, 1988, p. 136. Jean-Luc Nancy le dit très bien : « Ce monde — le nôtre, déjà — est le monde des corps parce qu’il est la densité même de l’espacement, ou la densité et l’intensité, du lieu. » Corpus, Paris, Metailié, 2000, p. 37.
-
[53]
Lyotard, « La mainmise », op. cit., p. 20.
-
[54]
Confession d’Augustin, p. 56.
L’imprésentable et l’Esperpento
1Essayons le commencement par la fin.
2La dernière écriture lyotardienne vise la redoutable question énoncée avec justesse par Gérald Sfez : « Comment ménager dans la langue une entrée à ce qui ne se laisse pas enchaîner [1] ? » L’enjeu du Différend, œuvre de cette dernière écriture,est d’« ériger la politique philosophique » par l’écriture du témoignage. De parvenir à la présentation (Darstellung) del’imprésentable au « cœur des représentations » (Vorstellung). Ce qui signifie démêler celles-ci, dire le différend — tort irrémédiable car dans la langue il y a un abîme entre genres de discours. Faute de langage commun, il nous faut trouver de nouveaux idiomes pour « (...) représenter en mots, ce qui manque à toute représentation, ce qui s’y oublie [2] » et présenter l’événement qui ébranle notre jugement, témoigner de sa résistance et de sa singularité. Dé-couvrir toute répression cognitive de l’immémorial — les grands récits d’émancipation dans leur désir de vaincre le temps, érodent la mémoire produisant ainsi l’oubli. Dans le miroir des représentations, une présence brisante n’est jamais inscrite ni mémorable. C’est ce que dit la métaphore du miroir empruntée à Dôgen, moine zen japonais du treizième siècle : cette présence que le miroir ne peut pas réfléchir le brise en miettes [3]. L’imprésentable est, c’est peut-être tout ce dont nous pouvons témoigner. Cela devient l’enjeu même du politique — revenir sans cesse à l’oubli, à l’immémorial, être sensible à ce qui ne se présente pas dans l’Heim et reste dans les confins, terroir de l’inquiétude et de l’intraitable. Comme la présence pour l’art. De l’ordre d’un sentiment, donc. Inhumain.
1. Une écriture du témoignage.
3Voici une brève esquisse d’une écriture du témoignage :
4Max Estrella (Étoile), poète rendu aveugle par la syphilis et misérable, ayant proposé un suicide collectif à sa femme et à sa fille, sort de chez lui un matin avec sa déformation, Don Latino. De haltes dans des bistrots en discussions socio-esthético-politiques, il achète un billet de loterie (grâce à la mise au clou de sa cape) ; bourré et scandaleux, il se fait arrêter dans le fracas et le brouhaha de l’autorité ; on le frappe, lui crache dessus, il se retrouve dans la cellule d’un ouvrier catalan qui prêche la nécessité de la révolution. Finalement libéré, après avoir réussi à parler au ministre de l’Intérieur, ancienne connaissance qui lui fait l’aumône, Max initie sa Divine Comédie,tel « pagano faisant la guerre entre genres de discours [4]». Il vagabonde réellement ivre à travers les bas-fonds d’un Madrid noirci, périple à travers des constellations de haillons et de ses récits-fragments. Émergence de figures dépoitraillées, qui « (...) n’existent pas pour l’économie politique, mais [seulement] aux yeux du médecin, du juge, du fossoyeur, du prévôt des mendiants [5] », défilé de laideur, ou pour évoquer encore Marx, du pauper — l’exclu, ce fantôme scabreux, proche de l’organique, voire du fécal, mais aussi de l’enfance.
5Au crépuscule de son zigzag, marchant sur des débris de verre, résidus des manifestations, il trouve une femme hurlant sa douleur, entourée de conformistes. Elle touche profondément Max, l’aveugle voyant.La femme a dans les bras son enfant tué d’une balle au front dans les affrontements — et le son d’une fusillade de nous annoncer aussi la mort du paria catalan [6]. Le jour se lève, Max ivre mort, gelé, expire sur le seuil de chez lui, en ultime déformation. Don Latino part avec son portefeuille et empoche le billet de loterie gagnant. La femme et la fille de Max se suicident.
6Le monde est esperpento, dira Don Latino, déformation de Max Estrella [7].
2. L’esperpento et le sublime-tragique.
7Valle-Inclán, l’un des grands noms de la célébrée génération de 1898, inventeur de l’esperpento [8]etauteur de Luces de Bohemia, dont je présente ici un résumé, répond aux questions de Tolstoï sur l’art, comme un Adorno avant la lettre : jouer dans ces temps d’injustice est une canaillerie [9]. L’esperpento serait alors comme « les conversations des morts qui se racontent l’histoire des vivants [10] ». Pour raconter cette histoire, Luces de Bohemia érige une esthétique systématiquement déformante et païenne qui se charge de se départir de la culture pour présenter l’injustifiable du monde, nous rendre au sol, avec la réalité rugueuse à étreindre [11] ! Si la culture, comme l’écrivit Lyotard, « consiste à dissiper ce qu’il y a de destin, douleur et finitude, dans l’existence des corps, individuels ou collectifs [12] », l’esperpentoproduit la déformation du réel et la déstabilisation de l’objectivité en revenant à ce destin, cette douleur et cette finitude — l’humain est rendu à la matière et à l’animalité, réduit à la scorie et au déchet, il est réifié, dégradé, le langage est événement qui jaillit irrépressiblement. Sans qu’il s’agisse de l’exposition condescendante d’un univers misérabiliste.
