Tumultes 2008/1 n° 30

Couverture de TUMU_030

Article de revue

Retour sur la question sociale

Pages 125 à 160

Notes

  • [*]
    Que soient ici remerciés Kirstie M. McClure et le Graduate Faculty Philosophy Journal qui nous ont autorisés à traduire cette contribution parue dans le numéro 1 de 2007 (vol. 28) (N.d.l.r.).
    J’adresse mes remerciements à tous les participants aux deux journées de discussion qui eurent lieu lors du « Hannah Arendt/Reiner Schürmann Memorial Symposium in Political Philosophy at the New School » et tout particulièrement à ceux dont les questions portaient sur le texte de la conférence à l’origine de cet essai. Ces questions ont conduit à un plus large développement historique que dans le texte de la conférence et j’espère, si je n’ai pas répondu à leurs objections, avoir du moins clarifié ce que je considère être réellement en jeu dans la relation entre les théorisations historiques d’Arendt sur la « question sociale » et « l’avènement du social » d’une part, et ses références aux « problèmes sociaux » contemporains, d’autre part (N.d.A.).
  • [1]
    Voir James T. Knauer « Rethinking Arendt’s Vita Activa. Toward a Theory of Democratic Praxis », Praxis International, 5, n° 2, 1985, pp. 185-194 ; John F. Sitton, « Hannah Arendt’s Argument for Council Democracy », Polity, 20, n° 1, 1987, pp. 80-100 ; Ken Reshaur, « Concepts of Solidarity in the Political Theory of Hannah Arendt », Revue canadienne de science politique, 25, n° 4, 1992, pp. 723-736 ; Jeffrey C. Isaac, « Oases in the Desert. Hannah Arendt on Democratic Politics », American Political Science Review, 88, n° 1, 1994, pp. 156-168 et Sonia Kruks, « Spaces of Freedom : Materiality, Mediation and Direct Political Participation in the Work of Arendt and Sartre », Contemporary Political Theory, 5, n° 4, 2006, pp. 469-91.
  • [2]
    Sur cette question et parmi les nombreuses critiques d’Arendt, voir tout particulièrement Sheldon S. Wolin, « Hannah Arendt. Democracy and the Political », Salmagundi, n° 60, 1983, pp. 3-19 ; Seyla Benhabib, The Reluctant Modernism of Hannah Arendt, Lanham (Maryland), Towman & Littlefield, 2000 ; Hannah Fenichel Pitkin, The Attack of the Blob: Hannah Arendt’s Concept of the Social, Chicago, University of Chicago Press, 1998, et Margaret Canovan, Hannah Arendt. A Reinterpretation of Her Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
  • [3]
    Mary McCarthy, « On Hannah Arendt », in Hannah Arendt. The Recovery of the Public World, ed. Melvyn A. Hill, New York, Saint Martin’s Press, 1979, p. 315.
  • [4]
    Ibid., p. 317.
  • [5]
    Hannah Arendt, On Revolution, London, Penguin Books, 1990, p. 91 ; Essai sur la révolution, trad. Jean-Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1967, p. 130.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid. [Je souligne].
  • [9]
    Selon Arendt, ils trouvèrent un porte-parole digne d’être écouté en la personne de Montesquieu. Cf. On Revolution, op. cit., pp. 116-118 ; Essai sur la Révolution, op. cit., pp. 168-169.
  • [10]
    Ibid., p. 120 ; Essai sur la Révolution, p. 174.
  • [11]
    Ibid., p. 122 ; Essai sur la Révolution, p. 176.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid. Dans les dernières éditions de son ouvrage, Arendt citait Wolfgang H. Krause rappelant que, avant la révolution, les gouvernements européens du XVIIIe siècle avaient besoin des intellectuels et les utilisaient en vue de « l’élaboration d’un corpus de connaissances spécialisées et de procédures nécessaires aux activités croissantes de leur gouvernement, processus qui renforça le caractère ésotérique des activités gouvernementales ». Ibid., p. 122. Cette référence ne figure pas dans la traduction française de 1967 (N.d.T.).
  • [14]
    Ibid., p. 121 ; Essai sur la Révolution, pp. 175-176.
  • [15]
    Selon Arendt, cela disparaît au XXe siècle, voir « The Crisis in Culture », Between Past and Future, New York, Viking Press, 1968, pp. 197-211 et notamment la première partie ; La crise de la culture, trad. sous la dir. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, pp. 253-288.
  • [16]
    Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. 46 ; Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Pocket, 1994, p. 86.
  • [17]
    En fait, Arendt le compara explicitement, et de manière défavorable, au contexte européen : « On est tenté de se demander si cette bonté du pays pour le pauvre ne dépendait pas en grande partie de la main d’œuvre noire et de la misère des nègres — au milieu du XVIIIe siècle, il y avait en Amérique environ 400 000 Noirs et quelque 1 850 000 Blancs, et même en l’absence de données statistiques dignes de foi nous pouvons être assurés que le pourcentage du dénuement, de la misère absolue était considérablement moins élevé que dans les pays de l’Ancien Monde. » On Revolution, p. 71 ; Essai sur la Révolution, p. 100.
  • [18]
    Le remède avancé par Edmund Burke, par exemple, ne résidait pas dans la représentation coloniale au Parlement qu’il considérait comme inacceptable par les colons et impraticable en raison de leur éloignement. Il estimait que le Parlement pourrait concéder à la législature coloniale le pouvoir d’accorder des revenus à la Couronne plutôt que de revendiquer son propre pouvoir d’imposition. Voir son discours « Conciliation with the Colonies » prononcé à la Chambre des Communes le 22 mars 1775 et publié dans The Portable Edmund Burke, ed. Isaac Kramnick, New York, Penguin Putnam Inc., 1999, pp. 259-273.
  • [19]
    À titre d’exemple, voir Edward Countryman, « Consolidating Power in Revolutionary America. The Case of New York, 1775-1783 », Journal of Interdisciplinary History, 6, n°4, 1976, pp. 645-677.
  • [20]
    H. Arendt, On Revolution, op. cit., p. 91 ; Essai sur la Révolution, op. cit., p. 130.
  • [21]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 46 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 86.
  • [22]
    Ibid., p. 248 ; trad., p. 315.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Voir par exemple David Christian, Maps of Time. An Introduction to Big History, Berkeley, University of California Press, 2004 ; Jared Diamond, Guns, Germs and Steel. The Fate of Human Societies, New York, W. W. Norton, 1997 ; Stephen K. Sanderson, Social Transformations. A General Theory of Historical Development, Lawman (Maryland), Rowman & Littlefield, 1995 ; Graeme Snooks, The Dynamic Society. Exploring the Sources of Global Change, New York, Routledge, 1999 ; The Laws of History, New York, Routledge, 1998 et Fred Spier, The Structure of Big History. From the Big Bang Until Today, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1996. La vision parfois cosmique de ces « grandes histoires » met souvent l’accent sur la contingence, la conjoncture et l’indétermination est remarquablement absente des métarécits les plus courants.
  • [25]
    H. Arendt, « The Crisis in Education », Between Past and Future, op. cit., p. 195 ; La crise de la culture, op. cit., p. 250.
  • [26]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 66 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 107.
  • [27]
    Karl Marx, Capital, vol. I, ed. Frederick Engels, New York, International Publishers, 1967, p. 689 ; Œuvres, Économie, vol. 1, éd. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1965, p. 1170.
  • [28]
    Ibid., p. 685 ; ibid., pp. 1191-1192.
  • [29]
    H. Arendt, « Action and the Pursuit of Happiness », Annual Meeting of the American Political Science Association, New York, 8-10 September 1960, p. 1. Accessible en ligne : The Hannah Arendt Papers Manuscripts Division, The Library of Congress, Washington, D. C., au titre « Action in the Pursuit of Happiness » (Series : Speeches and Writings File, 1923-1975, n. d.) http://memory.loc.gov/ammem/arendthtml/resfold5.html
  • [30]
    Ibid., pp. 1-2.
  • [31]
    Selon l’analyse des théoriciens politiques post-classiques par Arendt, seul Machiavel semble saisir l’ancienne distinction. Voir The Human Condition, p. 35 ; Condition de l’homme moderne, pp. 73-74.
  • [32]
    Ibid., p. 33 ; p. 71.
  • [33]
    Ibid., p. 34 ; p. 72. Ce n’est pas un aspect qui fait l’objet de développements dans Condition de l’homme moderne, mais des éléments complémentaires figurent dans l’essai « Qu’est-ce que l’autorité ? » (Between Past and Future, New York, Penguin, 1993, pp. 91-141 ; La crise de la culture, op. cit., pp. 121-185. Le « type chrétien de régime autoritaire » du Moyen Age y apparaît comme l’un des modèles historiques de la discussion arendtienne.
  • [34]
    H. Arendt, The Human Condition, pp. 34-35 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., pp. 72-73.
  • [35]
    L’élaboration classique de ces thèmes revient à Arthur Lovejoy, The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, Cambridge, Harvard University Press, 1936 et à E. M. W. Tillyard, The Elizabethan World Picture, London, Chatto & Windus, 1943. Leur articulation à la pensée politique est abordée par W. H. Greenleaf, Order, Empiricism and Politics. Two Traditions of English Political Thouhgt, 1500-1700, London, Oxford University Press, 1964, mais aussi par James Daly, « Cosmic Harmony and Political Thinking in Early Stuart England », Transactions of the American Philosophical Society, 69, n° 7, 1979, pp. 1-41.
  • [36]
    Cela fut l’approche classique de la première moitié du XXe siècle. Voir, par exemple, ce qui fut considéré pendant longtemps comme des analyses monétaires et macroéconomiques de référence : Irving Fisher, The Purchasing Power of Money, New York, Macmillan, 1911 et Earl J. Hamilton, American Treasure and the Price Revolution in Spain, 1501-1650, Cambridge, Harvard University Press, 1934. Les recherches menées sur ces questions prirent un autre tour à la fin des années 1960 en s’intéressant à l’augmentation de la population en tant qu’élément déterminant de la pression inflationniste, ce qui a conduit à un intérêt soutenu pour les questions microéconomiques et à l’examen de la relation entre la rapidité de la circulation monétaire, l’urbanisation, les réseaux sociaux ou bien encore à la combinaison des pressions inflationniste et déflationniste au sein d’un environnement social dynamique et complexe. Voir à ce propos, Jack A. Goldstone, « Urbanization and Inflation. Lessons from the English Price Revolution of the Sixteenth and Seventeenth Centuries », American Journl of Sociology, 89, n° 5, 1984, pp. 1122-1160 et J. R. Wordie, « Deflationary Factors in the Tudor Rise Price », Past and Present, n° 154, 1997, pp. 32-70.
  • [37]
    Un aperçu sur ces questions est donné par Rogues, Vagabonds and Sturdy Beggars. A New Gallery of Tudor and Early Stuart Rogue Literature Exposing the Lives, Times, and Cozening Tricks of the Elizabethan Underworld, ed. Arthur F. Kinney, Amherst, University of Massachusetts Press, 1990 ; J. Thomas Kelly propose une analyse de ces phénomènes dans le contexte de la dissolution des monastères et de l’apparition des lois sur les pauvres, Thorns on the Tudor Rose. Monks, Rogues, Vagabonds and Sturdy Beggars, Jackson, University of Mississippi Press, 1977. Pour ce qui concerne le traitement du « nouveau pauvre » durant cette période et le crime de vagabondage, voir : A. L. Beier, Masterless men. The Vagrancy Problem in England, 1560-1640, London, Methuen, 1985.
  • [38]
    L’histoire de la gestion administrative des pauvres est abordée par Paul Slack, The English Poor Law, 1531-1782, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Il est toujours utile de mentionner : Sidney and Beatrice Webb, English Poor Law History, London, Longmans, Green & Co, 1927.
  • [39]
    H. Arendt, The Human Condition, pp. 68. Condition de l’homme moderne, pp. 109.
  • [40]
    Ibid., pp. 68-69 ; pp. 109-110.
  • [41]
    Une brève liste des contributions devenues classiques rassemblerait : R. H. Tawney, « The Rise of the Gentry, 1538-1640 », The Economic History Review, 11, n° 1, 1941, pp. 1-38 ; G. R. Elton, The Tudor Revolution in Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1953 ; Lawrence Stone, Social Change and Revolution in England, 1540-1640, London, Longmans, 1965 et The Crisis of the Aristocracy, 1558-1641, Oxford, Oxford University Press, 1965 ; H. R. Trevor-Roper, The Crisis of the Seventeenth Century. Religion, the Reformation and Social Change, New York, Harper & Row, 1968 et Conrad Russell, The Crisis of Parliaments. English History, 1509-1660, London, Oxford University Press, 1971. Deux exceptions doivent être mentionnées : leurs apports théoriques recoupent les intérêts arendtiens. Il s’agit d’abord de Michael Walzer, The Revolution of the Saints. A Study in the Origins of Radical Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1965 (trad. Vincent Gérard, La révolution des saints, Paris, Belin, coll. « Littérature et politique, 1987) qui fait des calvinistes des hommes coupés des catégories sociales d’alors et ayant développé des conceptions radicales pour refonder la société. Le second qui fait fortement écho aux analyses d’Arendt concernant la vita activa est celui de J. G. A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975 (trad. Luc Borot, Le moment machiavélien, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1997).
  • [42]
    Thomas More, Utopia, transl. and ed. David Wootton, Indianapolis, Hackett Publishing, 1999, p. 66. La description qui suit concerne les pp. 66-68 ; L’Utopie, trad. Marie Delcourt, éd. Simone Goyard-Fabre, Paris, Garnier Flammarion, 1987, p. 99.
  • [43]
    Ibid., p. 100, pp. 96-97 ; ibid., p. 146.
  • [44]
    Je suis reconnaissante à ma collègue Giulia Sissa (Université de Californie, Los Angeles) de m’avoir signalé ce point.
  • [45]
    Le contraste apparaît de manière plus explicite encore dans un tract anonyme : The prayse and commendacion of suche as sought comenwealthes and to the contrary, the ende and discommendacion of such sought private welthes, London, 1549.
  • [46]
    Sur ces points concernant l’Angleterre sous le règne des Tudor, voir G. R. Elton, The Tudor Revolution in Government. Administratives Changes in the Reign of Henry VIII, Cambridge, Cambridge University Press, 1953, et Reform and Renewal. Thomas Cromwell and the Common Weal, Cambridge, Cambridge University Press, 1973 ; pour des analyses plus récentes, voir John Brewer, The Sinewss of Power. War, Money and the English State, 1688-1783, New York, Alfred A. Knopf, 1989.
  • [47]
    Ces citations (que je souligne et dont j’ai modernisé l’orthographe) sont extraites de : A proclamation, set furth by the Kynges Maiestie with thassent of his derest uncle, Edward Duke of Somerset, governor of his moste royall person, and of his realmes, dominions and subiectes protector, and others of his moste honorable counsaill, concernyng certain riotes and unlawfull assembles for the breakyng of enclosures, Excusum Londini, In aedibus Richard Graftoni Regij impressoris. Cum priuilegio ad imprimendum solum [1549].
  • [48]
    Voir Anthony Fletcher et Diarmaid MacCulloch, Tudor Rebellions, New York, Longman, 1997, pp. 144-146 pour les articles et plus généralement le chapitre VI. Mon argumentation n’est pas éloignée de celle d’Ethan H. Shagan, « Protector Somerset and the 1549 Rebellions. New Sources and New Perspectives », The English Historical Review, 114, n° 455, 1999, pp. 34-63 ; M. L. Bush, « Protector Somerset and the 1549 Rebellions. A Post-Revision Questioned », The English Historical Review, 115, n° 460, 2000, pp. 103-112 et R. W. Hoyle, « Agrarian, Agitation in Mid-Sixteenth-Century Norfolk. A Petition of 1553 », The Historical Journal, 44, n° 1, 2001, pp. 223-238.
  • [49]
    Raphael Holinshed, The Third volume of Chronicles beginning at duke William the Norman, commonlie called the Conqueror, and descending by degrees of yeeres to all the kings and queenes of England in their orderlie successions..., London, 1586 [L’orthographe a été modernisée dans la citation].
  • [50]
    Diarmaids MacCulloch, « Kett’s Rebellion in Context », Past and Present, n° 84, 1979, notamment pp. 47-50. L’amnistie leur fut offerte comme à leurs prédécesseurs à condition de se disperser, mais ils affirmèrent leur loyauté, refusèrent d’admettre avoir mal agi et furent militairement défaits lorsque Robert Kett fut arrêté et pendu sur les remparts du château de Norfolk ; à titre de mise en garde adressée à ceux qui auraient voulu suivre son exemple, on y laissa son corps pourrir.
  • [51]
    Au XVIe siècle, les écrivains de « l’État » se tenaient entre le moralisme chrétien médiéval et une nouvelle attention portée à la loi et à la politique comme moyens de gérer le changement, ce qui constitua un objet d’intérêt pour les historiens intellectuels des années 1950. Voir par exemple, Arthur B. Ferguson, « Renaissance Realism in the “Commonwealth” Literature of Early Tudor England », Journal of the History of Ideas, 16, n° 3, 1955, pp. 287-305. Pour une analyse plus récente et plus forte de la contingence de la forme étatique succédant aux institutions féodales et des alternatives alors contemporaines (Ligue hanséatique et cités-États italiennes), voir Hendrik Spruyt, The Sovereign State and Its Competitors. An Analysis of Systems Change, Princeton, Princeton University Press, 1994.
  • [52]
    En français dans le texte.
  • [53]
    M. McCarthy, « On Hannah Arendt », art. cit., p. 330.
  • [54]
    Ibid. H. Arendt, On Revolution, chapitre II, pp. 96-106 et notamment p. 81 ; Essai sur la Révolution, chapitre II, pp. 133-141. L’analyse provocante et controversée d’Arno Mayer relative à la longévité de l’Ancien Régime en Europe au cours des XIXe et XXe siècles mérite toujours d’être lue : The Persistence of the Old Regime. Europe to the Great War, New York, Pantheon, 1981 ; trad. Jonathan Mandelbaum, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande guerre, Paris, Flammarion, 1983.
  • [55]
    À la lumière de l’économie politique mondialisée et de la question des ressources d’énergie non renouvelable dont les économies industrielles restent dépendantes, l’exception de la guerre avancée par McCarthy en 1972 n’est désormais plus aussi évidente qu’elle pouvait le sembler alors.
  • [56]
    H. Arendt, On Revolution, op. cit., p. 91 ; Essai sur la Révolution, op. cit., p. 130.
  • [57]
    M. McCarthy, « On Hannah Arendt », art. cit., p. 317.
  • [58]
    À l’opposé, l’on peut citer la critique des solutions philanthropiques au problème du logement faite par Engels. C’est, écrit-il, uniquement en résolvant la question sociale, c’est-à-dire en éliminant le mode de production capitaliste que la solution au problème de logement sera possible. The Housing Question, Moscow, Progress Publishers, 1979, p. 51 ; La question du logement, Paris, Editions sociales, 1976, p. 51 sq.
  • [59]
    M. McCarthy, « On Hannah Arendt », art. cit., pp. 316-319.
  • [60]
    Ibid., p. 319.
  • [61]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., pp. 182-183 ; Condition de l’homme moderne, op.cit., pp. 239-240.
  • [62]
    Pour une analyse plus approfondie de ces aspects bien que la question de l’administration n’y soit pas abordée, voir James T. Knauer, « Motive and Goal in Arendt’s Concept of Political Action », The American Political Science Review, 74, n° 3, 1980, pp. 721-733.
  • [63]
    H. Arendt, « Thoughts on Politics and Revolution », Crises of the Republic, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1972, p. 212 ; trad. Guy Durand, Du mensonge à la violence, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 220.
  • [64]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., pp. 41-44 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., pp. 79-82.
  • [65]
    Sheldon Wolin, « Democracy and the Welfare State. The Political and Theoretical Connections Between Staatsräson and Wohlfahrsstaatsräson », Political Theory, 15, n° 4, 1987, pp. 467-500.
  • [66]
    Ibid., p. 496.
  • [67]
    Je pense notamment à Sheldon S. Wolin, « Norm and Form. The Constitutionalizing of Democracy » in Athenian Political Thought and the Reconstruction of American Democracy, ed. J. Peter Euben, John R. Wallach and Josiah Ober, Ithaca, Cornell University Press, 1994, pp. 29-58, à « Transgression, Equality and Voice » in Demokratia. A Conversation on Democracies Ancient and Modern, ed. Josiah Ober and Charles Hedrick, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 63-90, et à « Fugitive Democracy » in Democracy and Difference, ed. Seyla Benhabib, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 31-45. Voir également l’intérêt porté par Jacques Rancière à l’énergie démotique du politique, Disagreement. Politics and Philosophy, trad. Julie Rose, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 (La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995).
  • [68]
    Voir Robert D. Putnam, Lewis M. Feldstein et Donald J. Cohen, Better Together. Restoring the American Community, New York, Simon and Schuster, 2003, pour de très nombreuses analyses locales consacrées à de telles initiatives. Pour une information relative aux dimensions des systèmes des réformes communautaires et néo-libérales, voir Marc Bevir, « Democratic Governance Systems and Radical Perspectives », Public Administration Review, 66, n° 4, 2006, pp. 426-436. Aux États-Unis, les dilemmes et les potentialités démocratiques de ces genres d’initiatives pourraient aussi être entendus comme une invitation à interroger les questions fondamentales sur une base constitutionnelle. Voir, par exemple, l’appel récent de Sanford Levinson à une nouvelle convention : Our Undemocratic Constitution. Where the Constitution Goes Wrong (And How We the People Can Correct It), Oxford, Oxford University Press, 2006.

