Tumultes 2005/1 n° 24

Couverture de TUMU_024

Article de revue

Nomadisme et métissage

Pages 179 à 189

Notes

  • [*]
    Nous présentons ici un entretien réalisé en décembre 2004.
  • [1]
    Toni Negri, Michael Hardt, Empire, Exils, coll. essais. Voir aussi, des mêmes auteurs : Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, La Découverte, 2004.

1Sonia Dayan-Herzbrun : La première question que je souhaiterais te poser, à propos de la question des citoyennetés cosmopolitiques, thème de ce numéro de Tumultes, est celle de la conception que tu proposes de la citoyenneté comme citoyenneté mondiale, puisque jusqu’à présent on a plutôt conçu la citoyenneté dans des espaces clos — bien sûr l’espace de la cité au sens propre (civitas), et ensuite dans l’espace de la nation — dont tu montres très bien dans ton livre Empire [1], qu’elle est en crise à l’époque de la post-modernité. On peut imaginer des citoyennetés multiples. Peut-on parler de citoyenneté au niveau mondial ?

2Toni Negri : Parler de citoyennetés cosmopolitiques, c’est toujours un peu utopique. Le problème n’est donc pas celui de l’institution juridique de la citoyenneté, mais celui d’un processus, de tendances, et surtout d’un monde de besoins et de désirs. Il y a une base subjective qui désormais apparaît de plus en plus dans la vie de notre pays, mais pas seulement, base subjective dans laquelle il y a des gens qui s’expriment. C’est ce besoin d’être reconnu en tant que citoyen partout dans le monde qui fait sens. Ce qui signifie que de plus en plus les frontières deviennent des éléments incompréhensibles pour les gens. Ce sont seulement d’inutiles blocages au transfert des cultures, et même des marchandises, aux échanges en général, et aux échanges intellectuels. On vit désormais dans des réseaux de communication, qui sautent toutes les frontières. On vit dans des régimes familiaux dans lesquels de plus en plus l’idée d’une identité physique, raciale, etc., perd de l’importance. Tout le monde ne pense pas cela. Mais je pense que les choses, les forces les plus intéressantes et décisives, à savoir surtout les forces économiques, sont enfin engagées dans cette libéralisation. Libéralisation, non au sens d’un néo-libéralisme, mais au sens de cette capacité libératoire vis-à-vis de toutes les entraves, tous les blocages que les gens connaissaient. Depuis mon enfance j’ai toujours désiré pouvoir me déplacer librement dans le monde entier, et je l’ai fait. Mes enfants et les gens que je connais ont ce même désir. On n’arrive plus à s’exprimer en dehors d’espaces qui ne soient pas illimités. De ce point de vue, le désir des citoyennetés cosmopolitiques est quelque chose d’absolument naturel, exprimé avec une force extrême. C’est quelque chose qui est immédiat, un peu comme le vouloir vivre, le conatus.

3S. D.-H. : Dans ce que tu écris tu mets beaucoup l’accent sur cette notion de réseau, sur laquelle tu insistes et que tu reprends là. Peux-tu en dire un peu plus ?

4T. N. : Le réseau, c’est la forme dans laquelle aujourd’hui le travail et en général l’activité des hommes détermine sa productivité, sa capacité de multiplication, de reproduction du monde. Mais le réseau, ce n’est pas quelque chose de technique. C’est aussi la technique. Cependant derrière la toile il y a la coopération. Une coopération dans laquelle les hommes s’expliquent de manière vraiment entière. Ce n’est pas seulement une forme rationnelle d’utilisation instrumentale. C’est quelque chose qui est linguistique, relationnel, affectif. La communication aujourd’hui, la communication sur le réseau est vraiment une machine de production ontologique. Ce qui signifie que c’est une machine qui crée avec des mises en relations des conditions de coopération qui sont de plus en plus réelles et des possibilités qui sont de plus en plus réalisées.

5S. D.-H. : En même temps — je vais porter la contradiction — les frontières, au contraire, séparent d’une manière très rigide les gens qui sont de plus en plus défavorisés. Il y a tous ceux à qui on interdit de se déplacer.