8Max Estrella énonce le sens de cette déformation : « les images les plus belles, dans un miroir concave, sont absurdes [13] ». Cette logique du miroir concave engendre le sentiment du sublime, pourtant inversé. Inversé, parce qu’il procède du bris des normes classiques et met en avant la laideur, les plis et fêlures des corps et des esprits. L’infinitude, phare de la raison, rejoint ici la finitude, ce dont témoigne la mort de Max transi sur son seuil — en maîtrise de l’oxymore par le démiurge Valle-Inclán. L’excédence de l’informe reflétée par le miroir nous renvoie cette extrême impuissance physique, poussière à la merci d’un souffle infini, mais elle crée aussi une sorte d’attraction pour l’événement, un voluptueux effroi qui permet d’éprouver le désir d’être au-delà de toute détermination. Devant la déformation du réel, nous éprouvons ce sentiment de plaisir, mais sans code de lisibilité ni support — c’est dans les confins de la littérature et de l’art que ce sentiment peut affleurer, par des phrases-affects qui témoignent de l’imprésentable et donnent lieu au différend, par des passages, zones-interstices, trajectoires, déplacements se conduisant aux confins du tragique et du sublime — un petit écart entre le plaisir et l’intraitable. Nous tenterons de l’intégrer, de lui trouver une place dans nos récits et phrases cognitives, de nourrir nos idéaux avec, mais l’excès du réel sur le rationnel échappe au modus logicus [14].L’imprésentable ne peut pas se présenterpar la détermination conceptuelle de l’entendement, pour parler le langage kantien. Plus se déforme le schéma conceptuel par la mathématique paradoxaledu miroir concave plus cette laideur devient réflexivité pure « au plus près de la présentation », de l’océan vaste et tumultueux qui entoure l’entendement (« l’île-pays de la vérité [15] »). Avant le clivage sujet / objet, (produit du dispositif représentationnel), la réception est un sentiment pur à la façon du jugement réfléchissant de Kant, qui permettra la navigation conceptuelle en dehors de l’île de la connaissance par le biais d’une hétérogénéité de raisons et de l’opération directe sur la « matière » — par maximisation du jeu réfléchissant, coup après coup [16]. C’est l’événement qui est le ressort de la pure présentation. Mais comment nous, hommes et femmes de l’après Auschwitz, pouvons-nous alors sauver l’honneur du penser (et de l’agir) ? En ramenant les représentations de l’imagination au cognitif comme dans l’Exponierenkantien ?
Paganisme et communauté d’enfance
1. Pagus et vicus — confins inhospitaliers.
9Si je rapproche ici l’esthétique païenne de Valle Inclan et celle de Lyotard, c’est justement parce que chez eux le pagus [17] se traduit par confins, zone de limites instables où poussent les différends, où ont lieu les conflits et où rien ne peut être clos. Le païen Lyotard s’attache à la faculté de juger sans critères universels préalables (s’agissant du vrai, du juste ou du beau), par de « nouveaux coups », c’est-à-dire par l’invention de nouveaux critères pour juger par expérimentation, au cas par cas, avec pour seule prescription la justice singulière de chaque jeu et sans que les nouveaux critères puissent devenir de futurs principes, car le nouveau jugement sera toujours indéterminé. Ce qui veut dire aussi division de la raison, multiplicité de justices et indétermination de la pensée (comment enchaîner les phrases qui arrivent ?). En revanche, l’anthropologie n’a plus lieu dans cette ontologie radicalement minimale du langage, ce qui arrive n’arrive à rien, car le sujet, atone et infime, n’est plus qu’une des quatre valences qui arrive avec l’arrive-t-il, —destinateur, destinataire, sens, référent [18]. Mais il ne faut pas voir dans le pagus une sorte de nihilisme, car c’est bien l’affirmation du singulier et de la résistance qui constitue chaque événement face aux systèmes — et ses récupérations utilitaires — qui est en cause. Les confins sont aussi zone franche où la paix se fait et se défait. Pourtant, il est condamné à être remplacé par le vicus, le Heim,le familier constituant un espace délimité par ses frontières prescriptives. La pensée adulte, la communauté délibérative, accède au vicuspar la suspension de l’instabilité et des dissentiments. Cet espace de consolation permet une « paix intérieure », mais cela au prix de perpétuels différends sur les bords, conclut Lyotard.
10Valle-Inclán, lui, écrase ses personnages par le haut, pour qu’aucune Loi ne soit dictée et que la chair ait une immanence païenne avec l’enfance de la pensée. Devant l’impossibilité d’une politique juste, on ne peut s’en sortir que réflexivement par le jugement esthétique. Paradoxalement, le pagano s’érige ici en démiurge pour empêcher la « paix intérieure » et mettre en scène mort et aveuglement de / dans l’Heim. Mais aucun démiurge ne peut rien contre le testament de Hölderlin : « à la limite extrême du déchirement, il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps et de l’espace [19] ». Le retrait / détournement catégoriquedudémiurge est inexorable, dans les confins — Sophocle est lui aussi un penseur des limites, l’ordre ne peut plus être remis en place une fois qu’Œdipe a transgressé, dépassé les confins. Le démiurge ne devient que le temps tragique, vide, qui pousse le vaisseau oscillant dans l’Archepelagus [20]. Dans ses remarques sur Œdipe, nous comprenons que pour Hölderlin, ce n’est pas l’accomplissementdu destin à Thèbes, mais la survie sans destin et aveugle à Colone qui trace la tragédie [21]. Le passage au sublime : l’arrive-t-il reste toujours une question, béance dans le passant.
