Notes
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[1]
Article original : Frank Dobbin, 2001-2002. Do the Social Sciences Shape Corporate Anti-discrimination Practice ? : The United States and France, Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 23, 829-864. Avec l’aimable autorisation de F. Dobbin et des responsables de la revue, que nous remercions.
Traduction de Élodie Béthoux et Caroline Vincensini avec Samuel Allain, Lucile Belda, Gaspard Bianquis, Quitterie Boucly, Noémie Cognard, Jules Cornetet, Julien Giorgi, Olivier Mauviel, Marion Michel, Marion Munch, Anton Olive-Alvarez, Julia Paul, Baptiste Richasse et Victoire Sessego. Tous nos remerciements à Cécile Guillaume et à Vincent-Arnaud Chappe pour leurs relecture et conseils. -
[2]
NdT : Les Jim Crow Laws renvoient à une série d’arrêtés et de règlements promulgués dans les villes et États du Sud des États-Unis entre 1876 et 1965. En distinguant les citoyens selon leur appartenance raciale, ils imposaient une ségrégation dans les lieux publics, sur laquelle a longtemps été fondé le système de ségrégation racial états-unien.
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[3]
NdT : Slichter (p. 202) définissait le drive system comme « la stratégie de la recherche de l’efficacité non pas en récompensant le mérite, ni en cherchant à intéresser les hommes à leur travail […], mais en les pressant de produire de grandes quantités. La tendance principale du drive system est de susciter la peur du management chez les travailleurs, et l’ayant suscitée, d’en prendre avantage ».
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[4]
NdT : traduit en France en 1994, sous le titre Les institutions de l’économie, Interéditions.
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[5]
NdT : Le Office of Federal Contract Compliance Programs, qui relève du Department of Labor, a été créé en 1978.
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[6]
NdT : C’est-à-dire d’entreprises qui prennent explicitement appui sur la diversité de leurs salariés et parviennent à d’excellents résultats grâce aux effets bénéfiques de cette dernière.
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[7]
NdT : L’auteur se réfère ici aux « consent decrees », c’est-à-dire à des arrangements légaux dans lesquels le gouvernement accepte de renoncer à poursuivre un accusé qui, sans reconnaître sa culpabilité, accepte de s’abstenir de recourir aux activités illégales dont il était accusé.
I – La structure de l’État, les sciences sociales et la lutte contre les discriminations
1Depuis le Civil Rights Act de 1964, la lutte contre les discriminations a connu de véritables révolutions aux États-Unis, dans la loi comme sur les lieux de travail. Au départ, la loi et les pratiques cherchaient à empêcher les discriminations les plus évidentes – pour mettre fin au système Jim Crow [2] dans le monde du travail. Durant les années 1970, la gestion de l’emploi dans les entreprises ainsi que la jurisprudence ont énormément changé en intégrant de nouvelles théories structuralistes sur les discriminations. Ces théories dénonçaient des pratiques qui, sans être à première vue discriminatoires, avaient pour effet de désavantager les femmes et les minorités. Dans les années 1990, la gestion de l’emploi et la jurisprudence ont encore évolué. S’appuyant sur la révolution cognitive en sciences sociales, elles ont pris en considération les catégorisations cognitives ou le recours aux stéréotypes et leurs effets, à la fois sur les attentes des travailleurs et sur les décisions prises par les managers lors de l’attribution de promotions.
2La France a également proscrit la discrimination en matière d’emploi par une loi de juillet 1972, assez proche dans sa forme du Civil Rights Act de 1964. Cependant, en France, les pratiques des employeurs et le droit contre les discriminations ont peu changé par la suite. Les pratiques du monde du travail n’y ont pas intégré ces deux vagues de travaux en sciences sociales. La France a en effet connu bien peu de changements en la matière, jusqu’à la nouvelle loi de 2001 qui étend la définition de la discrimination sur le lieu de travail. Pourquoi le droit et les pratiques de lutte contre les discriminations ont-elles connu des évolutions si différentes aux États-Unis et en France ?
3Je pense que c’est la structure de l’État qui a donné lieu à des situations très différentes dans ces deux cas. Aux États-Unis, la fragmentation de l’État et sa porosité encouragent les militants et les spécialistes des ressources humaines à repousser les limites de la définition restreinte de la discrimination posée en 1964. De là est née une armée de spécialistes en ressources humaines qui, parce qu’ils tentaient d’anticiper les possibles évolutions des interprétations judiciaires et administratives de la loi, ont promu de nouvelles mesures de lutte contre les discriminations (Dobbin et al., 1993). Les révolutions dans les sciences sociales ont ainsi façonné les pratiques des employeurs, non pas directement en façonnant le droit, mais en fournissant de nouvelles armes aux spécialistes des ressources humaines les plus entreprenants. Dans le cas français, le caractère centralisé et imperméable de l’État a découragé ceux qui voulaient développer les fondements de la loi du 1er juillet 1972. Les militants comme les spécialistes en ressources humaines n’ont eu aucune véritable opportunité pour étendre progressivement la définition de la discrimination. Le mode de construction des politiques publiques en France a empêché tout développement important du droit en dehors du cadre de la loi. De ce fait, la loi française n’a pas donné naissance à une armée d’experts désireux de traduire les avancées des sciences sociales dans de nouvelles pratiques en matière d’emploi. Ainsi, en France, le sens donné à la discrimination n’a pas pu évoluer sur la base de cette législation initiale. S’il le juge nécessaire, le législateur peut donner une nouvelle définition de la discrimination, comme il l’a fait en 2001, mais les spécialistes du monde du travail ne peuvent eux-mêmes inventer de nouvelles définitions, par anticipation des changements que pourrait connaître le droit.
4Alors que les activités de lutte contre les discriminations se faisaient rares du côté des employeurs français, les employeurs états-uniens ont adopté progressivement un large panel de mesures. Dans les années 1960, les entreprises ont appliqué les lois sur les droits civiques en supprimant les règles qui interdisaient certains postes aux femmes et aux personnes issues de minorités ethniques. Au début des années 1970, elles ont expérimenté un système de recrutement par quotas, avant que les tribunaux n’invalident cette stratégie. Au tournant des années 1980, les employeurs et les tribunaux se sont emparés du courant institutionnaliste alors en vogue dans les sciences sociales : appliquer la loi les a conduits à inclure de nouveaux systèmes formalisés de gestion du personnel, conçus pour lutter contre les discriminations non intentionnelles produites par les institutions. On attendait alors des mécanismes du marché du travail interne qu’ils formalisent les procédures d’embauche et de promotion, afin que les décisions reposent sur les qualifications et les performances plutôt que sur le copinage. De tels systèmes ont eu en outre l’avantage de créer une trace écrite, que les employeurs pouvaient produire devant les tribunaux pour justifier les recrutements ou les promotions accordées.
5Au début des années 1990, les employeurs ont ajouté un nouvel ensemble de mesures de lutte contre les discriminations, en réponse aux travaux de sciences sociales sur la cognition qui émergeaient alors. La révolution cognitive a montré que les catégories mentales façonnent le comportement des managers comme celui des travailleurs. Pour les premiers, elles façonnent les décisions d’embauche et de promotions. Pour y remédier, des programmes de formation à la gestion de la diversité ont été conçus pour modifier les critères cognitifs des managers. Quant aux travailleurs venant de groupes sociaux désavantagés, les stéréotypes pouvaient freiner leurs ambitions et les amener à s’auto-limiter. Des programmes de tutorat et de mise en réseau ont alors été mis en place pour que ces travailleurs acquièrent les capacités et la connaissance du système nécessaires à leur succès, et pour leur fournir en même temps des modèles positifs auxquels s’identifier.
6Les lois anti-discrimination ont donc eu des effets radicalement différents dans les entreprises américaines et dans les entreprises françaises. La loi américaine a permis à de nouvelles idées venues des sciences sociales d’être intégrées dans les pratiques de lutte contre les discriminations sur le lieu de travail. La loi française n’a pas eu cet effet, bien qu’elle ait pris une forme similaire. En premier lieu, j’avancerai l’idée que c’est l’opposition entre fragmentation étatique d’une part et centralisation de l’autre qui permet de comprendre ces différences. Je reviendrai ensuite à l’intention originelle des législateurs dans chacun des deux pays, avant de passer en revue l’évolution des pratiques de lutte contre les discriminations dans les entreprises, ainsi que celle du droit, dans chaque pays.
II – La structure de l’État : fragmentation et porosité contre centralisation et imperméabilité
7Pourquoi la signification juridique de la discrimination a-t-elle changé si radicalement ces trois dernières décennies aux États-Unis et pas en France ? Pourquoi les sciences sociales ont-elles eu un si fort impact sur cette signification dans le premier pays et pas dans le second ? La réponse réside en partie dans la spécificité de l’État américain. La force du Civil Rights Act provient de l’égale protection qu’il garantit, et le sens de cette garantie, tout comme celui de la garantie de la vie privée, a été interprété de diverses manières par les tribunaux et par l’administration. Dès les tout débuts du Civil Rights Act, il était clair que le sens donné à la discrimination serait amené à changer avec l’air du temps.
8John Meyer et W. Richard Scott (1983) montrent que la fragmentation de l’État aux États-Unis a conduit des organisations, publiques comme privées, à œuvrer activement pour repérer et interpréter tout changement pertinent de la réglementation. La Constitution des États-Unis fragmente intentionnellement l’autorité publique en différents niveaux et branches de gouvernement. En matière de régulation de l’emploi, les villes, les États et le gouvernement fédéral disposent ainsi de prérogatives législatives. En effet, la Constitution divise également les pouvoirs fédéraux entre les branches législative, judiciaire et exécutive. Elle donne autorité aux deux dernières pour interpréter l’intention du législateur, et au pouvoir judiciaire l’autorité finale pour décider de la constitutionnalité de la législation. Puisque les pouvoirs à l’échelle des États et des municipalités ont reproduit la séparation des pouvoirs du gouvernement fédéral, dans la plupart des endroits, trois niveaux de gouvernement, et trois branches à chaque niveau, peuvent interpréter la loi. Dans le cas des lois sur les discriminations, les États et les villes ont leurs propres règles qui vont au-delà de la loi fédérale, et à chaque niveau, l’interprétation de la loi peut varier selon la branche – législative, exécutive ou judiciaire.
9Par opposition, en France, le système légal est celui du droit civil, et non celui de la common law, ce qui signifie, avant tout, que les tribunaux n’ont pas le pouvoir d’interpréter une loi, ni de la renverser sur la base de la jurisprudence et de la tradition. Les lois ne sont pas soumises à de constantes réinterprétations comme elles le sont aux États-Unis. En France, il n’existe rien de comparable au système américain de séparation et d’équilibre des pouvoirs. En outre, l’autorité de l’État y est centralisée au sein de la bureaucratie parisienne, plutôt que répartie entre les régions, les départements et les communes. Le pouvoir en matière de droit du travail est étroitement contrôlé par le pouvoir central ; les communes et les régions ne peuvent pas adopter leurs propres règles.