1Hannah Arendt a été admirée, et à juste titre, pour de nombreuses raisons, mais en général pas pour ses analyses de la « question sociale » et de « l’avènement du social ». La signification qu’elle attribue à l’action politique dans Vita activa, par exemple, continue d’inspirer, tel un aimant, une élaboration critique. Mais ce n’est pas le cas de sa conception de l’avènement du social comme ce qui aurait détourné à l’époque moderne le sens du politique vers la gestion publique : elle demeure ce sur quoi l’on bute, depuis bientôt cinquante ans, concernant l’aspect social de la théorie politique. Certains, pour s’assurer, ont tenté de sauver cet aspect de sa pensée en s’appuyant sur la solidarité, sur l’importance de l’association civique ou encore sur ses remarques tentantes quoique brèves sur les Conseils [1]. Mais pour la plupart, le dénigrement du social manifesté par Arendt est encore considéré comme une manière — jugée regrettable — d’éviter les enjeux cruciaux de la justice sociale [2]. En faisant « retour sur la question sociale », mon intention n’est pas de rallier les défenseurs non plus que les critiques d’Arendt, mais plutôt de revenir à son argumentation concernant « l’avènement du social » et la « question sociale », pour me demander ce qu’elle faisait en énonçant de telles formulations provocantes.

2La réponse à cette question n’est peut-être pas — comme beaucoup le pensent — de rejeter toutes considérations sociales au motif qu’il s’agirait de sujets ou de motivations liés au jugement politique et à l’action. Je suggérerais plutôt que ces formulations font partie d’une analyse alternative de l’historicité de la période moderne au sein de laquelle les limites strictement politiques de telles questions pourraient être établies. Reconnaître l’engagement répété d’Arendt pour « penser ce que nous faisons » est un tel lieu commun qu’il pourrait sembler banal de dire qu’il est crucial pour son analyse de la « question sociale ». Dans les pages qui suivent, j’insisterai cependant sur ce point en reprenant une série de problèmes étroitement liés entre eux, ayant trait à l’articulation entre la « question sociale » et « l’avènement du social » dans l’analyse de la modernité que propose Arendt, et plus spécifiquement, à la problématique de l’administration en tant qu’élément décisif de cette histoire de la modernité. Ce faisant, j’aurai l’occasion de prendre en compte certains exemples historiques des relations qu’elle établit entre ce qu’elle appelle « le processus d’accumulation » et « l’avènement de la gestion publique » à l’aube de la période moderne avant de conclure par une brève et plus contemporaine appréciation de ce qu’auront produit les nombreux efforts d’Arendt pour distinguer les potentialités politiques et l’administration sociale.

La question de la « question sociale »

3L’idée qu’Arendt n’ait guère porté attention aux demandes de justice sociale — et de fait, qu’elle ait eu en un certain sens peu de sympathie à l’endroit de la démocratie — est étayée par nombre de ses textes, et notamment par son analyse de la « question sociale » destructrice de la Révolution française, mais aussi dans ses « Réflexions sur Little Rock ». Dans ces deux textes, elle interroge le recours au pouvoir d’État entendu comme moyen pour atteindre des fins sociales ; ces deux écrits laissent les critiques perplexes : que devient l’action politique lorsque de telles fins sont mises à l’écart ? Lors d’une conférence, qui s’est tenue à Toronto en 1972, son amie Mary McCarthy fit part de sa propre perplexité lorsqu’elle demanda brutalement :

4« Qu’est-on supposé faire sur la scène publique, dans l’espace public lorsqu’on n’est pas concerné soi-même par le social ? Que reste-t-il...? Si toutes les questions d’économie, de bien-être humain, de mixité raciale, si tout ce qui relève de la sphère sociale est exclu de la scène politique, alors je suis dupée. Il ne reste que la guerre et les discours. Mais les discours ne peuvent être seulement des discours. Ils doivent avoir un objet [3]

5La réponse d’Arendt, tout comme celle donnée à des critiques similaires soulevées par d’autres, ne satisfit personne. Réitérant sa distinction entre le social et le politique, elle ajoutait une distinction comparable entre « les choses qui peuvent être mesurées » et qui « peuvent réellement être administrées », d’une part, et « celles [...] qui ne peuvent l’être de manière certaine », d’autre part [4]. Je reviendrai sur cette formulation, pour l’instant, l’on pourrait noter que le recours à « l’administration » n’était pas exceptionnel chez Arendt. Elle avait fait la même remarque dans l’Essai sur la révolution lorsqu’elle évoquait l’entrée des pauvres sur la scène de la Révolution française. Avec elle, argumentait-elle, les tâches spécifiquement politiques de la révolution étaient soumises « [aux] soins et [aux] soucis proprement “ménagers” et “domestiques” [5] ». Elle notait que « même si on en autorisait l’introduction dans le champ de la politique, [ils] ne pouvaient trouver solution par des moyens politiques étant donné qu’ils étaient affaire d’administration, à confier à des spécialistes, plutôt que des questions pouvant être réglées par décision et persuasion [6] ».