2. Sensus communis.
11Si ce trou qui montre le réel dé-formé agace, nous nouant dans une inquiétante étrangeté (Unheimlich), c’est aussi car le réel qui se présente comme inhospitalier à travers le miroir concave est familier de la communauté d’enfance (l’enfance de la pensée). L’infans — « qui est privé de langage » — est l’être doté d’une force libertaire, une énergie rebelle et qui n’est pas encore informée par les règles, le langage et le discours nécessaires à la vie en commun. La tentative de couper l’enfant de sa force libertaire se finalise toujours dans le sens d’un anéantissement de la capacité de révolte. Dans l’enfance, c’est de l’inhumain qu’il s’agit, cette énergie qui se perçoit aux frontières de l’humanité et qui résiste à l’encadrement de la raison. Le système capitaliste porte également une part d’enfance, mais un autre genre d’inhumain qui est celui de l’humanité histrionique au travers de ses happy few menant la danse, inhumain du développement, de la complexification du système [22]. Cette communauté n’est pas une communauté éthique — une médiation par une Idée de la raison n’est pas ici supposée —, elle n’est ni intellectio communis — commecelle de la délibération et communication par la médiation du concept —, ni intellectio communitatis, intelligence de la communauté [23]. Il ne s’agit pas non plus d’une communauté originaire quelconque ou résultant d’un consensus de l’affect. Elle est autrement dit sensus communis [24], communauté païenne, « insensible à la communauté des synthèses argumentatives [25] », une sorte de no man’s land. Pour exemple, on peut citer le travail du cinéaste Pedro Costa, qui ouvre avec sa caméra des trous dans les banlieues les plus misérables de Lisbonne par où passe le partage qui noue « le coquin, l’escroc, le mendiant, le travailleur qui chôme, qui meurt de faim [26]... », les drogués, les prostitués, tous faits de la même chair — victimes ou bourreaux —, de la même phônè esperpenticahors logos, dans une communauté non assignée. Ou encore l’exemple même de la femme de Luces de Bohemiaqui porte l’enfant tué dans ses bras, dont la phônè [27]estcondamnée à être bannie de l’univers des phrases articulées et réduite à l’humain animal, signalant la déformation des voix mêlées qui peuplent la traversée de Max. Cette « voix confuse » et inarticulée est communicabilité sans médiation du logos, phrase-affect, partage sentimental muet qui touche, « s’étend à la face et se répand dans tout le corps qui alors “signale” comme une face [28] ».
12Ce sensus communis n’est pas « intérieur » au sujet (ici à l’état naissant), il est au contraire « destination archaïque à l’autre, une perméabilité [29] ». Ou, pour le dire avec l’Augustin de Lyotard : «L’homme intérieur ne témoigne pas d’un fait, d’un événement violent qu’il aurait vu, qu’il aurait entendu, savouré ou touché. Il ne porte pas témoignage, il est témoignage. [...] L’homme intérieur n’évoque pas une absence. Il n’est pas là pour l’autre, il est l’Autre du là, qui est là, là où la lumière a lieu sans lieu, où le son résonne sans durée, etc [30]. » Tout témoignage qui traverse l’événement réinvestit le sensus communis. Ce témoignage est irréductible au genre cognitif, il n’y a pas de vérité existentielle du témoignage et celui-ci ne coïncide pas avec l’événement (seul le musulman coïnciderait intégralement), puisque survivre c’est déjà sédimenter la mémoire, avec le risque de répression de l’immémorial par la représentation (aussi historique), la perte de la trace.Le survivant-homme intérieur parle donc rarement, dit encorel’auteur du Différend [31]. Voici comment un aveugle comme Max Estrella peut voir : par sa simple présence et ab intestat, Stalker [32] mécréant traversant la nuit politique [33].
13Cette communauté d’enfance est de l’ordre du désordre. Autrement dit, « elle reste intraitable au traitement de l’unité politique ». Lyotard écrit : « ce traitement est à renouveler, apparemment de temps en temps, en réalité tout le temps, perpétuellement [34] ». Les communautés délibératives sont réfractaires à cette enfance de la pensée, la reléguant à l’oubli, craignant une possible atteinte de l’être en commun. Mais, comme l’a bien montré Miguel Abensour, il s’agit là aussi de l’événement qui défait les déterminismes qui l’interdisent [35]. Et le différend est là pour témoigner de ce défaire.
