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Article de revue

La promotion des livres de littérature sur Internet

L’agencement du travail réputationnel des éditeurs et des blogueurs

Pages 63 à 81

Notes

  • [1]
    Cette expression distingue ces blogs de ceux tenus par des « professionnels » de la critique littéraire « traditionnelle » (i. e. s’exprimant aussi sur des supports papier ou audio-visuels largement diffusés).
  • [2]
    Nous emploierons cette expression dans la suite de cet article. Un blog est un site internet de publication régulière d’articles ou de « billets » qui portent sur les centres d’intérêt de son auteur (« blogueur »). Les « blogs de lecteurs » dont nous parlons ici ont pour objet exclusif ou quasi-exclusif la publication de commentaires de livres lus par les auteurs des blogs. On trouve aussi parfois l’expression de « blogs littéraires » dont se saisissent – comme nous le verrons – certains blogueurs pour affirmer leur activité de « critique » et non pas simplement de « lecteurs ».
  • [3]
    Par « littérature », nous entendons non seulement la « littérature générale » mais aussi la littérature « de genre » (policier, fantastique, sentimental, etc.). Les blogs qui nous intéressent ne sont pas spécialisés dans un genre ou un écrivain en particulier. Ils se distinguent donc des blogs de fans par exemple.
  • [4]
    « Quel type de média vous influence pour vous donner envie de lire un livre ? », Livres Hebdo, mai 2012.
  • [5]
    Notre point de vue est proche de celui de Sébastien Dubois pour qui le travail de construction de la réputation est « un processus social » qui implique la coopération de plusieurs acteurs et qui emprunte plusieurs voies, permettant plus ou moins d’aboutir à un « consensus » sur la valeur d’une œuvre (Dubois, 2008 : 108).
  • [6]
    Nous reprenons ici la définition du « travail réputationnel » donnée par Stephen Zafirau (2008). Dans cet article, « travail réputationnel » et « promotion » sont donc utilisés comme des synonymes, l’un comme l’autre désignant l’activité qui construit la réputation.
  • [7]
    Dans les deux cas, les blogueurs reçoivent des livres en service de presse de la part d’un grand nombre d’éditeurs. Ce sont eux qui choisissent les livres qu’ils souhaitent recevoir en faisant leur choix dans le catalogue envoyé par l’éditeur ou en sollicitant l’éditeur pour recevoir un livre qui les intéresse, sans obligation de rédiger une chronique. Chez les blogueurs-lecteurs, la grande majorité des livres commentés provient de services de presse, ce qui n’est pas le cas pour les blogueurs-critiques (qui s’en procurent aussi beaucoup en librairies ou en bibliothèques).
  • [8]
    Il faut préciser que tous les grands éditeurs ne recourent pas aux blogs pour promouvoir leurs ouvrages car, ayant un accès routinisé à la presse littéraire, ils ne perçoivent pas toujours la nécessité de ce travail réputationnel en ligne. Néanmoins, il semblerait que cet usage soit de plus en plus observé dans la politique promotionnelle des grandes maisons d’édition.
  • [9]
    Par « prescription », nous entendons influence sur le choix des lecteurs. La prescription est donc l’un des résultats possibles du travail réputationnel.
  • [10]
    Ce statut de « lecteur » et non de « critique » est également perceptible au travers des concours que les grands éditeurs organisent à destination des blogueurs au moment du lancement d’un livre. Ces concours consistent en des questions sur le contenu du livre ou la vie de l’auteur, et l’éditeur offre un nombre limité de livres à gagner aux participants. Ce qui est sollicité ici c’est bien la capacité du blogueur à montrer qu’il est un lecteur de livres.
  • [11]
    George a obtenu un diplôme de lettres alors que Catherine a fait des études de gestion. Ces niveaux élevés de diplôme ne sont pas étonnants au regard de ce que l’on sait sur les caractéristiques sociales des forts lecteurs (Donnat, 2011 : 14).
  • [12]
