Tumultes 2006/1 n° 26

Couverture de TUMU_026

Article de revue

Totalitarisme ou biopolitique

Pages 9 à 20

Notes

  • [1]
    A. Brossat, L’Epreuve du désastre : le XXe siècle et les camps, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [2]
    S. Forti, Il totalitarismo, Roma-Bari, Laterza, 2001.
  • [3]
    G. Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1995.
  • [4]
    Cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997.
  • [5]
    H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 413.
  • [6]
    Bruno Karsanty, « La politique du dehors », in Multitudes, n° 22, 2005, pp. 38-50.
  • [7]
    Cf. R. Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Torino, Einaudi, 2004 ; J. Revel, « Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du discontinu », in Le portique, n° 13-14, 2004, pp. 259-274.
  • [8]
    Cf. H. Arendt, « Civil Disobedience », The New Yorker, sept. 1970, pp. 70-105.
  • [9]
    Cf. en particulier E. Tassin, Le Trésor perdu, Hannah Arendt et l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999.
  • [10]
    M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001.

1Si l’on considère les vicissitudes de la philosophie politique contemporaine du point de vue du succès des auteurs, une donnée saute aux yeux : le récent déplacement de l’attention portée à la figure d’Hannah Arendt vers celle de Michel Foucault. Si l’on devait traduire ce déplacement de perspective dans le domaine des catégories conceptuelles, ce pourrait être en l’assignant au passage du paradigme du totalitarisme, au centre du grand livre arendtien de 1951, à celui du biopolitique, thématisé par Foucault vers la moitié des années 1970. Mais l’élément le plus symptomatique — d’une indécision interprétative également — est la modalité linéaire et ininterrompue qui caractérise ce mouvement d’idées. Les paradigmes de totalitarisme et de biopolitique ne se présentent pas comme des langages conceptuels hétérogènes — ce que de fait ils sont — mais apparaissent plutôt superposés selon une contiguïté herméneutique qui fait du second une sorte de continuation ou de complément du premier. La biopolitique, plutôt que comme instrument analytique alternatif au totalitarisme, se présente comme l’une de ses filiations, l’intégrant et le confirmant en quelque sorte. D’où une série d’études, parfois excellentes — je pense à celles de Alain Brossat en France [1] et de Simona Forti en Italie [2] — qui disposent les deux termes selon une hendiadis qui fait de l’un l’attribut de l’autre, soit dans le sens d’un totalitarisme biopolitique, soit dans le sens — spéculaire — d’une biopolitique totalitaire.

2Que quelque chose ne fonctionne pas dans cet enchaînement conceptuel, cela a déjà été pressenti par Giorgio Agamben dans Homo Sacer[3]. Il se demande d’emblée pourquoi Arendt et Foucault n’ont jamais trouvé un point de tangence dans leurs discours, et plus spécifiquement encore, pourquoi la première n’a pas employé le lexique biopolitique dans ses recherches sur le totalitarisme, et pourquoi le second n’a pas situé le camp de concentration totalitaire au centre du dispositif biopolitique. Toutefois, c’est cette question justement, apparemment destinée à rester sans réponse, qui met à découvert non pas tant une impasse dans la perspective des deux auteurs, que la fragilité du présupposé à partir duquel elle procédait, à savoir celui de la complémentarité, ou du moins de la compatibilité, des deux modèles d’analyse. En réalité Arendt et Foucault — c’est-à-dire totalitarisme et biopolitique — ne se sont pas rencontrés pour le simple motif que leurs systèmes catégoriels sont logiquement incompatibles. Voire parce que le paradigme du biopolitique justement ne prend sens et relief qu’à partir de la déconstruction du paradigme du totalitarisme.

3Le fait que cette divergence lexicale ne s’impose pas d’emblée — au point de pousser les chercheurs à croiser les perspectives en quête d’une biopolitique chez Arendt et d’un totalitarisme chez Foucault — ne naît pas uniquement, en vérité, d’une opacité interprétative diffuse. On trouve en effet à son origine une double circonstance objective : le fait que Foucault, parcimonieusement il est vrai, ait employé le terme de totalitarisme ; et naturellement l’évidente nature biopolitique du nazisme. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, bien que partiellement responsables de l’illégitime assimilation catégorielle des deux paradigmes, ces éléments en constituent également le plus évident désaveu. En effet c’est justement la caractérisation biopolitique du nazisme qui rend très ardu son rapprochement avec le communisme et prive ainsi de sens le concept inévitablement comparatif de totalitarisme. C’est du reste contre cette difficulté que se bat le texte de Foucault, contraint, par fidélité posthume à une catégorie dépassée de sa propre analyse, à conférer au communisme une improbable connotation raciste [4].

