Tumultes 2006/2 n° 27

Couverture de TUMU_027

Article de revue

Mémoires indociles : de Louverture à Basquiat

Pages 69 à 88

Notes

  • [1]
    Cf. Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000 ; Collectif, La Mémoire, entre histoire et politique, Paris, La Documentation française, 2001 ; et Jacques Rancière, Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
  • [2]
    Il existe une abondante littérature et de nombreux travaux sur Louverture qui connaissent des fortunes diverses. Parmi les textes célèbres, voir notamment : Alphonse de Lamartine, Toussaint Louverture, Exeter, University of Exeter Press, 1998 ; Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, Karthala, 1982 ; Général Pamphile de Lacroix, Révolution de Haïti, Karthala, 1989 ; Aimé Césaire, Toussaint Louverture : la Révolution française et le problème colonial, Présence africaine, 1961. Pour ce qui est des contemporains, lire Pierre Pluchon, Toussaint Louverture : un révolutionnaire noir d’Ancien Régime, Fayard, 1989, et Cyril L. R. James, Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Editions Caribéennes, 1983.
  • [3]
    Contrairement à son illustre et lointain compatriote, il n’existe pas encore de grande fresque théorique ou littéraire sur Basquiat. Il existe néanmoins d’intéressants travaux notamment ceux auxquels fait référence la présente étude : Jean-Luc Chalumeau, Basquiat, Cercle d’art, 2003 ; Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat : 1960-1988, Köln, Taschen, 2003 ; Michel Enrici, Jean-Michel Basquiat, La Différence, 1989 ; Richard Marshall, « Jean-Michel Basquiat », New York, Withney Museum of American Art, 1992, pp. 15-27. Il y a par ailleurs, et c’est assez exceptionnel pour être mentionné, la thèse de doctorat de Myriam Molon intitulée « Jean-Michel Basquiat : l’intronisation de la figure noire dans l’espace pictural américain » et soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en décembre 1996. Il y a enfin une foisonnante production de films, de documentaires, d’expositions, d’articles de presse ainsi qu’un nombre impressionnant de liens sur Internet auxquels conduisent les principaux moteurs de recherche à partir du seul nom de l’artiste.
  • [4]
    Jean-Luc Chalumeau, Basquiat, op. cit., p. 5.
  • [5]
    Cf. Achille Mbembe, « A propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, 77, 2000, pp. 16-43.
  • [6]
    A l’image de ce qu’a fait Plutarque dans ses Vies parallèles, Belles Lettres, 2000.
  • [7]
    Si le choix de Toussaint peut être aisément reçu, celui de Basquiat paraît naturellement moins évident si l’on considère le retentissement de leurs parcours respectifs. L’un des objectifs de la présente réflexion est précisément de donner à voir la puissante portée symbolique de l’idée politique que Basquiat incarna, qu’il a pu faire rayonner et qui permet de le classer au premier rang des figures haïtiennes de la fin du vingtième siècle.
  • [8]
    Cf. Hannah Arendt, Men in Dark Times, Harvest/HBJ Book, 1970 (en français : Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974).
  • [9]
    Jean-Luc Chalumeau, Basquiat, op. cit., p. 7.
  • [10]
    Voir Kimberly Parker, « Basquiat and Postcoloniality », Postcolonial Studies at Emory, Emory University, Spring 1998, p. 1, http://www.emory.edu/ENGLISH/Bahri/Basquiat/html.
  • [11]
    Lire, entre autres, Machiavel, Œuvres, Paris, Belfond, 1996 ; Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, De Fallois, 1993, et Harvey C. Mansfield, Le Prince apprivoisé. De l’ambivalence du pouvoir, Paris, Fayard, 1994.
  • [12]
    Il convient néanmoins de signaler quelques efforts faits dans ce sens notamment autour des conditions de production, d’exercice et de conservation populaire du pouvoir chez Machiavel. Ainsi, Claude Lefort faisant suite aux intuitions d’Althusser et surtout aux interprétations « classistes » autour de Gramsci. Dans le prolongement de cet effort, il faut signaler Miguel Abensour, La Démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien, Paris, Le félin, 2004.
  • [13]
    Cf. Marie Gaille-Nikodimov, Machiavel, Paris, Taillandier, 2005.
  • [14]
    Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, (1780, 3e édition), Maspero, 1981 ; avertissement et choix des textes par Yves Benot.
  • [15]
    Il y a encore aujourd’hui un débat sur l’âge réel de Toussaint Louverture au moment où il est affranchi. Pour certains, il avait une trentaine d’années, pour d’autres une cinquantaine. Toussaint lui-même a, semble-t-il, délibérément entretenu ce flou. S’il faut s’en tenir aux indications anthropométriques avec lesquelles nous travaillons, c’est un homme en pleine maturité qui se montre capable de gérer une exploitation et d’imposer son autorité à une poignée d’esclaves.
  • [16]
    Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, op. cit., p. 76.
  • [17]
    Il y a toute une clique de contempteurs de Toussaint Louverture à laquelle appartient Kerverseau aux côtés du Receveur Périès, du Colonel du Génie Vincent et surtout du Général Pamphile de Lacroix. Certes, ils ne font pas le poids face au nombre et à la qualité de ceux qui en font l’éloge mais leurs renseignements et arguments ont toute leur place dans l’effort d’une saisie aussi dialectique que possible du parcours de Toussaint Louverture.
  • [18]
    Cf. Pierre Pluchon, idem.
  • [19]
    C’est le sens de ce qu’en dit René Ricard dans « The Radiant Child », Artforum, 24, décembre 1981, pp. 35-43.
  • [20]
    Sa mère est une immigrée d’origine portoricaine.
  • [21]
    Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat..., op. cit., p. 7.
  • [22]
    Achille Mbembe propose une intéressante lecture des rapports entre Noirs et Blancs dans la formation des imaginaires et des styles de vie propres à la civilité urbaine en Afrique (du Sud), in « Aesthetics of Superfluity », Public Culture, 16, 3, 2004, pp. 373-405.
  • [23]
    Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat, op. cit., p. 37. Dans le magazine Interview fondé par Andy Warhol, quand on lui pose la question : « Y a-t-il de la colère dans votre travail d’aujourd’hui ? » — nous sommes en janvier 1983 — il répond à la façon laconique et percutante qui le caractérise : « C’est à 80% de la colère. »
  • [24]
    Idem, p. 9.
  • [25]
    La première va de ses débuts jusqu’en 1979 et est appelée : « Le tagueur et l’écrivain » ; la deuxième, de 1980 à 1983 : « Le dessinateur en couleurs » ; la troisième, de 1984 à 1986 : « Le “singulier” génial » et la quatrième, de 1986 à sa mort : « L’enfant de Twombly et Dubuffet ». Jean-Luc Chalumeau, op. cit.
  • [26]
    Idem, illustration 41. « Autoportrait comme talon – 2e partie, 1982 ».
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Le parallèle entre Savonarole et une figure contemporaine de la vie politique haïtienne, Jean-Bertrand Aristide en l’occurrence, est, à plusieurs titre, suggestif.
  • [29]
    Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat…, op. cit., illustration pp. 88-89.
  • [30]
    Idem, p. 88.
  • [31]
    Ibid., p. 89.
  • [32]
    Cf. Machiavel, De principatibus, Le Prince, op. cit.
  • [33]
    Cette perspective suggère ainsi une démarche qui se trouve être en contrepoint de l’impression que pourrait laisser le texte d’Achille Mbembe « Essai sur le politique comme forme de la dépense », Cahier d’Etudes Africaines, 173-174, Editions de l’EHESS, juin 2004.
  • [34]
    Voir Clarence E. Walker, Deromanticizing black history : critical essays and reappraisals, Knoxville, University of Tennessee Press, 1992, ainsi que le dossier « Réparations, restitutions, réconciliations. Entre Afriques, Europe et Amériques » dirigé par Bogumil Jewsiewicki, Cahier d’Etudes Africaines, n° 173-174, 2004.