    L’échantillon de dix billets analysés sur le blog de George concerne sept grands ou moyens éditeurs. Du côté de Catherine, aucun petit éditeur n’est représenté.
  • [13]
    Comme l’écrit Sidonie Naulin à propos des blogs de cuisine, il n’est pas évident d’isoler « la dimension proprement évaluative des blogs » car « toute publication, même la plus descriptive, émet en effet indirectement une recommandation et peut être considérée comme prescriptive » (Naulin, 2014 : 35). Même si ces deux blogueuses n’ont pas de « prétention à la prescription », leurs blogs peuvent ainsi exercer de tels effets, comme le souligne également Oriane Deseilligny à propos des blogs de voyage (Deseilligny, 2014). D’ailleurs, elles peuvent être tout à fait conscientes du rôle promotionnel que les éditeurs leur attribuent : « Nous sommes des relais des maisons d’édition », explique ainsi George.
  • [14]
    Au moment de l’enquête, Laurence, titulaire d’une maîtrise de Lettres modernes, est directrice d’une association de promotion de la lecture. Quant à Éric Bonnargent, titulaire d’une maîtrise de philosophie, il exerce à côté de son métier principal de professeur, une activité de chroniqueur de livres dans le Magazine des Livres (lequel l’a contacté via son blog).
  • [15]
    Les commentaires analytiques témoignent d’une attention formelle à la spécificité littéraire des textes et au travail d’écriture, qui s’appuie sur des savoirs de type linguistique, historique et littéraire (Renard, 2011).
  • [16]
    Ces deux blogueurs se rapprochent de l’« esthétique littéraire distanciée » mise en œuvre par les blogueurs amateur de séries étudiés par Anne-Sophie Béliard, par contraste avec la « subjectivité revendiquée » des deux autres blogueuses (Béliard, 2014 : 108 et 112). On retrouve l’opposition soulignée par Dominique Pasquier et Valérie Beaudouin entre deux déclinaisons de la critique amateur de films sur un site web très fréquenté : « Une version centrée sur l’expérience émotionnelle du film qui cherche à convaincre – ou dissuader – de nouveaux spectateurs et une version plus retenue et érudite qui se rapproche dans ses formules et ses thèmes de la critique professionnelle » (Beaudouin et Pasquier, 2014 : 133).
  • [17]
    Dans l’échantillon étudié de critiques postées par Laurence, il y a une majorité de petits éditeurs. Un roman est à la fois le premier de son auteur et le premier de la maison d’édition concernée. Dans l’échantillon de billets postés par Éric Bonnargent, il y a aussi une majorité de petites maisons d’édition et aucune grande maison n’est représentée. De plus, dans les entretiens avec ces deux blogueurs, le soutien aux petits éditeurs est explicite.
  • [18]
    « Littérature & Internet, Éric Bonnargent (alias Bartleby) vs Marc Villemain », Le Magazine des Livres, no 20, novembre 2009.
  • [19]
    Nous avons aussi interrogé des libraires et des organisateurs de manifestations littéraires dans le cadre de notre enquête.
  • [20]
    Faute d’entretiens avec des représentants de cette critique traditionnelle, nous n’avons pas analysé dans notre recherche les points de vue réciproques de ces derniers sur les blogs. Toutefois, des sources indirectes tendent à montrer que la même ambivalence est à l’œuvre chez eux : une tendance à renvoyer les blogs à l’amateurisme (et donc à une autre manière de parler des livres) côtoie ainsi une nécessité de protéger les frontières de la critique (et donc une crainte de se voir concurrencer). Par exemple, quand Pierre Assouline s’exprime sur les blogs de lecteurs sur son propre blog, il critique le manque de « savoir-faire » des blogueurs en leur donnant au mieux une place « à côté » de la critique traditionnelle mais il exprime aussi son souhait de « défendre » la place de la critique professionnelle contre de nouveaux prétendants. Assouline P., 2007. La critique littéraire entre le blog et l’enclume, La République des Livres (http://passouline.blog.lemonde.fr/2007/05/08/la-critique-litteraire-entre-le-blog-et-lenclume/).