La curadu différend
1. Arrive-t-il ?
14Le différend est donc cette césure du réel par l’équivocité du langage. Le conflit fondamental et sans arbitre qu’est le différend n’est donc pas contingent, il appartient au statut langagier de l’homme — ce sont les phrases qui sont en conflit, non les hommes. Comme le dit très bien Gérald Sfez, le différend « tient à l’articulation entre la nécessité qu’il y ait de l’enchaînement et le caractère aléatoire ou non nécessaire de sa teneur [36] ». C’est pour cette raison que l’ontologie radicale du singulier de Lyotard s’attache à la phrase, l’élément pour lui le plus dépourvu d’anthropologie. La phrase est plus vaste que la proposition (celle-ci appartient au genre cognitif), elle est le nom de ce qui arrive, de ce qui est, de ce qui se présente, de l’ordre de la donation — le langage est pensé comme l’objet d’une idée au sens kantien — donc impossible à désigner dans sa totalité. Phraser est donc sans fin. Il n’y a jamais de dernière phrase — une autre sera toujours nécessaire pour en témoigner. Être signifie alors enchaîner. Ce qui s’enchaîne ce sont des il y a, des phrases — récits, arguments, etc. « Est serait plutôt : Arrive-t-il ? (le il français indiquant une place vide à occuper par un référent) », éclaircit Lyotard [37]. Enchaîner est ontologiquementinévitable, on ne peut pas s’empêcher de le faire, même le silence est une phrase. Comme si la division de la raison y était inscrite et la pensée avait un recommencement sans fin. L’enjeu de la phrase en tant qu’occurrence n’est pas le vrai, mais la situation des instances de son univers. Il y a pourtant toujours quelque chose qui n’arrive pas à se phraser, qui reste inarticulé. La multitude et souvent l’incompatibilité de possibilités d’enchaînement, le fait qu’il n’existe pas un idiome ou genre de discours universel ou dominateur qui pourrait déterminer les règles d’enchaînement de tous les régimes et genres, conduit inexorablement au différend [38]. Il y a alors des victimes qui subissent un tort, c’est-à-dire « un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve du dommage [39] ». Il suffit qu’une des instances de l’univers des phrases soit interdite d’articulation ou d’idiome pour que ce dommage sans possibilité de dédommagement éclate [40]. Dans la différence entre deux récits, genres de discours, phrases, dans ses écarts s’inscrit toujours le différend. Son territoire par excellence est le pagus, car dans le vicus on prétendrait trancher tous les conflits futurs par le biais d’un genre de discours, le délibératif, qui chercherait le consensus, l’idée émancipatrice d’humanité ou au moins une scène hypothétique pour le recoupement entre ce qu’il y a à faire et ces différences sans réconciliation.
2. Politique et multiplicité de justices.
15Il faut une sensibilité païenne aux instabilités pour nous amener à reconnaître l’excès du réel par rapport à l’enchaînement des phrases. Témoigner d’un différend correspond à la nécessité de montrer cet excès, le besoin pour ce tort de trouver d’autres phrases, d’inventer d’autres genres de discours. La contestation du système n’est possible que dans un mouvement centrifuge vers ses marges, c’est ainsi que la résistance s’y concrétise de manière hétérogène, par de petits récits accordant la parole aux exclus, autant de fragments qui ne sauraient se laisser englober par la totalité systémique. Mais si trouver sa phrase, c’est « instituer de nouveaux destinataires, de nouveaux destinateurs, de nouvelles significations, de nouveaux référents pour que le tort trouve à s’exprimer et que le plaignant cesse d’être une victime [41] », le problème demeure lorsque ces phrases restent inaudibles, ou sont assimilées à des genres qui leur sont étrangers. Comment récupérer la voix de l’autre de la représentation, comment constituer sa cause (autrement dit, la faire émerger en tant que sujet d’une politique), et assurer les passages entre les îles de l’archipel, si de rudes obstacles s’opposent à l’enchaînement de ces phrases ? Et cela sans perdre l’inhumain et le pagus irréductible à l’hétérogénéité des genres (qui dit hétérogénéité des genres dit aussi des peuples, des identités, des différences) dans la totalité légitimée et émancipatrice d’une Idée d’Humanité.
16Si la possibilité du différend affleure par la nécessité d’enchaîner, si le politique est la menace du différend et s’il doit engendrer la manifestation du différend, le problème de la politique s’inscrit alors dans l’enchaînement lui-même, dans la détermination de l’événement [42]. C’est la phrase suivante qui porte l’enjeu politique, c’est le commentqui est indéterminé. S’agirait-il tout simplement de savoir que faire devant les phrases qui sont déjà arrivées, et de savoir comment elles sont arrivées et se sont enchaînées ? La seule chose que l’on puisse dire est qu’il y a toujours une phrase pré-existante, à laquelle il faut succéder. Pour que l’enchaînement continue, et pour que le vivre ensemble soit possible, il faudrait témoigner du différend, sans que cela signifie résolution, et respecter la multiplicité des justices. Vivre ensemble signifierait avoir toujours à l’esprit que la phrase n’est jamais un ensemble bien formé et avoir toujours conscience de ce qui nous éloigne les uns des autres — autant que du besoin de se renouveler comme porteur de nouveaux droits. Trouver sa phrase c’est se rencontrer / dresser comme sujet de droits.