10Les études qui se sont intéressées à l’évolution du droit anti-discrimination aux États-Unis ont retracé son incroyable expansion due aux mutations de sa compréhension par les employeurs (Edelman, 1990 ; Skrentny, 1996 ; Dobbin & Sutton, 1998). Ces études ont insisté sur l’ambiguïté initiale de la loi et sur la façon dont les tribunaux ont profité de l’ouverture offerte par la séparation des pouvoirs pour étendre la définition de la discrimination (Edelman, 1990 et 1992 ; Dobbin et al., 1993). Erin Kelly (2002) a récemment montré que ce serait la séparation des pouvoirs qui permettrait à divers groupes d’intérêt d’intégrer de nouvelles idées à cette compréhension évolutive de la loi – la séparation des pouvoirs permettant à des lois même clairement définies d’être altérées par les instances judiciaire et exécutive. Robert Lieberman a de la même manière montré que ce qui est déterminant, c’est la structure de l’État : aux États-Unis, sa fragmentation a permis une expansion des lois antidiscriminatoires bien plus importante qu’en France, où l’État est centralisé – et cela bien que les lois initiales aient été claires et similaires dans leur forme (Lieberman, 2002). Cette fragmentation de l’État aux États-Unis ouvre de nombreuses opportunités aux contributions des citoyens, permettant ainsi au droit de changer avec le temps, tandis que la centralisation de l’État en France empêche cette élaboration graduelle du droit.
11Pour Liebermann, le changement d’orientation dans la législation anti-discrimination américaine est lié au remplacement d’une approche qui ignorait la couleur de peau (color-blind), présente dans le Civil Rights Act de 1964, par une politique tenant compte des enjeux liés à la race (raceconscious). Selon lui, ce changement découle du caractère fragmenté de l’État, qui a permis aux partisans des politiques reconnaissant les enjeux liés à la race d’influencer les interprétations administratives et judiciaires de la loi. Inversement, la structure politique française, plus centralisée, a permis à l’approche ignorant ces enjeux, établie par le législateur, de se maintenir. Libermann explique que, loin d’affaiblir la législation anti-discrimination, la fragmentation de l’État états-unien a conduit à la mise en place de politiques de lutte contre les discriminations dans l’emploi plus volontaristes, grâce à l’action de groupes de pression préconisant des mesures correctives dans les différentes branches et les différents niveaux de l’administration. La structure fragmentée de l’État a ainsi été une aubaine pour les défenseurs des politiques tenant compte des enjeux liés à la race, là où, en France, la centralisation a plutôt été un obstacle.
12Partant de ces idées, je montre que, dans le cas américain, la fragmentation de l’État a favorisé le développement d’un corps de professionnels qui ont participé à l’extension du concept de discrimination par l’introduction d’une série de mesures pour l’égalité des chances s’appuyant sur de nouveaux paradigmes dans les sciences sociales. Cela tient principalement au fait que les employeurs n’avaient pas de certitude sur ce que voulait dire la loi, ni sur ce à quoi elle allait mener. Afin de se prémunir contre d’éventuelles poursuites pour discrimination en matière d’emploi, pouvant se révéler coûteuses et embarrassantes, ils ont engagé des experts qui reprenaient les interprétations de la discrimination proposées par les sciences sociales et institutionnalisaient des pratiques d’égalité des chances par anticipation des décisions que pourraient prendre les tribunaux. À l’inverse, en France, la politique anti-discrimination n’a suscité l’émergence d’aucun groupe de ce type parmi les experts en ressources humaines. L’esprit de la loi française paraissait clair, alors qu’en fait il ne l’était pas plus qu’aux États-Unis. La loi française semblait considérer les individus, plus que les entreprises, comme responsables des discriminations, mais c’était aussi le cas au départ dans la loi américaine. La véritable différence entre les deux législations a été que le droit français, lui, ne pouvait pas évoluer grâce à l’action des tribunaux et des agences administratives.
13Mon raisonnement suit plusieurs étapes. Dans un premier temps, je reviendrai sur deux explications classiques de la différence entre la France et les États-Unis et expliquerai pourquoi aucune n’est satisfaisante. Je comparerai ensuite les origines des politiques antidiscriminatoires dans les deux pays pour montrer que leurs législations étaient au départ très proches sur plusieurs points centraux. Le plus important peut-être est que dans leur formulation elles ne semblaient au départ concerner que les cas flagrants de discriminations individuelles. Or cette dimension ne changera pas en France, alors qu’elle connaîtra une évolution remarquable aux États-Unis. Dans un troisième temps, j’examinerai l’histoire de la lutte contre les discriminations en France, et la manière dont les caractéristiques de l’État ont découragé tous ceux qui militaient pour une extension de la définition légale initiale. Revenant sur l’histoire du droit et des pratiques antidiscriminatoires aux États-Unis, j’observerai ensuite comment la fragmentation de l’État a conduit les employeurs à créer de nouveaux postes dont les titulaires ont cherché à deviner, au regard de la jurisprudence, quelles seraient les évolutions futures du droit, et ont contribué ainsi à l’établissement de nouvelles mesures antidiscriminatoires pour s’y conformer. Aussi bien ces experts que les juges ont suivi les avancées des travaux de sciences sociales sur la discrimination, les intégrant aux nouvelles mesures et à la jurisprudence en la matière. Je me concentrerai ici sur la question de la discrimination raciale, car la France et les États-Unis l’avaient l’une et l’autre rendue illégale, alors que la discrimination sexuelle n’était au départ présente que dans les textes états-uniens.
III – Explications concurrentes
14Avant d’entrer dans le cœur de l’analyse, examinons deux explications courantes des différences entre les politiques françaises et américaines de lutte contre les discriminations. Toutes deux cherchent à expliquer l’important développement du droit antidiscriminatoire aux États-Unis et sa stagnation, au moins jusqu’en 2001, en France.
15La première de ces explications renvoie à la forme qu’a revêtue la législation initiale dans chacun des deux pays. Certains auteurs considèrent que le choix initial, en France, d’inscrire cette loi dans le Code pénal plutôt que dans le Code civil a limité la responsabilité des employeurs et a, par conséquent, limité leur intérêt à développer des programmes antidiscriminatoires ambitieux. Cette interprétation soulève cependant une question : comment la législation française aurait-elle évolué si elle avait été mise en place dans le contexte américain ? Au début, les employeurs états-uniens pensaient que seuls les managers coupables de discrimination seraient concernés par la loi, mais pas les entreprises pour lesquelles ils travaillaient. Or, rapidement, les tribunaux ont tenu les entreprises responsables du comportement discriminatoire de leurs managers. Il est fort probable que le droit antidiscriminatoire inscrit dans le droit pénal comme en France aurait été étendu de la même manière par les tribunaux étatsuniens pour toucher non seulement les managers à titre individuel, mais bien l’entreprise dans son ensemble. Par conséquent, la forme pénale ou civile des législations initiales a peu de chances d’avoir eu une influence sur les trajectoires respectives du droit et des pratiques antidiscriminatoires dans les deux pays.
16La seconde explication renvoie aux traditions nationales qui soit reconnaissent, soit nient la race en tant que catégorie sociale. Certains affirment que là où le système américain s’inscrit dans une longue tradition qui définit la race de façon assez explicite, remontant à l’époque de l’esclavage, la tradition du système français est de nier les différences raciales. Durant les années qui ont suivi la Guerre de Sécession, l’arrêt Plessy contre Ferguson de la Cour Suprême a défini comme noire toute personne ayant ne serait-ce qu’un ancêtre africain – c’est la « one-drop rule ». Par conséquent, alors que le Civil Rights Act de 1964 a interdit les mesures antidiscriminatoires fondées sur une différence de traitement, créant un cadre légal qui ne fait pas référence à la race, l’administration et les tribunaux ont eux rapidement défini les obligations qui en découlaient en se référant au traitement différencié de groupes ethniques et raciaux clairement définis (Skrentny, 1996). La France, selon cette même explication, a défini l’appartenance nationale en termes de citoyenneté et non en termes de race. Même durant la période coloniale, les habitants du territoire français, aussi bien les Blancs que les Noirs, étaient définis comme Français (Soysal, 1994 ; Lamont, 2000). Ce modèle remonte à l’unification de la France sous la Monarchie absolue et à l’intégration de régions françaises disparates, possédant chacune une culture et une langue propres, sous un seul et même drapeau, et une seule et même épée (Anderson, 1974). Des spécialistes des relations interraciales affirment que cette tradition a conduit à un moindre développement du racisme en France et que cela y explique le choix d’une législation sans référence à la race.
17En fait, comme le montre Erik Bleich (2000), les deux pays ont des traditions duales qui auraient aussi bien pu être le terreau de politiques ne faisant pas référence à la race que de politiques la reconnaissant. L’esclavage a été aboli en France métropolitaine durant la Révolution, mais pas dans les Antilles françaises. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 y a été suivie en 1794 par l’abolition de l’esclavage. Mais cela fut de courte durée car Napoléon le rétablit, jusqu’en 1848, lorsque la Seconde République y mit fin définitivement. La division de la France entre une métropole caractérisée par la liberté et des territoires caractérisés par l’esclavage fondé sur la race n’est en réalité pas si éloignée de la division entre le Nord et le Sud des États-Unis. Si l’esclavage n’était pas en vigueur dans les colonies africaines, les droits civils et politiques y étaient associés à la race et à la religion. En Algérie, pendant la majeure partie du dix-neuvième siècle, ni les Musulmans ni les Juifs n’avaient les mêmes droits que les colons français chrétiens (ibid.).
18Deux traditions, l’une se référant à la race et l’autre non coexistaient donc en France, de même qu’aux États-Unis. Le grand paradoxe qu’analyse An American Dilemma de Gunnar Myrdal (1944) réside dans la tension entre le fort engagement idéologique des États-Unis en faveur de l’égalité et les discriminations qui s’y observaient contre les Noirs. John Skrentny, dans The Ironies of Affirmative Action (op. cit.), affirme que bien que les lois antidiscriminatoires ne se référaient pas à la race pendant une grande partie du vingtième siècle, les catégories raciales, au lieu de devenir moins prégnantes à partir du Civil Rights Act, le sont en fait devenues bien plus. Dans la mesure où ces deux types de politiques coexistaient dans les deux pays, il est difficile de soutenir l’argument selon lequel l’histoire des politiques raciales explique à elle seule les trajectoires très différentes qu’ont connues les droits contre les discriminations.
IV – Dans les deux pays, des politiques sans référence à la race
19Les États-Unis et la France ont tous deux adopté des lois contre les discriminations définies par le principe de non-référence à la race, c’est-à-dire que les entreprises devaient traiter les travailleurs sans s’y référer. Aux États-Unis, toute discrimination fondée sur la race, la couleur de peau, la religion, le sexe ou l’origine nationale de la part d’employeurs de plus de 25 salariés a été rendue illégale par le Titre VII du Civil Rights Act de 1964. Les artisans de cette loi se sont donné du mal pour s’assurer que cette législation n’ait pas un champ d’application trop large, mais qu’elle exige bien des employeurs qu’ils éliminent leurs politiques explicitement discriminatoires et ne se réfèrent plus eux-mêmes à la race. La loi mentionne ainsi expressément que son intention n’est pas « d’attribuer des traitements préférentiels à un individu ou à un groupe en particulier en raison de sa race, de sa couleur, de sa religion, de son sexe ou de son origine nationale pour redresser un potentiel déséquilibre par rapport au nombre ou à la proportion totale de personnes alors employées de telle ou telle race, couleur, religion, sexe ou origine nationale » (Lieberman, 2002). L’intention affichée n’est pas d’encourager les employeurs à assurer une représentation équilibrée des groupes sur une base raciale, mais de les conduire à ignorer le critère de la race dans leurs décisions d’embauche et de promotion.