4Par ailleurs, il ne fallait pas attendre les recherches de Foucault pour qu’émergent les apories constitutives du paradigme du totalitarisme. Son déficit — ou excès — sémantique se reconnaissait déjà, somme toute, chez Arendt, qui en avait fourni la formulation la plus convaincante et la plus suggestive. Ainsi qu’il est apparu très tôt aux interprètes moins enclins à l’euphorie laudative, ce livre se présente moins comme un bloc homogène que comme un composé résultant de l’intégration de deux axes analytiques différents, voire juxtaposés, dans leur logique de composition. A une première version remontant aux années de la guerre et comportant une magistrale reconstruction généalogique de l’antisémitisme nazi, se superpose une deuxième version, écrite dans les années 1949-50, dans laquelle l’analyse s’ouvre à la comparaison typologique avec le communisme stalinien. C’est précisément dans cette dernière section que prend racine ce paradigme totalitaire destiné à investir rétrospectivement toute l’œuvre. Toutefois cette opération de raccommodage, loin de conférer de l’unité au texte, en expose encore plus la fracture interne : comment trouver trace des racines du communisme soviétique dans la dégénérescence et la dérive — de la crise de l’Etat-nation, à l’impérialisme colonial, jusqu’à l’explosion du racisme biologique — qui a mené au nazisme ? Voire, comment ramener le particularisme naturaliste du nazisme à l’hypertrophie universaliste de la philosophie de l’histoire révolutionnaire ? Que du reste les deux axes du livre ne trouvent pas un vrai point de tangence logique et lexicale, si ce n’est au prix d’un forçage qui greffe un objet précédemment élaboré, sur un cadre conceptuel ultérieur et hétérogène, cela apparaît non seulement dans la différence de qualité de la recherche — ample et approfondie dans le cas du nazisme, inévitablement pauvre et superficielle dans celui du communisme — mais aussi dans la disparité des approches. Alors que la première partie pouvait être thématiquement rapportée à la polémique antilibérale et anticapitaliste assez proche, dans son inspiration fondamentale, des travaux contemporains de Borkenau, de Neumann (et également de Hilferding), la seconde apparaissait quelque peu conditionnée par une position anticommuniste préalable, liée au début de la guerre froide.

5Il y a, naturellement, chez Arendt, quelque chose de plus, et aussi de différent, par rapport à cette littérature — à partir de l’extraordinaire tension morale qui culmine dans les pages finales traitant des camps de concentration. Mais cela n’efface pas l’impression de dédoublement initial et de superposition, entre deux registres de discours qui ne se sont jamais bien intégrés. Mon sentiment est que, au-delà de raisons plus contingentes, cet écart structurel est la résultante d’une antinomie plus profonde, intrinsèquement liée au paradigme du totalitarisme en tant que tel. Il s’agit du rapport entre ce que l’on définit comme le phénomène totalitaire et ses antécédents — voire, plus généralement, entre contemporanéité et origine. Comment concilier le retour à l’origine, annoncé dès le titre par Arendt, avec le présupposé déclaré de l’absolue hétérogénéité de la phénoménologie totalitaire par rapport à toutes les formes politiques qui la précèdent ? Comment peut-on, en d’autres termes, retracer l’origine de ce qui, par ses caractéristiques inédites, semble se soustraire à toute séquence génétique de type causal ?

6La réponse implicite de la narration arendtienne se réfère à la distinction entre condition de possibilité et cause effective : ce n’est que dans des conditions déterminées et très particulières que la première glisse automatiquement vers la seconde, que la potentialité logique se réalise historiquement — d’où la discontinuité de principe de ce qui pourtant, dans la reconstruction a posteriori, apparaît comme pouvant être renvoyé à une série continue. Mais ce qui pose problème, dans cette façon de présenter les choses, c’est le caractère en tout état de cause linéaire que finit par assumer tout le parcours, cela malgré la césure horizontale entre modernité et totalitarisme. Le totalitarisme du XXe siècle, entendu comme une dynamique, ou mieux une logique, en soi unitaire, finit par apparaître comme l’issue, non pas inéluctable a priori, mais rendue de fait telle, du moins en présence de certaines conditions, d’une logique tout aussi homogène, à l’instar de celle à laquelle la modernité dans son ensemble est reconduite. Il est vrai que, chez Arendt, il se produit entre les deux segments une accélération soudaine qui en différencie les connotations — mais le long d’une même ligne de développement qui commence par Hobbes et précipite dans l’abîme d’Auschwitz et de la Kolyma.