6Dans ce contexte, la « question sociale » n’apparaît cependant pas comme une sorte d’interdiction normative particulière ou comme une maxime pratique que les révolutionnaires auraient inconsidérément valorisée. Au contraire, Arendt la considérait à la lumière de longs phénomènes historiques dont les débuts étaient bien antérieurs à la révolution elle-même. « Les questions sociales et économiques, observait-elle, avaient fait intrusion dans les affaires publiques avant la révolution de la fin du XVIIIe siècle et la transformation du gouvernement en administration, le remplacement du pouvoir personnel par des mesures bureaucratiques, même la transformation lui faisant cortège des lois en édits avaient caractérisé l’absolutisme [7]. » Ce n’était pas non plus simplement une question d’alternative politique à laquelle les dirigeants révolutionnaires faisaient face, parce que « c’était le Peuple lui-même et non plus les finances et l’économie générale qui se trouvait en jeu, et il ne se contentait pas d’entrer dans le champ de la politique, mais d’envahir celle-ci de manière explosive [8] ». Ce fut cet aspect de la question sociale qui attira l’attention d’Arendt : le fait qu’elle fit irruption non comme une affaire politique pour un régime qui s’établissait, mais sous la forme du « peuple » — sous la forme de la faim et de l’éloge des foules populaires — au moment même où les questions de l’autorité politique et de la forme constitutionnelle restaient irrésolues. On a beaucoup commenté ce que dit Arendt sur l’absence de la question sociale chez son pendant américain, mais on a sans doute trop peu dit à la fois de l’arrière-plan historique et de la pure contingence des dilemmes de la France révolutionnaire. Le problème n’était pas que la question sociale elle-même fût vraiment nouvelle. Le problème était que les questions de disette et de protection des démunis, qui sont ordinairement gérées par l’Église et par l’État, prirent une dimension inconnue jusqu’alors en raison de l’effondrement de l’Ancien Régime.

7Ce n’était pas, bien sûr, les échecs économiques et administratifs de la monarchie française qui intéressaient Arendt. Que les crises fiscales et agricoles, liées à une corruption généralisée, aient contribué à la perte d’autorité du régime constituaient pour Arendt une évidence [9]. Comme conséquences de la situation historique, elles faisaient partie du « monde » et du « réseau des relations humaines » au sein desquels les révolutionnaires agirent. Arendt mit plutôt l’accent sur la manière dont les dirigeants de la révolution répondirent à l’irruption de la question sociale, plus particulièrement dans ses analyses sur les révolutionnaires, sur leur « passion de la compassion » à l’égard de la misère des pauvres, sur leur croyance dans la « bonté » du peuple, sur leurs propres doutes, sur leurs suspicions d’hypocrisie et sur leur contribution au possible glissement de la révolution vers la terreur. Ces aspects firent l’objet de nombreux débats, tout comme la présentation, par Arendt, de l’homme de lettres révolutionnaire dont le mépris pour la « société », le ressentiment à propos du « secret des affaires publiques » et l’admiration pour la République romaine conduisirent à un mélange superficiel de grandes idées et d’expérience limitée. Robespierre fournit à Arendt la figure exemplaire, mais tragique, de ce mélange, car son expérience des débuts de la révolution était « une sorte d’ivresse, où le principal élément fut la foule — la masse “dont les applaudissements et la joie patriotique donnèrent autant de charme que d’éclat” » au Serment du Jeu de Paume de 1789 [10].

8La question de l’administration est suffisamment singulière pour faire ici l’objet d’une brève remarque. Les hommes de lettres du XVIIIe siècle, observa Arendt, ne devraient pas être confondus avec la conception moderne de « l’intellectuel ». La différence entre les deux, suggéra-t-elle, repose sur leur attitude différenciée envers la « société », c’est-à-dire « ce domaine curieux et un peu hybride que l’époque moderne a introduit entre les domaines plus authentiques qui existaient auparavant : le domaine public et politique d’un côté, le domaine privé de l’autre [11] ». Les hommes de lettres rejetèrent la « société » d’Ancien Régime. Refusant à la fois le service du gouvernement et le succès social, ils se tinrent « à une distance calculée tant du monde social que du monde politique [...] de manière à considérer ces deux mondes avec le recul souhaitable [12] ». Les « intellectuels », d’un autre côté, apparaissent comme une catégorie beaucoup plus générale. Ils font et « ont toujours fait partie de la société », leur existence et leur statut sont la conséquence de connaissances spécialisées dont ils font profiter la politique gouvernementale et l’administration [13]. En fait, si l’on rapporte cette catégorie au présent, elle constitue les intellectuels en une « classe de scribes professionnels et d’écrivains dont le travail est rendu nécessaire par le développement croissant de la bureaucratie dans le gouvernement et les affaires modernes, par la croissance presque aussi rapide, du besoin de divertissement dans une société de masse [14] ».

9Si l’on s’arrête à la distinction entre hommes de lettres et intellectuels, l’on peut percevoir, dans l’œuvre d’Arendt, la tension, souvent remarquée, entre deux conceptions de la « société ». L’une est à entendre dans le sens de « bonne société », le monde des cercles de cour, des élites sociales, de la politesse — le monde des positions officielles, des intrigues sociales, des statuts familiaux — que les hommes de lettres rejetaient [15]. L’autre « société » est entendue de manière plus générale, c’est le monde des relations sociales qu’Arendt considère comme un domaine « hybride », aux frontières floues, qui, en accord avec l’époque moderne, émerge entre public et privé. Dans un sens plus large, la société est « la forme au sein de laquelle la mutuelle dépendance pour l’amour de la vie exclusivement prend une signification publique et où les activités liées aux conditions de survie peuvent apparaître publiquement [16] ». On a là une dimension oubliée de l’idée arendtienne que la question sociale était virtuellement absente du contexte américain. Naturellement, Arendt nota l’aveuglement des colons face au dénuement et à la misère des quatre cent mille esclaves américains [17]. Mais il est vrai que le monde colonial n’affrontait pas simultanément des événements révolutionnaires, des crises agricoles, l’effondrement de l’administration qui précipitèrent la « question sociale », celle de la pauvreté, de la misère et de la faim, et la porta à l’attention publique. De manière tout aussi significative, la distinction entre « société » et « bonne société » qui avait éloigné les hommes de lettres de l’expérience politique du terrain, n’existait pas dans la société coloniale ; pas plus que celle qui les aurait séparés d’une élite professionnelle fournissant son expertise administrative à un État « souverain ».

10Il ne faut pas pour autant en conclure que le contexte américain était, en quelque sorte, une exception par rapport au phénomène de « l’avènement du social » qui, pour Arendt, est lié aux débuts de la « période moderne ». En fait, bien qu’Arendt traite cela rapidement, la relation entre taxation et représentation, au cœur des préoccupations des colons, constituait l’avatar américain de la relation entre politique et administration au sein de la géographie de l’Empire. De ce point de vue, nous pourrions entendre l’intensité du fameux slogan : « Pas de taxation sans représentation », qui traduit l’irritation des colons de se voir traités comme des objets subalternes de politiques au sein desquelles ils ne pouvaient s’exprimer. Si leurs revendications initiales portant sur « les droits des Anglais » dans les affaires britanniques sont comprises en ces termes, il en découle qu’elles auraient pu être auparavant satisfaites par des mesures qui incluaient formellement le consentement des colons dans les mécanismes institutionnels variés qui organisaient le prélèvement des impôts [18].

11En bref, si la Révolution américaine était affranchie de la question sociale, ce n’était pas parce que les colonies se tenaient à l’écart du phénomène moderne de « l’avènement du social », quel qu’ait pu être l’éloignement de la métropole. En soulignant l’attention portée par Arendt au caractère traditionnel ou coutumier des droits anglais, il conviendrait davantage de rappeler ici que la question de la taxation était inextricablement liée à l’exclusion des colonies du mode impérial d’administration « du social » — rattachée à la question des recettes et des dépenses en Grande-Bretagne. L’on pourrait également noter que les colonies elles-mêmes n’étaient pas étrangères à ce type de question qui se posait au niveau local. En fait, à partir de la rupture de 1776, les questions de taxation — comme les controverses relatives à l’usage de la terre, à l’approvisionnement des centres urbains — ont traversé les législatures coloniales selon une intensité variable, en fonction des fortes pressions exercées fréquemment par les comités locaux qu’Arendt admirait en tant qu’ils représentaient les « trésors » spontanés de la révolution [19]. Ni à court terme ni à long terme cependant, ces comités ne pesèrent sur la révolution elle-même ou sur son fondement constitutionnel établi cinq ans après la fin de la guerre d’Indépendance. Mettre l’accent sur ce point suggère que la « question sociale » — même en ce qui apparaît au premier regard comme l’exceptionnalité américaine — ne peut être isolée du phénomène historique plus large qu’Arendt désigne comme « l’avènement du social ». Aussi, souhaiterais-je m’efforcer de penser à nouveau ce qu’Arendt faisait en distinguant, de manière répétée, les objectifs sociaux et l’action politique.

L’avènement du social et la période moderne

12Commençons par rappeler les termes dans lesquels Arendt montra que les « domaines économique et social » avaient longtemps impliqué la monarchie française. Caractéristiques de l’absolutisme, observa-t-elle, trois moments précédèrent l’apparition de la question sociale sous la forme du « peuple » plutôt que sous celle de la politique : la « transformation du gouvernement en administration », le « remplacement de la règle personnelle par des mesures bureaucratiques » et la « transformation des lois en édits [20] ». À travers tous les trois, l’État répondit au développement de la société en tant que « forme au sein de laquelle la mutuelle dépendance pour l’amour de la vie exclusivement prend une signification publique et où les activités liées aux conditions de survie peuvent apparaître publiquement [21] ». L’avènement du social constituait un phénomène qu’Arendt considérait comme européen. Tandis que la monarchie française avait créé un système bureaucratique solide et fait le choix d’édits promulgués par une administration centralisée, les dilemmes qui étaient à l’origine de ces mesures se propageaient à travers le continent européen depuis le XVe et le XVIe siècles.

13Rappeler cela, c’est aussi rappeler que les conceptions d’Arendt relatives à la question sociale étaient elles-mêmes liées à sa vision de l’émergence de « la période moderne » en tant qu’époque historique distincte. En gardant en mémoire l’antipathie d’Arendt envers les philosophies de l’histoire qui rendent compte du développement historique en termes de processus causal (qu’il soit conçu dans une perspective matérialiste ou idéaliste), elle attribue l’avènement de la modernité à trois événements : la découverte de l’Amérique, la Réforme et le perfectionnement du téléscope [22]. Le premier de ces trois événements constitua le point de départ de l’« exploration du globe tout entier » ; le second, associé à l’expropriation des biens ecclésiastiques et monastiques, « fit commencer le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation de la richesse sociale » ; le troisième permit à Galilée de déclencher le « développement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers ». Chacun de ces événements avait, selon Arendt, son origine dans des conditions prémodernes ; à tous il manquait « le pathos de la nouveauté » et la conscience de soi innovante qu’elle associe à la modernité. Simultanément, elle insistait sur le fait que ces événements — comme tout événement — « [ne peuvent] s’expliquer par une chaîne de causalité », mais qu’ils « se produisent cependant dans une continuité sans faille avec des précédents qui existent et des précurseurs identifiables [23] ».

14S’entend ici la répugnance d’Arendt à suivre l’historiographie moderne qui met l’accent sur des processus de développement à large échelle faisant entrer les actions humaines dans des cadres de causes déterminantes, de corrélations et de forces sous-jacentes. « Métarécit » fut l’un des termes utilisés pour les nommer, mais plus récemment, quoique de manière moins critique et plus large, c’est l’expression « Grande histoire » qui prévaut [24]. En tout cas, ici comme ailleurs, Arendt ne nie pas l’existence de tels processus historiques. Selon elle, lorsqu’inévitablement, de tels processus apparaissent, ils résultent de l’action humaine. Ils peuvent persister, ainsi qu’elle le mentionne dans un essai plus tardif, mais alors « la pensée et l’action de l’homme peuvent interrompre et arrêter [de tels] processus [25] ». La connexion entre les actions humaines et les processus qu’elles déclenchent est manifeste dans les trois événements qui marquent, selon elle, « les débuts de la période moderne ». En fait, elle lance ainsi sa discussion sur l’aliénation du monde moderne — la double fuite, de la Terre vers l’univers et du monde vers le soi — qu’elle a elle-même caractérisée comme processus qui se déploient avec la période moderne elle-même. Dans son analyse — et spécifiquement en réponse aux découvertes de Galilée — l’apparition du doute cartésien et le développement des sciences modernes occupent le premier plan et masquent quelque peu les voyages d’exploration et la Réforme.