6T. N. : La question des frontières a profondément changé. Le concept de frontière qui était ce qui séparait, qui défendait des communautés privilégiées, à la manière du colonialisme et de l’impérialisme en général, qui déterminait aussi la fiction, c’est-à-dire la construction idéale des pays assujettis qui était faite par l’impérialisme et le colonialisme, s’est modifié. Edward Said de ce point de vue a montré de façon magistrale ce processus de création des frontières, et aussi des coutumes existantes construites en tant qu’existant à l’intérieur de la domination. Il y a eu pendant une très longue période une conception du confins, de la frontière, donc de la construction des identités à l’intérieur des frontières qui était profondément liée à l’espace. Derrière cela il y avait, se présentant comme un envers, une conception de la souveraineté, de la souveraineté territoriale. Aujourd’hui cette idée d’espace est une idée qui devient de moins en moins concevable. Où sont les espaces ? On peut faire aujourd’hui le tour du monde en une journée. Tout cela ne signifie rien, je sais. Mais on peut le faire. C’est cette possibilité qui marque le désir. On trouve dans le monde des gens avec qui on parle, on discute. On peut construire les choses. En plus, quel est aujourd’hui l’avantage d’avoir une appartenance unique et de s’enfermer dans des frontières ? On n’a la force, ni de maintenir ses coutumes, ni de se défendre. On n’a pas la force, la capacité de maintenir une ingénuité et une indépendance radicale. Tout le tissu sur lequel les gens vivent est complètement bouleversé par ce processus de mondialisation. Et le désir et le langage désormais sont complètement liés à cette grande vague.

7S. D.-H. : Ce que tu dis est très intéressant. C’est surtout au niveau du désir que cela se passe. Je voyage beaucoup dans les pays du Sud et c’est vrai que dans les pays du Sud plus encore qu’ici les gens sont de chez eux et d’ailleurs. Ils vivent avec l’ailleurs. Même avec un épicier au fond d’une petite ville du Maroc, on peut parler du vaste monde, et le monde est présent. Dans un taxi à Dakar on entend des radios étrangères, et immédiatement on parle de ce qui se passe très loin dans le monde.

8T. N. : Et c’est pour cela que les gens émigrent. C’est une migration qui a aussi complètement changé de nature. Il n’est pas vrai que les gens aujourd’hui émigrent parce qu’ils ont faim. Ils émigrent sur la base d’un désir de participer à notre monde.

9La nature de l’émigrant a profondément changé, même d’un point de vue sociologique. Quand tu regardes par exemple les gens qui arrivent en Italie — ils sont des milliers et des milliers. Je parle beaucoup avec les gens qui dirigent les associations pour l’aide à l’immigration clandestine. Ils sont complètement stupéfiés par la culture, le niveau, la mutation anthropologique qui s’est passée dans l’immigration. Ça, c’est quelque chose de fondamental. Mais tout cela est possible parce qu’en même temps, dans un rapport dialectique, je veux dire avec cette relation réciproque, il y a un changement dans la structure technologique qui est également fondamental. La production n’est plus une production qui se base sur un travail individuel, sur le travail spécifique de l’ouvrier. La production est aujourd’hui relation, coopération, elle met en œuvre des éléments intellectuels et donne la première place au travail immatériel qui n’est pas ancré dans un espace. Mais, selon moi, l’envie de fuir dans la migration, c’est surtout l’envie de changer ; c’est donc le désir à l’état pur qui devient élément productif. Si l’on pense à ce qu’est en réalité le travail intellectuel, cognitif, on aboutit aussi à cela ; c’est toujours le plaisir d’aller au-delà. C’est Ulysse dans la production. C’est cela la chose qui unifie le travail et les émigrants : le plaisir et l’émotion de chercher de nouveaux mondes, qui s’ajoute au refus par les gens de la misère, et à la résistance.