20En France, la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme a pris une forme différente et a instauré d’autres mécanismes d’application. Elle s’est également étendue à d’autres domaines : la loi américaine couvre l’éducation, le logement et l’accès aux lieux publics ; la loi française s’applique aux discours racistes et aux groupes qui incitent au racisme. Toutefois, le principe-clé – le fait que les employeurs doivent faire abstraction des critères raciaux, plutôt que d’en tenir compte – est essentiellement le même (ibid.). Les lois américaine et française sont aussi très proches en ce qui concerne les personnes pouvant porter plainte, celles susceptibles d’être responsables de discrimination, ainsi que les types de discriminations couverts. La législation française reconnaît les plaintes individuelles mais non les plaintes collectives ; la responsabilité individuelle mais non celle de l’entreprise ; la discrimination directe mais non la discrimination involontaire ou indirecte. Au départ, la législation américaine ressemblait beaucoup à celle de la France, mais elle a été étendue pour reconnaître les plaintes collectives, la responsabilité de l’entreprise et la discrimination indirecte. Comment des corpus de droit qui avaient initialement des formes si semblables ont-ils évolué dans des directions si différentes ?
A – La réponse des employeurs français au droit anti-discrimination
21Pour retracer l’histoire de la loi française contre les discriminations, je m’appuie sur les études comparatives des lois française et américaine réalisées par Erik Bleich (1999, 2000), Robert Lieberman (1998, 2002) et Abigail Saguy (2000). Contrairement au Civil Rights Act de 1964, la loi française du 1er juillet 1972 ne résulte pas d’un projet de loi qui aurait été considérablement dilué au cours du processus législatif. Personne n’a véritablement été satisfait par le compromis américain, mais son intention était clairement exprimée. La loi n’était pas là pour remédier aux discriminations passées grâce à des solutions larges qui s’appliqueraient à de vastes groupes d’Américains. Elle a été conçue pour permettre aux individus ayant subi des discriminations de réclamer réparation, et plus généralement pour faire en sorte que les employeurs se comportent comme s’ils étaient indifférents à l’appartenance raciale.
22La loi française a été peu débattue et à peine transformée depuis les propositions initiales avancées treize ans plus tôt (Lieberman, 2002). Elle a été adoptée en 1972 car des incidents racistes survenus les années précédentes avaient convaincu le président Georges Pompidou de la nécessité d’agir. La loi française rend illégal l’embauche ou le licenciement « en raison de critères raciaux », dont la définition inclut la religion, l’ethnicité et l’origine nationale (Bleich, 2000). Elle qualifie la discrimination dans l’emploi d’infraction pénale, passible de peines de prison et d’amendes. Elle n’établit pas de mécanisme d’application analogue à la Commission américaine pour l’égalité des chances dans l’emploi (Equal Employment Opportunity Commission, EEOC), mais permet en revanche à des individus, qui peuvent être soutenus par des organisations luttant contre le racisme, de porter plainte. Les plaignants sont en droit de s’adresser au commissaire de police local (un représentant de l’État central) ou aux inspecteurs du travail. Puisque la discrimination est une infraction pénale, l’État est responsable de l’engagement des poursuites judiciaires.
23La principale raison pour laquelle la portée de la loi est restée largement inchangée entre 1972 et 2001 (date à laquelle une nouvelle législation fut adoptée) est que le système judiciaire français s’ancre dans la tradition du droit civil et que, de ce fait, les tribunaux n’interprètent pas la loi (Anderson, 1974). Le droit, tel qu’il est écrit, est l’ultime arbitre des décisions judiciaires. Dans la Constitution américaine relevant de la common law, les organes administratifs sont au contraire libres d’interpréter la loi à leur guise, et ce sont les tribunaux qui décident en dernière instance ce que la loi signifie en pratique. En France, les efforts pour affiner ou préciser la signification d’une loi sont découragés par le fait que ni l’administration, ni les tribunaux ne sont habilités à la définir (Merryman, 1969 ; Birnbaum, 1979). Si la loi n’a pas évolué, c’est aussi parce que les collectivités locales n’ont pas le pouvoir d’instaurer des mesures plus protectrices sur leurs territoires (Fischer & Lundgreen, 1975 ; Tocqueville, 1955).
24Par conséquent, l’interprétation initiale et étroite de la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme n’a pas varié jusqu’en 2001. La loi donne aux plaignants potentiels peu de marges de manœuvre pour dénoncer les discriminations à leur égard, et la discrimination doit être entendue comme directe, univoque et à caractère raciste.
25Le Parlement a adopté deux lois importantes pour combattre le racisme entre 1972 et 1990, mais elles se concentrent sur d’autres questions que l’emploi. La première, en 1978, rend illégale la collecte de statistiques ethniques dans la plupart des cas (Bleich, 1999 ; Goldstein & Morning, 2001). La seconde, la loi Gayssot de 1990, interdit les déclarations révisionnistes niant la Shoah. Elle a aussi commandé un rapport annuel sur le racisme et la xénophobie (a priori sans statistiques). Enfin, pour contrecarrer le parti raciste de Le Pen, le Front National, elle rend inéligibles les personnes reconnues coupables de comportement raciste (Bleich, 2000 : 61). Ces lois n’ont en rien modifié la portée de celle du 1er juillet 1972.
1 – Peu de plaintes : une faible incitation à agir pour les employeurs
26Les plaintes suscitées par la législation française contre les discriminations n’ont que rarement abouti. Une des raisons en est que les critères de preuve sont trop exigeants. Avec le temps, les tribunaux américains en sont venus à accepter la preuve d’un traitement différencié envers des groupes protégés comme suffisante pour établir l’existence d’une discrimination. La loi française stipule, quant à elle, que le plaignant doit produire la preuve d’une discrimination délibérée à caractère délictueux, et les tribunaux n’ont pas le pouvoir de transiger sur les modalités de la preuve. Dans les deux pays, il est assez difficile de mettre au jour des actes de discrimination individuels sur la base de preuves directes, mais cela est resté en France la seule voie légale.
27De la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, il a résulté un nombre de condamnations globalement modéré, avec une moyenne annuelle allant d’un peu moins de 20 entre 1975 et 1984 à plus de 70 entre 1985 et 1997, l’immense majorité portant sur des propos racistes plutôt que sur une discrimination dans l’emploi (Lieberman, 2002 : 30). Entre 1990 et 1994, la France a enregistré en moyenne moins de 9 condamnations par an pour discrimination liée à l’emploi (Bleich, 2000 : 286). Un autre décompte fait état de 7 condamnations seulement entre 1993 et 1997 (Lieberman, 2002 : 30). Comparons cela avec la situation aux États-Unis. Entre 1966 et 1995, la EEOC a indiqué avoir reçu 1 440 103 plaintes de discrimination pour les seules catégories protégées par le droit français : race, origine nationale et religion (EEOC 1966-1997). Depuis 1977, plus de 250 000 poursuites judiciaires pour discrimination ont été intentées auprès des tribunaux fédéraux (ibid.).
28De plus, en France, les amendes sont modestes. Aux États-Unis, les plaignants peuvent saisir la justice pour réclamer la compensation de la discrimination subie en matière de salaires et dans certains cas pour obtenir des dommages et intérêts exemplaires. Entre 1993 et 1997, l’amende la plus élevée infligée par les tribunaux français a été de 10 000 francs, soit environ 1 700 $ (ibid. : 31). C’est sans commune mesure avec les États-Unis, où en 1996 Texaco Inc. a mis fin à une action de groupe pour discrimination raciale en déboursant 176 millions de dollars, et où le groupe Coca-Cola a payé 192,5 millions de dollars dans une procédure similaire trois ans plus tard.
29En France, la faiblesse du nombre de plaintes et du montant des amendes n’a pas incité les employeurs à développer d’eux-mêmes des mesures contre les discriminations. Aux États-Unis, certaines des mesures antidiscriminatoires les plus répandues, comme les mécanismes de réclamation internes ou les systèmes formalisés de promotion, sont définies sans référence à la race. Les employeurs français auraient ainsi pu les adopter, mais ils ne l’ont pas fait. Aux États-Unis, la fréquence des plaintes a été directement corrélée à l’inclusion dans le droit de formes de discriminations plus nombreuses. L’envolée du nombre de jugements a été une conséquence de l’autonomie de la justice. Si les employeurs français ont pu ignorer la loi, ce n’est pas en raison de sa forme initiale, mais parce qu’elle n’a pas été amendée par les différents organes du pouvoir et qu’elle n’est donc pas devenue une authentique menace lors de ce processus.
2 – De nouveaux efforts des pouvoirs publics dans le combat contre les discriminations
30L’approche française en matière de discrimination raciale est allée de pair avec la législation rendant illégale la discrimination sexuelle. Si le droit ne se réfère pas à la race (race-blind), il en est de même, ou presque, pour le sexe (sex-blind). Les lois sur le travail et l’emploi n’ont que peu protégé les Françaises contre les discriminations ou promu la discrimination positive. Le gouvernement socialiste de 1981 a établi un Ministère des Droits des Femmes qui a créé de modestes programmes de formation pour aider les femmes à s’insérer dans les industries de haute technologie : ils ont été de courte durée et ont eu des effets limités (Bleich, 2000 : 276). La loi contre le harcèlement sexuel de 1992 en a fait une infraction pénale, dans le cadre d’une politique plus large de lutte contre les violences sexuelles (Saguy, 2000). La loi s’applique aux affaires dans lesquelles un supérieur hiérarchique harcèle un subalterne dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles et indique des sanctions « d’un an d’emprisonnement [maximum] et une amende maximale [de 20 000 $] » (ibid. : 99). Aux États-Unis, au contraire, ce sont les tribunaux qui ont défini le harcèlement sexuel comme étant une discrimination sexuelle, conformément au Civil Rights Act, et qui ont adopté une définition extensive incluant le « harcèlement dû à un environnement de travail hostile ».
31À la fin des années 1980 et dans les années 1990, les autorités françaises ont poursuivi leur recherche d’une plus grande égalité raciale dans l’emploi dans deux directions. D’une part, elles ont créé des programmes régionaux d’aide pour les zones à forte concentration d’immigrés nord-africains et d’autres minorités. À partir de 1986, le gouvernement français a ainsi identifié une série de « zones d’entreprises » dans lesquelles ont été promus le développement économique et la discrimination positive à l’emploi en faveur de la jeunesse locale (Calvès, 2000). Ces politiques avaient pour but de créer des opportunités d’emploi pour les minorités ethno-raciales dans les quartiers pauvres, mais sans employer le vocabulaire de la race. D’autre part, à peu près en même temps, l’Agence nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer (ANT) a commencé à apporter son aide aux citoyens originaires des quatre départements d’outre-mer – pratiquement tous des personnes de couleur – afin d’améliorer leur situation professionnelle (Bleich, 1999 : 276). Ce qui est saisissant, c’est qu’entre 1972 et 2001, le gouvernement français n’a pratiquement rien fait pour élargir le droit contre les discriminations liées à l’emploi en tant que tel, et cela en grande partie parce que seul le Parlement détient l’autorité pour étendre la définition de la discrimination.