1Comment relier Toussaint Louverture à Jean-Michel Basquiat par delà la démarcation chronologique (1746-1803 et 1960-1988), la distance géographique (Saint-Domingue et New York), la discontinuité du lien généalogique (africain-haïtien et haïtien-américain) et d’autres formes de séparation liées à leurs caractères, domaines d’action et stratégies respectifs ? En quels termes rapporter cette improbable relation à la réflexion sur l’idée d’une mémoire qui leur serait commune et qui cristalliserait, sous des formes multiples, l’indocilité propre aux diasporas (noires) dans l’histoire ? Cette double interrogation induit une lecture de l’histoire à partir d’un investissement de la mémoire à nouveaux frais, qui permet de poser, en termes philosophiques, le caractère inséparable des rapports de la mémoire à l’histoire lorsqu’il s’agit du politique et surtout de l’esthétique qui en est l’expression [1].

2En effet, les personnalités de Louverture et de Basquiat sont à considérer comme deux icônes données au monde par Haïti, l’une dans les arts du gouvernement et de la guerre, l’autre dans la peinture et surtout dans l’art d’exister comme artiste. Le premier, fils d’esclaves originaires du royaume du Dahomey dans le Bénin actuel et déportés aux Antilles françaises, lui-même esclave avant d’être tardivement affranchi, s’est distingué par une intelligence militaire et politique hors du commun qui a conduit à l’aboutissement de la Révolution de 1804 et, par delà, à la constitution de la première forme républicaine d’un vivre ensemble propre aux Noirs des colonies [2]. Ce fut en réalité un acteur central de la modernité politique en ce sens qu’il a redonné de la cohérence à une Révolution française au pire schizophrène et au mieux inconséquente en colonie. Le second, d’origine haïtienne par un père immigré aux Etats-Unis, s’est illustré par un talent précoce et singulier dans l’univers de la peinture qui a furtivement ébranlé l’expression artistique à la fin des années 1980 à New York [3]. Dès lors, « l’intérêt suscité par son œuvre ne s’est jamais démenti, tant du point de vue du marché (il est aujourd’hui l’un des artistes les plus chers au monde) que de celui de l’histoire de l’art, même de l’histoire tout court [4] ». Effectivement, il y a encore aujourd’hui un « effet Basquiat » qui continue à faire signe au monde précisément parce qu’il réfracte une fragilité propre à cette conscience inquiète de toute subjectivité meurtrie, celle qui est tiraillée par la mémoire de la sujétion d’un côté et de l’autre par les révoltes, résignations et ressentiments rémanents qui structurent l’imagination contemporaine de soi [5].

3Louverture et Basquiat apparaissent ainsi comme deux figures légendaires qui peuvent mobiliser de puissants récits et cristalliser de multiples représentations, revendications, rêves et espoirs. Certes, il est possible de les lire comme des vies parallèles[6]. Il serait aussi intéressant de les relier comme les deux extrêmes d’un cycle historique, celui qui commence avec Louverture au début de la Révolution et se termine avec Basquiat à la fin du vingtième siècle [7]. Il est enfin tentant de les considérer, dans l’esprit de Hannah Arendt par exemple, comme deux lueurs d’espoir au cœur des heures sombres qu’Haïti, et au-delà, l’ensemble des peuples de la diaspora ont vécu dans le passé et continuent à vivre aujourd’hui, de façon encore plus dramatique [8]. Mais, par delà ces prégnantes possibilités, le véritable intérêt de cette hypothétique et complexe relation est ailleurs.

4En effet, une attention soutenue non seulement sur leurs parcours mais aussi et surtout sur les effets de ces parcours sur leur propre imagination, permet de se rendre compte d’un fait beaucoup moins évident : le sens de la stratégie de l’un et la sensibilité aiguisée de l’autre se nourrissent mutuellement et entretiennent une relation immémoriale qui est en quelque sorte pliée par l’indocilité, précisément par le biais de la forme élaborée de cette dernière, celle qui fait corps avec l’idée d’insoumission. La mémoire est pour ainsi dire pliée par l’insoumission. C’est en suivant les contours de ce pli de la mémoire que l’on pourrait arriver à dévoiler la figure conceptuelle de cette relation ainsi que les tensions intemporelles qui les travaillent. Pour abstraite qu’elle puisse paraître dans un premier temps, cette relation n’en est pas moins effective puisqu’elle arrive à mettre en sens le jaillissement des formations picturales concrètes comme la figuration de Toussaint Louverture dans un tableau de Basquiat. Une bonne économie de ce rapport de l’un à l’autre ainsi que ce qu’il y aurait de fécondant dans la tension qui en est issue donnent l’occasion de traverser une constellation de significations philosophiques qui chevillent toute constitution de la subjectivité politique, particulièrement chez ceux qui n’ont d’histoire et de mémoire que celles qui les confinent à l’obéissance, à l’allégeance ou à la négligence.

Economie d’une altérité

5Une rapide économie de la notion d’insoumission permet de l’entendre comme une détermination propre à celui qui rejette toute forme de domination contraire à son aspiration, qui refuse tout pouvoir niant sa liberté, qui récuse tout ordre extérieur à soi. L’insoumission correspondrait ainsi au démantèlement d’une légalité indue, au détournement d’une légitimité aliénante, au déplacement permanent face à une altérité autoritaire. Etre insoumis revient pour ainsi dire à subvertir toutes les formes d’autorité, que ce soit celle de l’empire colonial au temps de Louverture ou celle des canons de l’art contemporain perçus chez Basquiat comme des structures arbitraires de nivellement des rapports sociaux. Celui-ci et celui-là sont, de ce point de vue, intéressants à saisir parce qu’ils peuvent ensemble incarner non seulement l’expression d’une forme de subversion de l’autorité de l’autre, mais aussi et surtout la déclinaison d’un irréductible face-à-face dans lequel s’affirme, au prix du sacrifice suprême, une souveraine autorité de soi.