7Retenir que Hobbes, interprété d’ailleurs comme idéologue de la bourgeoisie capitaliste « a donné à la pensée politique le préalable à toute doctrine raciale [5] » — ainsi que l’écrit Arendt — est une erreur de perspective qui ne peut être renvoyée au seul plan de l’historiographie philosophique, mais qui finit aussi par plier tout le cadre analytique à un double présupposé continuiste qui, alors qu’il projette l’auteur du Léviathan dans un contexte lexical absolument extérieur à son effective prestation, écrase le phénomène totalitaire sur une matrice qui lui est largement hétérogène. Ce n’est pas tout : faire du philosophe de l’autoconservation individuelle un défenseur ante litteram de la mobilisation totale, oriente la grille interprétative vers cette indistinction catégorielle entre nature et artifice, entre histoire et vie, qui efface les véritables lignes de fracture de la tradition moderne en la condamnant irrémédiablement à la dérive totalitaire. Car, selon Arendt, cette dérive est préparée par une philosophie de l’histoire qui, loin de s’opposer à la fixité de la nature, l’incorpore en elle-même en une sorte d’expansion continue qui finit par anéantir tout ce qu’elle rencontre avant de se détruire elle-même. Toutefois, cette combinaison indifférenciée d’historicisme et de naturalisme — dont l’épicentre idéologique serait situé dans la rencontre symbolique entre Marx et Darwin — est chez Arendt l’issue d’un dysfonctionnement plus originaire concernant la dimension même de la politique : dès le début de l’âge moderne et dans la période chrétienne déjà, elle était vidée de sa substance par rapport à l’unicité de la polis grecque dans laquelle elle resplendissait dans la distance par rapport à la sphère des besoins vitaux, assurés par le travail des esclaves.

8Ce qu’on peut ici d’emblée remarquer, c’est la connexion négative, qui se détermine ainsi, entre cette systématisation catégorielle inhérente au concept de totalitarisme et l’absence, voire le contraste paradigmatique, d’une interprétation de type biopolitique. Ce qui ne veut pas dire que Arendt ait négligé — surtout dans ses œuvres ultérieures — le rôle de plus en plus envahissant qu’assumait la vie biologique dans le lexique conceptuel moderne. Mais l’élément qui marque une très nette discrimination par rapport à la sémantique biopolitique est que cette émergence du bios se situe chez Arendt à l’extérieur de la sphère proprement politique et en opposition avec celle-ci. Plutôt qu’une modalité de l’agir politique, elle est ce qui en rend l’expression impossible et en tarit la source. D’où l’interprétation de la modernité dans son intégralité comme un processus unique de dépolitisation, qui ne comporte pas de différences significatives. D’où, également, la nécessité de son issue totalitaire, qui ne fait que porter à son accomplissement et à son exaspération la vocation antipolitique déjà largement annoncée dans ses formes et dans ses contenus par la tradition philosophique qui la précède. C’est ainsi que le dernier et le plus paroxystique des rejetons de la philosophie de l’histoire moderne — à savoir le communisme — est confondu avec quelque chose, le nazisme, que l’on ne peut définir ni comme philosophie, ni comme idéologie, car il a été la première forme intégrale de biologie politique. Une fois expulsée la catégorie de vie en dehors de l’horizon du politique, celui-ci se referme dans un circuit dissolvant où les plans de différence qui le coupent et le transforment finissent par disparaître.