3 – Le Parlement étend la portée de la loi
32À partir de la fin des années 1990, une série de publications académiques a mis en lumière l’étendue de la discrimination liée à l’emploi à l’encontre des immigrés nord-africains et des autres minorités. Une enquête conduite par Michèle Tribalat en 1996 montre que le taux de chômage parmi les enfants d’immigrés algériens est de 40 %, soit le double de celui des enfants d’immigrés portugais, à qualification égale. Trois autres études font état de l’étendue de ces discriminations liées à l’emploi. Plusieurs hauts-fonctionnaires ont appelé à la création d’une autorité publique centrale chargée de combattre les discriminations, sur le modèle britannique. Les premières propositions de réforme se sont inspirées d’idées provenant de la révolution cognitive. Le Haut conseil à l’intégration (HCI), créé en 1990 pour répondre aux problèmes d’intégration, constatant que les discriminations liées à l’emploi étaient très répandues, a ainsi prôné des activités de sensibilisation auprès des employeurs (Hargreaves, 2000). En 1998, la Ministre de l’emploi et de la solidarité, Martine Aubry, a proposé de lutter contre le racisme sur le lieu de travail avec un éventail de mesures en faveur de la sensibilisation des employeurs (ibid. : 85), qui ressemblait aux programmes de gestion de la diversité adoptés par nombre d’employeurs américains au cours des années 1990.
33Alors que de nombreuses études ont mis au jour l’étendue des discriminations, le gouvernement et le Parlement ont cherché à faciliter l’engagement de poursuites judiciaires. En 1999, le Ministère de l’Intérieur a exigé que les préfets créent des services pour prendre en charge les plaintes pour discrimination. La mise en place d’une ligne d’assistance téléphonique en 2000 a conduit à une multiplication par 30 du nombre de plaintes pour discrimination (ibid. : 97).
34Le 6 novembre 2001, après treize mois de débat, le Parlement français a adopté une nouvelle loi contre les discriminations (FR0011198N) élargissant la définition juridique de la discrimination et transférant à l’employeur la charge de la preuve. Sous la nouvelle législation, la discrimination relève toujours du droit pénal, mais la loi ajoute aux critères que sont le sexe, la situation familiale, l’origine nationale et les caractéristiques ethno-raciales, les critères de l’âge, du nom de famille, de l’apparence (taille, poids, apparence physique) et de l’orientation sexuelle (Viprey, 2002). Sur les deux derniers critères, la protection va bien au-delà de ce que prévoit le droit fédéral aux États-Unis. La modification la plus importante est sans doute le renversement de la charge de la preuve, afin que le plaignant et l’employeur soient sur un pied d’égalité. D’après cette nouvelle loi, c’est à l’employeur d’apporter la preuve qu’il n’a pas discriminé lorsque les plaignants avancent le contraire. Comme la nouvelle législation ne nécessite pas que les employeurs soient pris en flagrant délit, il est attendu qu’elle suscite plus de plaintes et conduise à plus d’actions en justice obtenant gain de cause.
35Cette nouvelle loi souligne le caractère imperméable de l’État français : jusqu’en 2001, les tribunaux, les fonctionnaires et les collectivités territoriales n’ont rien fait pour étendre la portée du droit contre les discriminations. Comme il était difficile d’intenter des poursuites judiciaires dans le cadre de la formulation originelle de la loi, les employeurs étaient peu incités à développer de leur propre chef des mesures contre les discriminations et ils ne se sont pas saisis des idées institutionnalistes et cognitives qui s’imposaient alors dans les sciences sociales.
B – La réponse des employeurs américains au droit anti-discrimination
36Dans les sciences sociales américaines, la révolution behavioriste des années 1950 a façonné la pensée tant en sociologie, en économie qu’en psychologie. Les sciences sociales ont toutes mis le comportement individuel au centre de leur analyse. Dans la littérature sur les inégalités, cette approche a conduit au paradigme du « status attainment », dans lequel la réussite professionnelle et le niveau de revenu sont expliqués par une série de variables individuelles. Ces modèles mobilisaient la race, et plus tard le genre, pour saisir la discrimination provenant des employeurs, mais de manière générale la position sociale était expliquée par d’autres facteurs, comme l’expérience professionnelle et la formation. En économie, le travail de Gary Becker sur le capital humain et son livre sur l’inefficacité de la discrimination, The Economics of Discrimination, expliquaient la stratification en tout premier lieu par des qualités individuelles – le capital humain qui était rétribué sur le marché du travail (Becker, 1957). Les théoriciens du capital humain interprétaient les discriminations comme des phénomènes individuels produits parmi les managers, et, de ce fait, analysaient l’essentiel des différences raciales et de genre dans la réussite professionnelle comme la conséquence de choix individuels, qu’il s’agisse de ceux des managers ou de ceux des salariés. Ce modèle suggérait que la discrimination était un problème individuel, et que du fait de son inefficacité, elle finirait par être éliminée. Le principal remède envisagé, dans les entreprises et à la nouvelle Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi, était un mécanisme de réclamation interne qui devait permettre aux employés de se plaindre des cas de discrimination de la part de certains supérieurs hiérarchiques, et d’obtenir réparation.
37La révolution institutionnaliste transforme tout cela, quand les employeurs importent de nouvelles avancées de l’économie du travail et de la sociologie structuraliste pour les appliquer au problème de l’inégalité des chances dans l’emploi. À partir du milieu des années 1970, les employeurs formalisent des mécanismes de marché du travail interne visant à saper la discrimination de nature institutionnelle. La compréhension sous-jacente de la discrimination a en effet changé, en faveur d’une vision où les structures organisationnelles ont des effets discriminatoires imprévus. Les tribunaux n’appuient pas beaucoup ces nouvelles solutions, mais ils ne les invalident pas non plus, contrairement aux cas des tests à l’emploi et des quotas. Puis, vers la fin des années 1980, la révolution cognitive en sciences sociales façonne de nouveaux programmes de gestion de la diversité, conçus pour rendre les managers conscients de leurs propres schèmes cognitifs et en particulier de leurs stéréotypes implicites. La révolution cognitive favorise aussi des programmes de tutorat et de mise en réseau pour les femmes et les minorités, élaborés pour surmonter l’autocensure chez les membres des groupes désavantagés.
1 – Comment les révolutions institutionnaliste et cognitive se sont imposées dans les lieux de travail aux États-Unis
38Durant les années 1950, le président Dwight Eisenhower n’a pas fait grand-chose pour contenter les militants des droits civiques. C’est lors des élections de 1960, qui ont ramené les Démocrates à la Maison Blanche, que la politique fédérale a pris un virage à gauche. Au cours de la première année de son mandat, John F. Kennedy a décrété que les entreprises qui voulaient faire des affaires avec le gouvernement fédéral devaient recourir à la « discrimination positive » pour inverser les effets des discriminations passées. Lyndon Johnson a renouvelé ce décret en 1965 et créé une agence chargée de veiller au respect de son application. Il avait signé en 1964 le Civil Rights Act, rendant illégale la discrimination en matière d’éducation, d’accès au logement et aux lieux publics, ainsi que dans l’emploi. Personne ne pouvait anticiper les effets que ces mesures auraient sur le lieu de travail. Or plus une seule phrase des manuels de gestion des ressources humaines de cette époque ne s’applique encore aujourd’hui. La façon dont les employeurs recrutent, embauchent, contrôlent, évaluent, rémunèrent et licencient leurs salariés n’a plus rien à voir avec les pratiques de 1960.
39Avec la loi de 1964, le Congrès proscrit la discrimination dans des termes similaires à ceux que le Parlement français utilisera peu après. Les Conservateurs se sont donnés beaucoup de mal pour s’assurer que les tribunaux s’en tiendraient à une définition étroite de la discrimination. En effet, les débats et les amendements discutés au Congrès ont débouché sur des termes qui enrayaient les efforts entrepris pour améliorer les possibilités d’emploi pour les minorités ethno-raciales. Cette volonté de contenir la loi a néanmoins largement échoué. Du fait de la fragmentation et de la porosité de l’État américain, la loi allait devenir une cible mouvante, car les gouvernements des États, les autorités locales, les agences gouvernementales et les tribunaux fédéraux comme ceux des États pouvaient redéfinir la discrimination. En moins de dix ans, les gros employeurs se sont trouvés contraints d’être sur le qui-vive, de scruter l’environnement pour y déceler de nouvelles définitions de la discrimination et les prescriptions associées pour les combattre. À mesure que les chercheurs en sciences sociales identifiaient de nouvelles sources de discrimination, les spécialistes en ressources humaines concevaient des mesures pour empêcher la discrimination pouvant en résulter. Ce que font les employeurs est ainsi devenu le fondement de nouvelles interprétations judiciaires du Civil Rights Act, plutôt que l’inverse.
40Ces nouvelles pratiques contre les discriminations se sont construites sur deux piliers. Le premier renvoie aux travaux de sciences sociales, et en particulier aux révolutions institutionnaliste et cognitive des années 1970, 1980 et 1990. Le second est l’arsenal de pratiques de gestion du personnel dont disposent les entreprises depuis longtemps, et qui leur sert de matière première pour concevoir de nouvelles mesures contre les discriminations.
2 – Avant les droits civiques
41Au début des années 1960, les organisations mettaient en œuvre de nombreux systèmes de gestion des emplois. Ces systèmes dépendaient à des degrés divers du principe méritocratique, mais même les plus performants d’entre eux n’utilisaient le mérite que pour allouer les postes au sein d’un groupe de travailleurs donné (entre hommes blancs ou entre femmes noires). Des secteurs tout entiers étaient ségrégués et dans les secteurs mixtes, ce sont les emplois qui l’étaient. Là où la meilleure place de machiniste allait au meilleur travailleur, seuls les hommes blancs étaient dans la course (Gordon, Edwards & Reich, 1982). En 1960, nombreux étaient les secteurs et les entreprises qui utilisaient encore le système rudimentaire d’allocation et de gestion des postes que l’économiste du travail Sumner Slichter (1919) nommait le « drive system » [3]. Dans les usines textiles, dans les gravières et dans les fermes, les contremaîtres qui géraient les embauches et les licenciements s’appuyaient sur la menace permanente de la sanction ou du renvoi pour inciter les travailleurs à l’effort. Ils embauchaient selon le sexe et la race, choisissant des femmes pour travailler aux machines à coudre, des hommes dans les carrières de pierres, et des hommes et femmes issus de minorités ethniques pour la cueillette des fruits.
42Le système d’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor (1911) s’était répandu dans les industries de masse, partout où le travail pouvait être standardisé. Taylor encourageait les employeurs à tester leurs nouvelles recrues de façon à identifier les tâches dans lesquelles elles seraient les plus productives. À partir des années 1950, les employeurs se sont appuyés sur ces tests pour affecter les ouvriers aux postes les mieux adaptés : « l’ouvrier en arriva à être considéré comme l’incarnation d’un ensemble d’aptitudes » (Bendix, 1956 ; Jacoby, 1985). Les entreprises cherchaient à apparier les travailleurs aux postes pour lesquels ils étaient les plus compétents, mais elles procédaient d’abord à un tri selon le sexe, la race et l’origine ethnique.
43Au début des années 1960, près d’un tiers des Américains était membre d’un syndicat et relevaient de systèmes de gestion du personnel négociés entre le syndicat et la direction. Les règles de promotion négociées par les syndicats garantissaient l’absence de discrimination envers les représentants syndicaux, mais la procédure d’embauche n’était pas réglementée. La plupart des syndicats recrutaient grâce à des réseaux d’interconnaissance, ce qui signifie qu’ils choisissaient des individus aux caractéristiques presque identiques à celles des travailleurs déjà en place, reproduisant ainsi la ségrégation des postes par genre et par caractéristiques ethno-raciales (Edwards, 1979 ; Baron, Dobbin & Jennings, 1986 ; Burawoy, 1985). Dès 1960, toute une gamme de systèmes de gestion des emplois était utilisée, mais tous servaient à maintenir la ségrégation sur les lieux de travail et dans les emplois.