10S. D.-H. : On rejoint là les questions du nomadisme et du métissage dont nous voulions parler. Mais c’est quelque chose qui est quand même refusé par les institutions. La seule manière de justifier l’immigration c’est soit la productivité économique, soit l’atteinte aux droits de l’homme dans les pays d’où viennent les gens. C’est un désir qui n’est pas reconnu, qui n’est reconnu qu’aux très riches.

11T. N. : Toute la structure capitaliste aujourd’hui est devenue une structure répressive. Ceux qui la représentent ne sont même pas capables d’interpréter les expériences vécues des gens. Ils sont obligés de les interpréter à travers des catégories renversées. Je pense à ce qui est en train de se passer sur la question de la sécurité, qui devient défense du terrorisme. Ils ont besoin de s’inventer un terrorisme pour définir leurs objectifs. Il est évident que la sécurité, c’est un besoin fondamental, surtout quand on travaille en coopération. On a besoin d’avoir des paramètres qui soient des paramètres normaux, un désir de normalité, de tranquillité, de langage bien formé. Mais tout cela c’est quelque chose qui vient des gens, qui vient du plaisir. On a plaisir à parler, on crée du langage. Tout cela se passe vraiment dans le travail. Et eux ont besoin de s’inventer un ennemi absolu pour ré-entrer dans le jeu, dans ce jeu qui est celui de la coopération.

12S. D.-H. : Pourrais-tu en dire plus sur la coopération ? La coopération, c’est un concept qu’on trouve chez Marx. Toi, tu l’introduis à un niveau mondial. Tu lui donnes une autre portée.

13T. N. : Moi je trouve que la coopération est la coopération entre les gens qui travaillent. C’est une coopération accrue. D’un côté, c’est la forme dans laquelle le travail industriel, donc la forme la plus haute du capitalisme, s’est développé. A partir de cela la coopération devient qualité de la vie. Au fur et à mesure que le travail devient un travail immatériel, la coopération linguistique, c’est-à-dire la coopération entre les gens à travers les langues, à travers la langue, à travers l’expression linguistique, devient fondamentale par la production même.

14S. D.-H. : Peux-tu préciser un peu ?

15T. N. : Cela signifie que par exemple aujourd’hui quand on produit, on produit à travers des langages, qui sont des langages qu’on fait passer à travers l’ordinateur, et ces langages sont des langages qui produisent, qui donnent eux des ordres aux machines. Et nous, nous construisons continuellement des langages qui travaillent, et nous travaillons dans la coopération linguistique. C’est dire que notre travail est un travail de coopération linguistique. La forme de coopération la plus adéquate à expliquer ce qu’est la multitude par exemple, c’est justement le langage, la coopération linguistique. A savoir : un ensemble de singularités, qui est un ensemble infini, d’un côté, et dans lequel chacun est une singularité. Mais c’est seulement à travers la coopération que ces singularités arrivent à exprimer un sens.

16S. D.-H. : La multitude n’est pas une masse.

17T. N. : Non. C’est un ensemble de différences spécifiques qui sont des différences physiques, matérielles, qui ont des déterminations. Mais la seule chose, justement, qui peut les mettre en jeu, c’est leur communication, leur indépendance avant tout et leur communication.

18S. D.-H. : C’est l’humanité.

19T. N. : Oui, c’est l’humanité.

20S. D.-H. : L’humanité dans la multiplicité.

21T. N. : Ce n’est pas une humanité idéale. C’est une humanité qui souffre, qui souffre de cette dépossession qui lui est imposée par un capital qui reste, qui est là, qui commande et qui essaie d’organiser continuellement, dans des formes qui sont des formes de rupture, d’exclusion. Il y a cette négativité extrêmement lourde qui est imposée du dehors, une négativité ordinative qui va jusqu’à la guerre. Quand ils n’ont plus de valeurs spécifiques autour desquelles construire l’image du grand capital, les puissants se réfugient dans la guerre. Aujourd’hui, nous sommes dans cette situation-là.

22S. D.-H. : La guerre qui devient une guerre de tous contre tous. Peut-être avons-nous déjà abordé la question du nomadisme et du métissage. Tu dis de façon très énigmatique que ce sont des figures de la vertu. Je me demandais en quel sens tu l’entends. Peux-tu développer cette question du nomadisme telle que tu l’abordes dans Empire ?