6Cette intense économie de la relation de pouvoir entre soi et l’autre est au cœur du jeu des rapports que Louverture engage avec les principaux protagonistes de la Révolution haïtienne : d’un côté, ceux qui viennent de l’extérieur, c’est-à-dire les représentants des empires coloniaux français, anglais, espagnol et de la toute nouvelle république américaine, de l’autre, ceux qui sont sur place, c’est-à-dire les colons proprement dits de Saint-Domingue, les mulâtres ainsi que les propres « frères » de couleur de Toussaint. Ce dernier, avec une redoutable application, va progressivement écarter les uns et les autres ou se jouer de leurs relations pour prendre le contrôle du mouvement révolutionnaire et s’appliquer à faire triompher sa cause. C’est avec la même application du rejet de toute autorité aliénante que Basquiat va évoluer dans sa trajectoire de vie d’artiste : rompre avec la tutelle paternelle, rétrécir ses amitiés, ruiner son commerce social notamment dans ses rapports avec les vedettes consacrées du Pop Art des années 1970 et 1980 : Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg, à l’exception notable d’Andy Warhol. Par delà ceux-ci, il se méfie et cherche même à débarrasser le monde de l’art de la bonne conscience américaine qui n’a pour unique obsession que d’afficher un simulacre d’équilibre entre haute culture et culture populaire, dissimulant ainsi la réalité prégnante des inégalités sociales et de la discrimination des communautés minoritaires. Muni de ses propres régimes de vérité, Basquiat veut investir tous les lieux physiques et symboliques qui lui rappellent cette hypocrite convenance. « Par lui, dira-t-on, l’art des rues allait entrer dans les institutions [9]. » Il entend précisément dilapider ce qui reste de l’héritage des privations et humiliations du peuple noir, celles qu’il rencontre sans cesse et partout, y compris et surtout lorsqu’il se met à scruter la mémoire de ses origines africaines. La conscience intime de Basquiat va finalement être habitée par cette radicalité avec laquelle la violence coloniale s’est abattue sur ses ancêtres d’Afrique. D’où cette récurrence presque obsessionnelle de la question coloniale dans ses œuvres : « Much of his work examines the legacy of the colonial enterprise and his relationship to that legacy[10]. »

7D’une certaine façon, Louverture et Basquiat traduisent, l’un comme l’autre, l’élan d’un féroce désir de liberté de soi qui doit s’opposer aux autres pour se frayer un passage dans la constellation des ordres imposés, ceux qui légalisent et vont jusqu’à légitimer l’arbitraire de la soumission de façon ouverte ou déguisée. La férocité de cet ardent désir de liberté tire incontestablement son origine d’une longue réminiscence d’un vivre ensemble essentiellement décliné en termes d’absence de puissance face aux autres, de défaut de gouvernement de soi, de privation de l’expérience souveraine.

8Pourtant, derrière cet ardent désir de sortir de la forme aliénée des pouvoirs colonial et symbolique que Louverture et Basquiat manifestent, travaille quelque chose d’autre, quelque chose qui nous renseigne sur ce qu’être insoumis induit comme signification, ce qui résonne par là, ce à quoi cela prépare, ce que cela implique, dissémine et en même temps distrait, dissimule, dissipe. Il s’agit en quelque sorte d’un processus de transformation de soi, complexe et indicible, qui conduit la victime de la soumission à prendre conscience de sa capacité à se poser comme sujet politique à part entière sive maître de soi, autonome, souverain, apte à se poser comme tel et surtout à travailler, avec tout le génie qui va avec, à maintenir ce statut. Etre insoumis apparaît, de ce point de vue, non plus simplement comme relevant d’une banale économie du rejet de la relation dans laquelle l’autre me domine, mais davantage comme une occasion où je travaille, dans cette relation, les conditions de ma propre liberté, où je m’organise non plus seulement pour rivaliser rigoureusement avec l’autre mais pour le sublimer et organiser mon propre rapport au monde. Il s’agit précisément de participer au partage du monde, de chercher à prendre soi-même le monde en charge. Peut-être convient-il de faire cette opération sans l’encombrement des états d’âme hérités du passé douloureux ou des fantasmes glorieux, autrement dit dans une attitude dépouillée de tout ressentiment atavique et de toute euphorie nostalgique.

9Vue sous cet angle, l’insoumission devient pour ainsi dire une forme spécifique d’intelligence du monde, des autres et surtout de soi. Comment fonctionne-t-elle en tant que démarche effectivement inductible de la relation Louverture-Basquiat ?

10En toute logique, le génie de l’insoumis est intrinsèquement politique. Il appartient au registre complexe des rapports de pouvoir, s’inscrit dans l’univers incertain et sinueux des arts de gouverner qu’il est d’usage de saisir à partir de trois étapes essentielles : la conquête, l’exercice et la perte ou la conservation du pouvoir de soumettre. Ces étapes sont généralement appréhendées à partir de la position de celui qui en est l’acteur. La source moderne de l’intelligence des arts de soumettre, celle qui est liée à Machiavel, se montre particulièrement prolifique à ce propos [11]. Elle se montre curieusement économe lorsqu’il s’agit d’envisager la question du point de vue non plus de celui qui apprivoise le pouvoir de soumettre mais plutôt de celui qui en est dépourvu, celui qui au contraire le subit [12].

11Pourtant, il y a une certaine fécondité à explorer le rapport au pouvoir à partir de celui qui est soumis lorsque, précisément, ce dernier entre en scène, c’est-à-dire entreprend de conquérir le pouvoir qui le soumet. Que ce pouvoir soit physique ou symbolique, la démarche est exactement la même. Machiavel lui-même se montre très attentif à ce déplacement du centre de gravité du pouvoir lorsqu’il décrit avec une surprenante insistance les modalités d’intervention de la « multitude » dans le jeu politique. L’un des cas parmi les plus emblématiques concerne Jérôme Savonarole, ce prédicateur charismatique que la foule porte au pouvoir avant de l’en déchoir quelques années plus tard. Comment ne pas être frappé par les clameurs de cette foule qui vocifère autour du bûcher sur lequel le corps du Prédicateur est en train de brûler vif alors que c’est par le même geste qu’elle se laissa séduire par sa verve rhétorique et impressionner par sa détermination à moraliser la vie publique de Florence. Mais il n’y a pas que la foule qui intéresse Machiavel. Il y a surtout ce moment où un sujet politique ordinaire arrive par sa seule virtù — son intelligence et son audace — à se jouer de la fortuna — le cours imprévisible du temps — et de tous ses rivaux pour conquérir le pouvoir, l’exercer et le conserver comme dans le cas de Ludovico Sforza, Duc de Milan [13]. L’antiquité romaine qui a tant fait l’admiration de Machiavel et des Florentins de son époque regorge d’autres exemples similaires dont l’un des plus saisissants est celui de Spartacus qui mena le plus grand soulèvement d’esclaves de l’Antiquité contre l’Empire romain pendant près de deux ans (73-71 avant J.-C.) avant d’être vaincu et tué par Crassus.