3 – La législation sur les droits civiques
44Le titre VII du Civil Rights Act de 1964 rend illégale la discrimination sur la base de la race, la couleur de peau, la religion, le sexe ou l’origine nationale pour les employeurs de 25 salariés ou plus. Ces garanties sont étendues en 1967 aux individus âgés de 40 à 65 ans, et en 1973 à ceux en situation de handicap physique ou mental (Farley, 1979 ; Schaeffer, 1980). La nouvelle Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi est chargée de superviser la mise en place du titre VII de cette loi. Mais ni la Commission, ni les employeurs ne savent ce que la loi implique. Si toutes les parties s’accordent à dire qu’en l’absence de raisons économiques impérieuses, le titre VII rend illégale l’exclusion des femmes et des minorités de certains emplois, nul ne sait vraiment si la loi sous-entend quoi que ce soit de plus. Le programme de discrimination positive de Lyndon Johnson s’appliquant aux contrats publics fédéraux, en vertu du décret 11246 de septembre 1965, est tout aussi vague quant à ses détails pratiques.
45Les tribunaux donneront leur avis sur ce qu’inclut le terme de discrimination, mais seulement en réaction à des accusations portées contre les employeurs. La plupart des employeurs pensaient, à juste titre, que le Congrès souhaitait interdire les cas de discriminations flagrants. Parce que très peu estimaient pratiquer de telles discriminations, très peu considéraient devoir changer quoi que ce soit pour se conformer à la loi. La plupart de ceux qui refusaient ouvertement d’embaucher des femmes ou des minorités à certains postes ont changé leurs habitudes.
46Le champ d’application du titre VII est étendu en 1971 quand la Cour Suprême, par son arrêt Griggs contre Duke Power Company (401 U. S. 424 de 1971), redéfinit la discrimination, se prononçant contre les tests à l’embauche qui ont des « effets différenciés » sur les candidats noirs, même sans preuve d’une discrimination intentionnelle. Désormais, les pratiques d’embauche qui ont pour effet d’exclure les Noirs sont considérées comme illégales même si, de prime abord, elles sont neutres racialement. L’affaire Griggs a été défendue par des avocats convaincus que les entreprises avaient créé des systèmes de discrimination de facto pour remplacer leurs systèmes de discrimination de jure. Cet arrêt envoie aux employeurs le signal qu’ils ne peuvent pas se soumettre à la loi simplement en masquant la discrimination. En effet, pour les tribunaux, la question n’est pas de savoir si de telles pratiques sont une ruse pour discriminer ou si elles représentent des efforts sincères pour sélectionner et affecter à des postes les travailleurs.
47En 1972, le Congrès, insatisfait des avancées réalisées depuis le vote du Civil Rights Act huit ans plus tôt, renforce le titre VII à travers l’Equal Employment Opportunity Act qui étend le champ de la loi aux petits employeurs et accorde pour la première fois à la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi le pouvoir de saisir elle-même la justice. Le nombre de poursuites liées au titre VII monte alors en flèche, passant de plusieurs centaines par an au début de la décennie à plus de 5 000 à la fin (Burstein & Monaghan, 1986). Cela étend les prérogatives de cette commission, mais ne lui confère pas de pouvoirs radicalement différents de ceux de l’inspection du travail en France, qui peut enquêter sur des affaires et dont les poursuites judiciaires peuvent être appuyées par des parties civiles.
48En réponse à ces changements, qui qualifient d’illégales des formes dissimulées de discrimination et qui autorisent la Commission à élaborer elle-même d’autres changements, les experts en ressources humaines, ayant plus d’un tour dans leur sac, proposent des mécanismes quasi-judiciaires d’enregistrement des réclamations et de règlement des litiges pour intercepter les plaintes pour discrimination avant qu’elles n’atteignent les tribunaux (Edelman, 1990, 1992 ; Sutton & Dobbin, 1996). Inventés dans les entreprises syndiquées, ces mécanismes de doléances se diffusent dans les autres. Les entreprises non syndiquées s’appuient en effet sur ces mécanismes du capitalisme social pour empêcher toute implantation syndicale (Jacoby, 1997).
V – La révolution institutionnaliste et la discrimination dans l’emploi
49La révolution behavioriste qui a traversé les sciences sociales dans les années 1950 a été suivie par une révolution institutionnaliste qui a commencé au début des années 1970. Cette dernière a touché de nombreux domaines, dont la sociologie, l’économie et la science politique (Campbell, 1998 ; Hall & Taylor, 1996 ; Thelen & Steinmo, 1992). Dans les champs de l’économie du travail et de la sociologie de la stratification sociale, cette révolution a fondamentalement remodelé les façons de penser. À la place de l’idée courante selon laquelle la discrimination résulte des préjugés des managers, est apparue l’idée que les structures sociales peuvent avoir des effets discriminatoires, que ce soit intentionnellement ou pas. Comme l’avait souligné Gary Becker, l’inertie des institutions permet le maintien de structures – pratiques de recrutement ou de promotion en particulier – qui peuvent être discriminatoires, même quand elles sont devenues inefficaces. Les experts en ressources humaines et les juges se sont rapidement saisis de ces idées et ont mis au point un ensemble de mécanismes bureaucratiques afin de combattre la discrimination. C’est ainsi que la révolution institutionnaliste a remodelé les pratiques des entreprises et les mentalités.
50Les économistes ont été les premiers à explorer les effets des structures organisationnelles sur les discriminations en matière d’emploi et l’économie du travail a été pionnière dans le développement de l’institutionnalisme. En 1971, Peter Doeringer et Michael Piore ont publié Internal Labour Markets and Manpower Analysis, où ils analysaient les conditions dans lesquelles les entreprises créent des dispositifs formels de promotion interne. En 1975, le célèbre livre d’Oliver Williamson, Markets and Hierarchies [4], a esquissé un programme de recherche pour l’économie néo-institutionnelle et développé une série d’hypothèses sur les conditions dans lesquelles les employeurs créeraient des structures formelles pour gérer les promotions internes. Les économistes néo-marxistes allaient développer des visions largement similaires dans leurs efforts pour comprendre comment les structures d’emploi façonnent les opportunités sur le marché du travail (Gordon, 1972 ; Stone, 1974 ; Edwards, 1979).
51C’est aux mêmes conclusions, elles aussi institutionnelles, que sont arrivés les sociologues s’intéressant à la stratification sociale (Aiken & Hage, 1968 ; Spilerman, 1977). Avec la publication de « Bringing the Firms Back In : Stratification, Segmentation, and the Organization of Work » par James Baron et William Bielby (1980), l’idée selon laquelle les institutions, dans les organisations, ont un impact significatif sur la stratification sociale a fait son entrée dans les analyses standards en matière de stratification.
52Ces deux disciplines analysent comment les pratiques en matière d’emploi, à l’échelle des entreprises, façonnent les carrières des hommes et des femmes, des Noirs et des Blancs. Ces travaux se concentrent sur les mécanismes utilisés par les entreprises pour organiser les carrières internes, qu’il s’agisse des systèmes formalisés ou des systèmes informels qui permettent de décider qui sera promu. Des études confirment que la plupart des inégalités de réussite professionnelle selon le genre ou la race trouvent leur origine dans la manière dont les entreprises traitent les employés dès leur embauche. Les économistes se concentrent plutôt sur les gains d’efficacité réalisables grâce à des pratiques de « marché interne » bien pensées, là où les sociologues s’intéressent aux inégalités qui peuvent être produites par les pratiques de recrutement et de promotion.
53Cet intérêt pour l’impact que les règles et procédures de promotion ont sur les individus et les groupes s’est bientôt reflété dans les journaux spécialisés en ressources humaines et dans les pratiques des employeurs. Ces derniers en sont arrivés à voir dans les systèmes de promotion injustes un talon d’Achille vis-à-vis de la législation relative aux droits civiques. Bien avant qu’ait été prise la moindre décision judiciaire ou administrative, ils ont révisé leurs systèmes d’attribution des promotions en les formalisant et en les rendant plus objectifs, ainsi qu’en éliminant les éléments qui pouvaient mener à des discriminations.
54Cela n’a pas résulté de l’action directe des tribunaux. En revanche, dans le jugement Griggs de 1971 et dans une série d’autres jugements et décrets, ces derniers, comme l’administration, ont signalé que le gouvernement n’adhèrerait pas à une interprétation étroite du Civil Rights Act. En particulier, le jugement Griggs a clairement montré que la Cour Suprême sanctionnera les entreprises pratiquant une discrimination de facto à travers des procédures de sélection qui, sans que cela ait été voulu, ont un effet discriminant. Ainsi, au début des années 1970, plusieurs grands groupes se sont vus infliger d’énormes amendes, non en raison d’une discrimination consciente, mais pour une complaisance à l’égard de pratiques d’emploi qui avaient pour effet de désavantager les femmes et les personnes issues de minorités. Ces décisions, et en définitive la fragmentation de l’État – la tradition d’une interprétation par les juges des textes de loi – ont conduit les employeurs et les experts en ressources humaines à concevoir des mesures de lutte contre les discriminations en imaginant la manière dont les tribunaux pourraient interpréter la loi à l’avenir. Les employeurs se sont appropriés l’approche émergente des discriminations en sciences sociales, avant même que les tribunaux n’aient rendu un quelconque jugement en la matière.
A – L’arsenal des ressources humaines : les mécanismes du marché du travail interne
55Les mécanismes de marché interne sont d’abord mis en place dans les banques et dans d’autres secteurs où il est vital pour maintenir les bonnes performances de l’entreprise de conserver les salariés sur le long terme (Jacoby, 1997 ; Baker, 1940 ; Baron, Dobbin, Jennings, 1986). Certains éléments, comme l’ancienneté, sont utilisés dans un premier temps dans les entreprises industrielles syndiquées (Baron, Dobbin, Jennings, 1986). Les principaux mécanismes sont élaborés pour récompenser le fait de rester longtemps dans l’entreprise en fondant les promotions et la sécurité de l’emploi sur des critères objectifs plutôt que sur le copinage. La logique classificatoire de ces procédures, par lesquelles certaines catégories d’employés (par exemple les syndicalistes) se voient conférer des formes de protection spécifiques contre le licenciement et des droits à être considérés pour une promotion, est particulièrement adaptée pour protéger les droits de nouvelles catégories de personnes – les femmes et les membres des groupes minoritaires (Stark, 1985).
1 – Descriptions des postes, évaluations des performances et grille salariale
56Peu après la publication du livre de Doeringer et Piore sur la logique des systèmes de promotion interne, les experts en ressources humaines commencent à décrire les mécanismes formels de fonctionnement du marché interne comme des outils de lutte contre les discriminations. En 1974, par exemple, la Harvard Business Review publie un article intitulé « Make your Equal Opportunity Program Court-Proof », qui insiste sur « le besoin de se prémunir activement contre les risques de litiges majeurs ou de sanctions financièrement handicapantes ». Il encourage spécifiquement les entreprises à mettre en place des descriptions de poste et des systèmes de grille salariale non-discriminatoire et de « s’assurer que l’on puisse justifier les qualifications et les grilles de rémunération proposées par des raisons économiques, et que des barrières contre les femmes et les personnes issues des minorités n’aient pas été érigées par inadvertance » (Chayes, 1974 ; Kochan & Capelli, 1984). La même année, la revue Personnel publie un article intitulé « A Total Approach to EEO Compliance » (Giblin & Ornati, 1974) qui encourage les employeurs à mettre en place des évaluations formalisées des performances pour l’ensemble des salariés. Cela donnera aux entreprises une base pour prendre en considération les femmes et les personnes issues de minorités dans l’attribution des promotions. Le relevé des performances individuelles qui en résultera est considéré comme essentiel pour se défendre efficacement lors de procès pour discrimination en matière de promotion. Les revues de ressources humaines conseillent également aux employeurs d’établir des descriptions de poste, en détaillant les compétences requises pour chacun, et des systèmes de grille salariale classant tous les postes afin de déterminer quels changements de poste constituent une promotion.