23T. N. : Ce n’est pas le nomadisme ou le métissage en soi qui sont des expressions de la vertu, ce sont des produits de la vertu. Qui est elle-même une opération constitutive. Je n’entends pas ici la vertu au sens machiavélien, comme une espèce de rapport entre l’individu et l’efficace ; comme l’efficacité. La vertu selon moi est une construction. C’est une opération constitutive. C’est en ce sens que j’y rattache le nomadisme et le métissage. Je suis convaincu que tout l’ordre dans lequel nous entrons maintenant est un ordre artificiel, au sens où il est construit, où les hommes sont en train de le construire. Cela a très peu de rapport avec la nature. Il est évident que le nomadisme est un point de vue spatial alors que le métissage renvoie à un point de vue structurel, ontologique dans lequel tout s’ouvre, tout casse la continuité, la téléologie naturelle.

24S. D.-H. : Peux-tu préciser ?

25T . N. : La conception de la nature a toujours été celle d’une continuité avec une fin. Cette conception téléologique a été transférée de la nature à l’ordre social.

26S. D.-H. : C’est la conception de la natura naturans.

27T. N. : Oui, même si dans natura naturans il y a déjà un moment, du moins dans l’humanisme de la Renaissance, d’utopie et de rupture possible. Mais en général, c’est ça. Quand on arrive à considérer que cet ordre n’est pas un ordre objectif, mais qu’il s’agit d’un ordre dans lequel la subjectivité agit, et quand cette capacité d’agir de l’humain à l’intérieur de ce processus, devient quelque chose qui n’est plus seulement introduit, mais quelque chose qui constitue cette réalité, alors toutes les formes dans lesquelles le vieil ordre naturel est cassé, deviennent des formes positives. On le dit artificiel, mais c’est en réalité une seconde, une troisième nature qui est créée. Encore une fois on n’est pas dans l’artificialité.

28S. D.-H. : Le métissage serait finalement de cet ordre-là.

29T. N. : C’est avant tout cela. En plus il a cette énorme capacité, non seulement de mettre ensemble des couleurs différentes, des types différents. On peut penser à ces hommes formidables, à ces espèces de nouvelles fées, avec des yeux verts, des cheveux rouges, la peau noire, dont on se demande d’où ils viennent. Ce sont des femmes surtout. Dans la Bible il y avait les Circassiennes, de ces formes qui surgissaient des rêves ou leur donnaient naissance. Aujourd’hui ce sont des formes d’humanité. En plus il faut considérer que derrière ces différentes couleurs il y avait aussi des différences de niveaux culturels, et surtout des peuples, des gens qui étaient pauvres. Cette rupture est aussi un symbole du fait qu’il n’est plus possible de faire coïncider les lignes d’exploitation avec les lignes de couleurs. Après il y a un autre problème, celui qui tient au fait qu’on a créé de nouvelles formes de vie artificielle, métamorphosée. Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les manipulations en général, mais elles existent et je comprends parfaitement la puissance d’une chose pareille. De plus, il y a tous les discours sur les métamorphoses et sur les prothèses, surtout quand on arrive sur le terrain de la médecine entendue comme éthique — à la manière de Descartes. On commence à penser par exemple que la lutte contre la mort à travers la métamorphose des corps est possible.

30S. D.-H. : Il ne faut pas non plus que le rêve se transforme en cauchemar.

31T . N. : C’est toujours possible, avec la bio-politique. Il n’y a pas eu de gens plus bio-politiciens que les Nazis. La thanato-politique était tout cela. Et d’autre part quand on regarde un peu les origines mêmes du concept de biopolitique, si on en revient à l’eugénisme, on voit que ce sont des choses absolument ambiguës. Dès le début.

32S. D.-H. : En même temps, justement, ta perspective à toi est très différente, dans la mesure où tu lies les métissages et les métamorphoses à la subjectivité.

33T. N. : A la lutte de classes et à la subjectivité.