12La trajectoire de ces trois acteurs politiques, la foule, Sforza et Spartacus, est typique de la façon dont Machiavel pense l’action du héros, celle qui mêle indissociablement l’impétuosité des mouvements de masse dont il faut savoir se servir, l’intelligence individuelle et le courage personnel dont il faut faire preuve en permanence. Elle se rapporte en termes réels à celle de Toussaint Louverture et médiatise, de façon symbolique, le rapport de ce dernier à Basquiat. Elle renseigne aussi et surtout sur un fait qui a valeur de leçon politique : la sortie de la soumission est, irrémédiablement, un acte héroïque, qui sort de l’ordinaire par sa radicalité et la conscience de la mobilité qui travaille en lui, celle-là même qui rend possible le passage du néant à la plénitude, de l’impuissance absolue à la volonté de la toute-puissance.

13Avec Toussaint Louverture, l’analogie est effectivement saisissante. Elle commence par une prophétie de l’Abbé Raynal qui parlait de la venue d’un « Spartacus noir » pour délivrer son peuple de l’esclavage [14]. Toussaint se reconnaîtra dans cette figure mythique. Mais par delà cette autoréférence dont on pourrait, à juste titre, penser qu’elle est motivée par une ambition politique bien calculée, celle de capter pour soi un symbole appartenant à l’imaginaire collectif des peuples noirs de la Caraïbe, il y a effectivement dans la trajectoire de Louverture quelque chose d’aussi peu commun et d’héroïque. En effet, de sa condition d’esclave à Bréda — esclave privilégié quand même puisqu’il est employé aux tâches domestiques et principalement comme cocher du maître — il n’est que très tardivement affranchi [15], et survit en exploitant à son tour quelques lopins de terre et surtout une douzaine d’esclaves. On l’appelle alors « Toussaint Bréda ». C’est à partir de ce lieu et de cette position sociale subalterne qu’il entreprend de conquérir le pouvoir d’Etat à Saint-Domingue. Son projet recouvre quelque chose d’incontestablement prométhéen puisqu’il va arracher les outils du gouvernement aux colonisateurs pour les mettre entre les mains du peuple. Pourtant, quand on regarde de très près la façon dont il entre en scène et mène le processus de libération, la figure du héros cède progressivement le pas à celle d’un combattant fragile, d’un stratège tourmenté et d’un homme d’Etat vulnérable.

14Un biographe rapporte : « Jusqu’en ce mois de janvier 1792, Toussaint Bréda a peu fait parler de lui [16]. » C’est ce qui explique le peu de choses que l’on sait de lui avant la décennie décisive qui va suivre. Ajoutée à cela, il y a cette habile application avec laquelle Toussaint brouille les pistes qui peuvent mener à son passé et à ce que celui-ci a de compromettant, en l’occurrence le fait d’avoir été lui-même maître d’esclaves. C’est donc au début de cette année-là que Toussaint Louverture prend le contrôle des opérations et il n’en sortira que dix ans plus tard dans la position et à la façon que l’histoire a plus ou moins bien rendues. Cette entrée en scène, fulgurante, s’opère par le truchement d’une ruse. En effet, lorsque le premier soulèvement général des esclaves éclate et que ceux-ci se réunissent pour définir la stratégie qui doit conduire à la Révolution, Kerverseau, un haut fonctionnaire colonial, parmi les plus hostiles à Toussaint [17], révèle ce qui suit : « Ce fut lui qui présida l’assemblée où il fit proclamer chefs de l’insurrection Jean-François, Biassou et quelques autres que leur taille, leur force et d’autres avantages corporels semblaient désigner pour le commandement. Pour lui, faible et chétif, et connu de ses camarades sous le pseudonyme de Fatrâs-Bâton, il se trouvait trop honoré de la place de secrétaire de Biassou. C’est de ce poste obscur, où il se plaça lui-même, que, caché derrière le rideau, il dirigeait tous les fils de l’intrigue, organisait la révolte et préparait l’explosion [18]. »

15La suite est connue. Elle est surtout tissée de saisissantes contradictions : Toussaint prend le contrôle de l’armée révolutionnaire en écartant ses « frères » rivaux Jean-François et Biassou, passe au service des Espagnols puis de leurs rivaux français en fonction du rapport de forces et des opportunités qui lui sont profitables, pactise avec les Américains, arrache Saint-Domingue à l’empire colonial français tout en lui restant formellement soumis, organise une république moderne et règne en monarque. On dit de lui qu’il affiche, en public, un catholicisme austère alors que, dans le même temps, il consulte en secret les sorciers du Vaudou. De la même manière, il y a un type de reproches particuliers qui montent en puissance à propos de son comportement vis-à-vis de ses sujets selon leur race. C’est avec un certain dégoût que certains de ses concitoyens remarquent qu’il prend la curieuse habitude de se montrer très souvent plus avenant avec les sujets blancs qui le sollicitent qu’avec ses propres « frères » de couleur sur lesquels repose pourtant toute sa légitimité. Enfin, faut-il rappeler dans quelles conditions sera mis un terme à son immense pouvoir à Saint-Domingue ? Lui, le fin tacticien, le combattant à la ruse éprouvée, se fait piéger, arrêter, exiler et embastiller sans éclat. La fin du héros, comme Spartacus et la plupart des héros machiavéliens, est tragique. La légende a retenu que ses derniers jours seront à la fois pénibles et pitoyables au Fort de Joux dans le Jura, après le faste des palais de Saint-Domingue. La banalité de ce parcours politique du héros de l’insoumission a pour effet d’humaniser sa représentation dans l’histoire et ses usages dans les mémoires qui y font référence. Et c’est précisément en cela que les principales articulations de sa trajectoire se rapportent intimement à celle de Basquiat.

16Sans avoir connu lui-même l’esclavage, Basquiat appartient à la communauté haïtienne des Africains-américains, ceux dont l’identité politique fondamentale repose sur le souvenir de la traite atlantique et de ses suites à travers la ségrégation raciale. Brooklyn, où il est né, comme Harlem ou le Bronx où ils déambulent en permanence sont des entités suburbaines qui incarnent la marginalité de ce vivre ensemble des communautés noires aux Etats-Unis et témoignent d’une forte sensibilité à l’égard de la lutte permanente pour la défense des droits civiques des minorités de couleur portée par Martin Luther King, Malcolm X, Huey Newton, Angela Y. Davis et d’autres. C’est donc ce passé de la soumission ainsi que la singularité quotidienne de la discrimination contre laquelle ses « frères » de couleur se battent laborieusement qui font enrager Basquiat. L’artiste qu’il va devenir se donne pour mission de les subvertir, au moins symboliquement. Pour y arriver, il va se servir de l’expérience de sa propre vie comme d’une arme qui va se révéler redoutable non seulement pour la cause qu’il défend mais aussi et surtout pour lui-même dès lors qu’il choisit, comme il le fit, de se mettre en scène. L’on dira à juste titre que c’est le propre de ce « jeune homme » de tout consumer sur son passage, y compris sa propre personne [19].