57Les articles promouvant ces mécanismes de marché du travail interne comme solution pour garantir les droits civiques ont souvent un bénéfice secondaire : ils augmentent l’efficacité de ces marchés en encourageant les managers à apparier postes et employés sur la base des compétences plutôt que sur celle de la race ou du genre (Lundberg, 1991 ; Donohue, 1986). Les cadres dirigeants se rendent progressivement compte que des systèmes de promotion formalisés peuvent saper le copinage des managers intermédiaires, diminuant ainsi les discriminations et réduisant de ce fait l’exposition de l’entreprise à des poursuites judiciaires. Comme le défend Glazer en 1988, « de nombreuses entreprises ont repensé leur politique de gestion des ressources humaines… Le mode d’attribution des promotions est moins officieux. Quand des postes sont à pourvoir, ils sont publiés afin que tous (et pas seulement le chouchou du patron) puissent postuler. Les évaluations formelles ont été renforcées, de sorte que quand un manager sélectionne un candidat plutôt qu’un autre… on dispose de critères objectifs » (cité dans la Harvard Law Review de 1989, p. 688). Entre temps, en 1974, la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi a publié un guide pour les employeurs intitulé Affirmative Action and Equal Employment, leur suggérant qu’ils pourront éviter les poursuites judiciaires en formalisant les procédures d’embauche et de promotion et en consignant systématiquement les informations sur le personnel de manière à prouver que personne n’a été discriminé (Benokraitis & Feagin, 1977). Des enquêtes ont montré que trois pratiques typiques des marchés internes – les grilles de salaires, les descriptions de poste et l’évaluation des performances – connaissent alors une croissance exponentielle entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980.
2 – Grilles de classification et tests à l’embauche
58Les grilles de classification formelles ainsi que les tests à l’embauche ont longtemps constitué d’importants rouages des systèmes de marché du travail interne. Les grilles précisaient quels emplois situés en bas de l’échelle donnaient accès à des perspectives de promotion pour tel ou tel autre emploi situé plus haut dans la hiérarchie. Les tests pour les nouveaux employés, tout comme pour les employés demandant une promotion, permettaient aux responsables des ressources humaines de procéder à des affectations sur la base des compétences. Certains de ces responsables défendaient l’idée selon laquelle ces deux méthodes participaient de la réponse bureaucratique à la législation relative aux droits civiques, mais l’une et l’autre ont été accusées d’être potentiellement discriminatoires. Par conséquent, alors que certaines pratiques traditionnelles relatives au marché interne se sont largement diffusées, le recours aux grilles de classification et aux tests a quant à lui stagné.
59En ce qui concerne les grilles de classification, les experts en ressources humaines du secteur privé ainsi que les fonctionnaires fédéraux ont craint que les grilles de classification formelles puissent être discriminatoires en restreignant les possibilités de promotion à certains emplois seulement. Giblin et Ornati (1974) conseillent ainsi aux entreprises de vérifier si les grilles qu’elles utilisent pour les promotions « ne créent pas de freins injustifiés à la mobilité des minorités » et en particulier si « les femmes ou les minorités ne se retrouvent pas cantonnées dans des emplois sans avenir ou ne présentant aucune possibilité d’ascension » (p. 40). Le problème est en effet le suivant : la plupart des employeurs ont, pour les employés de bureau et les agents de production, qui appartiennent souvent à des groupes sous la protection des droits civiques, des grilles situées au bas de l’échelle et, pour les cadres, d’autres grilles situées au sommet, sans passerelle entre les deux (Di Prete, 1989 ; Halle, 1984). De manière symptomatique, les employés des échelons les plus bas se retrouvent inéligibles aux postes plus élevés, même s’ils sont par ailleurs qualifiés pour. Les agences fédérales ont réagi à la législation sur l’égalité des chances dans l’emploi en mettant en place des passerelles entre les grilles situées à différents niveaux hiérarchiques (Di Prete, 1989). Cependant, les revues spécialisées en ressources humaines recommandent vivement aux employeurs privés de passer à des systèmes de candidatures ouverts, inspirés de ceux que certains secteurs ont développés et qui permettent à n’importe quel employé de postuler pour un emploi à pourvoir (Burawoy, 1985). Un article de 1973, publié dans Human Resource Management, concernant l’amélioration des opportunités pour les femmes, préconise ainsi la « mise en place d’un système d’affichage des offres d’emploi, de telle manière que l’ensemble des employés soit mis au courant des postes à pourvoir en temps réel, et que les affectations à ces postes plus élevés se fassent sur la base des qualifications et non du sexe » ou du poste précédent des individus (Slevin, 1973). De nombreux employeurs ont alors supprimé les grilles de classification et quelques-uns les ont transformées en de nouveaux programmes d’égalité des chances.
60Par ailleurs, certains experts en ressources humaines voient dans les tests à l’embauche un moyen de lutter contre les discriminations de la part des managers. Depuis Frederick Taylor, ces tests étaient considérés comme une manière de s’assurer que les employés étaient affectés aux « emplois de la catégorie la plus élevée » qu’ils seraient capables d’exercer (Bendix, 1956 : 279 ; Taylor, 1911). Lorsque, avec l’arrêt Griggs, la Cour Suprême a établi que les tests avaient été à l’origine d’une exclusion injuste de l’emploi de personnes noires, elle laisse entendre que les tests doivent être réellement liés aux performances attendues pour les emplois en question. Certains responsables des ressources humaines réagissent en développant des tests plus sophistiqués censés prédire le rendement au travail tout en se conformant aux lignes directrices de la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi (Campbell, 1973 ; Slevin, 1973 ; Gavin & Toole, 1973 ; Gorham, 1972), mais la plupart préconisent l’abandon de ces tests. Selon une étude de 1973 publiée dans Personnel, 15,1 % des employeurs ont abandonné les tests à la suite de l’arrêt Griggs (Peterson, 1974).
61Au cours des années 1970, les économistes et sociologues institutionnalistes ont identifié dans les pratiques d’embauche et de promotion une source de discrimination dans l’emploi. Les principales mesures en faveur des droits civiques qu’ont adopté la plupart des employeurs lors des années 1970 et 1980 ont été des systèmes de marché du travail interne formalisés, qui s’appuyaient sur des pratiques d’embauches traditionnelles, et ont été pensées dans le but avoué de contrer la discrimination institutionnelle. Certains employeurs ont tenté l’expérience de quotas à l’embauche, à l’image de ceux que les tribunaux avaient imposés aux firmes récalcitrantes, mais cette solution a été abandonnée à la suite de plusieurs procès très médiatisés concernant la discrimination inversée au début des années 1970 (Burstein & Monaghan, 1986 ; Burstein, 1985 ; Leonard, 1985). Les pratiques formelles de marché interne sont alors restées le principal recours contre les discriminations dans les promotions.
62La meilleure preuve que c’est bien la législation relative aux droits civiques (et non la simple propension à bureaucratiser l’entreprise) qui a poussé les employeurs à mettre en place des mécanismes de marché interne est que ces derniers ont adopté les mécanismes considérés comme étant des solutions en matière de droits civiques, et non pas ceux qui semblaient poser problème. Évaluations des performances, descriptions de postes et grilles salariales se sont rapidement diffusées, contrairement aux tests et aux grilles de classification formelles. Une étude que j’ai menée en 1986 en collaboration avec John W. Meyer, W. Richard Scott et John Sutton en a fourni d’excellentes preuves. Parmi notre échantillon composé de 279 lieux de travail états-uniens, la fréquence d’apparition des systèmes d’évaluation des performances, de description des postes et de grilles salariales a à peu près doublé entre 1970 et 1985 : la proportion d’employeurs recourant à chacun de ces trois éléments est passée de 40 % à environ 80 % entre les deux dates (cf. graphique 1). A contrario, le recours aux grilles de classification et aux tests, considérés comme potentiellement discriminatoires par les juges et les experts en ressources humaines, n’a crû que dans de faibles proportions. Les tests étaient presque aussi populaires que l’évaluation des performances, les descriptions de postes et les grilles salariales en 1964, mais accusaient un retard conséquent en 1985. Les grilles de classification et les tests en vue d’une promotion se sont donc fait considérablement distancer par les autres pratiques. Leur abandon est également devenu monnaie courante. Dans notre échantillon, 15 % des entreprises recourant aux tests à l’embauche les ont abandonnés au cours de la période étudiée, et ce chiffre atteint 11 % pour les tests en vue d’une promotion. À titre de comparaison, à peine 2 % des organisations recourant à une autre pratique l’ont abandonnée.
Les remèdes institutionnalistes : un recours croissant aux pratiques de marché du travail interne
Les remèdes institutionnalistes : un recours croissant aux pratiques de marché du travail interne
63Le graphique 1 laisse entendre que les employeurs ont popularisé les pratiques de marché interne en réponse à la révolution institutionnaliste en économie et en sociologie, qui mettait l’accent sur les institutions relatives à l’embauche et aux promotions plutôt que sur les préjugés au niveau individuel. Ce graphique suggère également que les employeurs n’ont pas adopté l’ensemble de l’arsenal traditionnel du marché interne, mais plutôt les pratiques que les experts en ressources humaines et les tribunaux reconnaissaient comme antidiscriminatoires.
VI – La révolution cognitive : gestion de la diversité, tutorat et mise en réseau
64Au cours des années 1980, le soutien apporté aux mesures antidiscriminatoires par le pouvoir exécutif a décliné. Ronald Reagan, en effet, a réduit les activités et les effectifs de la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi, chargée de veiller à la mise en œuvre du Civil Rights Act. Il a fait de même pour l’OFCCP [5] qui s’assurait du respect des lois de discrimination positive dans les contrats publics fédéraux. Toutefois, les tribunaux ont continué d’examiner des affaires de discrimination et d’utiliser la définition large de celle-ci, provenant des paradigmes institutionnalistes qui s’étaient enracinés dans les sciences sociales.
65Au milieu des années 1980, la révolution cognitive en sciences sociales façonne de nouvelles pratiques antidiscriminatoires sous couvert de « gestion de la diversité ». Le changement vient en partie du fait que les efforts de Reagan pour restreindre les droits civiques ont conduit les responsables des ressources humaines à chercher de nouvelles justifications pour leurs programmes de lutte contre les discriminations. Ils s’appuient sur l’idée selon laquelle les tendances démographiques vont faire de la diversité en milieu professionnel un problème de plus en plus urgent, idée popularisée par le rapport Workforce 2000 portant sur l’avenir du travail et commandé par l’administration Reagan. D’un côté, les responsables des ressources humaines se réfèrent de moins en moins aux questions d’ « égalité des chances » et de « discrimination positive », et de plus en plus à celle des « arguments économiques en faveur de la gestion de la diversité ». De l’autre, ils conceptualisent le problème de la gestion de la diversité avec des outils issus de la révolution cognitive en sciences sociales.