9Très différente est l’interprétation de la modernité dans la perspective biopolitique mise en œuvre par Foucault. Conformément à la généalogie nietzschéenne dont il s’inspire, toute possibilité de lecture unifiée s’annule au profit d’un cadre coupé d’écarts horizontaux et verticaux qui s’opposent à tout présupposé continuiste. L’entrée en scène de la vie biologique, loin de mener tout le cours de la philosophie moderne à une unique dérive dépolitisante — comme c’est le cas dans le modèle arendtien —, trouble la scène en la disposant le long de différents vecteurs de sens qui se chevauchent et s’interpénètrent sans jamais se superposer ou s’unifier en une seule ligne d’écoulement. Ce n’est pas que Foucault conteste l’hétérogénéité, ou l’étrangeté, de la catégorie de vie par rapport au langage classique de la politique. Mais la force de sa perspective généalogique réside précisément dans sa capacité à introduire ce « dehors » à l’intérieur de ce dernier, c’est-à-dire à reconnaître la rupture qui se détermine à un certain moment dans l’autonomie du politique en faveur d’une dynamique où intérieur et extérieur se recoupent réciproquement. Pour employer une expression de Deleuze, on pourrait dire que, chez Foucault, dans l’histoire de la politique moderne s’instaure un pli, ou mieux une série de plis, poussant l’intérieur vers l’extérieur ou introduisant l’extérieur dans l’intérieur.

10Ce mouvement — que Bruno Karsanty a mis en relief [6] — est à la fois l’issue et le présupposé de l’explosion du concept d’origine déjà repéré par Nietzsche, ainsi que Foulcault l’a parfaitement reconstruit dans le célèbre essai intitulé justement Nietzsche, la généalogie, l’histoire. S’il n’existe pas une origine pleine et absolue du processus historique, si l’origine n’est jamais unique, si elle se dédouble et se démultiplie toujours en plusieurs origines, qui ne sont donc plus définissables en tant que telles, l’ensemble des vicissitudes historiques de l’Occident est destiné à prendre un aspect irréductible à la linéarité d’une perspective unique. Déjà mouvementée à son début du fait du contraste, ou du moins de l’hétérogénéité, entre la typologie grecque de la citoyenneté, et la typologie hébraïco-chrétienne orientée vers le contrôle pastoral des consciences d’abord et des corps ensuite, l’histoire de la politique moderne se trouve brisée par des logiques différentes et aussi en opposition, telles que celle du pouvoir souverain et celle du régime biopolitique, dédoublée à son tour entre modèle disciplinaire et modèle de gouvernement, entre soin des corps individuels et soin du corps collectif de la population. Histoire où ces vecteurs apparaissent comme entrelacés, mais pour cette même raison différenciés l’un de l’autre, en une multiplicité de fils qui se nouent et se dénouent continuellement, convergent et divergent sans une direction bien définie.

11Relus à la lumière de ce scénario inédit — avec les lignes de fuite qu’il marque par rapport à la conception canonique de la pensée juridico-politique — les textes et les auteurs modernes mêmes, à partir de Machiavel et de Hobbes jusqu’aux classiques de l’économie politique, présentent de nouveaux visages, des profils inconnus, des segments de sens discordants par rapport aux interprétations fournies par la littérature traditionnelle. Et ce n’est pas tout : toutes les catégories politiques — de la catégorie de souveraineté à celle de droit, d’Etat, de société — prennent un sens différent et hétérogène par rapport à l’interprétation traditionnelle. Il suffit de penser, par exemple, à la multiplicité de significations que prend le concept foucaldien de gouvernement — soustrait à sa sémantique usuelle et confié à un lexique différent qui en altère toutes les connotations. Ce concept est lexicalement étranger à ce que pourtant il traverse et modifie continuellement — la forme de l’Etat. Sans parler du rôle inédit attribué aux guerres, au pouvoir, à l’économie dans le cadre du régime gouvernemental. Ce que le paradigme biopolitique propose, par rapport à l’appareil catégoriel classique, c’est en somme une déconstruction radicale d’objets et d’instruments, de perspectives et de langages, de textes et de contextes. Dans le vaste cadre de l’introduction de la vie à l’intérieur de la politique — à la différence de la perspective arendtienne, où politique et vie apparaissent réciproquement inconciliables — nature et histoire, loin de se superposer en un circuit totalitaire, se disposent selon des fronts ouverts et contraposés, avant de s’impliquer à nouveau mutuellement, avec des significations et des effets irréductibles à ceux d’une simple idéologie [7].

12Si nous entrons davantage dans le vif du discours de Foucault, ce que nous en retirons est, dans l’ensemble, une critique de l’interprétation philosophico-juridique classique. La traduction foucaldienne de la loi en norme, tant dans le sens négatif de ce qui contrôle la vie que dans le sens positif qui la confie à sa logique interne, à son autonomie par rapport à tout nomos transcendant, fait allusion à une critique du droit dans toutes les formes que ce dernier a pris — droit naturel, droit positif, droit souverain. S’il y a, chez Foucault, quelque chose qui ne marche pas, qui ne restitue pas le mouvement réel des choses et des corps, de subjectivation et d’assujettissement, c’est justement le discours de la loi comme confins du pouvoir. Pour Foucault la loi ne peut protéger la polis de la violence tout simplement parce qu’elle en est le résultat : non pas le présupposé, mais l’issue de dynamiques politiques qu’on ne peut scinder, d’actes de bataille, de figures de guerres, de fragments de violence. Il n’y a pas une loi apolitique ou prépolitique, du moment que le but de la politique est justement la mutation des rapports de force que la loi n’est appelée à légitimer qu’a posteriori. La crise de la catégorie de souveraineté — c’est-à-dire la critique déconstructive à laquelle Foucault la soumet — détermine également un bouleversement de l’idée moderne de droit comme prérogative du sujet. Et cela non seulement parce que le sujet en tant que tel, précédant les forces qui le définissent et le structurent, n’existe pas ; mais encore parce que le concept même de droit se brise en vecteurs de sens différents, parfois opposés, qui font correspondre à toute action une réaction, à toute affrmation une négation, à toute imposition une résistance.

13Sous cet aspect, la conception arendtienne se trouve tout à l’opposé : le rôle de la loi est de protéger le lien entre liberté et pouvoir des assauts de la violence. Elle forme, contient, retient le jeu de la politique dans les confins d’une dialectique non violente justement parce qu’elle est garantie par la présence du droit. C’est précisément cette fonction de protection et de stabilisation de l’action politique qui fait de la loi un présupposé nécessaire à toute forme non totalitaire — quelque chose comme des murs qui empêchent les passions civiles d’excéder leurs limites. Bien qu’elle soit dialectisée par des éléments souvent non homogènes — et non entièrement réductibles à cette définition, comme par exemple le discours sur la désobéissance civile [8], qui semble la contredire dans la direction d’un primat de la politique intolérante aux limites de la loi — Hannah Arendt reste somme toute fidèle à une telle perspective. Elle n’ouvre aucun vecteur de critique du droit. Même quand elle en reconnaît les éléments réducteurs, paradoxaux, antinomiques, comme dans le cas des droits humains effacés au nom des souverainetés nationales.

14Il faut dire que la partie des Origines consacrée à l’échec — voire à l’aporie — de la notion de droit humain, constitue un passage génial qui suffit à situer le livre de Arendt au sommet de la littérature politique contemporaine. Elle y reconstruit avec une finesse extraordinaire des vicissitudes dont la tragédie paradoxale n’a jamais cessé d’interpeller la conscience contemporaine, ne serait-ce que par le fait qu’elle revient souvent de nos jours : plus on parle des droits humains, plus on en expérimente le caractère introuvable dans un monde dominé par les appartenances politiques et ethniques. Toutefois, au moment même où Arendt proteste, implicitement et explicitement, contre ce phénomène — contre ce fait que soient introuvables des droits non définis par les législations des Etats nationaux — elle n’en conçoit pas un dépassement possible. Comme si elle restait en quelque sorte prisonnière du cercle qu’elle-même dénonce. Et non pas pour des motifs contingents, mais en raison de la logique même de son discours, entièrement lié à la séparation radicale entre politique et vie humaine. Etant donné que la simple vie, le corps, la donnée biologique ne peut avoir de connotation politique, on ne peut non plus envisager de lui conférer une condition juridique. Dès son origine romaine, le droit ne se réfère pas à l’homme en tant qu’être vivant, mais à la personne juridique, c’est-à-dire à un sujet ne coïncidant pas avec son propre corps. C’est là le présupposé qu’Arendt découvre, avec une lucidité absolue, aux origines de l’histoire contemporaine.

15Toutefois, bien qu’analysant les conséquences terribles qui conduisent en dernière analyse au génocide, elle ne conteste ni ne déconstruit théoriquement le dispositif juridique qui le fonde, se limitant à en assumer l’antinomie profonde. Car pour faire cela, pour proposer un rapport différent entre ius et humanitas, entre norme et vie, entre droit et corps, il eût fallu renoncer au présupposé antivitaliste, ou antibiologiste, de sa théorie en croisant le discours que, quelques années plus tard, Foucault allait conduire en termes de biopolitique et donc de critique du sujet-personne séparé de sa propre corporéité. Je sais combien la notion de subjectivité chez Arendt est complexe et pleine de mille nuances [9] ; que l’on peut soutenir qu’elle en a révoqué le caractère métaphysique dans une perspective destinée à briser en mille morceaux la conception personnaliste et individualiste de la tradition philosophique. Une partie de sa conception va, en effet, dans cette direction. Et pourtant en ce qui concerne la sphère de la loi justement, et plus précisément le rapport entre politique et loi, mon sentiment est que, dans son mode de pensée, elle n’exprime pas une notion de sujet vraiment externe à la théorie classique. Et ce, à cause du refus persistant de mettre la politique et le droit en relation directe avec la vie biologique. C’est cet interdit — auquel elle restera toujours fidèle —qui l’empêchera de rompre le diaphragme qui dans la tradition juridique s’interpose entre la personne et le corps, entre l’être vivant et le masque qui le recouvre.

16En ce sens, c’est comme si Arendt restait liée à un élément de transcendance — à la diversité, ou à la différence, entre le sujet, l’acteur, le héros politique et sa façon d’être elle-même, sa simple présence en tant qu’homme ou femme. Précisément le passage, ou le saut, tenté quelques années plus tard par Foucault — dans le cœur de l’immanence, ou comme l’aurait dit Deleuze, dans une pensée du dehors. Lorsque Foucault brise la forme de la subjectivité dans le processus de subjectivation, lorsqu’il disperse l’individu dans les fragments de son expérience extérieure, lorsqu’il décentre la personne dans les modes de l’impersonnel, il me semble qu’il ouvre une possibilité pour la pensée qu’Hannah Arendt n’a pas vue, aveuglée qu’elle était par la lumière de l’action politique. Il est évident que cette pensée du dehors — c’est-à-dire de l’implication, certes problématique, entre vie et politique — ne prédispose pas en soi à un discours affirmatif sur les droits humains comme droits des corps des hommes. Il reste cependant que ce n’est qu’à partir de la double déconstruction de l’idée de droit d’un côté et du concept de personne de l’autre — mise en œuvre par Foucault à la suite de Nietzsche et en parallèle avec Deleuze — qu’il est possible d’imaginer quelque chose comme une norme de vie ; non pas une norme appliquée à la vie d’en haut et de l’extérieur, mais une norme tirée de la vie même, de sa dimension à la fois impersonnelle et singulière.

17Je crois qu’il faut revenir sur cet élément impersonnel et singulier — celui qui a été défini comme une pensée de la troisième personne. S’il est un point où la différence entre les deux auteurs se révèle de façon évidente, c’est justement le contraste entre la lumière qui baigne chez Arendt les héros de la politique, leur donnant de la visibilité, les détachant par rapport aux hommes communs, à l’opacité des hommes infâmes dont parle Foucault dans un de ses textes les plus célèbres [10] : des hommes littéralement sans visages, immergés dans le caractère impersonnel, générique, anonyme de leurs vies biologiques. Si Arendt est penseur de la lumière, de la transcendence et du regard, Foucault est philosophe de l’ombre, de l’immanence et de la force. Si l’une est du côté de ce qui est absolument personnel, l’autre appartient au langage de l’impersonnel. Je ne sais pas lequel des deux nous parle aujourd’hui avec le plus d’intensité, lequel raconte le mieux les vicissitudes de l’homme mondialisé — bien que je n’aie pas voulu cacher mon option personnelle. Peut-être devrions-nous être à même de dessiner une perspective qui, sans occulter la différence profonde de leurs discours, sache en croiser les trajectoires.


Date de mise en ligne : 01/01/2011.

https://doi.org/10.3917/tumu.026.0009

Notes

  • [1]
    A. Brossat, L’Epreuve du désastre : le XXe siècle et les camps, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [2]
    S. Forti, Il totalitarismo, Roma-Bari, Laterza, 2001.
  • [3]
    G. Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1995.
  • [4]
    Cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997.
  • [5]
    H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 413.
  • [6]
    Bruno Karsanty, « La politique du dehors », in Multitudes, n° 22, 2005, pp. 38-50.
  • [7]
    Cf. R. Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Torino, Einaudi, 2004 ; J. Revel, « Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du discontinu », in Le portique, n° 13-14, 2004, pp. 259-274.
  • [8]
    Cf. H. Arendt, « Civil Disobedience », The New Yorker, sept. 1970, pp. 70-105.
  • [9]
    Cf. en particulier E. Tassin, Le Trésor perdu, Hannah Arendt et l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999.
  • [10]
    M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001.
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