1Depuis le début des années 2000, les blogs de critique littéraire « amateur » [1] (souvent appelés « blogs de lecteurs » [2]) se sont multipliés sur Internet. Par leurs commentaires et leur nombre parfois important de visiteurs, ils contribuent à rendre visibles des livres de littérature [3]. De ce fait, leur rôle dans la promotion des ouvrages interroge les professionnels du livre. En 2012, un sondage du magazine Livres Hebdo souligne par exemple la place non négligeable des blogs parmi les facteurs qui influencent l’achat de livres [4]. De même, l’Observatoire du livre et de l’écrit en Île-de-France a récemment mené deux enquêtes sur le « référencement des livres sur Internet » à destination de « l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre ». Elles attirent l’attention sur le rôle que peuvent jouer les blogs en tant que « relais promotionnel » et elles incitent à en tenir compte dans l’élaboration de « stratégies de présence et de promotion numérique » (Daval, 2012 : 3).

2Dans ce contexte, les blogueurs sont sollicités pour chroniquer des livres ou ils se proposent eux-mêmes pour en chroniquer certains. Ainsi, même s’ils souhaitent plus ou moins assumer ce rôle promotionnel, ils participent de fait au travail réputationnel autour des livres, à côté des acteurs traditionnellement chargés de leur promotion (éditeurs, libraires, organisateurs de manifestations littéraires, jurys de prix littéraires, et parfois, écrivains eux-mêmes). L’objectif de cet article est de mettre au jour les différentes manières dont le travail des blogueurs et le travail de ces autres acteurs (en particulier celui des éditeurs mais aussi celui des écrivains) s’agencent en contribuant à construire la réputation des livres de littérature. La réputation est donc considérée comme résultant de la coopération entre plusieurs acteurs, dans la perspective tracée par Howard Becker (Becker, 1988) [5]. Les activités de promotion organisées par les éditeurs, les critiques dans la presse ou les commentaires de blogs contribuent en effet à « constituer », « entretenir » et « développer » la « réputation » des ouvrages [6]. Il s’agit de montrer comment s’effectue ce travail réputationnel (Becker, 2002) et non pas d’en évaluer les effets. Cette question des effets ne sera ici approchée qu’au sens d’effets observés, anticipés ou espérés par les éditeurs, les écrivains et les blogueurs eux-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’ils motivent le travail réputationnel, en alimentant la croyance dans la pertinence de ce travail.

3Ce travail réputationnel permet de construire un succès médiatique et commercial auprès d’un large public et/ou une reconnaissance littéraire auprès d’un cercle de pairs et d’experts (autres écrivains, historiens de la littérature, jurys de prix littéraires prestigieux, etc.). Dans cette perspective, l’analyse des entretiens menés avec des éditeurs (petits et grands), des écrivains (plus ou moins reconnus) et des blogueurs eux-mêmes fait apparaître deux modes « typiques » d’agencement du travail réputationnel de ces acteurs, qui donnent lieu à deux manières différentes de promouvoir les livres. Dans le premier cas, le travail des éditeurs et des blogueurs donne au blogueur un rôle de lecteur capable de capter un large public, et c’est une manière de promouvoir les livres différente de celle des critiques littéraires « traditionnels » qui est à l’œuvre. Dans le second cas, les blogueurs sont considérés et se considèrent avant tout comme des critiques experts, et c’est une manière de promouvoir les livres concurrente de celle des critiques littéraires qui est alors en jeu. Ces deux formes d’ajustement des points de vue des éditeurs et des blogueurs sur le rôle des blogueurs (« lecteurs » ou « critiques ») recoupent des différences au niveau des caractéristiques des uns et des autres et renvoient à deux formes différentes de coopération (à l’initiative de l’éditeur ou à l’initiative du blogueur). Dans le premier cas, on a plutôt affaire à de grands éditeurs et à des blogueurs dont le parcours professionnel a peu à voir avec l’univers littéraire. Ces blogueurs chroniquent plutôt les livres que de grands éditeurs leur fournissent, sans que cela ne manifeste de leur part une volonté de défendre certains éditeurs plutôt que d’autres. Dans le second cas, on a plutôt affaire à de petits éditeurs et à des blogueurs dont les parcours professionnels sont en lien avec l’univers littéraire et qui veulent défendre la petite édition [7].