66Le mouvement de gestion de la diversité est une retombée de la loi sur l’égalité des chances dans l’emploi. Alors que la gestion de la diversité est communément considérée comme une nouvelle appellation pour la gestion de l’égalité des chances, à la rigueur accompagnée de quelques nouvelles pratiques, elle s’en distingue pourtant. Les pratiques de gestion de la diversité combinent de nouvelles théories sur la discrimination à de plus anciennes pratiques managériales. Ces théories trouvent leurs origines dans la révolution cognitive en sciences sociales, qui souligne l’influence de la cognition sur les comportements. Quant à ces pratiques managériales, elles reprennent les parcours de formation des programmes de Développement Organisationnel de la fin des années 1960, ainsi que le système traditionnel informel qu’est le recours au « réseau des anciens ». La révolution cognitive suggère d’un coté que les processus cognitifs de catégorisation produisent des stéréotypes, même chez les personnes qui pensent ne pas avoir de préjugés. Tous les managers, quels qu’ils soient, sont susceptibles de fonder leur décision d’embauche ou de promotion sur la base de la race ou du genre sans en être conscients. Par exemple, en vue d’une promotion, ils pourraient ne même pas penser à ceux qui n’entrent pas dans leur catégorie cognitive de « manager ». Une solution envisagée a été de mettre en place des programmes de formation et de gestion relatifs à la diversité directement inspirés des modèles de Développement Organisationnel et de formation à la sensibilisation qui avaient été popularisés au début des années 1970. D’un autre côté, la révolution cognitive sous-entend que la catégorisation cognitive façonne les ambitions et les comportements des personnes de groupes défavorisés. Il est possible que les membres de ces groupes n’utilisent pas pleinement toutes leurs capacités et ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des managers potentiels. La solution proposée ici a été un nouvel ensemble de programmes de tutorat et de mise en réseau sur le modèle du « réseau des anciens », mais pour les femmes et les minorités.
A – La révolution cognitive en sciences sociales
67Alors que la révolution institutionnaliste a été portée par des économistes, des sociologues et des politistes, celle d’après, la révolution cognitive, l’a été par des psychologues, des anthropologues et des sociologues (Thagard, 1996). L’idée maîtresse est que l’on se comporte en suivant des cartes mentales – des représentations et des procédures de notre expérience du monde (Chomsky, 1957 ; March & Simon, 1958 ; Miller, 1994). Cette idée est assez ancienne en psychologie, mais le behaviorisme des années 1950 et 1960 a eu tendance à l’éclipser. En anthropologie, Clifford Geertz (1983) et Mary Douglas (1986) ont popularisé l’idée que des cartes mentales du monde façonnent les comportements. En sociologie, l’importance de la cognition avait été reconnue par les constructivistes comme Berger et Luckmann (1967) et les anthropologues symboliques comme Garfinkel (1987), mais c’est grâce au développement de la sociologie de la culture dans les années 1980 (Wuthnow, 1987 ; Giddens, 1984 ; DiMaggio, 1997) que cette approche est devenue centrale.
68La révolution cognitive a alors deux conséquences principales à propos des processus engendrant des inégalités sur le lieu de travail. La première est l’idée que les managers sont susceptibles de discriminer, non pas par préjugé ou par méchanceté, mais à cause de processus de catégorisation inconscients. Par exemple, Rosabeth Moss Kanter (1980) utilise le terme de « reproduction homosociale » pour décrire la tendance des managers à promouvoir ceux qui leur ressemblent – le fait que les hommes blancs choisissent des hommes blancs. La seconde est que les membres des groupes traditionnellement désavantagés peuvent se léser eux-mêmes. Dans cette optique, les études sur les « effets d’attente » se sont concentrées sur les attentes des enseignants à propos de leurs élèves, et ont montré que ceux-ci réussissent mieux quand les enseignants s’attendent à ce qu’ils travaillent bien (Rosenthal & Rubin, 1978). À la fin des années 1980, le psychologue social Claude Steele (1992) a montré que les Noirs réussissaient moins bien à des tests standardisés lorsqu’ils étaient perçus comme « vulnérables » ou « menacés », c’est-à-dire quand ils avaient été sensibilisés aux questions raciales juste avant le test. Des études ultérieures (par exemple Lovaglia et al., 1998) ont renforcé l’idée que les « effets d’attente » agissent sur les élèves eux-mêmes : la performance de ceux qui passent un test est affectée lorsque la race ou le genre sont mis en avant au moment du test (Steele & Aronson, 1995). Cela a renforcé la découverte de Kanter (1980) selon laquelle les femmes ressentent une anxiété liée à leur statut lorsqu’elles sont dans des positions normalement occupées par des hommes. Pour combattre la discrimination cognitive chez les managers, les responsables des ressources humaines ont préconisé des mesures de formation à la diversité, tandis que pour réduire la menace des stéréotypes et l’anxiété liée au statut chez les femmes et les travailleurs issus de minorités ethniques, ils ont recommandé le recours au tutorat et à la mise en réseau.
B – Formation à la diversité, mise en réseau et tutorat
69Le rapport Workforce 2000, commandé par le Ministère du travail de Reagan et produit par le Hudson Institute, prévoyait une forte augmentation de la proportion de minorités et d’immigrants dans la population active (Johnston & Packer, 1987). Les deux défis clés pour les employeurs étaient de réconcilier « les besoins des femmes, des employeurs, des familles » et d’intégrer « pleinement au marché du travail les Noirs et les Hispaniques » (idem). Dans les entreprises, les spécialistes de la lutte contre les discriminations se sont saisis du rapport Workforce 2000 pour justifier leur rôle dans un contexte où les autorités fédérales se souciaient moins de la mise en œuvre du Civil Rights Act. Les revues de management ont rapidement publié une série d’articles à propos de la gestion de la diversité (Edelman, 1999).
70À la fin des années 1980, les spécialistes de l’égalité des chances dans l’emploi et de la discrimination positive recommandent les programmes de promotion de la diversité comme moyen pour promouvoir la compétitivité des entreprises. Dans un article de la Harvard Business Review, R. Roosevelt Thomas (1994) met en avant cet argument économique : « de nombreux cadres ne sont pas persuadés qu’ils devraient apprendre à gérer la diversité… Je crois que seules des raisons économiques offriront, sur le long terme, la motivation nécessaire… Apprendre à gérer la diversité vous rendra plus compétitifs ». Pour attirer les femmes et les travailleurs issus des minorités, les organisations doivent devenir des « employeurs de choix », en accueillant des personnes de différentes cultures, origines et groupes identitaires (Winterle, 1992). Un groupe de consultants en management a commencé à développer des programmes de formation pour augmenter la sensibilité à la question de la diversité, dans le but de modifier les catégories cognitives des managers responsables des promotions. Par exemple, Thomas, titulaire d’un MBA d’Harvard, qui a enseigné à la Harvard Business School, développe un programme de formation pour des superviseurs de managers noirs. Lewis Griggs et Lennie Copeland, diplômés de Stanford, produisent quant à eux en 1988 une série de vidéos à succès intitulée Valuing Diversity (« Mettre en valeur la diversité »). Copeland aide à attirer l’attention sur ces vidéos en publiant trois articles dans Personnel et Personnel administrator en 1988. Enfin, le nouveau Kaleel Jamison Consulting Group se concentre sur la création d’entreprises « intégratrices de haute performance » [6].
71Le modèle de ces programmes de sensibilisation à la diversité, qui ont rapidement été adoptés par nombre de grandes entreprises, provient des consultants en Développement Organisationnel. En vogue au début des années 1970, leur modèle de formation a été suivi dans les ateliers consacrés aux relations interraciales que quelques grandes entreprises ont dû mettre en place suite aux accords sur l’égalité des chances dans l’emploi qu’ils ont conclus avec le gouvernement au début des années 1970, et dont le plus célèbre est sans doute celui de AT&T de 1972 [7]. Au sein du conseil en management, le champ du Développement Organisationnel (Beckard, 1969 ; Schein, 1969) a pour but de sensibiliser les managers au processus de prise de décision, ainsi qu’aux motivations et perspectives des autres dans les prises de décision en groupe (Kochan & Cappelli, 1984 : 150). Les formations de ce type deviennent le cœur de la boîte à outils des programmes de management de la diversité. L’idée est de sensibiliser les employeurs et les employés aux différences de race, d’ethnie et de genre pour contrer le rôle des catégorisations cognitives.
72Des entreprises connues telles que Digital Equipment Corporation, Avon et Xerox ont été pionnières dans la création de programmes de gestion de la diversité (Thomas, 1988 ; BNA, 1995 ; Lynch, 1997). En 1990, un répertoire de formateurs en entreprise compte 15 consultants en gestion de la diversité ; deux ans plus tard, on en liste 85 (Lynch, 1997 : 330). Peu après, la « directrice en charge de la diversité des salariés » d’une entreprise de haute technologie rapporte qu’elle est en contact avec environ vingt consultants par semaine (Wheeler, 1994). On observe souvent une évolution similaire chez les formateurs spécialisés contre le harcèlement (Saguy, 2000).
73Les autres piliers de la gestion de la diversité sont les programmes de tutorat et de mise en réseau. Dès le milieu des années 1980, de grandes entreprises adoptent l’idée de Kanter, selon laquelle les femmes et les minorités ont besoin, pour réussir, de modèles positifs. Une étude de 1985, portant sur neuf programmes antidiscriminatoires exemplaires, montre que ces programmes encouragent le tutorat par des managers expérimentés pour les femmes et les personnes issues des minorités, sinon formellement, du moins informellement (Vernon-Gerstenfeld & Burke, 1985). Les travaux portant sur la gestion de la diversité commencent alors à faire la promotion de programmes formels de tutorat et de mise en réseau. Au même moment, la branche new-yorkaise de l’American Bar Association met en place un réseau d’avocats noirs, visant à fournir à ses membres un soutien mutuel (Marcotte, 1988). En 1991, une étude du Conference Board portant sur 406 grandes entreprises montre que 28 % d’entre elles proposent un programme de tutorat pour les femmes et les minorités (voir aussi Thomas, 1988).
C – La diffusion des programmes de formation, de tutorat et de mise en réseau en matière de diversité
74La gestion de la diversité devient rapidement un sous-champ important de la gestion des ressources humaines. À partir de 1991, des consultants mettent en place les Annual National Diversity Conferences et encouragent la gestion de la diversité par le biais de branches locales de l’American Society for Training and Development (ASTD) (Lynch, 1997). Dans les milieux d’affaires, deux groupes importants, la Conference Board et la Society for Human Resource Management (SHRM), développent alors des programmes de gestion de la diversité (Lynch, 1997 ; Wheeler, 1994 et 1995). Si les programmes de gestion de la diversité comptent une variété de composants (Wheeler, 1994 : 8), les dispositifs centraux restent la formation, la mise en réseau et le tutorat (Thomas & Ely, 1996 ; Thomas, 1991 ; Cross, 1996). Au début des années 1990, 70 % des sociétés listées dans le classement Fortune 50 avaient lancé sous une forme ou une autre une « initiative en faveur de la diversité » (Wheeler, 1994 : 8). Plus de la moitié des personnes interrogées lors d’une enquête de 1991 de la Conference Board, portant sur 406 grandes entreprises, proposent une formation à la diversité pour les managers et affichent une politique en matière de diversité, tandis que plus du quart offrent un programme de tutorat spécialement pour les femmes et les minorités (Winterle, 1992 : 21). D’après un rapport de 1994 sur les grandes entreprises new-yorkaises, 16 % d’entre elles proposent des programmes officiels de tutorat pour les minorités et 20 % pour les femmes (Miller, 1994). Thomas montre que la plupart des entreprises présentées dans la presse comme des leaders en matière de diversité avaient proposé, au début des années 1990, des programmes de mise en réseau ou des groupes de soutien pour les femmes et les minorités.