17Il n’est donc pas, pour ainsi dire, excessif de commencer par avancer cette idée selon laquelle Basquiat a été un chaos ambulant. Toute sa vie, brève mais intense, en témoigne. Fruit d’un mariage mixte [20], dans un environnement où se mélangent cultures et races, Basquiat est fauché par une voiture dès l’âge de sept ans et subit une ablation de la rate. Ses parents se déchirent et divorcent. Sa mère est internée dans un hôpital psychiatrique. Son père se remarie. La famille recomposée est arrachée à ses racines new-yorkaises pour un séjour à Porto Rico, où son père a trouvé un nouvel emploi. S’ensuivent alors d’incessantes querelles entre le fils et le père et, dès le retour à New York, d’innombrables fugues se soldent par un départ définitif de la maison familiale. Basquiat a à peine 17 ans. Il reste attaché à sa mère et lui rend visite bien que de façon sporadique mais avec, à chaque occasion, une étonnante débauche d’émotion. Entre l’ablation de la rate et la coupure définitive avec l’autorité paternelle, dix ans ont passé. C’est une période pendant laquelle une esthétique de la rupture travaille en profondeur sa fébrile imagination. Celle-ci commence à prendre progressivement corps alors que Basquiat erre désespérément dans les ruelles sordides de sa banlieue. Il multiplie les graffitis sur les murs des immeubles et dans le métro de New York. Il dessine des cartes postales et repeint des tee-shirts qu’il vend pour survivre et se procurer de la drogue dont il est devenu non seulement un régulier consommateur mais aussi et surtout un enthousiaste défenseur. En témoigne la signature, aujourd’hui fameuse, de ses graffitis par l’acronyme SAMO ©, de « Same Old Shit », qui a fait le tour du monde. Mais cette trajectoire est un peu commune à la plupart des adolescents africains-américains issus de la banlieue new yorkaise des années 1960 et 1970. Comment comprendre que Basquiat va arriver à transformer cette existence somme toute médiocre, à la relier à une imagination ayant ses ramifications dans la mémoire, la culture et les mœurs de la communauté noire et en faire une source de créativité qui fera qu’on dira de lui, non sans raison, que « la vie et la carrière […] peuvent être considérées comme paradigmatiques du monde de l’art des années 1980 [21] » ?

18Comme Toussaint, sa transformation s’opère à un tournant de sa vie, un moment d’une extraordinaire brièveté qui va pourtant déterminer le reste de ce qu’il nous est donné de connaître aujourd’hui. En effet, la vie chaotique de Basquiat tourne dès lors que le fragile adolescent qu’il est décide de se consacrer exclusivement à la peinture. Celui qu’on appellera « l’enfant-roi des années quatre-vingt » entre en scène d’abord par le choix de sa thématique. Celle-ci est, inévitablement, politique. Lui-même en fixe le contenu sous la forme d’une devise qui tient en trois notions qui vont rarement ensemble : « les Rois, les héros et la rue ». Il s’agit pour lui d’investir et de domestiquer les figures absolues du pouvoir, celles qui ont toujours écrasé le peuple noir au long de l’histoire. Il s’agit en même temps de travailler à faire émerger des sujets noirs capables de libérer leurs « frères » de la tyrannie de ceux qui précèdent, en faire des sortes de surhommes noirs toujours plus nombreux et prêts, à l’image du « Spartacus noir », au sacrifice suprême. Il s’agit enfin de déplacer le théâtre de ces opérations de subversion et d’assomption, de le sortir des cercles rituels de l’histoire et des institutions du pouvoir pour l’installer au cœur du lieu qui fait, de nos jours, le domaine par excellence du vivre ensemble, à savoir ces sortes d’agoras postmodernes que constituent les ruelles des quartiers populaires des villes contemporaines [22]. Cette intuition de ce qu’il y a à démanteler dans le politique va guider, malgré toute sa précocité, l’intégralité du cheminement esthétique de Basquiat dans une étonnante constance. Comme le rappelle Emmerling : « L’art de Basquiat, une fois qu’il se fut détourné de la représentation quasi enfantine de la ville pour se consacrer plus ou moins exclusivement à la figure humaine, est un art de rage et de révolte [23]. »

19C’est précisément parce que Basquiat exprime sa « rage » et sa « révolte » contre les ordres politiques et publics institués qu’il arrive à localiser ce qu’il y a d’essentiel dans le processus politique : la recherche de l’humain, l’urgence de le sortir des fers de la soumission. Cette quête politique enragée est en même temps une quête de soi. C’est par le truchement de cette détermination à subvertir l’ordre des choses publiques que s’effectue, en même temps, le travail de construction de l’identité de l’artiste accompli qu’il va devenir.

Promesses d’une tension

20Dès l’entrée en scène, la fulgurance du parcours qui a été celle de Toussaint Louverture est aussi celle de Basquiat : première exposition de ses œuvres au Times Square Show en 1981, à Long Island, sur le thème : New York/New Wave ? Y sont exposées près de 1 600 œuvres de 119 artistes qui représentent ce qu’on appela à l’époque le mélange Neo Pop. Basquiat y expose 15 œuvres seulement. Mais le succès est immédiat. Il inaugure le début d’une forme singulière d’« irradiation » du monde de l’art américain et finalement du paysage esthétique du XXe siècle. En sept minuscules années, le jeune artiste se hisse très vite au sommet du marché de l’art contemporain.

21Dans son parcours de météore, Basquiat partage avec Toussaint Louverture les difficultés d’une vie truffée de contradictions : intelligence vive et instabilité psychologique, soif de reconnaissance de soi et rejet compulsif de l’autorité des autres, volonté de puissance et vulnérabilité, témérité outrancière et timidité maladive, désir de postérité et tendances autodestructrices, etc. Son génie artistique procède sans doute de ses contradictions ou plus exactement se nourrit des ambiguïtés qui en sont issues. Il fait aussi écho, encore plus fortement parce que passant par lui, aux ambiguïtés propres à l’art américain face à la condition noire. D’ailleurs, « une grande part de son succès et de son échec doit être rapportée à sa négritude et au racisme latent de la scène artistique new yorkaise [24] ». En réalité, c’est tout son parcours qui est émaillé de ce permanent rappel à sa condition, à son identité politique profonde, c’est-à-dire le fait d’être noir qui signifie être soumis et discriminé en soi ou accessoirement être toléré voire favorisé pour cette même raison. Le rapport au Noir semble toujours habité par l’expression d’une démesure, qu’elle soit positive, négative ou entre les deux. Autrement dit, la normalité ou l’équilibre des comportements ou des discours semblent n’y tenir aucune place. Cependant, Basquiat, plus que d’autres, va faire face à cette déstabilisante réalité en choisissant de radicaliser cette mise à l’écart de la société américaine. Il prend le parti de s’éloigner de ses propres « frères » de couleur. Marginal en tant que Noir, il se permet ainsi une seconde marginalité en tant qu’artiste borderline en quelque sorte. Il s’agit d’un dédoublement de l’exclusion du vivre ensemble américain, un peu à l’image de Spinoza qui se considérait à son époque à Amsterdam comme « juif des juifs », autrement dit exclu parmi les exclus, voire exclu par les exclus. C’est pourtant cette double marginalité qui donne du sens à l’éblouissante imagination de Basquiat, celle qui va l’installer au cœur du monde de l’art des années 1980. C’est en même temps et fort paradoxalement à cause de la fragilité propre à cette vie marginale que la tragédie surviendra.