17Le politique est donc l’archipel [43], champ non enfermé dans un genre, plutôt territoire avec lequel tous les territoires, tous les genres s’entrecroisent et s’investissent. Aucune politique ne peut régler la présence ontologique du différend. On reviendrait sinon à une structure cherchant à se fixer dans une position consensuelle et émancipatrice. Le différend n’est pas un litige, le réduire à cela est déjà tomber dans le tort, pire dans un tort qui s’efface en tant que tort. Le politique tourne autour de cette quasi-aporie. Se défaire de toute position hégémonique ou fixe, se défaire aussi de celle qu’on est en train d’instituer. Mais la politique ne peut pas non plus se passer d’impureté au risque de taire la communication sociale : l’art de Machiavel, l’ordinaire de la politique, chercher le trait d’union, la solidarité, maintenir le débat, discuter l’autorité qui gouverne le débat [44]...
18Deux paradoxes semblent pourtant accompagner la cura du différend. En premier lieu par rapport à la question de la justice. La justice païenne, c’est-à-dire la multiplicité des justices, rendrait possible la revendication sans la figer dans un système qui proclame simultanément son engagement dans un processus délibératif d’écoute et la constitution d’un langage commun entre les plaignants et l’arbitral. De la même façon une telle notion de pluralité du juste, corrélative de l’évitement d’un critère universel de légitimation, laisserait passer le plus de jeux possibles aussi bien que la prolifération de récits locaux, sans qu’aucune revendication ne puisse s’emparer de la domination des genres [45]. Pourtant, la liberté des jeux semble être conditionnée par une justice des multiplicités, c’est-à-dire une prescription, universelle à première vue, qui empêche le relativisme radical (à savoir, que la force des forts prévale) ainsi que la répression et la domination, de revenir sur la souveraineté des régimes de phrase — autrement dit, qui interdise la terreur. Cette justice des multiplicités qui veille à ce que les genres de discours soit traduisibles et empêche leur impureté, ne saurait pourtant être compatible avec le paganisme : une justice singulière des multiplicités doit imposer son régime pour que la singularité de chaque justice puisse être respectée. Et Jean-Loup Thébaud de dire à Jean-François Lyotard, à la toute fin de leur dialogue : « voici que vous parlez comme le grand prescripteur lui-même [46]... ».
19Mais c’est Kant qui fait buter Lyotard dans son souhait de voir dans le schématisme du philosophe de Königsberg encore un idéal régulateur formel et vide de contenu qui pourrait sauver la liberté de chaque régime de phrases. Le rapport entre la justice de multiplicités et la multiplicité de justices doit être inversé comme le fait l’esperpento. C’est-à-dire, la multiplicité de justices n’est pas le danger du relativisme radical mais doit plutôt se poser comme une intensité d’opposition du prescriptif des sociétés démocratico-capitalistes pour empêcher l’exclusion de la performativité politique de ceux qui n’arrivent pas à enchaîner leur tort subi. La dernière instance de la justice suisse qui tout en respectant / disant la loi, rend l’argent accumulé par Papa Doc Duvalier à ses héritiers, laissant le dommage subi par le peuple haïtien sans dédommagement, cela coïncidant ironiquement avec la tragédie du tremblement de terre, en est un bon exemple [47]. La multiplicité des justices signalerait l’urgence d’une nouvelle instance pour juger cela, d’un nouveau « coup » au delà de ce qui dit la loi. D’autres exemples pourraient être cités : notamment, le cas de la justice de réconciliation en Afrique du Sud (la Commission Vérité et réconciliation a été créée en 1995), dont Barbara Cassin montre son incommensurabilité avec une justice singulière internationale, tout autant que la production d’un effet-monde par le biais de la force des faibles dans le sens de la multiplicité de justices selon Lyotard [48]. Paradoxe peut être, mais forcément plutôt dialectique entre la congruencede la nécessité de « quelque chose qui tranche ! » avec la discrépance d’une pluralité de phronesis, ayant pour but l’évitement de la pléonexia, l’excès, le consensus du dernier mot. Le respect des césures des genres se produit par cette dialectique plutôt que par une méta-justice.
20Le deuxième paradoxe tient apparemment au fait même d’écrire un livre comme Le différend,ouvrage qui explicite l’inflexion qui consiste à remplacer la légitimation par l’appel à des métarécits et prescriptions universels par le témoignage du différend, tout en exhibant l’hétérogénéité des régimes de phrases et ses incommensurabilités — un ouvrage donc qui tente le périple de l’amiral parmi les îles de l’archipel du langage. Le différendtémoignerait ainsi implicitement de la possibilité d’un idiome qui traduirait les différences entre les régimes et ferait émerger les différends. Le discours qui annonce la fin des méta-récits ne pourrait pourtant être qu’une métalangue. Est-ce là un échec ?
3. Une fable postmoderne.
21Finissons par le commencement. Voici un bref résumé de ce que dit la fable de Lyotard. Une fable ni eschatologique, ni moderne : une fable postmoderne et réaliste.