75Le graphique 2 présente des données tirées de l’enquête que j’ai menée avec Alexandra Kalev en 2002, portant sur les pratiques de gestion de la diversité au sein de 829 entreprises entre 1971 et 2002. En 2002, environ un tiers des employeurs que nous avons interrogés proposait des programmes de formation à la diversité, 23 % des programmes formels de mise en réseaux pour les femmes ou les minorités et 10 % des programmes de tutorat pour ces mêmes groupes. Alors que ces quatre programmes se sont développés lentement pendant les années 1980, dans les années 1990 le recours à la formation à la diversité est monté en flèche, avec quelque 25 % d’employeurs proposant de tels programmes à partir de 1990. Bien que les tribunaux n’aient pas pesé pour l’adoption de ces programmes de formation à la diversité, il est clair que ces mesures sont apparues comme des mécanismes permettant de gérer les questions d’égalité des chances, dans le contexte de la nouvelle définition de la discrimination promue par la révolution cognitive advenue dans les sciences sociales (Kelly & Dobbin, 1998).
Les remèdes cognitifs : un recours croissant aux pratiques de gestion de la diversité
Les remèdes cognitifs : un recours croissant aux pratiques de gestion de la diversité
VII – Conclusion
76Comment la pensée en sciences sociales a-t-elle façonné l’évolution des mesures antidiscriminatoires des entreprises, aux États-Unis et en France ? Aux États-Unis, les changements observés dans les travaux de sciences sociales se sont reflétés dans les pratiques d’entreprise et dans la jurisprudence, si bien que les pratiques antidiscriminatoires et notre compréhension de la discrimination ont évolué de façon parallèle. Il pourrait sembler assez naturel que le droit ait suivi les différentes manières dont les sciences sociales ont appréhendé ce qu’est la discrimination. Mais cela n’a pas été le cas partout. En France, la définition légale de la discrimination n’a que très peu changé depuis la promulgation de la loi du 1er juillet 1972, qui rendait illégal le fait d’engager et de licencier quelqu’un en raison de son appartenance raciale, et cela jusqu’aux révisions apportées par la loi de 2001. De plus, les employeurs ont peu agi pour combattre la discrimination : ils n’ont pas adopté de nouvelles mesures antidiscriminatoires à la suite des révolutions institutionnaliste et cognitive qu’ont connues les sciences sociales.
77À mes yeux, la fragmentation et la porosité de l’État américain ont donné l’opportunité à plusieurs nouvelles idées émanant des sciences sociales d’entrer dans la législation sur la discrimination. La fragmentation de l’État y a contribué en créant et en professionnalisant, dans les entreprises, un groupe d’experts dédiés à la recherche et à l’anticipation des changements sur la signification du terme de discrimination, ainsi qu’à l’institutionnalisation de pratiques de gestion du personnel qui se conforment à ces éventuelles modifications. De ce fait, la pensée en sciences sociales a pu imprimer sa marque sur l’évolution des pratiques en entreprise, comme sur la jurisprudence et le droit administratif. Au fil du temps, les idées centrales des révolutions institutionnaliste et cognitive en sciences sociales ont été incorporées aux pratiques des entreprises, et d’autres se sont frayé un chemin pour être intégrées, au final, dans le droit. La fragmentation de l’État a, entre autres, empêché les employeurs de savoir clairement comment les tribunaux et les organismes administratifs définiraient la discrimination, ou quel type de programmes et de pratiques ils estimeraient suffisants pour protéger les entreprises de procès pour discrimination. Par conséquent, les experts en ressources humaines se sont trouvés en première ligne, adaptant leur arsenal de pratiques pour combattre les discriminations. Pour eux, l’enjeu était aussi d’étendre et de consolider leur profession, et ils ont rapidement reconnu, en tant que groupe, leur intérêt collectif à multiplier les efforts pour lutter contre les discriminations, conduisant ainsi à accroître leurs effectifs et leur autorité au sein de l’entreprise.
78D’après la révolution institutionnaliste qui a traversé les sciences sociales dans les années 1970, les structures institutionnelles façonnent les situations sociales. En sociologie, les théoriciens structuralistes de la stratification ont avancé que les caractéristiques organisationnelles influencent la réussite, les pratiques d’embauche et de promotion pouvant avoir des effets directs ou indirects sur les carrières individuelles (Baron, 1984). En économie du travail, les analyses de Doeringer et Piore sur les marchés du travail internes se sont concentrées sur les pratiques des entreprises et leurs implications sur les carrières. Ces idées ont influencé les employeurs et les experts en ressources humaines et les ont conduits à tester des solutions structurelles au problème de la discrimination : formaliser les pratiques d’embauche, d’évaluation et de promotion, et mettre fin à celles qui avaient pour conséquence involontaire de discriminer. Les tribunaux et les agences administratives ont aussi été influencés par cette révolution. Ils en sont venus à favoriser les recours collectifs plutôt que les plaintes individuelles – des poursuites qui mettaient en évidence des formes récurrentes de discrimination renvoyant à une logique discriminatoire incorporée dans les procédures d’embauche, de promotion et disciplinaires.
79Dans les années 1980 et 1990, les sciences sociales ont connu une révolution cognitive, qui a impliqué de repenser les bases du comportement social en se plaçant au niveau de la cognition individuelle et des schémas cognitifs collectifs. Cette révolution a eu deux implications en ce qui concerne les théories de la stratification sur le lieu de travail. Elle suggère tout d’abord que les schémas cognitifs des managers peuvent les empêcher de traiter les travailleurs avec équité, malgré toute leur bonne volonté en la matière. Les cartes mentales du monde qu’ils ont en tête façonnent leur manière de voir et d’interagir avec les travailleurs de différents sexes et appartenances ethno-raciales. Par ailleurs, les managers auraient tout particulièrement tendance à estimer que ce sont les personnes partageant les mêmes caractéristiques que les managers en place, en termes de race ou de sexe, qui seraient les plus compétentes pour occuper les fonctions les plus importantes de l’entreprise. Cette révolution implique ensuite que la confiance et l’estime de soi des employés sont façonnées par des stéréotypes plus larges, et par conséquent que les membres de groupes défavorisés risquent de s’approprier les stéréotypes les concernant, et ainsi de réviser à la baisse leurs objectifs et d’accomplir moins bien leur travail que s’ils ne se les étaient pas appropriés. Les stéréotypes agissent donc bien dans les deux sens. Cette révolution-ci s’est elle aussi frayée un chemin dans les pratiques des entreprises et dans la jurisprudence. La nouvelle vague de pratiques antidiscriminatoires s’est traduite par des formations à la diversité conçues pour redessiner les visions cognitives des managers, ainsi que par des programmes de tutorat conçus pour apporter aux membres de groupes défavorisés des modèles qui leur donnent une vision positive de leur propre groupe de référence et de leurs chances de succès.
80Dans les entreprises américaines, les changements dans les pratiques d’emploi se sont souvent appuyés sur des anticipations. Les responsables des ressources humaines ont soutenu que le droit emprunterait bientôt une voie plus institutionnaliste, pour ensuite s’approcher d’une interprétation plus cognitive de la discrimination. Par conséquent, les employeurs se sont massivement tournés vers des pratiques qui luttaient contre les discriminations en vertu de cette nouvelle interprétation de la discrimination, et les tribunaux ne se sont souvent ralliés à ces nouvelles conceptions que lorsque de nombreux employeurs les avaient déjà adoptées. Les tribunaux n’ont accepté les mécanismes formels du marché du travail interne comme un premier rempart contre les discriminations que lorsque de nombreuses entreprises les avaient mis en place. Dans le cas du harcèlement sexuel, il a fallu attendre que près de 90 % des grandes et moyennes entreprises aient instauré des mécanismes de réclamation formels pour que les tribunaux les approuvent.
81Alors que l’initiative semblait revenir aux employeurs, c’est en réalité la façon dont ont été élaborées les politiques publiques qui est à l’origine de cette tendance. Si les responsables des ressources humaines ont pu gagner le soutien de leurs directions pour mettre en place de nouvelles mesures antidiscriminatoires, anticipant les évolutions qui pourraient émerger des décisions des tribunaux, c’était bien parce qu’ils pouvaient à juste titre convaincre leurs directions que le droit n’était pas fixé une fois pour toutes. De tels changements dans les pratiques des employeurs ne se sont pas retrouvés en France, où le droit contre les discriminations a peu évolué depuis son adoption au début des années 1970, sous une forme qui s’efforçait de ne pas se référer explicitement à la race, et qui se concentrait sur des solutions individuelles et des sanctions relevant du droit pénal plutôt que du droit civil. Ce n’est pas seulement que le droit a peu changé en France, mais aussi que les employeurs savaient qu’ils ne pouvaient pas être pénalisés pour des formes de discrimination qui n’étaient pas encore envisagées par les pouvoirs publics. Ainsi, la législation initiale n’a pas conduit à la création et à la professionnalisation d’un corps d’experts de la lutte contre la discrimination tentant de prédire ce que l’avenir apporterait.
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Notes
-
[1]
Article original : Frank Dobbin, 2001-2002. Do the Social Sciences Shape Corporate Anti-discrimination Practice ? : The United States and France, Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 23, 829-864. Avec l’aimable autorisation de F. Dobbin et des responsables de la revue, que nous remercions.
Traduction de Élodie Béthoux et Caroline Vincensini avec Samuel Allain, Lucile Belda, Gaspard Bianquis, Quitterie Boucly, Noémie Cognard, Jules Cornetet, Julien Giorgi, Olivier Mauviel, Marion Michel, Marion Munch, Anton Olive-Alvarez, Julia Paul, Baptiste Richasse et Victoire Sessego. Tous nos remerciements à Cécile Guillaume et à Vincent-Arnaud Chappe pour leurs relecture et conseils. -
[2]
NdT : Les Jim Crow Laws renvoient à une série d’arrêtés et de règlements promulgués dans les villes et États du Sud des États-Unis entre 1876 et 1965. En distinguant les citoyens selon leur appartenance raciale, ils imposaient une ségrégation dans les lieux publics, sur laquelle a longtemps été fondé le système de ségrégation racial états-unien.
-
[3]
NdT : Slichter (p. 202) définissait le drive system comme « la stratégie de la recherche de l’efficacité non pas en récompensant le mérite, ni en cherchant à intéresser les hommes à leur travail […], mais en les pressant de produire de grandes quantités. La tendance principale du drive system est de susciter la peur du management chez les travailleurs, et l’ayant suscitée, d’en prendre avantage ».
-
[4]
NdT : traduit en France en 1994, sous le titre Les institutions de l’économie, Interéditions.
-
[5]
NdT : Le Office of Federal Contract Compliance Programs, qui relève du Department of Labor, a été créé en 1978.
-
[6]
NdT : C’est-à-dire d’entreprises qui prennent explicitement appui sur la diversité de leurs salariés et parviennent à d’excellents résultats grâce aux effets bénéfiques de cette dernière.
-
[7]
NdT : L’auteur se réfère ici aux « consent decrees », c’est-à-dire à des arrangements légaux dans lesquels le gouvernement accepte de renoncer à poursuivre un accusé qui, sans reconnaître sa culpabilité, accepte de s’abstenir de recourir aux activités illégales dont il était accusé.