22En effet, c’est au moment où il commence à accéder à la pleine maturité de son travail que Basquiat est arraché à la vie de façon brutale et inattendue. Il décède d’une overdose d’héroïne à New York alors même qu’il vient d’entamer une cure de désintoxication et qu’il a décidé de s’établir en Afrique, où il croit pouvoir exorciser ses démons et vivre en paix parmi ses « frères ». De son départ de la maison familiale à sa mort, dix années se sont encore écoulées. Il s’agit d’une décennie de vagabondages, de nomadisme, d’errance mais aussi de fulgurance et surtout d’espérance tournée vers l’Afrique. On découvre dans son appartement des billets d’avion (aller simple) qui confirment son projet de s’établir définitivement en Afrique. Certes sa connaissance de l’Afrique, matrice de sa conscience en tant que Noir, est restée relativement sommaire. Les quelques éléments de sa connaissance de ce continent se résument à une exposition à Abidjan en Côte d’Ivoire en 1986 et à son amitié avec un artiste ivoirien rencontré à Paris, du nom de Outtara. Pourtant, son besoin d’Afrique, son désir de défendre ses « frères » et de vivre parmi eux, quoique immense, restera inassouvi. Au-delà de ce rapport fantasmatique, la vie et le travail de Basquiat, comme chez Louverture, parlent à l’Afrique, et interpellent sur la conduite à adopter pour accomplir le devenir de la condition politique des peuples noirs : se replier sur soi pour faire face aux autres et au monde ou alors investir le chez-soi des autres et y engager un incertain face-à-face. Le choix de Basquiat, comme Louverture en son temps, est de mener la lutte à la source de son être, chez soi et avec les siens, et de passer autant que possible chez les autres, leur faire face lorsqu’il le faut, avec une détermination et une stratégie propres à les désarçonner, quitte à aller jusqu’au sacrifice de sa vie, que ce soit sous la forme d’une autodestruction ou d’un don de soi.

23Par delà sa mort physique, Basquiat survit à travers ses œuvres. La tragédie de sa disparition constitue même une aubaine pour consolider l’idée que son parcours esthétique permet de radicaliser sa portée politique, donnant ainsi à sa relation avec Louverture une prise directe. En effet, si l’on considère les quatre séquences de son œuvre qui recoupent l’itinéraire biographique de Basquiat, telles que J.-L. Chalumeau les esquisse [25], c’est à la charnière de la deuxième et de la troisième séquence que s’opère la plus nette démonstration de sa capacité à stimuler ce qui pourrait permettre à la communauté noire de résister à l’oppression et de faire face à la discrimination. Le propos qu’il tient à ce moment et qui résume son état d’esprit se résume à une phrase, qu’il formule, toujours à sa manière, à l’emporte-pièce, pleine de provocation et d’insolence : « J’utilise le Noir comme protagoniste principal de toutes mes peintures. Les Noirs ne sont jamais portraiturés d’une manière réaliste, pas même portraiturés dans l’art moderne, et je suis heureux de le faire [26]. » Chalumeau poursuit en soulignant avec précision que c’est à partir de 1984-1986 que Basquiat atteint une forme de maturité. C’est la raison pour laquelle les œuvres de cette courte période sont désormais les plus recherchées. Qu’est-ce qui fait l’objet de cette maturation soudaine ? La réponse s’impose sans aucune ambiguïté : « On peut dire que le programme de Basquiat, qui n’a rien de théorique, s’applique à introniser la figure du Noir dans l’espace pictural américain [27]. » La figure noire, déjà en gestation dans la deuxième séquence du travail de Basquiat, se concrétise autour de la présence prégnante du héros de la cause noire qui domine la troisième séquence et s’impose comme le pic de son imagination politique. Il s’agit de la représentation effective de son lointain ancêtre : Toussaint Louverture.

24En effet, le tableau que Basquiat consacre à Louverture reflète son profond enracinement dans la mémoire politique non seulement des peuples noirs mais aussi de toute l’humanité. Il le représente en opposition avec une autre grande figure politique de l’histoire de l’Europe renaissante, un contemporain de Machiavel évoqué au début de cette réflexion : Jérôme Savonarole. Ce prédicateur et habile rhéteur qui prend le pouvoir à Florence en 1494 et entend restaurer un Etat théocratique pour sortir son peuple de la décadence et de la corruption, échoue dans sa mission et est brûlé vif quatre ans plus tard [28]. Le tableau, réalisé en 1983, est intitulé Toussaint L’Overture versus Savonarola[29]. Il se compose de sept petits tableaux distincts mettant face-à-face Louverture et Savonarole. Le choix de ce format a-t-il une signification particulière ? Le matériau choisi doit-il lui aussi faire l’objet d’une quelconque analyse ? Et par delà la matière, qu’est-ce que ces deux héros ont en commun si ce n’est d’être des figures politiques de l’histoire à l’image de beaucoup d’autres qui pourraient être encore plus intéressantes ? Emmerling, l’un des rares critiques d’art à s’arrêter sur ce chef-d’œuvre, rappelle une chose qui peut sembler élémentaire mais qui constitue une réponse complète à ces brèves interrogations. Il affirme précisément que ce tableau « n’illustre pas seulement l’étendue stylistique entre peinture expressive, collage conceptuel et colourfield, mais met aussi en exergue deux révolutionnaires de l’Histoire européenne et américaine [30]… ». Il faut surtout comprendre qu’aux yeux de Basquiat, Savonarole et Louverture sont tous les deux des princes de la révolution. La dimension symbolique de chacun déborde le cadre étroit de la géographie des pouvoirs de son époque et de l’histoire personnelle de l’un comme de l’autre. Ils appartiennent ainsi à l’héritage révolutionnaire de l’histoire humaine. Certes, on pourrait aussi relever le fait que « le titre exacerbe l’opposition entre les races » mais, dans l’esprit de Basquiat, il faut voir que : « Toussaint Louverture et Savonarole furent […] tous deux des victimes : Savonarole — comme Galilée, à qui Basquiat consacra également une œuvre (1983) — fut la victime d’une papauté corrompue et décadente, L’Overture, celle d’une puissance coloniale française qui, bien que proclamant l’idée de liberté-égalité-fraternité avec la Révolution de 1789, n’était pas prête pour autant à abolir l’esclavage [31]. »

25En réalité, ces deux héros, en même temps boucs émissaires, se font face comme Noirs et Blancs se font face dans l’esprit de Basquiat, dans la tragédie du roi Toussaint. Le dépassement de cette altérité frontale ne saurait faire l’économie des deux identités politiques qui s’y distinguent, se séparent et s’affrontent, les uns cherchant toujours à dominer les autres dans la réalité tandis que l’imagination créatrice travaille, elle, au moins à égaliser sinon à renverser ces rapports de pouvoir.