15Antérieurement, dans Condition de l’homme moderne, Arendt articulait la Réforme à l’« avènement du social ». Dans ce contexte, elle associa explicitement « l’expropriation » des biens d’Église, ainsi que celle de la paysannerie, avec « l’énorme accumulation de richesses, toujours en cours, dans la société moderne [26] ». Sans nul doute, nous sommes tous familiers des versions alternatives de la « Grande histoire » du capitalisme à laquelle se réfère sa dernière phrase — Marx, Weber et même Tönnies viennent à l’esprit comme autant de références évidentes. La reconnaissance de ce processus d’accumulation conduit clairement Arendt à renoncer aux tentations du métarécit de la « Grande histoire » et cependant, elle persiste à le considérer comme un élément décisif dans son analyse de l’émergence de la « société » comme un « domaine hybride » caractérisé par l’indistinction du public et du privé. Naturellement, ce n’est pas exactement ce que raconte Arendt, tout du moins dans la manière de nommer « précédents et précurseurs ». Mais si elle a consacré son talent à une telle question, si elle a raconté cette histoire comme une histoire d’action, à quoi pourrait ressembler ce genre d’histoire ? Lorsqu’est évoqué le processus mis en branle par les voyages d’exploration et la Réforme, n’est-on pas fondé à s’interroger différemment et peut-être de manière plus acérée ? Si l’économie politique du XVIe siècle était conçue comme une concaténation d’événements résultant d’actions et rassemblés dans des formes narratives, quelles sortes d’histoires ce récit pourrait-il permettre ? Et comment de telles histoires pourraient-elles éclairer le phénomène qu’Arendt caractérise comme l’avènement du social, comme le « domaine hybride » qui brouille les frontières entre le public et le privé ?

16Une narration bien connue de l’émergence frappante du processus d’accumulation est évoquée par Arendt comme si elle était emblématique. C’est celle de Marx — et très précisément celle de son analyse de « l’accumulation primitive » dans le premier volume du Capital. Je pense que ce n’est pas par hasard qu’Arendt réitère le diagnostic de Marx : l’expropriation des paysans et des monastères constituent les deux phénomènes qui déclenchent le développement du capitalisme en Angleterre. En décrivant ces phénomènes « qui dépouillent de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail, prolétaires sans feu ni lieu », il identifia « la base de toute cette évolution, [...] l’expropriation des cultivateurs [27] ». Ce processus, initié par la clôture des terres arables pour en faire des pâturages, fut renforcé par l’expropriation des monastères. Ainsi que Marx l’affirma, les « méthodes de l’accumulation primitive » prirent une forme précise dans « la spoliation des biens d’Église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée [28] ». Ce furent ces événements qui « ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol dans le capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu ».

17Fondée et illustrée par le recours à des écrits de la période, l’analyse de l’accumulation primitive par Marx subordonnait ces sources à son grand récit des origines du capitalisme et de la naissance des classes qui devinrent ses principaux agents collectifs. L’existence et la conséquence des clôtures, aussi bien que la dissolution des biens monastiques, avaient l’assentiment d’Arendt. Mais si ces faits pouvaient faire l’objet d’histoires, Arendt aurait considéré non pas le processus de développement, mais les actions et les souffrances du peuple, individuellement et collectivement, ancrées dans les conditions de pluralité. Ainsi, de nouveau, revient la question : quelles sortes d’histoires de tels récits occasionnent-ils ? Et comment de telles histoires éclairent-elles le phénomène qu’Arendt caractérisa comme l’avènement du social en tant que domaine hybride qui brouille les frontières entre public et privé ?

18Je pose cette question en ayant à l’esprit une des réflexions d’Arendt sur le pouvoir des histoires : les « incidents » et les anecdotes ont la faculté d’illustrer ce qu’elle appelle des « régimes d’expériences ». Avant d’envisager la possibilité ou l’impossibilité de ce genre d’histoires, dont je suis en quête pour ce qu’Arendt nomme les « débuts de la période moderne », qu’on me permette de tenter de livrer un avant-goût de cette réflexion. Dans une contribution qu’Arendt présenta lors d’une conférence en 1960, apparaissait une première exploration de l’expérience de l’action politique en tant qu’expérience de « bonheur public » en partie dans un contexte américain, mais pas seulement. Arendt y suggère que derrière l’abstraction de nos théories et de la logique de nos arguments, on trouve des « incidents et des histoires » qui « contiennent en raccourci la pleine signification de ce que nous avons à dire [29] ». La pensée elle-même, continua Arendt « se met en branle hors de la véracité des incidents [...] hors de l’expérience vécue », lesquels « doivent rester ses guides ». De manière significative, elle élabora le point suivant en s’appuyant sur une métaphore :

19« La courbe que l’activité de pensée décrit doit rester liée à l’incident comme le cercle reste lié à son centre, et le seul gain que l’on pourrait légitimement attendre de la plus mystérieuse des activités humaines n’est pas un résultat, comme une définition, un but atteint, une théorie, mais plutôt la lente, progressive découverte et peut-être la vision d’ensemble d’un domaine que quelque incident a complètement éclairé fugitivement [30]. »

20Lire l’Essai sur la Révolution d’Arendt, ainsi que bon nombre de ses écrits, c’est entrevoir la manière dont elle travaille sur ces incidents, comme sur les centres de cercles, puis s’en éloigne en suivant leurs rayons pour explorer les régions de l’expérience circonscrites par leur lumière. Les mots de Robespierre et de Sieyès, d’Adams et de Jefferson, de Char et de Brecht — et singulièrement la photo d’une jeune femme noire à Little Rock parue dans Look — sont des exemples de liaisons, dans le « train de pensées » d’Arendt, entre le surgissement d’incidents et les significations politiques qu’ils sont susceptibles de livrer dans les interprétations variées des « régions d’expérience » qu’elle présente.

21En ayant à l’esprit cette liaison d’incidents, de pensée et de domaines d’expérience, l’on pourrait se demander quelles sortes d’histoires Arendt aurait estimées adéquates pour éclairer les dimensions de l’expérience vécue que Marx a esquissées dans son récit de « l’accumulation primitive ». Les événements qu’Arendt considéra comme « les débuts de la période moderne » pourraient-ils avoir provoqué des incidents susceptibles de jeter une lumière sur cette expérience en tant qu’expérience d’individus particuliers ? Pis, quand bien même de telles histoires pourraient être racontées, comment pourraient-elles rendre compte d’un thème aussi large que celui de « l’avènement du social » et de l’effacement des frontières entre public et privé ?

Des récits contés et d’autres pas

22En dépit de ce que pourraient suggérer de nombreux philosophes et théoriciens, pour imaginer de telles histoires il ne suffit pas de comprendre la manière dont Arendt a lié la clarté de la distinction entre public et privé à l’ancienne expérience de la citoyenneté à Athènes et à Rome [31]. Il faudrait y inclure également les circonstances au sein desquelles apparut cette distinction en s’appuyant sur ces premiers « événements » qui déclenchèrent le processus d’accumulation au XVIe siècle en Europe. Selon la perspective phénoménologique, qu’Arendt privilégie, c’est le seul moyen de dresser le théâtre destiné aux histoires des Grandes découvertes, de l’expropriation des monastères et des paysans qui en vinrent à affecter la distinction entre public et privé en tant qu’expérience vécue. Mais Arendt elle-même ne se soumet à cette exigence que sporadiquement. Dans Condition de l’homme moderne, deux aspects principalement sont abordés qui évoquent tous deux le Moyen Age comme un tout époqual. D’un côté, Arendt note que « la frontière » entre « l’étroit domaine familial » et « le domaine politique » resta de l’ordre de l’expérience ordinaire [32]. Durant les longs siècles de la chrétienté catholique, elle perdit son importance et se déplaça tout à la fois. Le passage pour le citoyen de l’antiquité, du domaine privé du foyer domestique au domaine public, est seulement partiellement analogue à celui de la période médiévale, à savoir le passage du monde séculier, de « la grisaille de la vie quotidienne » à la « splendeur » associée au domaine religieux en vertu de la perspective de l’immortalité de l’âme dont l’Église catholique et ses établissements se portaient garants. D’un autre côté, Arendt avance que, sous la féodalité, le domaine séculier était « complètement ce que le domaine privé fut dans l’Antiquité » et que sa caractéristique distinctive « fut l’absorption de toutes les activités par le domaine familial, où elles n’avaient de valeur que privée [33] ». En fait, la distinction entre public et privé n’avait aucune pertinence pour rendre compte, en termes séculiers, des expériences vécues. En termes strictement séculiers, ce monde était marqué par « l’absence même de domaine public ».

23Ainsi qu’Arendt la dépeignit, cette inclusion de « toutes les activités humaines dans le domaine privé, toutes les relations humaines se concevant sur le modèle des rapports familiaux » n’était pas limitée au système seigneurial et à l’ordre féodal des rangs [34]. Elle toucha les villes, les guildes et les corporations naissantes. Aussi, la notion de « bien commun », propre à cette époque, n’avait-elle rien à voir avec l’existence d’un domaine public, elle désignait plutôt les intérêts spirituels et matériels que des communautés d’individus privés partageaient, ce qui permettait à tous de s’occuper de leurs affaires privées à condition que l’un d’eux assume la responsabilité de cet intérêt commun. De manière significative, ce monde, qui n’était pas encore affecté par l’avènement du social, concevait néanmoins l’administration comme un tout — avec ses châteaux, ses villes et l’ordre de ses rangs du roi au peuple — sur le modèle d’une vaste demeure à plusieurs étages, une demeure dans laquelle ils étaient tous partie prenante et sur laquelle un monarque exerçait son pouvoir sur le modèle de celui du père de famille.

24L’on pourrait naturellement objecter que cette image est trop générale, qu’elle est même un cliché, mais il subsiste des témoignages remarquables de cette image et de l’ordre qu’elle implique dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles [35]. Sur le terrain, il ne fait pas de doute que les choses apparaissaient plutôt moins ordonnées, particulièrement à la fin du XVe et au XVIe siècles, tant des contemporains que des auteurs plus tardifs en ont rendu compte dans le détail. Au moment où Arendt écrivait Condition de l’homme moderne, peu doutaient du fait que la forte diffusion de métaux précieux résultant des conquêtes espagnoles en Amérique avait provoqué des tendances inflationnistes autant que l’expropriation des propriétaires paysans et la clôture des terres communales justifiées, notamment, par les profits attendus du commerce de la laine. De ce point de vue, la prise en compte de la découverte de l’Amérique parmi les « événements » qui inaugurèrent la période moderne peut être comprise non seulement comme déclenchant la cartographie scientifique du globe, mais aussi comme quelque chose dont allait découler une transformation de la vie des deux côtés de l’Atlantique bien au-delà des débuts de la période moderne [36].

25L’on pourrait dire la même chose de l’accent porté par Arendt sur « la spoliation des biens monastiques » laquelle, bien qu’unique dans la Réforme de l’Angleterre, aurait stimulé le processus européen. Entreprise par Henri VIII, grâce à des décisions du Parlement adoptées dans les années 1530 qui permirent le transfert de quelque huit cents propriétés monastiques au Roi qui les distribua comme récompenses à des proches ou les vendit à des spéculateurs qui n’attendaient que cela. Quelques estimations montrent qu’un tiers des terres arables d’Angleterre fut concerné, que quelque quatre-vingt mille petits cultivateurs à ferme furent déplacés, ce qui encouragea la fixation des loyers à des niveaux exorbitants et à la clôture des terres par de nouveaux fermiers et propriétaires terriens de diverses origines sociales. Durant la période Tudor, les écrits consacrés aux vagabonds, aux mendiants, aux hommes sans maître — que devinrent ces populations déplacées — furent si nombreux qu’on pourrait les considérer comme un genre en soi [37]. C’est durant cette même période qu’apparaît toute une gamme de réponses administratives à ces phénomènes — d’un côté, des tentatives pour limiter les clôtures et la hausse des prix ; de l’autre, des mesures pour réduire les salaires et pénaliser le vagabondage. À la fin du siècle, le cadre législatif élisabéthain qui fixait le fondement des secours accordés aux pauvres était établi, une innovation administrative qui s’appliqua jusqu’au XIXe siècle [38].

26Il est évident qu’Arendt n’aborde pas de telles questions. Ce dont elle parle, et cela est tout à fait ironique, c’est de « l’émancipation » du travail qu’a permis ce type d’expropriation — une émancipation de la terre et du lieu, d’un « monde commun » quoique modelé hiérarchiquement sur la structure familiale, pour faire face aux brutales nécessités de la survie sur un « libre » marché du travail. Parallèlement à cette « émancipation », soit entre le XVIe et le XVIIe siècle, on assista à la mutation de ce qu’Arendt nomme « propriété privée » — c’est-à-dire la sûreté d’une place ou d’un lieu dans le monde commun de l’artifice humain — du fait de l’accumulation des richesses. Ce qui était considéré comme le domaine « public », cette vaste demeure sur laquelle un gouvernement monarchique exerçait son pouvoir propre, changea de nature. De manière significative, c’est précisément au cours de cette transformation historique qu’Arendt situe l’avènement de la société, dans le sens d’« une transformation en intérêt public de ce qui était autrefois une affaire individuelle concernant la propriété privée [39] ». La « société » s’était d’abord manifestée — ainsi qu’elle l’avança — sous la forme d’une « organisation de propriétaires qui, au lieu de demander accès au domaine public en raison de leur fortune, exigèrent qu’on les en protégeât afin de pouvoir grossir cette fortune ». De là, le changement qu’elle perçut dans la manière de comprendre, au XVIe siècle, le gouvernement. Au moment où l’État commença à s’intéresser vraiment à « la richesse commune », la richesse « eut le droit de s’emparer du domaine public », les possessions privées « commencèrent à saper la permanence du monde » et seul le gouvernement fut commun à tous [40].