34S. D.-H. : Ce n’est jamais une artificialité imposée de l’extérieur, c’est au contraire une création de soi.

35T. N. : Il peut y avoir eu des médiations qui sont des médiations imposées par le pouvoir. C’est évident. Il faut bien le dire, en Italie les gens étaient fascistes, il faut le reconnaître sur le terrain de la biopolitique. En Allemagne ils étaient nazis. La résistance était très limitée. En Italie elle était un peu plus large, mais en Union soviétique ils étaient vraiment communistes. Communistes staliniens, pas communistes en général. Ici, aujourd’hui, ils aiment bien le capitalisme. Je ne veux pas dire que tout cela est équivalent, que c’est la même chose, être nazi, stalinien. Les homologies sur ce terrain, c’est la chose la plus idiote qu’on puisse dire. C’est bien vrai que de plus en plus, dans la façon dont le pouvoir investit la vie, le rapport entre les gens et le pouvoir devient ambigu.

36S. D.-H. : Je voudrais aborder la question de l’amour comme concept politique, comme nécessaire pour saisir le pouvoir constituant de la multitude. J’ai trouvé cela superbe, et en même temps mystérieux. Cela me parle immédiatement, presque au niveau affectif. J’ai essayé d’associer cela à Saint-Augustin, mais je pense que c’est un peu autre chose.

37T. N. : Lorsque je parle d’amour, je parle toujours en termes spinozistes. L’amour c’est en réalité cette capacité de mettre ensemble une compréhension de la vérité, donc une activité intellectuelle extrêmement développée, déployée, et le fait que toujours avec cela il y a une relation sociale plus intense. C’est cela que Spinoza appelle l’amour. L’amour n’est pas ici un concept romantique. C’est vraiment la force qui tient ensemble la société au niveau le plus haut des consciences de soi.

38S. D.-H. : Y a-t-il un rapport avec la philia d’Aristote, qu’on traduit généralement par amitié ?

39T. N. : Il s’agit toujours de contenu chez Aristote et dans toute la philosophie grecque en général. Toutes les fois qu’on parle d’amour, de philia, de philos, etc., on parle toujours de contenu. La puissance subjective n’est jamais mise en jeu. Ou alors elle est mise en jeu dans les rapports individuels. Chez Spinoza je crois, et dans le matérialisme moderne et postmoderne, ce qui est mis en jeu c’est la possibilité réelle de construire à travers l’intelligence un monde amoureux, c’est-à-dire un monde social et juste, un monde commun. Et l’amour est pour ainsi dire désidéalisé. Il devient un désir extrêmement fort, mais un désir qui subit les contraintes du réel.

40S. D.-H. : Très différent par exemple du monde amoureux de Fourier.

41T. N. : Oui, le monde de Fourier était caricatural de ce point de vue. Ou le monde amoureux des Grecs, justement, ce monde qui était cette médiation entre penia et poros, pauvreté et richesse. Non, je pense moi à Diotime réalisée. L’amour dont je parle est un amour qui respire fort, mais qui respire la réalité ; il respire la capacité de mettre ensemble les gens et de les faire fonctionner. L’amour s’entend comme un désir qui confronte la réalité.

42S. D.-H. : Est-ce à dire qu’il n’y a plus de contrat ?

43T. N. : Il n’y a pas seulement l’amour, il y a aussi l’institution, il y a aussi tout le procès extrêmement fatigant de constitution, d’un ordre. Je ne suis pas anarchiste. Moi je veux construire un ordre. Je pense qu’on peut le détruire, mais même détruire l’ordre ce n’est pas un acte individuel, ce sont de grandes luttes. Il ne s’agit pas d’un ordre anarchique. C’est un ordre dans lequel la solidité des rapports entre les gens constitue une société, fait société. On dit aussi faire multitude. Faire multitude cela signifie faire reconnaître à tout le monde qu’il est dans un rapport d’ensemble entre singularités. Et que ce rapport d’ensemble entre singularités est un rapport qu’il faut ordonner. Il faut produire des formes dans lesquelles tout cela soit enregistré.