26Avec ce tableau, il s’agit également, d’une certaine façon, de répercuter l’idée du héros pur, victime de l’arbitraire des autres alors qu’il combat pour le salut des siens. C’est le point d’aboutissement de l’insoumission, de la lutte pour l’advenir de la liberté. Basquiat investit sa déroutante imagination pour transmettre l’héritage tragique du héros dans l’histoire par delà les frontières de la race, des époques et des cultures. Il s’agit d’une intuition forte qui préfigure le terme de sa propre vie, autrement dit le dépassement de sa propre mort. En somme, Louverture et Savonarole partagent avec Basquiat la fécondité de cette mort tragique qui les a hissés au statut de héros dans l’histoire universelle des peuples.

27Le croisement des parcours de Louverture et de Basquiat permet de traverser l’art d’être insoumis selon trois perspectives. La première se rapporte à la fulgurance des parcours. Ce que Louverture a fait en une décennie à peine, ce que Basquiat a fait en moins de temps encore, c’est entrer en scène et se saisir du pouvoir à une vitesse surprenante, prenant leurs maîtres, les autres acteurs et observateurs au dépourvu. L’art d’être insoumis, qui s’inscrit dans cette perspective, fait violence à la dynamique de l’histoire, la raccourcit, subvertit son prétendu sens, fait peu de cas de la rationalité du processus. Quel qu’en soit l’échelle ou le niveau d’articulation, le rejet d’une autorité abusive doit pouvoir entraîner une affirmation brutale et incisive de soi. Et il faut avoir l’audace de l’assumer : l’affirmation fulgurante de soi est, d’une certaine façon, une invitation à la violence. Il s’agit bien entendu d’une bonne intelligence de celle-ci, celle qui est à l’œuvre dans l’histoire et qu’il s’agit de prendre de court comme l’ont fait Louverture et Basquiat, autrement dit « brutaliser la fortuna » pour reprendre un enseignement de Machiavel, lui qui recommande précisément de traiter le temps politique qui nous échappe de façon martiale [32].

28La deuxième perspective assume la fragilité. Le fait que Toussaint Louverture ait été empêtré dans de lourdes contradictions, et Basquiat par la suite, constitue précisément ce qui a rendu possible leur distinction au double sens de séparation des autres et d’élection au statut de héros. Il en va exactement de même pour les nations et citoyens issus de toutes les communautés noires du monde aujourd’hui. L’extrême fragilité dans laquelle ils se trouvent presque tous devrait être considérée comme l’occasion de renverser les ordres de pouvoir qui sont, à leurs yeux, illégitimes et liberticides. Car c’est précisément dans les moments de crise, de privation de liberté, de soumission radicale que se forge le caractère d’une nation, que s’endurcit la capacité civique de ses membres. Les contradictions du parcours actuel des peuples noirs sont les signes d’une fragilité qui n’a rien de rédhibitoire dans la conquête du mieux vivre ensemble dans le monde. Au contraire, elles représentent autant d’opportunités pour leur dépassement, autant d’invitations à la sublimation. En effet, ce n’est que quand un processus a déployé ses limites qu’il devient possible de le corriger, de le renforcer, de l’affiner, de le perfectionner et de faire tout cela en permanence et pour soi [33]. Il s’agit d’avoir une claire conscience de l’idée que sans l’opportunité de la crise, hors la régularité critique, la médiocrité s’installe, insidieusement.

29La troisième perspective transcende la tragédie. Les morts tragiques de Basquiat et de Louverture représentent, toutes les deux, des moments limites où l’acte d’être insoumis se pose définitivement comme un passage vers l’absolu. Il s’agit d’une commune source d’inspiration pour une imagination politique des Noirs encore enferrée dans les rets de la mythologie, de l’ethnologie, des idéologies passéistes et qui a du mal à sortir de la réification occidentale, des technologies politiques et économiques aliénantes et des liturgies de victimisation qui s’ensuivent [34]. A travers la mort de ces deux héros et d’autres qui leur font signe dans la mémoire des peuples noirs, il s’agit surtout de pouvoir dédramatiser les tragédies quotidiennes procédant d’un art de gouverner et d’un ordre international essentiellement discriminants. Le passage par le tragique est, avec Louverture et Basquiat, une source fécondante du devenir politique des communautés noires et particulièrement des nations africaines. Il permet de considérer, chez ces dernières, les génocides, guerres, crises ainsi que les contradictions internes et les contraintes internationales qui vont avec, comme autant d’occasions de travailler à un mieux-être si l’ensemble de ce processus critique est vécu avec la détermination et la technique propre au génie de l’insoumis. C’est probablement l’une des rares voies qui permette de traverser la radicalité critique du politique avec le souci unique et permanent de ne pointer que sa fin, celle où l’on n’est face à personne d’autre que soi pour s’identifier d’abord, ensuite pour se consolider et enfin pour déterminer, en toute liberté et en connaissance de cause, la valeur du commerce avec les autres.

30L’art d’être insoumis trouve en ces trois perspectives furtives du continuum propre au génie de l’insoumis les ferments d’une élaboration philosophique qu’il convient de prolonger avec encore plus de discernement et de raffinement que ne l’a fait la présente réflexion. Celle-ci n’avait d’autre ambition que d’introduire l’un de ses modes d’intelligibilité.