27Bien qu’Arendt ait sans nul doute été une lectrice attentive de Marx, il est difficile de dire ce qu’elle a pu connaître des controverses historiographiques relatives à l’histoire anglaise au milieu du siècle. Ces controverses eurent pour objet l’ascension de la petite noblesse, la consolidation de l’État anglais, le déclin de l’aristocratie, le développement des secours accordés aux pauvres, l’avènement du capitalisme, l’émergence du républicanisme et les causes des guerres civiles et des révolutions qui s’ensuivirent. Cependant, aucune de ces controverses, pas plus que les remarques éparses faites par Arendt et que j’ai collectées comme autant de variantes, ne sont équivalentes à cette sorte d’histoire fort chargée politiquement et théoriquement. Cette sorte d’histoire liée à des incidents, comme un cercle à son centre, qui pourrait éclairer un « domaine d’expérience » dans cette confusion d’événements qui configura l’émergence de la période moderne [41]. Les sources de cette période sont en elles-mêmes d’un faible apport pour repérer une distinction entre public et privé pour ce qui a trait au domaine séculier. De manière plus décisive, elles tendent à montrer combien les façons de faire d’alors, et ce que l’on en disait, sont éloignées de la conception arendtienne du domaine public — un domaine artificiel qui accorde l’égalité aux inégaux en tant que participants aux délibérations relatives à des questions et à l’action communes. Ces sources ajoutent, cependant, un élément important à la notion arendtienne de seuil de la période moderne en tant qu’espace liminal entre l’image médiévale de l’administration publique entendue globalement comme acte domestique et l’avènement du social dont l’image est celle du gouvernement garant de la propriété et de l’accumulation des richesses. J’en donnerai deux illustrations datant du XVIe siècle — l’une est un texte humaniste bien connu de 1515, l’autre, une proclamation royale de 1549.

28Le premier est L’Utopie de More, connu comme premier exemple de ce qui deviendra un genre littéraire durable et populaire. Il convient de porter une attention toute particulière au « mouton qui mange de l’homme » qui symbolise les conséquences de l’établissement des clôtures dès les premières années du XVIe siècle. Dans une vaste analyse des facteurs à l’origine de la recrudescence des vols en Angleterre, Hythlodée le voyageur note que les moutons anglais sont « devenus si voraces, si féroces, qu’ils dévorent jusqu’aux hommes, qu’ils ravagent et dépeuplent les champs, les fermes, les villages [42] ». Derrière l’agression ovine, apparaît non une nouvelle race de mouton, mais la cupidité des hommes : là où les moutons ont permis de produire « la laine la plus fine, et par conséquent la plus chère, les nobles et les riches, sans parler de quelques abbés, saints personnages, non contents de vivre largement et paresseusement des revenus et rentrées annuelles que la terre assurait à leurs ancêtres, sans rien faire pour la communauté (en lui nuisant devrait-on dire) ne laissent plus aucune place à la culture, démolissent les fermes, détruisent les villages, clôturant toute la terre en pâturages fermés ». Réduits au vagabondage, se lamente Hytholdée, ceux qui ont été récemment dépossédés de leur terre deviennent soit des mendiants soit des criminels car les terres consacrées au pâturage n’exigent que peu de main d’œuvre et il n’y a guère de travail disponible. Lorsqu’il y a moins de terres consacrées aux cultures, la pénurie rend le prix du pain inaccessible aux plus pauvres et l’oligopole formé par les grands propriétaires terriens fixe le prix de la laine à un niveau qui satisfasse leur appétit du gain. Ainsi, la clôture des terres produit-elle pauvreté et misère voisinant avec la plus grande richesse. Les gagnants de cette course à l’accumulation s’abandonnèrent au luxe, à l’ostentation ; les maisons de passe et de jeu proliférèrent et les vices de l’extravagance se multiplièrent rapidement.

29Ce n’est là qu’un aperçu des travestissements de la justice et de la moralité ordinaire que More décrit dans le premier des deux livres de L’Utopie, mais il reste un bon exemple des pressions qui s’exercèrent alors et que les contemporains comprirent comme le désir aiguisé de richesses pesant sur les règles morales et sur les droits coutumiers. D’un point de vue politique, cette discussion se déroule dans le cadre « d’un dialogue de conseil », un genre littéraire de la Renaissance humaniste qui se focalise sur les dilemmes rencontrés par les conseillers des rois et des princes. Les questions relatives à l’ambition, à la corruption, aux compromis moraux habituels dans les cercles de cours en sont au cœur, questions que la description de l’île d’Utopie, dans le second livre, abandonne non seulement — comme chacun le sait — en raison de la suppression de la monnaie et de la propriété privée, mais aussi — et ceci est moins connu — du fait de l’existence de conseils réélus chaque année qui eux-mêmes, le cas échéant, élisent à vie le magistrat suprême. Choisies uniquement parmi les personnes lettrées, toutes ces personnalités utopiennes sont principalement des administrateurs modèles, organisés hiérarchiquement au sein de juridictions territoriales. Si la base électorale de cette administration pourrait inviter à faire usage du terme « républicain », le statut de lettré exigé pour être candidat à de telles fonctions accorde un avantage aux qualités intellectuelles. Exception faite de la consultation des foyers qu’ils dirigent, ces élus se voient interdire, sous peine de mort, toute discussion au sujet de la politique publique en dehors de l’assemblée à laquelle ils appartiennent [43]. En Angleterre, comme dans l’île d’Utopie, l’image de l’administration comme celle d’une grande famille prédomine, et tandis que toute propriété est commune, le foyer en tant que tel est triplement renforcé — en tant qu’unité sociale de base, en tant que lieu du travail productif et en tant que plus bas degré de la juridiction administrative.

30Naturellement, L’Utopie offre bien plus que ce qui vient d’être évoqué : la satire est largement présente, avivée par les mots d’esprit, et constamment ambiguë quant à la réception sérieuse qui pourrait en être faite. Mais les récits relatifs à la justice et à l’injustice de la corruption politique, à l’opulence de la cour, à l’inflation économique, aux clôtures des terres agricoles sont autant ceux des vicissitudes de l’administration, de la gestion domestique entendue tant au sens étroit que large. La narration critique de l’économie politique présente dans L’Utopie éclaire les domaines de l’expérience qui ont à voir avec les injustices résultant d’une mauvaise administration, et si les délices utopiens doivent davantage à Epicure qu’à Platon [44], la justice y prend la forme d’une administration bien ordonnée contrairement aux perspectives ouvertes par la réalité. Il y a encore deux autres aspects du texte de More qui font écho à l’analyse de l’avènement du social chez Arendt : d’abord sa critique du recours au droit pour protéger ceux qui bénéficièrent des clôtures des terres, ensuite l’articulation qu’il établit entre la bonne administration et les conseils d’humanistes lettrés et expérimentés plutôt que ceux de courtisans avantagés par leur statut social et familial. Le premier aspect laisse percevoir, quoique avec une tonalité critique, le mouvement résultant de l’attention au bonheur commun ou public qui n’est pas sans lien avec le bien commun [45]. Le second est un argument en faveur du savoir et du talent nécessaires au développement administratif et cela au détriment de l’origine et du statut sociaux. En fait, l’on pourrait avancer, en reprenant le terme arendtien d’intellectuels, que ceux qui — peu de temps après More — deviendraient des éléments de la « société », dans son sens le plus étroit, le devraient à leur rôle de soutien à la politique et à l’administration [46].

31Un second exemple, plus juridique que littéraire et postérieur à la dissolution des monastères, pourrait contribuer à préciser le tableau présenté. Le 14 juin 1549 — deux ans après la mort d’Henry VIII — une proclamation de son héritier, Edouard VI, et de son régent-protecteur, évoqua une série d’actions populaires survenues à la suite d’un édit royal stipulant que les dispositions existantes contre les clôtures des terres étaient renforcées et les contrevenants sanctionnés. Bien que l’organisation administrative centrale se développât, il semblait que parmi le peuple et la petite noblesse des divers comtés, on n’avait pas encore renoncé à l’idée que la loi faisait partie des biens que l’on possédait, ou, présomption corollaire, que dans une situation de contrainte, l’administration locale pourrait recenser leurs droits coutumiers et leurs obligations. Aussi, quand cet édit limita les clôtures des terres, les habitants de différentes localités s’empressèrent de respecter la volonté royale en comblant les fossés et en détruisant les haies qui matérialisaient les terres clôturées, émancipant ainsi le mouton de la fable. Quoique la Couronne considéra ces « émeutes et ces assemblées illégales » et sujettes à des « désordres dangereux et odieux », la proclamation de juin constituait une amnistie pour tous excepté les chefs de file qui avaient déjà été arrêtés pour « outrages, mauvaise conduite, émeute et conspirations ». En tant qu’acte de clémence, la proclamation reconnaissait que les désordres ne résultaient pas de la malveillance, mais plutôt « de la bêtise et de l’erreur » de compréhension du précédent édit. À la lumière de la question portant sur l’administration, les termes dans lesquels étaient décrits les désordres sont particulièrement intéressants ; les troubles furent imputés aux personnes qui y participèrent « de leur propre autorité » en ne s’assemblant pas seulement, mais en prenant d’elles-mêmes la « direction des choses » au même titre que « l’épée et le pouvoir du Roi [47] ».

32C’est effectivement ce qu’elles firent — et elles ne furent pas les seules. Les nombreux tumultes de cette période, les actions populaires contre les clôtures des terres revendiquaient non seulement le renforcement des lois existantes, mais aussi le redressement des torts résultant des méfaits de voisins et de la mauvaise administration des notables locaux. Nombreux sont ceux qui s’auto-organisèrent selon les modalités coutumières des procédures juridiques pour enregistrer les plaintes, juger les transgressions et prononcer des décisions. Début juillet, quelques semaines après la proclamation de l’amnistie, un soulèvement (connu depuis sous le nom de « Rébellion de Kett » en référence au nom de son chef de file) eut lieu à Norfolk : on se rassembla, on fit le serment d’une mutuelle assistance et une pétition composée de vingt-neuf articles fut rédigée. Celle-ci fut signée par quarante-neuf représentants élus au sein des subdivisions du comté et envoyée à Londres [48]. Localement, les parties en présence promulguèrent des ordres signés de leur nom et en tant que « députés et amis du roi », elles intimèrent à « toutes les personnes qui honorent le roi et sa majesté royale, qui soutiennent le bien commun d’obéir à nous, gouverneurs [49] ». Il convient de noter que les plaintes pour mauvaise administration, qui étaient mentionnées dans la pétition, se référaient à la période antérieure à la grande inflation et proposaient pour y remédier le contrôle des baux et un retour à leur niveau de 1485, l’interdiction faite aux propriétaires terriens de faire usage des terrains communaux, l’autorisation d’élever du bétail limitée aux paysans indépendants [yeomanry] et encore l’interdiction adressée à la petite noblesse de produire de la laine et de la viande pour le profit. Un chercheur spécialisé dans ces questions a souligné qu’au milieu de la « confusion sociale » qui régnait alors, les articles de la pétition « manifestaient un fort rejet de la mobilité sociale quelle qu’elle soit », les remèdes proposés dessinaient une société composée de « groupes strictement compartimentés, chacun doté de ses propres fonctions et interférant aussi peu que possible avec les autres ». Convaincus qu’ils représentaient la Couronne contre les responsables locaux des clôtures des terres et contre les magistrats itinérants, Kett et ses compagnons de Norfolk tentaient moins de défier la monarchie elle-même que d’être « à la recherche du bon gouvernement [50] ».

33Le récit de More et les événements de l’été 1549 présentent des points communs. Ils mettent tous deux l’accent sur la primauté des besoins, sur celle de la propriété locale entendues comme intérêts publics. Ils sont aussi fortement critiques quant à la rapacité résultant de l’accumulation sans limites et pleins d’espoir quant à la possibilité qu’une meilleure administration puisse garantir l’abondance. Politiquement, la suspicion et la méfiance, face à ce qu’Arendt appela l’avènement du social, conduisirent les propriétaires à réclamer, avec insistance, une protection publique pour garantir l’accumulation de leurs richesses. Enfin, ces deux exemples proposent également un modèle hiérarchique de l’ordre politique. La référence à un domaine politique au sein duquel les inégaux pourraient prétendre à l’égalité dans les délibérations et l’action publiques est quasi inexistante, et même Kett et ses compagnons jureurs firent appel à la justice du roi. Ces exemples font entrevoir, à la fois, l’émergence de la « société » au seuil de la période moderne, le développement de l’administration, mais aussi celui des édits lesquels sont, selon Arendt, caractéristiques de l’absolutisme bien avant les révolutions du XVIIIe siècle.