44S. D.-H. : Le réel c’est cela. A partir de là, imaginer des institutions autres. Imaginer des façons permanentes d’être ensemble.

45T. N. : Imaginer des formes permanentes d’être ensemble, en traversant la réalité d’aujourd’hui. Par exemple, je vis aujourd’hui dans un réel qui s’appelle exploitation généralisée dans l’empire. Comment dois-je faire pour construire un autre ordre là-dedans, pas en dehors ? C’est pour cela que pour moi il n’y a pas de dehors. Mais justement c’est le capitalisme qui a déterminé cette situation, qui a amené à l’expulsion du dehors. Il n’y a plus de dehors. La situation réelle de la société dans le capital, c’est ça. C’est-à-dire que tout est devenu marchandise. On n’a aucune possibilité de se référer à des valeurs innocentes, ingénues, dehors, comme les valeurs d’usage, qui seraient pures, indigènes. Non, tout est dedans, dans l’Empire. Mais c’est là-dedans qu’il faut construire et qu’on peut le faire. Une alternative. C’est pour cela que je suis absolument polémique, par exemple, avec l’Ecole de Francfort. Je peux comprendre jusqu’au fond le fait qu’ils soient allés jusqu’au bout de la compréhension de la colonisation du monde, de la vie, mais ils n’ont pas compris que, plus ce monde se laissait absorber dans le capital, plus la possibilité de rupture et de résistance se généralisait.

46S. D.-H. Ils avaient vécu...

47T. N. : Ils ont vécu la guerre.

48S. D.-H. A tel point, me semble-t-il, qu’ils se sont arrêtés au nazisme. La lecture d’Adorno que j’admire cependant beaucoup, me pose deux grandes questions. La question de la colonisation, qui est complètement absente de ses textes et qui pour moi est essentielle. L’autre question, c’est l’absence d’investissement dans la lutte politique et les luttes sociales, qui pour moi ne se distinguent pas.

49T. N. : Ils ne peuvent pas le faire parce qu’ils ont bloqué quelque chose. Ils ne se sont pas aperçu que l’exploitation ce n’est pas seulement un procès qui provient du capital, ils ont vraiment donné la première place à l’expansion du capital, sans comprendre que le capital est un rapport, et qu’il peut exister seulement dans la mesure où il est un rapport. C’est un rapport parce que le capital sans la force de travail n’existe pas.

50Maintenant, le passage que nous essayons de faire, c’est de concevoir même la souveraineté de ce point de vue. C’est-à-dire détruire la souveraineté en tant que rapport. La définir en tant que rapport et donc la faire sauter en tant que rapport.

51S. D.-H. : Oui, je voudrais bien te suivre, mais je me demande si les nouvelles formes de capital mondialisé ne le rendent pas totalement insensé et insaisissable.

52T. N. : Je suis complètement d’accord. C’est le caractère totalement parasitaire de ce pouvoir. C’est vraiment un ensemble de non-sens. La capacité de mesurer, de donner une mesure, et donc, plus ou moins, de diviser l’ensemble de la richesse sociale, toutes ces questions-là sont devenues impossibles. La seule chose qui reste, c’est le fait qu’il y a un rapport d’exploitation. Pas avec l’ouvrier simplement, avec la société, les peuples. Une exploitation généralisée et séparée, car ils ont encore la possibilité de jouer une chose, un groupe, contre l’autre.

53S. D.-H. : Partant de cette relation complexe entre les contradictions complexes et mondiales des contradictions et des luttes, sur quoi doit porter ton prochain livre ?

54T. N. : Le prochain livre sera sur la condition humaine, sur le passage de la chair au corps, de l’en-soi au pour-soi, qui ne peut se faire qu’à travers les passions.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/tumu.024.0179

Notes

  • [*]
    Nous présentons ici un entretien réalisé en décembre 2004.
  • [1]
    Toni Negri, Michael Hardt, Empire, Exils, coll. essais. Voir aussi, des mêmes auteurs : Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, La Découverte, 2004.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions