Tumultes 2002/2 n° 19

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Article de revue

Ales Razanaù : un poète de son temps

Pages 90 à 106

Notes

  • [1]
    L’adjectif « biélorussien » est ici préféré à « biélorusse ». Ce dernier est marqué par la période soviétique, tandis que le premier rend compte de la longue histoire de la Biélorussie.
  • [2]
    Depuis, l’Etat biélorussien a créé, durant l’été 2002, une structure unique qui regroupe l’ensemble des revues ; les rédacteurs en chef sont nommés par le Président lui-même.
  • [3]
    N°3 du 10 janvier 2001.
  • [4]
    Principale figure du mouvement nationaliste biélorussien et principal concurrent d’Alexandre Loukachenka jusqu’à son exil aux Etats-Unis en 1996.
  • [5]
    Mélange de russe et de biélorussien qui caractérise notamment la langue du Président de la république.

1Ales Stiapanovitch Razanaù, poète biélorusse, est né en 1947. Il commence à être publié en Biélorussie en 1961 et reste connu pour plusieurs de ses recueils, dont Renaissance, publié en 1970 et qui marque un véritable tournant dans sa carrière poétique. Les principales caractéristiques généralement attribuées à sa poésie sont son caractère expérimental, toujours à la recherche de formes poétiques nouvelles où peuvent s’instaurer des associations et des métaphores complexes ; son aspect éminemment philosophique, invitant l’esprit à des promenades dans des espaces illimités, et proposant des études de la spiritualité de l’être. On en prend généralement pour preuve le fait qu’Ales Razanaù a été le premier à réintroduire dans le champ poétique biélorussianophone la forme poétique du verset. Outre la publication de nombreux recueils, Ales Razanaù fait également partie des artistes de Biélorussie connus pour avoir pris la défense de la langue biélorussienne [1] du temps de l’URSS, à avoir accédé à de plus en plus de responsabilités dans le sillage de la proclamation, en 1991, de l’indépendance de la Biélorussie. En 1990, il avait déjà reçu le prix d’Etat Ianka Koupala. En 1992, il entre au Centre national pour la recherche et pour l’éducation Frantsisk Skarina, participe à la fondation et au comité de rédaction de la revue Krynitsa et, en 1995, il devient vice-président du Pen centre de Biélorussie.

2L’élection, en 1994, et au suffrage universel, de l’autoritaire Alexandre Loukachenka à la présidence de la Biélorussie, a progressivement incité de nombreux artistes ayant soutenu l’indépendance à adopter une attitude de résistance. Outre les procédés explicites de censure qui ont conduit certains auteurs à être écartés des plans d’édition gouvernementaux, la vie littéraire biélorussienne a également été marquée, ces dernières années, par l’exil de personnalités intellectuelles majeures qui ont été aidées par le Parlement international des écrivains, comme les écrivains Vasil Bykaù, d’abord en Finlande, puis en Allemagne, ou Svetlana Alexiévitch, d’abord en Allemagne puis en Italie. Ales Razanaù fait partie des auteurs ayant également ressenti le besoin de quitter la Biélorussie après avoir reçu l’aide du Parlement international des écrivains. L’affaire connue sous le nom de « Neklaev » a marqué pour lui le retour d’une politique de pressions de la part des autorités, qui a été déterminante dans son départ pour l’Allemagne en 2001.

L’Affaire Neklaev

3Vladimir Neklaev, poète, président de l’Union des écrivains, a d’abord été considéré comme un proche du régime d’Alexandre Loukachenka. Le 20 juin 1999, venu à Varsovie pour assister à un séminaire de littérature, il a annoncé aux journalistes son intention de ne pas retourner en Biélorussie, soupçonnant les autorités de vouloir monter une affaire financière contre lui, après le lancement d’un audit sur la revue littéraire Krynitsa dont il fut, pendant plusieurs années, le rédacteur en chef. Il a également expliqué qu’il était impossible de dialoguer avec le président Loukachenka et a ajouté que l’entourage présidentiel était composé de personnes indifférentes à l’avenir de la langue, de la culture et de la littérature biélorussiennes. Le 24 juin, Vladimir Neklaev confirmait son intention de demander l’asile politique en Pologne. Le même jour, Pavel Iakoubovitch, rédacteur en chef du journal Savietskaïa Bielaroussyïa était envoyé à Varsovie pour négocier le retour de son confrère. La veille, le président du Comité d’Etat à la presse et à l’édition déclarait que l’enquête menée sur la revue Krynitsa n’avait révélé que des irrégularités financières mineures, qui ne pouvaient en aucun cas entraîner de condamnations sérieuses. Outre le fait que la pression fiscale est un des principaux instruments aux mains du pouvoir actuel pour bloquer toute forme d’opposition par la désignation de « criminels de droit commun » qui ne peuvent revendiquer leur statut de « prisonniers de conscience », les ramifications de l’affaire « Neklaev » étaient doubles. Premièrement, le conflit entre Vladimir Neklaev et Vladimir Zamietaline, ministre chargé de la culture et de l’éducation, revenait sur le devant de la scène. En 1998, dans un discours prononcé au Parlement biélorussien qui statuait sur les questions culturelles, Vladimir Neklaev avait vivement critiqué la politique anti-langue biélorussienne du ministre. A la suite de cette prise de position, une partie des écrivains de l’Union se serait regroupée pour publier une résolution condamnant la politique d’unification entre la Biélorussie et la Russie. D’autres écrivains prétendaient qu’aucune résolution n’avait jamais été publiée par l’Union des écrivains et que cette information relevait de la falsification pure et simple. La fracture au sein de l’Union des écrivains, divisée entre les partisans d’Alexandre Loukachenka et ses opposants, aurait été en revanche le digne fruit de la politique de Zamietaline, qui « luttant contre tout ce qui est biélorussien » a trouvé, en générant des dissensions internes, un excellent moyen d’affaiblir l’Union. Zamietaline, dont la politique culturelle a été dénoncée à plusieurs reprises comme une politique de « nihilisme national », a même fini par acquérir la réputation de fossoyeur de l’intelligentsia biélorussienne.

4La procédure d’enquête financière lancée contre la revue Krynitsa devait également être replacée dans son contexte. Depuis le 10 février 1999, le Comité d’Etat à la presse et à l’édition avait lancé plusieurs avertissements à des journaux indépendants pour avoir publié des informations critiques vis-à-vis de la politique d’Alexandre Loukachenka. Au bout du troisième avertissement, le Comité d’Etat à la presse et à l’édition peut fermer un journal. Aujourd’hui, plusieurs journaux ont disparu de cette manière, d’autres ont été regroupés sous une même tutelle de l’Etat qui, pour s’assurer l’entier monopole de l’information en Biélorussie, en a profité pour nommer de nouveaux rédacteurs en chef à sa solde. Les journaux de province n’ont pas été épargnés par cette procédure qui, dans la majorité des cas, a été couplée avec la mise en place, par la Cour économique suprême, de Commissions financières chargées de vérifier la régularité des comptes des journaux visés. Les enquêtes fiscales sont accompagnées d’autres mesures, certes moins visibles. Par exemple, au mois de janvier 1999, la Maison de l’édition biélorussienne informait le journal indépendant Naviny, ex-Svaboda interdit en novembre 1997 et imprimé hors de Biélorussie, que désormais, la rédaction devrait payer le droit d’entrer sur le territoire ainsi que le droit de diffuser le journal en kiosque. En outre, les méthodes fiscales tendent à transformer une censure explicitement politique en délit de droit commun [2]. Depuis l’Etat biélorussien a créé, durant l’été 2002, une structure unique qui regroupe l’ensemble des revues ; les rédacteurs en chef sont nommés par le Président lui-même.

5Dans ce contexte, l’affaire « Neklaev » a immédiatement été empreinte d’une forte charge symbolique car ce dernier était, de fait, le premier membre de l’Union des écrivains à demander l’asile dans un autre pays pour des raisons explicitement politiques. Et après l’éclosion de ce conflit, on se souvient qu’Alexandre Loukachenka avait invité les membres de l’Union dans sa résidence pour leur demander de mettre leur plume au service de l’Etat.

6Ales Razanaù est, quant à lui, resté plus que prudent dans ses déclarations publiques concernant la situation de son confrère, de toute évidence déçu qu’il était de l’attitude de ce dernier qui, selon lui, « ne dit pas tout ce qu’il sait ». Il quitte la rédaction de Krynitsa, puis la Biélorussie.

De la dissidence en URSS à l’exil

7Dans la dernière interview qu’il donne avant son départ pour l’Allemagne au journal Biélorouskaïa Delovaïa Gazeta[3], Ales Razanaù présente toutefois son départ comme étant dans la continuité de son expérience de poète indésirable déjà du temps de l’URSS, montrant que, pour ce qui concerne la politisation abusive de l’art en régime autoritaire, ce dernier n’était pas né de la dernière pluie. Qu’il puisse exister des formes d’art considérées comme « dangereuses » ou « indésirables » par certains régimes n’est certes pas une nouveauté. Mais Ales Razanaù montre qu’au-delà même du contenu critique des œuvres envers l’autoritarisme d’un régime qui empêche le poète de s’exprimer, c’est la relation de résistance que le poète en personne entretient vis-à-vis du pouvoir autoritaire qui reste un des premiers éléments de politisation de son œuvre. Toujours au-delà du contenu, c’est l’acte même de censure qui contribue également à politiser l’œuvre pour ses récepteurs.

8Comme tous les écrivains biélorussianophones, Ales Razanaù, et malgré l’intérêt qu’ont récemment montré des traducteurs allemands et baltes pour ses œuvres, dit également subir l’absence de soutien de son propre Etat au développement de l’écriture en langue biélorussienne : « Je ne pense pas qu’il y aura un intérêt croissant pour mon œuvre, explique-t-il. Mais si les maisons d’édition biélorusses accordaient elles-mêmes plus d’attention aux œuvres biélorussianophones, alors, dans les autres pays, on pourrait considérer qu’il est normal de s’y intéresser et de les traduire ». Le second élément important de politisation des œuvres en Biélorussie est la langue biélorussienne elle-même, puisque le choix de la langue d’écriture passe pour une prise de position politique.

9Pour lui, cette problématique ne diffère pas de ce qu’il a pu vivre du temps de l’URSS, où il s’était fait connaître des autorités comme meneur des manifestations étudiantes de 1968, acquérant ainsi la réputation de « dangereux nationaliste ». L’histoire des manifestations de 1968 en Biélorussie reste méconnue. Nul ne semblait s’attendre, à cette époque, à voir naître un mouvement étudiant contestataire dans une république considérée comme la plus « soviétisée » et « russifiée » de l’URSS et « si peu orientée vers les questions nationales ». Mais jusqu’en Biélorussie, le printemps de Prague semblait avoir produit son effet, et Razanaù témoigne des inquiétudes de la jeunesse universitaire de l’époque qui se mit à revendiquer que la langue biélorussienne puisse occuper la place qu’elle méritait dans le système d’Education nationale. Ales Razanaù se retrouva parmi les dirigeants d’un mouvement pétitionnaire qui avançait ces revendications. « Ensuite, explique-t-il, le système s’est mis en route ». On lui demanda la liste des signataires. Il répondit qu’il l’avait brûlée. « Je me souviens, témoigne-t-il, que dans le bureau du doyen, le représentant du “système” affirmait de manière autoritaire que l’expertise de la cendre ne permettait pas de le confirmer. Le soir même, avec d’autres étudiants, nous avons pris du papier à l’internat, que nous avons brûlé et que nous avons mis dans une urne. C’est ainsi que d’un point de vue formel, mes propos ont été confirmés : il y avait bien de la cendre ». Même si de grands écrivains avaient soutenu publiquement le mouvement étudiant de 1968 (Vasil Bykaù, Nil Gilevitch ou Maksim Tank), Razanaù fut surveillé de près. Le doyen de l’université lui confirma qu’on connaissait chacun de ses faits et gestes.

10Cette réputation issue de 1968 a ensuite lourdement influé sur la carrière du poète. Ales Razanaù s’est par exemple vu refuser son admission comme « aspirant » à l’Académie des sciences de Biélorussie, même si, explique-t-il, il avait été le meilleur de sa promotion après avoir été diplômé de l’Institut pédagogique de Brest. On lui proposa une autre orientation, « comme par charité » dit-il, mais il refusa et partit faire son service militaire. Cette fois encore, son « passé nationaliste » avait été dûment inscrit à son dossier. Il put ensuite entrer comme rédacteur au journal Literatoura i Mastatstva, mais au bout de quelques semaines, le rédacteur en chef du journal, Leonid Prochka, lui demanda de donner sa démission. « Se battre était inutile, explique Ales Razanaù, mais je fus soutenu par les autres écrivains ». Aussi fut-il convoqué par le secrétaire du Comité central à l’idéologie, Aliaksandr Kouzmine, et la première question que ce dernier lui posa fut encore : « Pourquoi vous a-t-on exclu de l’université ? » En 1981, son recueil Chemin-360 mit non seulement beaucoup de temps à paraître, mais il fit l’objet de nombreuses corrections et coupes de la part de ses éditeurs qui estimaient ne pas pouvoir publier le texte original sans modifications. Encore à cette époque, Ales Razanaù avait même été menacé de « répression ».

11Aujourd’hui, Ales Razanaù définit son art poétique comme proche de la pensée existentialiste, « comme la caravelle de l’Odyssée qui ballotte devant les rives de Charybde et Scylla, devant toutes les rives et tous les horizons encore inconnus ». Razanaù s’identifie également à l’image du « gladiateur qui poursuit une lutte sans espoir ». Razanaù est décidément un poète de son temps, pour qui « le militantisme est une manière d’aller au monde. Si tu t’affranchis du militantisme, affirme-t-il encore, tu risques de t’affranchir de toi-même ».

Conversation

12Dans une interview qu’il m’accorda en septembre 2001, et dont il s’agit de redonner ici les principaux extraits, Ales Razanaù témoignait ainsi sur sa réputation:

13A. R. — Lorsque j’ai été obligé de quitter la revue Krynitsa, je n’avais plus de travail. Je ne pouvais plus rien trouver nulle part, car toutes les structures sont d’Etat. Or j’avais déjà une réputation. En 1968, j’avais dirigé des manifestations étudiantes. J’ai été très actif. Vous comprenez de quelle époque il s’agissait ? C’était encore l’époque du mur de fer. A cette époque, personne ne pensait sincèrement qu’il pouvait se produire quelque chose en Biélorussie. A Prague, les manifestations d’étudiants avaient été réprimées. Mais en Biélorussie, logiquement, il était impossible qu’il se passe quelque chose. J’ai compris que pour qu’il se passe quelque chose, il fallait concevoir une action comme on conçoit un geste créateur. Très vite nos enseignants ont cherché à nous faire revenir à la raison. La raison ! N’y a-t-il donc rien de plus en l’être humain qu’une raison froide et logique ? Nous n’avons de toute façon pas pu nous réaliser jusqu’au bout. Et quoi que j’aie pu faire après, on m’a toujours regardé au travers de ce prisme de meneur de manifestations. « Il est trop orienté nationalement », « Il a trop d’imagination, il peut désobéir aux ordres et n’en faire qu’à sa tête ». Après l’affaire Krynitsa, j’ai eu le sentiment que l’histoire se répétait. Autour de moi, toutes les conditions ont de nouveau été créées pour que je ne puisse plus travailler. J’ai une famille... Je n’avais même plus de salaire. Même le milieu des écrivains n’a pas pu m’aider. Or on ne peut créer que dans la rencontre avec l’Autre. A quoi cela sert-il de s’asseoir à sa table pour écrire des vers lorsque tout le monde vous tourne le dos ? L’imagination créatrice peut également se détourner de vous dans les minutes difficiles. J’étais dans une situation critique. Quelques-uns de mes poèmes ont été publiés dans Literatoura i Mastatstva. Voyant leur ton, certaines personnes ont dit : « Il est foutu. C’en est fini de sa poésie. Il est devenu aveugle ». Dans ce genre de situation, il y a beaucoup de personnes qui réagissent comme cela. Et tout a basculé. J’étais en train de couler. Lorsqu’entre la terre et le ciel, il se forme un tel voile... Le déchirer ? Je n’en avais pas la force. Cela m’était impossible.

14V. S. — Que gardez-vous aujourd’hui de votre éducation soviétique ? Cherchez-vous à vous en séparer?

15Lorsque tout était interdit, lorsque les livres paraissaient sous forme de photocopies, on ressentait le besoin de trouver une nourriture spirituelle, et on prêtait plus d’attention aux œuvres que l’on pouvait trouver. La conscience piste l’esprit, elle cherche quelque chose. Elle veut trouver une sorte de miroir où elle peut trouver son essence, dans l’être même, qui doit préserver, cacher quelque chose pour lui-même. C’est comme un prétexte pour mieux se comprendre soi-même. L’homme soviétique ne pouvait pas faire cela ouvertement. On se passait des photocopies pour se donner également le sentiment de vivre. La subjectivité est une chose primordiale pour la création artistique. C’est au travers du prisme de ses sentiments subjectifs que le poète voit et comprend ce monde, les événements. Ces derniers temps, rien n’est resté en place. Le monde n’a pas cessé de bouger. Ce n’est pas si facile de penser en Biélorussie. Les gens qui pensent souffrent. Et les gens qui soutiennent ce régime ne pensent pas, ils obéissent aux ordres. Ce n’est même pas un régime de variante soviétique. La pensée ne peut pas atteindre un certain niveau. Elle a déjà appris à se cacher et à regarder le monde selon d’autres horizons.

16V. S. — Quels sont pour vous les liens que la création poétique entretient avec la politique ?

17A. R. — Il s’agit de liens complexes. L’écrivain est politique et créateur en même temps. Mais lorsqu’un créateur devient un homme politique, alors il cesse d’être et créateur et politique. Ce phénomène de création qui n’est jamais étudié jusqu’au bout contient une force énorme. C’est un phénomène syncrétique. On sait bien que le mot est également action, lorsque le mot est vrai. Les gens parlent beaucoup. Si quelqu’un occupe la place publique pour dire, politiquement, « Je suis d’accord avec telle réforme », pour un poète, vous comprenez que c’est bien peu. Le poète se doit de chercher quelque chose de plus profond. Une œuvre a une présence. Elle ne dit pas seulement quelque chose. Elle est présente dans l’action. Je me dis qu’entre la politique et la création littéraire, il y a comme une relation à 90 degrés. Ce n’est pas l’angle le plus catégorique qui soit. Ce n’est pas comme entre la « position » et « l’opposition » qui se tournent résolument le dos à 180 degrés. La littérature entretient une relation à la réalité, mais dans le même temps, la littérature élève la réalité dans une autre sphère, ce que j’appelle la sphère de la synthèse. La littérature peut correspondre à la réalité ou elle peut lutter avec la réalité, mais lorsqu’elle lutte, c’est d’une manière qui lui est propre. Faire de la littérature comme on fait des slogans, c’est bien peu pour un poète. La littérature ne peut pas se réaliser dans le pour, le contre, le slogan ou le tract. Elle ne peut pas se contenter de la place publique. Elle a besoin des verticales comme des horizontales. Alors elle vit, elle est présente et elle devient puissante. Elle s’empare de la situation politique, et dans le même temps, elle devient comme une direction à suivre. Dans quelle direction doit-elle se développer ? J’ai été très actif sur la scène politique. En 1994, quand Alexandre Loukachenka est arrivé au pouvoir, j’ai dessiné son portrait. J’ai également fait celui de Zianon Pazniak [4]. Mais depuis que je suis en Allemagne, j’ai compris que ce ne sont pas des matières à exercices littéraires. Le principal personnage de notre littérature de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle devrait-il être A. Loukachenka en couleurs ou en noir et blanc ? Notre thématique principale devrait être la thématique politique. Pour la littérature, c’est du suicide. Je ne veux pas ne parler que de lui. La littérature a bien d’autres choses à faire que de parler de lui. Elle a pour elle tout l’univers, les relations entre la terre et le cosmos, la vie des gens. Mais il se trouve que le pouvoir a engagé un combat contre la littérature biélorussienne. Et la littérature biélorussienne consciente de son histoire et de ses racines ne pourra jamais accepter un tel régime. Le fait que Loukachenka soit très populaire ne fait pour moi que souligner que nous vivons dans un monde politisé, mais pas seulement en Biélorussie d’ailleurs. Partout dans le monde, on assiste à des luttes. Peut-être que la Biélorussie fait figure de zone où ces luttes apparaissent de façon plus claire. Mais la lutte est globale. Nous vivons dans un monde bien assez politisé à mon sens. Or les politiques se préoccupent de choses très superficielles. Ils ne vont jamais au fond des choses. Le rôle du poète est de dénoncer, de montrer les phénomènes qui sont encore devant nous, qui ne se désignent pas seulement comme des choses, mais qui permettent de lier l’homme à leur profondeur, à leur hauteur, à leur beauté, au cosmos.

18V. S. — On vous qualifie de chercheur. Vous êtes également réputé pour avoir introduit de nouvelles formes dans le champ poétique biélorussianophone.

19A. R. — J’ai commencé comme scénariste à écrire des poèmes classiques. J’ai également écrit des articles et tout a commencé à se détruire de l’intérieur. La réalité est si complexe. J’ai ressenti une transformation très profonde. Je suis passé par tous les –ismes, modernisme, hermétisme, surréalisme. Et c’est seulement ensuite que j’ai trouvé une forme, celle du verset:

Dans mes mains une icône, sur laquelle il n’y a
Aucune révélation, aucune peinture,
Une icône noire en bois.
Je la tiens devant moi et avec elle
librement je m’envole au dessus des cours, au-
dessus des jaunes arbres d’automne, au-dessus
de la terre je m’étends...
Je sais, sur quoi sont fondées mes possibilités
– elles ont leurs couleurs, leurs traits
et leurs frontières, mais ma frontière est impossible,
où est-elle ?
Existe-t-elle ?
Noire icône.
Et les muets abîmes de l’espace, où sont les roseaux,
Ne brûlant pas, du soleil.

20L’icône noire (1982)

21Creuser, creuser jusqu’à trouver l’eau, le goût. Nous nous cognons contre la porte qui ne s’ouvre pas, mais la porte est bien censée s’ouvrir, elle s’ouvrira peut-être d’elle-même. L’art est synthèse, esprit de compréhension du monde. C’est cet esprit de synthèse qui caractérise la littérature artistique moderne. Sans ce lien avec le plan de la hauteur, avec l’esprit, l’homme est comme emprisonné dans son microcosme sans lien au cosmos. Je crois que dans la poésie, beaucoup plus que dans n’importe quel genre littéraire, il y a une connaissance, un savoir qu’on peut qualifier de très ancien. La poésie parle de l’essence et de l’origine des choses dans son propre langage. Je crois que l’homme n’est pas qu’un être social. Je crois qu’il est également un être cosmique, sans cela, il serait incapable de poésie et la poésie n’existerait pas. C’est parce que la poésie est possible qu’elle contient une connaissance du futur. De quoi ? De la réalité politisée, et voilà que la relation entre les horizontales et les verticales fonctionne à nouveau. Et voilà que de nouveau, nous nous retrouvons liés à la verticale. Oui, la poésie donne de la voix à l’inconnu. Lorsque les choses sont déjà connues, la poésie reste sans voix, elle n’a rien à dire.

22V. S. — Pouvez-vous définir la manière dont vous concevez aujourd’hui le rôle du poète de langue biélorussienne dans la société ?

23A. R. — Peut-être fallait-il que tout cela arrive. Avec les autres écrivains en exil, nous avons compris que nous n’étions soudain plus de simples écrivains en résidence à l’étranger pour quelque temps. Nous avons été obligés de redéfinir notre rôle en tant qu’écrivains. Nous avions soudain le sentiment de devoir représenter le phénomène de la littérature biélorussienne hors de Biélorussie. Et c’est une lourde responsabilité. Il fallait soudain que nos mots puissent ébranler les gens. Il fallait que nous puissions leur montrer que la littérature biélorussienne est un phénomène européen. En Allemagne, je rencontre des gens qui s’intéressent à mes œuvres. J’ai le sentiment d’apporter quelque chose de nouveau, de faire entendre, en Allemagne, la langue et la littérature biélorussiennes. Des séminaires sur la littérature biélorussienne ont été organisés. Des publications se préparent. Porter cette parole n’est pas un rôle moins important que d’écrire. En mars 2001, j’ai pu participer à un festival international de poésie à Stockholm. A Berlin, il y a eu le premier festival mondial de littérature. Cette fois encore, j’ai été invité. Et c’était très agréable de sentir l’attention qui était portée à la poésie biélorussienne, et surtout, dans des conditions normales. Nous devons entrer dans un contexte européen, et ce n’est pas simple, même s’il existe des œuvres fortes en biélorussien. J’ai récemment travaillé avec le compositeur allemand Eugène Gotlab von Brohem. Il s’agissait de trouver une nouvelle forme poétique en relation avec la musique. Les compositeurs biélorussiens ne sont pas encore prêts à mener ce genre d’expériences. Le problème n’est pas qu’une question de ressemblance entre poésie et musique. Mais tous les sons se font écho. Ils entretiennent des relations très fines. Ce qui m’intéresse est ce que j’appelle le son du sens. Le son contient du sens. Le sens s’exprime en son. Tout est lié de façon très fine. Chaque son se fait écho, les sons résonnent mais pas de façon évidente, le lien est beaucoup plus profond. Et le ressentir de ces liens permet la naissance d’une musique intérieure, versets, poèmes. Et c’est de la profondeur du texte que s’élève la musique.

24Nous devons également apprendre à reclasser notre propre alphabet pour y trouver des signes, du sens, des images. On peut chercher dans différentes directions et se perdre, perdre ce qu’il y a de plus précieux et se retrouver dans des formes entièrement standardisées. J’ai essayé de donner aux mots leur propre langue. Le mot dessine son portrait, crée son autoportrait. Tous les autres mots aident ce mot à s’exprimer, à créer son autoportrait, dans le contexte, dans la connaissance de la langue même. Certes, on va me dire que certains mots biélorussiens ressemblent à des mots d’autres langues slaves. Vous pouvez effectivement dire « pain » ou « main » de la même manière dans plusieurs langues slaves. Mais le sens des mots se modifie en fonction du contexte. Dites « pain » dans un champ biélorussien, et cela n’aura pas le même sens que le mot pain en russe. L’esprit même du mot n’est pas le même. Prenez le « loup » biélorussien. Vous ne pouvez pas le comparer à l’idée du loup allemand ou latin. Chaque langue redessine le portrait de chaque mot autrement. Car tout est question de relation, du rapport particulier que chaque mot entretient aux autres mots de la même langue.

25V. S. — Un poète est lié à la langue et il y a eu une véritable guerre linguistique en Biélorussie. Comment avez-vous réagi ?

26A. R. — Il y a plusieurs aspects à cette guerre. Le premier aspect de cette guerre est permanent, puisqu’il s’agit de la survie de la langue biélorussienne, pour qu’elle soit souveraine en Biélorussie. Le second aspect concerne ses règles. Il existe plusieurs variantes. Je me souviens bien des deux référendums. Les gens nous disaient : « Demain, vous allez vous réveiller dans un autre Etat, dans une réalité ». Et le lendemain est arrivé... J’ai eu le sentiment de me réveiller comme on se réveille après une terrible beuverie. J’ai eu le sentiment d’avoir été trahi, que quelque chose de très mal avait été accompli. « Le pouvoir des mots et les mots du pouvoir ». Cette langue. Le problème n’est pas la trasianka en tant que telle [5], c’est de savoir ce qu’il y a derrière et qui la pratique. Elle peut être neutre. Il y a des variantes neutres de trasianka. Mais derrière la sienne [celle du Président], on voyait toute la Russie. Et c’est cela qui nous paraissait dangereux. Quelle était la grande politique qui menait cette trasianka ? Qui la dirigeait ?

27V. S. — On dit depuis Tchernobyl que les Biélorusses connaissent notre futur. Qu’ici peut naître une nouvelle philosophie : qu’en pensez-vous ?

28A. R. — Vous ressentez vraiment cela ?

29V. S. — Oui.

30A. R. — Cela me fait très plaisir que vous me disiez cela, que vous soyiez capable de le ressentir. La Biélorussie n’est pas née avec un beau visage. Elle est née dans la littérature, mais cela n’a pas été un véritable événement. Il nous faut donc travailler autrement nos propres instruments. Les autres pays d’Europe ont déjà dit ce qu’ils avaient à dire. Ici, je ne sais pas si cela devra se produire de la même façon, de façon classique. Peut-être que cette philosophie, on peut l’imaginer comme une issue vers un nouveau continuum temporel. Cela ne sera pas une variante académique de la philosophie. La relation à l’événement de Tchernobyl a ici son importance. Il s’agit d’un événement qui avant d’agir sur la réalité, chez nous, ici, s’est matérialisé pour rester comme suspendu sur un autre plan. J’ai écrit par exemple un verset intitulé « Autre soleil » entre 1994 et 1995 sur ce sujet, et un autre intitulé « Signe », deux ans avant Tchernobyl, qui parle également de la catastrophe:

Pour nous protéger du hasard, nous
Avons élevé un mur de pierre,
Emmuré le destin,
Planté un paratonnerre,
Fait des lois,
Planifié notre vie au lointain fu
Tur – pour des décennies, des siècles,
Mais...
Mais au tout début de l’été est ve-
Nu l’hiver dans les squares,
Mais tout près de l’hôtel de ville soudain, en
Plein vol, un oiseau mort est tombé,
Mais l’eau s’est réchauffée en janvier,
Mais les vieilles gens se sont arrêtées en che-
Min pour dire : « Nous entendons les larmes de nos parents
Couler... »
(1984)

31Avant de se produire dans notre réalité, Tchernobyl était suspendu dans l’air. Depuis un an, deux ans même. Et nous avons attrapé ce qui était dans l’air. Moi aussi je l’ai fait. Alors que l’événement n’était pas encore entièrement parvenu sur cette terre. Il existe également des œuvres littéraires biélorusses qui pour moi ont une résonance particulière dans le contemporain, comme la poésie de Natalia Arsiennieva par exemple. Elle a écrit dans les années 1930:

J’erre sans chemin
Seule j’irai chercher
Ce qu’on ne pourra jamais posséder,
Ce que personne ne peut donner.

32Avoir, posséder, c’est ce que je ressens de la vie à l’Ouest. Travaille, gagne de l’argent, construis ta maison... Le principe au cœur de cette poésie ne concerne pas seulement la notion d’errance, mais également celle de possession. Il ne faut rien posséder, car il y a des choses plus élevées que toi, comme le cadeau du cosmos, comme l’ouverture à quelque chose d’immatériel. L’étoile filante... Je suis convaincu que le livre existe déjà ailleurs, sur une matrice quelconque, cosmique. La matérialité de l’objet ne doit pas faire oublier sa présence antérieure. Tu ne fais que la découvrir. Le poète est peut-être comme un pont.

33Entretien recueilli et traduit du biélorussien par Virginie Symaniec.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/tumu.019.0090

Notes

  • [1]
    L’adjectif « biélorussien » est ici préféré à « biélorusse ». Ce dernier est marqué par la période soviétique, tandis que le premier rend compte de la longue histoire de la Biélorussie.
  • [2]
    Depuis, l’Etat biélorussien a créé, durant l’été 2002, une structure unique qui regroupe l’ensemble des revues ; les rédacteurs en chef sont nommés par le Président lui-même.
  • [3]
    N°3 du 10 janvier 2001.
  • [4]
    Principale figure du mouvement nationaliste biélorussien et principal concurrent d’Alexandre Loukachenka jusqu’à son exil aux Etats-Unis en 1996.
  • [5]
    Mélange de russe et de biélorussien qui caractérise notamment la langue du Président de la république.

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