34Peut-être, après tout, est-il vain de rechercher les histoires qu’Arendt aurait pu raconter pour dévoiler un domaine de l’expérience politique parmi les événements et les processus associés à l’avènement du social. Si les incidents rappelés, grâce à ces quelques exemples, éclairent quoi que ce soit, c’est la manière dont le social émerge non pas seulement de la grisaille séculière de la vaste demeure que fut l’administration médiévale, mais aussi des châteaux et des fermes, des villes et des bourgs, des corporations et des entreprises qui en étaient les parties constitutives. « La mutuelle dépendance pour l’amour de la vie » en vint à prendre une signification publique croissante en raison des déplacements provoqués par le processus d’accumulation, les institutions du gouvernement et de l’administration évoluèrent rapidement et prirent les traits qui sont ceux des États modernes tels que nous les connaissons [51]. Ainsi, la tendance du « social » était concrètement de généraliser des institutions gouvernementales susceptibles de se réguler par elles-mêmes. Il est certain que le commerce et l’empire pesèrent sur ces institutions au fur et à mesure que l’accumulation des richesses atteignait une échelle globale, mais la transformation devait se poursuivre pour faire du gouvernement l’instrument de gestion des hommes et des choses. Renforcé par le système des États européens établi par le traité de Westphalie, cet environnement nous est familier : la diplomatie ou la guerre traitent des problèmes extérieurs aux frontières ; la gestion publique, l’administration nationale, le grand ménage[52] qu’est la nation prennent en charge les problèmes intérieurs.

35C’est ce schéma familier qu’interrompit la « réémergence du politique » qu’Arendt identifia au temps des révolutions du XVIIIe siècle [53]. Cependant, ces événements apparurent dans un monde déjà fondé sur la dimension hybride du « social ». Libérés du joug personnel du monarque et du familialisme privé donné par l’image médiévale du « public », les avancées et les reculs du processus d’accumulation avaient fait de la mutuelle dépendance pour l’amour de la vie une question de signification publique, comme le fit l’élaboration d’institutions administratives chargées de la gestion des conséquences polymorphes de ce processus. La société apparut d’abord avec le « masque » du propriétaire intéressé à la fois par le recours au gouvernement et par la limitation de son rôle en tant qu’instrument assurant la sécurité de l’accumulation privée de richesses. Ce fut manifestement la conception que l’on avait de l’État aux XVIe et XVIIe siècles et lors de quatre révolutions : deux anglaises et deux hollandaises, or elles n’attirèrent jamais l’attention d’Arendt. En dépit du fait que la disparition de l’ordre féodal fut atténuée en France par l’absolutisme — du point de vue d’Arendt, « la monarchie était devenue si absolue qu’elle pouvait s’émanciper elle-même des pouvoirs féodaux —, à la fin du XVIIIe siècle, la petite « société » de privilèges, les cercles de cours, les élites administratives étaient largement méprisés du fait de leur hypocrisie et de leur corruption [54]. Ce n’est que dans les interruptions révolutionnaires qu’Arendt trouve des incidents éclairant la découverte de la liberté politique et le bonheur public en tant que domaines de l’expérience. Au cours de l’une de ces révolutions, les contingences de la question sociale allaient affecter les fondations du nouvel ordre politique. Dans l’autre, la liberté politique dont les révolutionnaires firent l’expérience, ne put trouver de foyer institutionnel durable, mais l’administration fédérale qu’ils fondèrent allait tracer les chemins variés et sinueux qui pénétreraient dans les arcanes administratifs du social.

Retour la question sociale

36À la suite de ces réflexions, revenons à notre point de départ, c’est-à-dire à la distinction entre les objectifs sociaux et l’action politique que les participants à la conférence de Toronto trouvèrent si confuse, distinction que même les lecteurs favorables à Arendt jugent encore irritante. L’essentiel de mon argumentation réside dans le fait que la question de la « question sociale » n’apparaît pas comme un problème analytique ou conceptuel, mais comme un enjeu pratique au sein du large phénomène historique qu’est l’avènement du social. Cette question apparaît être en relation étroite avec la constitution des divers appareils administratifs mis en place par les États modernes pour gérer, traiter ou prendre en charge les vicissitudes du « processus d’accumulation ». En gardant ces éléments à l’esprit, peut-être la provocation de McCarthy — « Qu’est-on supposé faire sur la scène publique, dans l’espace public si l’on n’est pas concerné soi-même par le social ? » — pourrait être entendue comme la compréhension plutôt que comme les frustrations de Modernes tardifs investis dans le changement social. À la dernière partie de la question — « Que reste-t-il ? » — la réponse serait : « rien [55] ». Dans la mesure où Arendt substitue le « processus d’accumulation » au capitalisme, les myriades de problèmes liés à l’emploi, au chômage, à la production, aux échanges, à la distribution, à la consommation qu’ils entraînent sont eux-mêmes des aspects matériels du social de la même manière que le sont les impôts, les investissements, les politiques fiscales et monétaires. En fait, le social recouvre désormais la santé, le logement, la reproduction, le loisir, l’environnement aussi bien que les aspects pratiques de l’éducation à tous les niveaux — entendue à la fois comme ressource pour survivre et comme pré-requis pour assurer la mobilité sociale. En bref, si l’on observe la période moderne décrite par Arendt et le cours ordinaire des choses publiques, il semblerait que le social soit tout.

37Mais le « cours ordinaire » de ces choses n’est justement que cela : ordinaire, typique, banal, en un mot, normal. Le cadre contextuel — pour rappeler la formulation d’Arendt dans l’Essai sur la Révolution — est celui dans lequel « les finances et l’économie générale [...] se trouvaient en jeu » et non pas celui d’une défaillance administrative [56]. Ici, peut-être, se situe l’origine de la curieuse association, faite par Arendt, des problèmes sociaux avec « les choses qui peuvent être mesurées » et qui « peuvent réellement être administrées » ; la délibération et l’action politiques relevant, elles, « des choses qui ne peuvent être mesurées avec certitude [57] ». Au cours de la discussion de Toronto, cette formulation précisa son point de vue selon lequel les questions susceptibles d’être débattues publiquement ne sont pas les mêmes selon les périodes et les lieux. Insistant sur les spécificités des années 1970, elle choisit de discuter des problèmes de logement [58]. Elle retint ce thème pour exemplifier ce qu’elle repéra comme le « bifrons » des problèmes sociaux. Une dualité élaborée grâce à une distinction entre les questions susceptibles de débat public et de prise de décision, d’un côté, et celles qui « ne devraient pas être sujettes à débat », de l’autre. Parmi ces dernières, elle faisait figurer la question du « logement décent » pour « chacun ». Pour ce qui concerne les premières, le débat se posait ainsi : soit le logement devait être considéré comme relevant de l’intégration soit il était jugé officiellement inadéquat et ceux qui l’occupaient devaient être relogés dans un meilleur appartement sans égard pour leurs préférences personnelles. À propos de ce dernier aspect, un débat se déroulait alors en Grande-Bretagne, Arendt nota qu’il s’agissait simplement d’une « question portant sur le nombre de mètres carrés nécessaires à une vie décente, ce qui est quelque chose que l’on peut réellement mesurer [59] ». Quoi que l’on en pense, les échanges montraient que la notion de décence était tenue pour acquise — ce qui ajoutait à ce débat une dimension normative — et qu’elle n’était pas envisagée comme une notion morale concernant l’humanité en tant que telle. Cette notion entrait en résonance avec ce qu’Arendt avait coutume d’appeler « le sens commun » d’une communauté, que nous pourrions tout aussi bien appeler un sens de la justice, mais privé de garanties.

38Pourrait-on alors faire observer plus nettement la différenciation arendtienne entre les questions « sociales » et « politiques » ? Sans céder à la tentation de la réduction sociologique ni aux rigueurs de la clarification conceptuelle et en tenant compte de la contingence liée à des contextes particuliers de temps et de lieu. Conditionné par des institutions et des pratiques, dans lesquelles le « social » est partout, le « bifrons » des problèmes sociaux apparaît nettement dans l’écart entre des sensibilités éthiques et l’état actuel des choses. Le défi lancé par cette dualité apparut : des questions « sujettes à débat » et faisant « l’objet d’une décision publique » ; des questions susceptibles de recevoir des solutions administratives « venues d’en-haut [60] ». En dépit de décennies de commentaires critiques, on observe clairement qu’il ne s’agit pas de réduire l’action politique à une pureté sans objet et de dépouiller l’énergie politique de ses motivations, de ses buts et de ses objectifs sociaux. Dans les termes phénoménologiques d’Arendt, l’action politique et la parole « gardent leur pouvoir de révélation-de-l’agent même si leur contenu est exclusivement “objectif”, et ne concerne que les affaires du monde d’objets où se meuvent les hommes, qui s’étend matériellement entre eux et d’où proviennent leurs intérêts du-monde, objectifs, spécifiques ». Elles abordent, immédiatement , des intérêts aussi tangibles qui « ne peuvent être connus avec certitude », « l’inter-est » de ceux qui habitent un monde commun d’artifice humain, et l’intangible « réseau des relations humaines », l’« entre-deux des tous différents » qui surgit seulement des sujets politiques qui « agissent et parlent directement les uns aux autres » dans les conditions de pluralité [61]. L’incertitude relative à de telles choses les tient à l’écart de la rationalité du « parce que » et de l’instrumentalisation des moyens et des fins des connaissances administratives, même si cela élargit leur champ de vision quant aux possibilités, sujets à délibération et principes qui inspirent l’action politique, principes « pour l’amour de » dont les mots et les actions politiques traversent le monde [62].

39De la position avantageuse qu’offre le début du XXIe siècle, un dilemme reste perceptible dans la formulation d’Arendt, mais ce n’est pas la dichotomie rigide entre les objectifs sociaux et l’action politique si souvent décrite. Dans la mesure où « le social », entendu au sens large, est tout, il n’est ni du côté des forces économiques ni de celui des institutions juridiques et politiques si l’on reprend la distinction qu’elle effectue. Si la complexité des problèmes sociaux trouve son origine dans le « processus d’accumulation », la possibilité de suspendre ou d’interrompre ce processus persiste. En faisant référence aux « expériences » plutôt qu’aux théories et aux idéologies, Arendt pose brutalement la question. Seule l’indépendance des institutions juridiques et politiques et la liberté d’action politique qu’elles permettent « sont capables de contrôler les monstrueuses potentialités inhérentes à ce processus des forces économiques et de leurs automatismes [63] ». Le dilemme évoqué réside plutôt dans la distinction qu’elle fit au sein de la question des « problèmes sociaux » en suggérant un double registre : les sujets à débats qui sont politiques et ceux qui peuvent être administrés « avec certitude ».

40Cette distinction implique l’acceptation — dans les limites spécifiquement politiques établies par le départ critique entre certitude et incertitude — de la notion wébérienne de bureaucratie en tant qu’administration impersonnelle, efficace et performante. Dans ce contexte, les deux formes de distorsion pratique qu’Arendt supposait significatives sont la subordination des questions politiques à l’instrumentalisation réglementée de l’administration et l’ouverture à la discussion politique et aux débats de questions susceptibles de recevoir des solutions venues d’en-haut : soit, d’un côté, l’éventuelle prétention totale à l’administration généralisée, soit, de l’autre, la subordination des choses qui peuvent être certaines à la contestation de l’opinion publique. Le « bifrons » qui caractérise les problèmes sociaux, selon Arendt, rend hasardeuse la possibilité d’échapper à ces deux risques. Rétrospectivement, l’on songe aux propos d’Arendt pour qui le nivellement des distinctions antérieures de classes et de statuts caractérise la « société de masse » et signifie davantage que l’incorporation politique de la classe ouvrière en tant que « citoyens » et l’effondrement des prétentions à la « bonne société » au profit de la consommation et de la recherche du divertissement. Elle considéra également ces évolutions comme des manifestations de conformisme et de comportement ordonné qui soutiennent la force de l’économie comme la première des sciences sociales modernes au même titre que le pouvoir de la statistique est son principal outil [64]. Ceci fait sens dans le persistant questionnement arendtien concernant les fins sociales et l’action politique qui peuvent ou non être mesurées « avec certitude » et faire l’objet de solutions administratives venues d’en-haut et qui doivent être distinguées des engagements politiques nés du débat et de la discussion publics.

41Ces distinctions pourraient être jugées boîteuses, surprenantes, trompeuses, confuses, inconcevables ou simplement fausses. Toutefois, le dilemme ne résulte pas de la « théorie » d’Arendt de quelque manière qu’on la prenne, mais de sa présence dans le monde. Plutôt que de discuter de l’autonomie, de la relative autonomie ou de l’autonomie potentielle du politique, nous voudrions désormais attirer l’attention, par le biais des humanités ou des sciences sociales, sur l’apparence, la négociation, la transformation et la disparition des limites de toutes sortes. Domaines qui bien qu’objets de débats et de controverses, étaient familiers aux lecteurs d’Arendt au XXe siècle à qui ils apparaissaient féconds en raison de l’accumulation continue de données et de la rapidité et de la variabilité accrues des changements dont on faisait l’expérience. Si l’on évoque maintenant la normalisation, la discipline, la gouvernementabilité, les groupes désorganisés, les modèles évolutifs complexes, la gouvernance des systèmes, les solutions du marché, la mondialisation, l’ère de l’accumulation flexible, ou bien encore les contradictions culturelles du capitalisme tardif, ce qui devient plus ténu, c’est la présomption de certitude. Or cette dernière constitue le critère décisif pour effectuer la distinction arendtienne entre les questions politiques et celles qui relèvent de l’administration. Bien que leur crédibilité s’affaisse et que leurs fonctions soient souvent « privatisées » et éclatées, les institutions administratives n’en restent pas moins actives et impliquées dans la gestion des hommes et des choses tandis que les institutions politiques, juridiques et les autres institutions de gouvernance sont devenues adaptées au processus environnant plutôt qu’agissantes en tant qu’organes de limitation et de contrôle de leurs propres « automatismes » comme Arendt l’aurait voulu.

42Dans le récent contexte américain, Sheldon Wolin perçut dans ces développements une transformation tardive de l’État en tant que forme politique : « l’administration économique ». Ainsi l’adaptation aux impératifs des systèmes, la gestion, directe et indirecte, des « marginaux » brisés par l’accumulation flexible sont les signes de cette nouvelle forme vouée à l’expansion du pouvoir étatique qui subit les pressions de la concurrence issue de ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation. Combinant les fonctions variées de l’État-providence avec la discrétion labile d’une plus ancienne raison d’État, détruisant les aspects démocratiques quelles qu’en soient leurs sources, la rationalité de l’« administration économique » ne relève ni de règles ni de normes, pas plus que de certitudes ou de prédictions, elle relève de ce que Wolin nomme Wohlfahrtsstaatsräson [65]. Le signe caractéristique de « cette raison d’État du bien-être » est l’abandon des catégories sociologiques conventionnelles en faveur de classifications bureaucratiques — classifications « définies par l’application de critères abstraits [...] dans le but d’accentuer les attributs estimés systématiquement utiles plutôt que de prendre en compte les différences créées par les pratiques historiques, les institutions et les valeurs ». Le résultat n’est pas, comme chez Weber, « une tendance à la rationalité, à l’ordre, aux décisions régulées et aux prédictions bureaucratiques », mais l’introduction bureaucra-tique de « l’arbitraire dans l’élaboration de ces classifications » masqué par « un amoncellement de procédures [66] ». Aussi, selon Wolin, les perspectives qui subsisteraient quant à la relative « autonomie » des institutions étatiques pour trouver des solutions aux problèmes sociaux issus du capitalisme tardif ne se distinguent guère de celles issues du transfert néo-libéral de ces problèmes aux structures du marché et au secteur privé. Tant les institutions étatiques que le secteur privé succombent au fonctionnalisme orienté vers l’efficacité et entendu comme un système national de gestion.

43Privé de la foi arendtienne en l’administration de la certitude et de l’espoir en l’indépendance des institutions politiques existantes face au processus d’accumulation, l’administration économique de Wolin est davantage qu’une variante tardive de ce qu’Arendt nomme la gestion publique. L’espace de l’action politique est certes tout aussi fermé, mais l’administration, éloignée de toute conception de remède social, est devenue une part du système et dispose d’un large éventail d’institutions politiques et juridiques. Ainsi le dilemme qu’Arendt impute aux problèmes sociaux se défait : l’une des propositions disparaît. Là où les classifications bureaucratiques ont été substituées aux catégories sociologiques, là où l’administration s’efforce d’œuvrer en faveur de la flexibilité et du changement, la distinction entre les questions relatives aux certitudes administratives et celles riches d’incertitude, ouvertes au débat public et à l’action politique, s’effondre. Pour conserver la large catégorie arendtienne et ses aspects hybrides, le social est toujours tout, mais ses modèles ordinaires, typiques et pouvant être prédits sont devenus fragiles, fragmentés, avec le temps, ils sont moins nombreux, leur étendue se resserre et ils sont affectés par des incertitudes de toutes sortes. Que reste-t-il du social — du social substantiellement privé de certitudes ? Pour Arendt, c’étaient ces certitudes qui traçaient la limite avec les questions susceptibles de débat public, de discussion commune et d’innovation politique.

44De cela, il n’y a ni conclusion pratique à tirer ni recommandations à recenser, en raison d’abord des contingences de la pratique, mais aussi parce que l’échelle sur laquelle elles pourraient être engagées représente elle-même une question. Mais la spécification arendtienne du domaine politique comme domaine de l’artifice humain qui accorde l’égalité aux inégaux en tant que participants aux délibérations concernant les questions communes et l’action, les possibilités de ce domaine n’ont pas perdu leur puissance. Phénoménologiquement parlant, Arendt envisagea l’expérience de la liberté politique comme exceptionnelle et bon nombre de commentateurs et de théoriciens actuels — y compris ses critiques — partagent ses vues [67]. Ceux qui sont attentifs aux origines de ces développements ont perçu des signes de renouveau politique au sein des initiatives locales et des réseaux civiques de toutes sortes. La question qui subsiste n’est pas celle de savoir si de telles initiatives font la distinction entre les fins sociales et l’action politique, il s’agit plutôt de repérer si de telles initiatives sont porteuses de possibilités démocratiques ou, de manière alternative, si les hiérarchies locales peuvent favoriser fonctionnellement un consentement civique à l’efficacité décentralisée de la gestion des systèmes [68]. C’est un sujet, ainsi qu’Arendt aurait pu le souligner, à traiter non pas grâce aux réflexions des théoriciens qui écrivent dans les revues, mais par l’action de tous ceux qui, sur le terrain, constituent la pluralité.

45Traduit de l’américain par Anne Kupiec

Notes

  • [*]
    Que soient ici remerciés Kirstie M. McClure et le Graduate Faculty Philosophy Journal qui nous ont autorisés à traduire cette contribution parue dans le numéro 1 de 2007 (vol. 28) (N.d.l.r.).
    J’adresse mes remerciements à tous les participants aux deux journées de discussion qui eurent lieu lors du « Hannah Arendt/Reiner Schürmann Memorial Symposium in Political Philosophy at the New School » et tout particulièrement à ceux dont les questions portaient sur le texte de la conférence à l’origine de cet essai. Ces questions ont conduit à un plus large développement historique que dans le texte de la conférence et j’espère, si je n’ai pas répondu à leurs objections, avoir du moins clarifié ce que je considère être réellement en jeu dans la relation entre les théorisations historiques d’Arendt sur la « question sociale » et « l’avènement du social » d’une part, et ses références aux « problèmes sociaux » contemporains, d’autre part (N.d.A.).
  • [1]
    Voir James T. Knauer « Rethinking Arendt’s Vita Activa. Toward a Theory of Democratic Praxis », Praxis International, 5, n° 2, 1985, pp. 185-194 ; John F. Sitton, « Hannah Arendt’s Argument for Council Democracy », Polity, 20, n° 1, 1987, pp. 80-100 ; Ken Reshaur, « Concepts of Solidarity in the Political Theory of Hannah Arendt », Revue canadienne de science politique, 25, n° 4, 1992, pp. 723-736 ; Jeffrey C. Isaac, « Oases in the Desert. Hannah Arendt on Democratic Politics », American Political Science Review, 88, n° 1, 1994, pp. 156-168 et Sonia Kruks, « Spaces of Freedom : Materiality, Mediation and Direct Political Participation in the Work of Arendt and Sartre », Contemporary Political Theory, 5, n° 4, 2006, pp. 469-91.
  • [2]
    Sur cette question et parmi les nombreuses critiques d’Arendt, voir tout particulièrement Sheldon S. Wolin, « Hannah Arendt. Democracy and the Political », Salmagundi, n° 60, 1983, pp. 3-19 ; Seyla Benhabib, The Reluctant Modernism of Hannah Arendt, Lanham (Maryland), Towman & Littlefield, 2000 ; Hannah Fenichel Pitkin, The Attack of the Blob: Hannah Arendt’s Concept of the Social, Chicago, University of Chicago Press, 1998, et Margaret Canovan, Hannah Arendt. A Reinterpretation of Her Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
  • [3]
    Mary McCarthy, « On Hannah Arendt », in Hannah Arendt. The Recovery of the Public World, ed. Melvyn A. Hill, New York, Saint Martin’s Press, 1979, p. 315.
  • [4]
    Ibid., p. 317.
  • [5]
    Hannah Arendt, On Revolution, London, Penguin Books, 1990, p. 91 ; Essai sur la révolution, trad. Jean-Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1967, p. 130.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid. [Je souligne].
  • [9]
    Selon Arendt, ils trouvèrent un porte-parole digne d’être écouté en la personne de Montesquieu. Cf. On Revolution, op. cit., pp. 116-118 ; Essai sur la Révolution, op. cit., pp. 168-169.
  • [10]
    Ibid., p. 120 ; Essai sur la Révolution, p. 174.
  • [11]
    Ibid., p. 122 ; Essai sur la Révolution, p. 176.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid. Dans les dernières éditions de son ouvrage, Arendt citait Wolfgang H. Krause rappelant que, avant la révolution, les gouvernements européens du XVIIIe siècle avaient besoin des intellectuels et les utilisaient en vue de « l’élaboration d’un corpus de connaissances spécialisées et de procédures nécessaires aux activités croissantes de leur gouvernement, processus qui renforça le caractère ésotérique des activités gouvernementales ». Ibid., p. 122. Cette référence ne figure pas dans la traduction française de 1967 (N.d.T.).
  • [14]
    Ibid., p. 121 ; Essai sur la Révolution, pp. 175-176.
  • [15]
    Selon Arendt, cela disparaît au XXe siècle, voir « The Crisis in Culture », Between Past and Future, New York, Viking Press, 1968, pp. 197-211 et notamment la première partie ; La crise de la culture, trad. sous la dir. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, pp. 253-288.
  • [16]
    Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. 46 ; Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Pocket, 1994, p. 86.
  • [17]
    En fait, Arendt le compara explicitement, et de manière défavorable, au contexte européen : « On est tenté de se demander si cette bonté du pays pour le pauvre ne dépendait pas en grande partie de la main d’œuvre noire et de la misère des nègres — au milieu du XVIIIe siècle, il y avait en Amérique environ 400 000 Noirs et quelque 1 850 000 Blancs, et même en l’absence de données statistiques dignes de foi nous pouvons être assurés que le pourcentage du dénuement, de la misère absolue était considérablement moins élevé que dans les pays de l’Ancien Monde. » On Revolution, p. 71 ; Essai sur la Révolution, p. 100.
  • [18]
    Le remède avancé par Edmund Burke, par exemple, ne résidait pas dans la représentation coloniale au Parlement qu’il considérait comme inacceptable par les colons et impraticable en raison de leur éloignement. Il estimait que le Parlement pourrait concéder à la législature coloniale le pouvoir d’accorder des revenus à la Couronne plutôt que de revendiquer son propre pouvoir d’imposition. Voir son discours « Conciliation with the Colonies » prononcé à la Chambre des Communes le 22 mars 1775 et publié dans The Portable Edmund Burke, ed. Isaac Kramnick, New York, Penguin Putnam Inc., 1999, pp. 259-273.
  • [19]
    À titre d’exemple, voir Edward Countryman, « Consolidating Power in Revolutionary America. The Case of New York, 1775-1783 », Journal of Interdisciplinary History, 6, n°4, 1976, pp. 645-677.
  • [20]
    H. Arendt, On Revolution, op. cit., p. 91 ; Essai sur la Révolution, op. cit., p. 130.
  • [21]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 46 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 86.
  • [22]
    Ibid., p. 248 ; trad., p. 315.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Voir par exemple David Christian, Maps of Time. An Introduction to Big History, Berkeley, University of California Press, 2004 ; Jared Diamond, Guns, Germs and Steel. The Fate of Human Societies, New York, W. W. Norton, 1997 ; Stephen K. Sanderson, Social Transformations. A General Theory of Historical Development, Lawman (Maryland), Rowman & Littlefield, 1995 ; Graeme Snooks, The Dynamic Society. Exploring the Sources of Global Change, New York, Routledge, 1999 ; The Laws of History, New York, Routledge, 1998 et Fred Spier, The Structure of Big History. From the Big Bang Until Today, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1996. La vision parfois cosmique de ces « grandes histoires » met souvent l’accent sur la contingence, la conjoncture et l’indétermination est remarquablement absente des métarécits les plus courants.
  • [25]
    H. Arendt, « The Crisis in Education », Between Past and Future, op. cit., p. 195 ; La crise de la culture, op. cit., p. 250.
  • [26]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 66 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 107.
  • [27]
    Karl Marx, Capital, vol. I, ed. Frederick Engels, New York, International Publishers, 1967, p. 689 ; Œuvres, Économie, vol. 1, éd. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1965, p. 1170.
  • [28]
    Ibid., p. 685 ; ibid., pp. 1191-1192.
  • [29]
    H. Arendt, « Action and the Pursuit of Happiness », Annual Meeting of the American Political Science Association, New York, 8-10 September 1960, p. 1. Accessible en ligne : The Hannah Arendt Papers Manuscripts Division, The Library of Congress, Washington, D. C., au titre « Action in the Pursuit of Happiness » (Series : Speeches and Writings File, 1923-1975, n. d.) http://memory.loc.gov/ammem/arendthtml/resfold5.html
  • [30]
    Ibid., pp. 1-2.
  • [31]
    Selon l’analyse des théoriciens politiques post-classiques par Arendt, seul Machiavel semble saisir l’ancienne distinction. Voir The Human Condition, p. 35 ; Condition de l’homme moderne, pp. 73-74.
  • [32]
    Ibid., p. 33 ; p. 71.
  • [33]
    Ibid., p. 34 ; p. 72. Ce n’est pas un aspect qui fait l’objet de développements dans Condition de l’homme moderne, mais des éléments complémentaires figurent dans l’essai « Qu’est-ce que l’autorité ? » (Between Past and Future, New York, Penguin, 1993, pp. 91-141 ; La crise de la culture, op. cit., pp. 121-185. Le « type chrétien de régime autoritaire » du Moyen Age y apparaît comme l’un des modèles historiques de la discussion arendtienne.
  • [34]
    H. Arendt, The Human Condition, pp. 34-35 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., pp. 72-73.
  • [35]
    L’élaboration classique de ces thèmes revient à Arthur Lovejoy, The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, Cambridge, Harvard University Press, 1936 et à E. M. W. Tillyard, The Elizabethan World Picture, London, Chatto & Windus, 1943. Leur articulation à la pensée politique est abordée par W. H. Greenleaf, Order, Empiricism and Politics. Two Traditions of English Political Thouhgt, 1500-1700, London, Oxford University Press, 1964, mais aussi par James Daly, « Cosmic Harmony and Political Thinking in Early Stuart England », Transactions of the American Philosophical Society, 69, n° 7, 1979, pp. 1-41.
  • [36]
    Cela fut l’approche classique de la première moitié du XXe siècle. Voir, par exemple, ce qui fut considéré pendant longtemps comme des analyses monétaires et macroéconomiques de référence : Irving Fisher, The Purchasing Power of Money, New York, Macmillan, 1911 et Earl J. Hamilton, American Treasure and the Price Revolution in Spain, 1501-1650, Cambridge, Harvard University Press, 1934. Les recherches menées sur ces questions prirent un autre tour à la fin des années 1960 en s’intéressant à l’augmentation de la population en tant qu’élément déterminant de la pression inflationniste, ce qui a conduit à un intérêt soutenu pour les questions microéconomiques et à l’examen de la relation entre la rapidité de la circulation monétaire, l’urbanisation, les réseaux sociaux ou bien encore à la combinaison des pressions inflationniste et déflationniste au sein d’un environnement social dynamique et complexe. Voir à ce propos, Jack A. Goldstone, « Urbanization and Inflation. Lessons from the English Price Revolution of the Sixteenth and Seventeenth Centuries », American Journl of Sociology, 89, n° 5, 1984, pp. 1122-1160 et J. R. Wordie, « Deflationary Factors in the Tudor Rise Price », Past and Present, n° 154, 1997, pp. 32-70.
  • [37]
    Un aperçu sur ces questions est donné par Rogues, Vagabonds and Sturdy Beggars. A New Gallery of Tudor and Early Stuart Rogue Literature Exposing the Lives, Times, and Cozening Tricks of the Elizabethan Underworld, ed. Arthur F. Kinney, Amherst, University of Massachusetts Press, 1990 ; J. Thomas Kelly propose une analyse de ces phénomènes dans le contexte de la dissolution des monastères et de l’apparition des lois sur les pauvres, Thorns on the Tudor Rose. Monks, Rogues, Vagabonds and Sturdy Beggars, Jackson, University of Mississippi Press, 1977. Pour ce qui concerne le traitement du « nouveau pauvre » durant cette période et le crime de vagabondage, voir : A. L. Beier, Masterless men. The Vagrancy Problem in England, 1560-1640, London, Methuen, 1985.
  • [38]
    L’histoire de la gestion administrative des pauvres est abordée par Paul Slack, The English Poor Law, 1531-1782, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Il est toujours utile de mentionner : Sidney and Beatrice Webb, English Poor Law History, London, Longmans, Green & Co, 1927.
  • [39]
    H. Arendt, The Human Condition, pp. 68. Condition de l’homme moderne, pp. 109.
  • [40]
    Ibid., pp. 68-69 ; pp. 109-110.
  • [41]
    Une brève liste des contributions devenues classiques rassemblerait : R. H. Tawney, « The Rise of the Gentry, 1538-1640 », The Economic History Review, 11, n° 1, 1941, pp. 1-38 ; G. R. Elton, The Tudor Revolution in Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1953 ; Lawrence Stone, Social Change and Revolution in England, 1540-1640, London, Longmans, 1965 et The Crisis of the Aristocracy, 1558-1641, Oxford, Oxford University Press, 1965 ; H. R. Trevor-Roper, The Crisis of the Seventeenth Century. Religion, the Reformation and Social Change, New York, Harper & Row, 1968 et Conrad Russell, The Crisis of Parliaments. English History, 1509-1660, London, Oxford University Press, 1971. Deux exceptions doivent être mentionnées : leurs apports théoriques recoupent les intérêts arendtiens. Il s’agit d’abord de Michael Walzer, The Revolution of the Saints. A Study in the Origins of Radical Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1965 (trad. Vincent Gérard, La révolution des saints, Paris, Belin, coll. « Littérature et politique, 1987) qui fait des calvinistes des hommes coupés des catégories sociales d’alors et ayant développé des conceptions radicales pour refonder la société. Le second qui fait fortement écho aux analyses d’Arendt concernant la vita activa est celui de J. G. A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975 (trad. Luc Borot, Le moment machiavélien, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1997).
  • [42]
    Thomas More, Utopia, transl. and ed. David Wootton, Indianapolis, Hackett Publishing, 1999, p. 66. La description qui suit concerne les pp. 66-68 ; L’Utopie, trad. Marie Delcourt, éd. Simone Goyard-Fabre, Paris, Garnier Flammarion, 1987, p. 99.
  • [43]
    Ibid., p. 100, pp. 96-97 ; ibid., p. 146.
  • [44]
    Je suis reconnaissante à ma collègue Giulia Sissa (Université de Californie, Los Angeles) de m’avoir signalé ce point.
  • [45]
    Le contraste apparaît de manière plus explicite encore dans un tract anonyme : The prayse and commendacion of suche as sought comenwealthes and to the contrary, the ende and discommendacion of such sought private welthes, London, 1549.
  • [46]
    Sur ces points concernant l’Angleterre sous le règne des Tudor, voir G. R. Elton, The Tudor Revolution in Government. Administratives Changes in the Reign of Henry VIII, Cambridge, Cambridge University Press, 1953, et Reform and Renewal. Thomas Cromwell and the Common Weal, Cambridge, Cambridge University Press, 1973 ; pour des analyses plus récentes, voir John Brewer, The Sinewss of Power. War, Money and the English State, 1688-1783, New York, Alfred A. Knopf, 1989.
  • [47]
    Ces citations (que je souligne et dont j’ai modernisé l’orthographe) sont extraites de : A proclamation, set furth by the Kynges Maiestie with thassent of his derest uncle, Edward Duke of Somerset, governor of his moste royall person, and of his realmes, dominions and subiectes protector, and others of his moste honorable counsaill, concernyng certain riotes and unlawfull assembles for the breakyng of enclosures, Excusum Londini, In aedibus Richard Graftoni Regij impressoris. Cum priuilegio ad imprimendum solum [1549].
  • [48]
    Voir Anthony Fletcher et Diarmaid MacCulloch, Tudor Rebellions, New York, Longman, 1997, pp. 144-146 pour les articles et plus généralement le chapitre VI. Mon argumentation n’est pas éloignée de celle d’Ethan H. Shagan, « Protector Somerset and the 1549 Rebellions. New Sources and New Perspectives », The English Historical Review, 114, n° 455, 1999, pp. 34-63 ; M. L. Bush, « Protector Somerset and the 1549 Rebellions. A Post-Revision Questioned », The English Historical Review, 115, n° 460, 2000, pp. 103-112 et R. W. Hoyle, « Agrarian, Agitation in Mid-Sixteenth-Century Norfolk. A Petition of 1553 », The Historical Journal, 44, n° 1, 2001, pp. 223-238.
  • [49]
    Raphael Holinshed, The Third volume of Chronicles beginning at duke William the Norman, commonlie called the Conqueror, and descending by degrees of yeeres to all the kings and queenes of England in their orderlie successions..., London, 1586 [L’orthographe a été modernisée dans la citation].
  • [50]
    Diarmaids MacCulloch, « Kett’s Rebellion in Context », Past and Present, n° 84, 1979, notamment pp. 47-50. L’amnistie leur fut offerte comme à leurs prédécesseurs à condition de se disperser, mais ils affirmèrent leur loyauté, refusèrent d’admettre avoir mal agi et furent militairement défaits lorsque Robert Kett fut arrêté et pendu sur les remparts du château de Norfolk ; à titre de mise en garde adressée à ceux qui auraient voulu suivre son exemple, on y laissa son corps pourrir.
  • [51]
    Au XVIe siècle, les écrivains de « l’État » se tenaient entre le moralisme chrétien médiéval et une nouvelle attention portée à la loi et à la politique comme moyens de gérer le changement, ce qui constitua un objet d’intérêt pour les historiens intellectuels des années 1950. Voir par exemple, Arthur B. Ferguson, « Renaissance Realism in the “Commonwealth” Literature of Early Tudor England », Journal of the History of Ideas, 16, n° 3, 1955, pp. 287-305. Pour une analyse plus récente et plus forte de la contingence de la forme étatique succédant aux institutions féodales et des alternatives alors contemporaines (Ligue hanséatique et cités-États italiennes), voir Hendrik Spruyt, The Sovereign State and Its Competitors. An Analysis of Systems Change, Princeton, Princeton University Press, 1994.
  • [52]
    En français dans le texte.
  • [53]
    M. McCarthy, « On Hannah Arendt », art. cit., p. 330.
  • [54]
    Ibid. H. Arendt, On Revolution, chapitre II, pp. 96-106 et notamment p. 81 ; Essai sur la Révolution, chapitre II, pp. 133-141. L’analyse provocante et controversée d’Arno Mayer relative à la longévité de l’Ancien Régime en Europe au cours des XIXe et XXe siècles mérite toujours d’être lue : The Persistence of the Old Regime. Europe to the Great War, New York, Pantheon, 1981 ; trad. Jonathan Mandelbaum, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande guerre, Paris, Flammarion, 1983.
  • [55]
    À la lumière de l’économie politique mondialisée et de la question des ressources d’énergie non renouvelable dont les économies industrielles restent dépendantes, l’exception de la guerre avancée par McCarthy en 1972 n’est désormais plus aussi évidente qu’elle pouvait le sembler alors.
  • [56]
    H. Arendt, On Revolution, op. cit., p. 91 ; Essai sur la Révolution, op. cit., p. 130.
  • [57]
    M. McCarthy, « On Hannah Arendt », art. cit., p. 317.
  • [58]
    À l’opposé, l’on peut citer la critique des solutions philanthropiques au problème du logement faite par Engels. C’est, écrit-il, uniquement en résolvant la question sociale, c’est-à-dire en éliminant le mode de production capitaliste que la solution au problème de logement sera possible. The Housing Question, Moscow, Progress Publishers, 1979, p. 51 ; La question du logement, Paris, Editions sociales, 1976, p. 51 sq.
  • [59]
    M. McCarthy, « On Hannah Arendt », art. cit., pp. 316-319.
  • [60]
    Ibid., p. 319.
  • [61]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., pp. 182-183 ; Condition de l’homme moderne, op.cit., pp. 239-240.
  • [62]
    Pour une analyse plus approfondie de ces aspects bien que la question de l’administration n’y soit pas abordée, voir James T. Knauer, « Motive and Goal in Arendt’s Concept of Political Action », The American Political Science Review, 74, n° 3, 1980, pp. 721-733.
  • [63]
    H. Arendt, « Thoughts on Politics and Revolution », Crises of the Republic, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1972, p. 212 ; trad. Guy Durand, Du mensonge à la violence, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 220.
  • [64]
    H. Arendt, The Human Condition, op. cit., pp. 41-44 ; Condition de l’homme moderne, op. cit., pp. 79-82.
  • [65]
    Sheldon Wolin, « Democracy and the Welfare State. The Political and Theoretical Connections Between Staatsräson and Wohlfahrsstaatsräson », Political Theory, 15, n° 4, 1987, pp. 467-500.
  • [66]
    Ibid., p. 496.
  • [67]
    Je pense notamment à Sheldon S. Wolin, « Norm and Form. The Constitutionalizing of Democracy » in Athenian Political Thought and the Reconstruction of American Democracy, ed. J. Peter Euben, John R. Wallach and Josiah Ober, Ithaca, Cornell University Press, 1994, pp. 29-58, à « Transgression, Equality and Voice » in Demokratia. A Conversation on Democracies Ancient and Modern, ed. Josiah Ober and Charles Hedrick, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 63-90, et à « Fugitive Democracy » in Democracy and Difference, ed. Seyla Benhabib, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 31-45. Voir également l’intérêt porté par Jacques Rancière à l’énergie démotique du politique, Disagreement. Politics and Philosophy, trad. Julie Rose, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 (La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995).
  • [68]
    Voir Robert D. Putnam, Lewis M. Feldstein et Donald J. Cohen, Better Together. Restoring the American Community, New York, Simon and Schuster, 2003, pour de très nombreuses analyses locales consacrées à de telles initiatives. Pour une information relative aux dimensions des systèmes des réformes communautaires et néo-libérales, voir Marc Bevir, « Democratic Governance Systems and Radical Perspectives », Public Administration Review, 66, n° 4, 2006, pp. 426-436. Aux États-Unis, les dilemmes et les potentialités démocratiques de ces genres d’initiatives pourraient aussi être entendus comme une invitation à interroger les questions fondamentales sur une base constitutionnelle. Voir, par exemple, l’appel récent de Sanford Levinson à une nouvelle convention : Our Undemocratic Constitution. Where the Constitution Goes Wrong (And How We the People Can Correct It), Oxford, Oxford University Press, 2006.
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