22« La fable raconte l’histoire d’un conflit entre deux processus affectant l’énergie. L’un conduit à la destruction de tous les systèmes, de tous les corps, vivants ou non, qui existent sur la planète Terre et dans le système solaire. À l’intérieur de ce processus entropique, continu et nécessaire, un autre processus, contingent et discontinu, du moins pendant longtemps, agit en sens contraire par différenciation croissante de ces systèmes. [...] C’est une tragédie de l’énergie [49]. » Le soleil va s’éteindre dans quelques milliards d’années. Plus s’approchera le moment de cet événement plus la Terre deviendra un immense chantier de préparation de l’exode de la seule espèce vivante à pouvoir anticiper cette fin : l’espèce humaine, dernière séquence de l’immense processus de complexification de la vie sur terre, née de l’infime possibilité de survie de la différenciation contre l’entropie. Les humains ne sont plus qu’un produit, vecteurs et témoins d’un processus complètement inhumain, simultanément nécessaire et contingent. La fable ne peut pas vraiment nous rendre compte de ce système qui sera le héros de l’exil. Les humains doivent encore beaucoup se transformer pour y arriver. Nous ne savons donc pas à quoi ressembleront nos — encore humains ? — futurs descendants : est-ce l’humain et son cerveau ou le cerveau et son humain ? Ce héros ne sera justement pas un simple survivant, puisqu’il ne sera pas vivant au sens où nous l’entendons. Le développement va le débarrasser de son corps — et donc, du désir tout court. Or, comme le souligne JeanLouis Déotte, c’est le désir qui relance l’improbable et le désir, c’est le temps, selon Augustin [50].
23La fable fabrique la réalité de l’histoire racontée par elle-même. L’énergie langagière qui fonde l’humain est aussi consommée par l’imaginaire, par la Chose (l’enfance). Ce qui signifie la présence de l’improbable par le biais de cet imaginaire et donc de résistances au développement du système en constante accélération pour gagner du temps. L’improbable peut interrompre le système — seule l’enfance peut incarner cette inhumanité qui continue à être la source des écritures, des arts, des sciences et de la pensée. La condition postmoderne n’est autre chose que la disposition d’interrompre le système. Elle ne veut pas liquider les acquis modernes qui ont conduit à l’affranchissement de l’homme, mais elle veut toujours montrer le besoin d’une réécriture qui situe, qui témoigne d’un pagus. L’émancipation, la finalité, le progrès, l’admirable monde nouveau de la technoscience érodent la modernité, la conduisent à ne se savoir plus comme état de l’écriture, à ne plus pouvoir enfanter une étoile dansante [51]. Le fait que ce soit le cerveau qui fuit avec l’humain témoigne de la perte de tout lieu, du toucher, de la con-fusion. La complexification nous conduit à ne plus « prolonger la ligne du corps dans la ligne de l’écriture [52] ». Quand le désir aura disparu, la langue deviendra inerte pour toute écriture : son nom sera Novlangue. Autrement dit, l’inhumain du Big Brother étouffera l’inhumain qui habite Winston (la Chose).
24La question postmoderne est celle-ci : « Quel est l’homme, ou l’humain, ou quelle est cette part dans l’humain, qui pense à résister à la mainmise du développement ? Y a-t-il quelque instance en nous qui demande à être émancipée de la nécessité de cette prétendue émancipation ? Cette instance, cette résistance est-elle nécessairement réactive, réactionnaire, passéiste [53] ? »
25Le démiurgeLyotard n’oublie pas qu’il est l’œuvre de l’écriture, du temps donc [54]. Il faut voir sa pensée comme déplacements continuels, comme coups qui s’éloignent de la grande prescription, mais aussi d’une entreprise philosophique, pour s’approcher de l’homme intérieur. La Confession s’ouvre avec ces mots d’Augustin : « Le don de toi nous enflamme et nous soulève : nous brûlons et nous allons ».
Notes
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[1]
Gérald Sfez, « Postface » in Jean-François Lyotard, Que peindre ? : Adami, Arakawa, Buren, Paris, Hermann, 2008, p. 197.
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[2]
Jean-François Lyotard, Heidegger et les juifs, Paris, Galilée, 1988, p. 16.
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[3]
« N’imaginez pas qu’il y ait d’abord le temps où le bris ne se fait pas encore, ni qu’il y ait ensuite le temps où tout se brise. Il s’agit simplement du bris. » Que peindre ?, p. 37. Voir aussi L’inhumain : causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, pp. 65-66.
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[4]
Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, § 218. Le sens de cette phrase se joue dans la défense de l’hétérogénéité des raisons, des genres de discours et des régimes de phrases par les pagani (Lyotard en donne plusieurs exemples : Joyce, Cézanne, Schönberg, Proust, entre autres) contre les récits émancipatoires. Voir également le § 192.
-
[5]
Marx, « Économie et Politique (Manuscrits parisiens) (1844) » , in Œuvres, Économie II, traduit par J. Malaquais et C. Orsoni, Paris, Gallimard, 1968, pp. 106-107.
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[6]
Événement qui se réfère très probablement à la mort d’enfants pendant la répression des grèves à Madrid en 1920. La mort de l’ouvrier reproduirait la ruse de la Ley de fugas (loi des évasions) qui visait à combattre le terrorisme anarchiste catalan par la stratégie consistant à libérer les prisonniers pour les tuer ensuite au motif qu’ils se seraient évadés. Cf. Alonso Zamora Vicente, La Realidad Esperpéntica (Aproximación a « Luces de bohemia) », Madrid, Gredos, 1988, pp. 180183.
-
[7]
Ramón del Valle-Inclán, Luces de Bohemia : esperpento, ed. Alonso Zamora Vicente, Madrid, Espasa-Calpe, 1998, dernière scène, p. 179.
-
[8]
Max Estrella dit que Goya fut l’inventeur de l’esperpento. Voir Luces de Bohemia, XII, pp. 42-43. Goya qui déclarait radicalement à la fin du dix-huitième siècle l’impuissance et la faillite du rationnel – « le rêve, et le sommeil (sueño signifie les deux), de la raison engendre des monstres » (el sueño de la razón produce monstruos). Voir Luis Lorenzo-Rivero, Goya en el esperpento de Valle-Inclán, Coruña, 1998, pp. 6 sq.
-
[9]
« C’est quoi l’art ? Le jeu suprême. Que devons-nous faire ? De l’art, non. Nous ne devons pas faire de l’art à présent, parce que jouer par les temps qui courent est immoral, c’est une canaillerie. Il faut parvenir avant à une justice sociale. » (Que es el arte? El supremo juego. Que debemos hacer? Arte, no. No debemos hacer arte ahora, porque jugar en los tiempos que corren es inmoral, es una canallada. Hay que lograr primero una justicia social). Valle-Inclán, Un Valle-Inclán olvidado : entrevistas y conferencias, ed. Dru Dougherty, Madrid, Fundamentos, 1983, pp. 98104. Voir aussi Luis Lorenzo-Rivero, Goya en el esperpento de Valle-Inclán, op. cit., p. 60. Avec son « écrire un poème après Auschwitz est barbare », Adorno aussi prétend dire que l’art ne peut plus s’affranchir d’une conscience de la souffrance parmi les hommes. Voir Prismes : critique de la culture et société, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 2003, p. 26. Voir aussi Métaphysique. Concept et problèmes, trad. Christophe David, Paris, Payot, 2006, pp. 164165.
-
[10]
Ce sont les mots de Don Estrafalario dans le prologue de Los Cuernos de Don Friolera. Martes de carnaval. Las galas del difunto. Los cuernos de don Friolera. La hija del capitán, ed. Ricardo Senabre, Madrid, Espasa-Calpe, 1990, p. 114.
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[11]
« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! », Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer.
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[12]
« Cryptes », in Moralités postmodernes, Paris, Galilée, p. 200.
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[13]
Luces de Bohemia, XII, pp. 53-54.
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[14]
Jean-François Lyotard, « Sensus communis, le sujet à l’état naissant », in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, pp. 15-41. Voir aussi « Argumentation et présentation : la crise des fondements », in François Jacob (dir.), Encyclopédie philosophique universelle I – L’Univers philosophique, Paris, PUF, 1989, pp. 742746. Voir aussi Jean-François Lyotard, « La mainmise », in Autres Temps. Les Cahiers du Christianisme Social, nº 25, 1990.
-
[15]
Kant, Critique de la raison pure, B294-295 ; A236 (« Du Principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes »).
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[16]
Voir Lyotard, « Argumentation et présentation : la crise des fondements », op. cit., p. 743.
-
[17]
Par rapport à la distinction entre pagus et vicus, la ressource de l’étymologie ne doit pas être prise ici en un sens très rigoureux. Lyotard joue avec et traite un peu avec fantasie l’étymologie. Voir Le différend, § 218, ainsi que Jean-François Lyotard, Jean-Loup Thébaud, Au juste, conversations, Paris, Bourgois, 1979, p. 82.
-
[18]
« Avec Jean-François Lyotard : à propos du différend », in Claude Amey et Jean-Paul Olivé (dir.), À partir de Jean-François Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 26.
-
[19]
Hölderlin, « Remarques sur les traductions de Sophocle », in Œuvres (dir. Ph. Jaccottet), trad. François Fédier, Paris, Gallimard (Pléiade), 1989, p. 958.
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[20]
Le différend, Kant 3, p. 190.
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[21]
Voir Lyotard, L’inhumain : causeries sur le temps, op. cit., p. 125 et « Argumentation et présentation : la crise des fondements », op. cit., p. 748.
-
[22]
Le triomphe de l’inhumain capitaliste se doit en grande partie à la technoscience et à la mainmise du temps. Voir Jean-François Lyotard, Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991.
-
[23]
Lyotard, « Sensus communis, le sujet à l’état naissant », op. cit., pp. 15 sq.
-
[24]
« qui n’est pas le sens commun ou le bon sens (aptitude à raisonner), chose du monde la mieux partagée, mais une sensibilité ou réceptivité commune ». Il s’agit là de participation, de partage sentimental, de transsubjectivité. Voir aussi « Argumentation et présentation : la crise des fondements », p. 745.
-
[25]
« Sensus communis, le sujet à l’état naissant », pp. 15 sq. Cette insensibilité doit être vue dans une direction comme dans l’autre. Cependant, si la communauté des synthèses argumentatives n’avait pas propension à s’enfermer comme vicus, des passages auraient lieu. L’esthétique (au sens de la troisième critique kantienne) se situe bien aux confins, territoire païen, et doit frayer ces passages.
-
[26]
Marx, « Économie et Politique (Manuscrits parisiens) (1844) », op. cit., p. 107. Par rapport à la filmographie de Pedro Costa voir par exemple Ossos (1997) ou No Quarto da Vanda (Dans la chambre de Vanda, 2000).
-
[27]
« Sans doute la voix (phônè) est-elle le signe (sèméion) de la douleur et du plaisir ; aussi appartient-elle aux autres animaux », Aristote, Politique, 1253a 11. Une communauté politique requiert le logos, la phrase articulée correspondant plus à l’enjeu délibératoire qu’au signalement du plaisir et de la peine. Encore Aristote : « mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste », 1253a 11. Chez Lyotard, le logos ne peut jamais articuler et argumenter entièrement la phôné. Voir aussi Jean-François Lyotard, « La phrase-affect (D’un supplément au Différend) », in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, pp. 50-51.
-
[28]
Ibid., pp. 50 sq. La phrase-affect est quelque chose qui reste, témoignage qui arrive mais qui ne représente rien pour personne, quelque chose d’inarticulé. Une quasi-phrase pourtant, pensée encore comme phrase mais non soumise à la couverture du logos ni définie par l’univers de la phrase (destinateur, destinataire, référent, sens) — bref, le degré zéro du sens. La face est ici le corps entier. D’un autre côté, la phônè en Valle-Inclán signale puissamment les sans-part dans la nuit politique (voir infra, note 33), ceux qui ne comptent pas pour la délibération et ne peuvent revendiquer et y prendre part — et pourtant mêlent, pour la plupart, leur voix au brouhaha de l’autorité. Il y a en Luces de Bohemia un extraordinaire travail sur le politique dans les sons et les voix. Le son est d’ailleurs une partie incontournable de cette œuvre, difficile à traduire autant qu’à mettre en scène.
-
[29]
Lyotard, « Argumentation et présentation : la crise des fondements », op. cit., p. 745.
-
[30]
La Confession d’Augustin, Paris, Galilée, 1998, pp. 23-24.
-
[31]
Lectures d’enfance, op. cit., p. 14.
-
[32]
Je fais signe vers le film éponyme d’Andreï Tarkovski.
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[33]
J’emprunte cette expression au magnifique livre de Georges Banu, Peindre la nuit, jouer dans le noir, Paris, Biro, 2005. Voir le chapitre IV.
-
[34]
Moralités postmodernes, op. cit., p. 162.
-
[35]
Miguel Abensour, « De l’intraitable », in Dolorès Lyotard (dir.), L’exercice du différend, Paris, PUF, 2001, pp. 243-244, 253.
-
[36]
Gérald Sfez, Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase, Paris, Galilée, 2000. p. 67.
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[37]
Le différend, § 131.
-
[38]
Ibid., Fiche de Lecture, pp. 9-15.
-
[39]
Ibid., § 7.
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[40]
« Si le destinateur, le destinataire et le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s’il n’y avait pas de dommage. Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome. » Ibid., § 12.
-
[41]
Le différend, § 21. Voir aussi G. Sfez, Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase, op. cit., p. 81.
-
[42]
Le différend, § 190.
-
[43]
Lyotard dit : « Chacun des genres de discours serait comme une île ; la faculté de juger serait, au moins pour partie, comme un armateur ou comme un amiral qui lancerait d’une île à l’autre des expéditions destinées à présenter à l’une ce qu’elles ont trouvé (inventé, au vieux sens) dans l’autre, et qui pourrait servir à la première de « comme-si intuition » pour la valider. Cette force d’intervention, guerre ou commerce, n’a pas d’objet, elle n’a pas son île, mais elle exige un milieu, c’est la mer, l’Archepelagos, la mer principale comme se nommait autrefois la mer Egée. » Le différend, Notice Kant 3, p. 190.
-
[44]
Lyotard, Moralités postmodernes, op. cit., pp. 163-164.
-
[45]
Le sens de l’éthique se nouerait ici ; être moral limite la prolifération des différends et le témoignage du différend empêche notre propre discours de devenir totalitaire. « Vous ne pouvez donc pas témoigner que ce qui vous appelle est quelqu’un. Et tel est précisément l’univers éthique » (§ 172).
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[46]
Au juste, conversations, op. cit., p. 189. Voir aussi, sur la question de la justice : pp. 178-189.
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[47]
Voir El Pais, 7 février 2010 (http://www.elpais.com/articolo/reportajes/ oroDuvalier/elpepusocdmg/20100207elpdmgrep_2/Tes).
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[48]
Barbara Cassin, « L’amour de la sophistique », in Corinne Enaudeau et al., Les Transformateurs Lyotard, Paris, Sens & Tonka, 2008, pp. 183 sq. ; L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 13. Voir aussi « Vérité, réconciliation, réparation », Le genre humain, nº 43 (Seuil, 2004). Il s’agit d’un numéro codirigé par Barbara Cassin, qui analyse le pouvoir de réparation des mots à l’occasion de la mise en place de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud.
-
[49]
« Une fable postmoderne », in Moralités postmodernes, p. 86.
-
[50]
J. L. Déotte, « Jean-François Lyotard et l’improbable couleur », in À partir de Jean-François Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 86.
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[51]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue 5.
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[52]
« Glose sur la résistance », in Le Postmoderne expliqué aux enfants. Correspondance, 1982-1985, Paris, Galilée, 1988, p. 136. Jean-Luc Nancy le dit très bien : « Ce monde — le nôtre, déjà — est le monde des corps parce qu’il est la densité même de l’espacement, ou la densité et l’intensité, du lieu. » Corpus, Paris, Metailié, 2000, p. 37.
-
[53]
Lyotard, « La mainmise », op. cit., p. 20.
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[54]
Confession d’Augustin, p. 56.