Notes

  • [1]
    Cf. Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000 ; Collectif, La Mémoire, entre histoire et politique, Paris, La Documentation française, 2001 ; et Jacques Rancière, Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
  • [2]
    Il existe une abondante littérature et de nombreux travaux sur Louverture qui connaissent des fortunes diverses. Parmi les textes célèbres, voir notamment : Alphonse de Lamartine, Toussaint Louverture, Exeter, University of Exeter Press, 1998 ; Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, Karthala, 1982 ; Général Pamphile de Lacroix, Révolution de Haïti, Karthala, 1989 ; Aimé Césaire, Toussaint Louverture : la Révolution française et le problème colonial, Présence africaine, 1961. Pour ce qui est des contemporains, lire Pierre Pluchon, Toussaint Louverture : un révolutionnaire noir d’Ancien Régime, Fayard, 1989, et Cyril L. R. James, Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Editions Caribéennes, 1983.
  • [3]
    Contrairement à son illustre et lointain compatriote, il n’existe pas encore de grande fresque théorique ou littéraire sur Basquiat. Il existe néanmoins d’intéressants travaux notamment ceux auxquels fait référence la présente étude : Jean-Luc Chalumeau, Basquiat, Cercle d’art, 2003 ; Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat : 1960-1988, Köln, Taschen, 2003 ; Michel Enrici, Jean-Michel Basquiat, La Différence, 1989 ; Richard Marshall, « Jean-Michel Basquiat », New York, Withney Museum of American Art, 1992, pp. 15-27. Il y a par ailleurs, et c’est assez exceptionnel pour être mentionné, la thèse de doctorat de Myriam Molon intitulée « Jean-Michel Basquiat : l’intronisation de la figure noire dans l’espace pictural américain » et soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en décembre 1996. Il y a enfin une foisonnante production de films, de documentaires, d’expositions, d’articles de presse ainsi qu’un nombre impressionnant de liens sur Internet auxquels conduisent les principaux moteurs de recherche à partir du seul nom de l’artiste.
  • [4]
    Jean-Luc Chalumeau, Basquiat, op. cit., p. 5.
  • [5]
    Cf. Achille Mbembe, « A propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, 77, 2000, pp. 16-43.
  • [6]
    A l’image de ce qu’a fait Plutarque dans ses Vies parallèles, Belles Lettres, 2000.
  • [7]
    Si le choix de Toussaint peut être aisément reçu, celui de Basquiat paraît naturellement moins évident si l’on considère le retentissement de leurs parcours respectifs. L’un des objectifs de la présente réflexion est précisément de donner à voir la puissante portée symbolique de l’idée politique que Basquiat incarna, qu’il a pu faire rayonner et qui permet de le classer au premier rang des figures haïtiennes de la fin du vingtième siècle.
  • [8]
    Cf. Hannah Arendt, Men in Dark Times, Harvest/HBJ Book, 1970 (en français : Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974).
  • [9]
    Jean-Luc Chalumeau, Basquiat, op. cit., p. 7.
  • [10]
    Voir Kimberly Parker, « Basquiat and Postcoloniality », Postcolonial Studies at Emory, Emory University, Spring 1998, p. 1, http://www.emory.edu/ENGLISH/Bahri/Basquiat/html.
  • [11]
    Lire, entre autres, Machiavel, Œuvres, Paris, Belfond, 1996 ; Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, De Fallois, 1993, et Harvey C. Mansfield, Le Prince apprivoisé. De l’ambivalence du pouvoir, Paris, Fayard, 1994.
  • [12]
    Il convient néanmoins de signaler quelques efforts faits dans ce sens notamment autour des conditions de production, d’exercice et de conservation populaire du pouvoir chez Machiavel. Ainsi, Claude Lefort faisant suite aux intuitions d’Althusser et surtout aux interprétations « classistes » autour de Gramsci. Dans le prolongement de cet effort, il faut signaler Miguel Abensour, La Démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien, Paris, Le félin, 2004.
  • [13]
    Cf. Marie Gaille-Nikodimov, Machiavel, Paris, Taillandier, 2005.
  • [14]
    Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, (1780, 3e édition), Maspero, 1981 ; avertissement et choix des textes par Yves Benot.
  • [15]
    Il y a encore aujourd’hui un débat sur l’âge réel de Toussaint Louverture au moment où il est affranchi. Pour certains, il avait une trentaine d’années, pour d’autres une cinquantaine. Toussaint lui-même a, semble-t-il, délibérément entretenu ce flou. S’il faut s’en tenir aux indications anthropométriques avec lesquelles nous travaillons, c’est un homme en pleine maturité qui se montre capable de gérer une exploitation et d’imposer son autorité à une poignée d’esclaves.
  • [16]
    Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, op. cit., p. 76.
  • [17]
    Il y a toute une clique de contempteurs de Toussaint Louverture à laquelle appartient Kerverseau aux côtés du Receveur Périès, du Colonel du Génie Vincent et surtout du Général Pamphile de Lacroix. Certes, ils ne font pas le poids face au nombre et à la qualité de ceux qui en font l’éloge mais leurs renseignements et arguments ont toute leur place dans l’effort d’une saisie aussi dialectique que possible du parcours de Toussaint Louverture.
  • [18]
    Cf. Pierre Pluchon, idem.
  • [19]
    C’est le sens de ce qu’en dit René Ricard dans « The Radiant Child », Artforum, 24, décembre 1981, pp. 35-43.
  • [20]
    Sa mère est une immigrée d’origine portoricaine.
  • [21]
    Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat..., op. cit., p. 7.
  • [22]
    Achille Mbembe propose une intéressante lecture des rapports entre Noirs et Blancs dans la formation des imaginaires et des styles de vie propres à la civilité urbaine en Afrique (du Sud), in « Aesthetics of Superfluity », Public Culture, 16, 3, 2004, pp. 373-405.
  • [23]
    Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat, op. cit., p. 37. Dans le magazine Interview fondé par Andy Warhol, quand on lui pose la question : « Y a-t-il de la colère dans votre travail d’aujourd’hui ? » — nous sommes en janvier 1983 — il répond à la façon laconique et percutante qui le caractérise : « C’est à 80% de la colère. »
  • [24]
    Idem, p. 9.
  • [25]
    La première va de ses débuts jusqu’en 1979 et est appelée : « Le tagueur et l’écrivain » ; la deuxième, de 1980 à 1983 : « Le dessinateur en couleurs » ; la troisième, de 1984 à 1986 : « Le “singulier” génial » et la quatrième, de 1986 à sa mort : « L’enfant de Twombly et Dubuffet ». Jean-Luc Chalumeau, op. cit.
  • [26]
    Idem, illustration 41. « Autoportrait comme talon – 2e partie, 1982 ».
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Le parallèle entre Savonarole et une figure contemporaine de la vie politique haïtienne, Jean-Bertrand Aristide en l’occurrence, est, à plusieurs titre, suggestif.
  • [29]
    Leonhard Emmerling, Jean-Michel Basquiat…, op. cit., illustration pp. 88-89.
  • [30]
    Idem, p. 88.
  • [31]
    Ibid., p. 89.
  • [32]
    Cf. Machiavel, De principatibus, Le Prince, op. cit.
  • [33]
    Cette perspective suggère ainsi une démarche qui se trouve être en contrepoint de l’impression que pourrait laisser le texte d’Achille Mbembe « Essai sur le politique comme forme de la dépense », Cahier d’Etudes Africaines, 173-174, Editions de l’EHESS, juin 2004.
  • [34]
    Voir Clarence E. Walker, Deromanticizing black history : critical essays and reappraisals, Knoxville, University of Tennessee Press, 1992, ainsi que le dossier « Réparations, restitutions, réconciliations. Entre Afriques, Europe et Amériques » dirigé par Bogumil Jewsiewicki, Cahier d’Etudes Africaines, n° 173-174, 2004.
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