L’enquête[1]

Cet article est fondé sur des entretiens menés avec sept éditeurs et cinq écrivains qui ont intégré à des degrés divers les blogs dans leur travail de promotion des livres. Ces éditeurs et écrivains ont aussi des propriétés variées : du très petit éditeur autodiffusé au grand éditeur commercial et de l’écrivain peu reconnu et peu vendu à l’écrivain bénéficiant d’une reconnaissance ou d’un succès importants.
L’article est aussi fondé sur une analyse approfondie de quatre blogs, parmi les 400 à 600 blogs littéraires existants au moment de l’enquête [2] : L’Anagnoste, Biblioblog, Les Livres de George et un blog dont la responsable, « Catherine », a souhaité qu’il reste anonyme, et que nous avons nommé « Manon et les livres ». Nous avons analysé le contenu de ces quatre blogs (dont un échantillon de billets postés sur chacun d’entre eux autour de la rentrée littéraire 2011) et mené des entretiens avec leurs responsables (nommés respectivement Éric Bonnargent, Laurence, George et Catherine [3]). Ces blogueurs ont en commun de tenir des blogs plutôt actifs (ils postent de une à cinq critiques par semaine) et relativement visibles, ce qui constitue une condition minimale pour justifier un questionnement autour de leur place dans la promotion des livres. On peut d’ailleurs noter que, à la suite de certains de leurs billets, des éditeurs et des écrivains ont contacté ces quatre blogueurs.
La visibilité des blogs a été approchée en mobilisant une distinction qui fait généralement sens au sein des univers de production culturelle : l’opposition entre la visibilité auprès du plus grand « nombre » et la visibilité permise par la reconnaissance d’une certaine « qualité » (lorsque ce sont des « experts » qui rendent visibles les blogs). Nous avons décidé de mobiliser les deux classements dont les critères se rapprochent le plus de ces deux formes de visibilité : d’un côté, le classement effectué par le site Wikio (où figuraient les blogs de George et de Catherine) et, de l’autre, la sélection de blogs disponible dans la rubrique Signets du site de la Bibliothèque Nationale de France (blogs d’Éric Bonnargent et de Laurence). Créé en 2006, le site Wikio classe les blogs les plus visibles sur Internet selon un critère quantitatif relatif à « l’influence » des blogs (i. e. le nombre de liens qui pointent vers eux) et non à leur audience (i. e. le nombre de visiteurs ou le nombre de fois où une page est vue) [4]. La sélection de blogs de la BNF est quant à elle réalisée par des bibliothécaires, c’est-à-dire par des professionnels « experts » en matière de littérature, en fonction de critères davantage liés à la qualité du contenu des blogs.
Cette population de blogueurs n’est pas représentative, parce que seulement quatre blogs la composent, mais aussi parce que ces derniers sont sans doute plus visibles que la majorité des blogs de lecteurs existants. Si nous ne sommes pas en mesure de dire quelle est la part respective, au sein de la blogosphère, des blogs visibles selon chacun des deux critères que nous avons utilisés, il nous semble cependant que ces critères renvoient à un principe important de différenciation des blogs de lecteurs dans leur ensemble. Nous faisons ainsi l’hypothèse que ces derniers pourraient assez facilement être rapprochés soit du premier soit du second type identifié.

Les blogueurs-lecteurs : une autre manière de promouvoir les livres

4L’analyse des discours des blogueurs et des éditeurs permet de faire émerger un premier type de rôle conféré aux blogs dans le travail réputationnel : celui de la promotion de livres par d’autres moyens rhétoriques que ceux mobilisés par la critique traditionnelle. Cette place est directement associée au consensus de ces acteurs sur le statut attribué aux blogueurs, celui de lecteurs amateur. Dans cette perspective, les blogueurs sont considérés par des éditeurs généralement « grands » ou « moyens » comme un dispositif de réputation complémentaire de ceux qui existent déjà. Quant aux blogueurs eux-mêmes, comme ils se perçoivent avant tout comme des lecteurs non professionnels, ils n’endossent pas nécessairement ce rôle promotionnel.

Un usage des blogs de lecteurs complémentaire de dispositifs promotionnels préexistants

5Si le degré de « conversion » à la promotion en ligne est moindre dans la filière du livre que dans d’autres filières culturelles telles que le cinéma, les jeux-vidéos ou la musique (Beuscart et Mellet, 2012), les éditeurs sont, parmi les acteurs traditionnels de la réputation que nous avons interrogés, ceux qui ont le plus pris en compte cette transformation des manières de promouvoir la culture en se saisissant progressivement des différents outils de la visibilité en ligne. Les blogs sont à leurs yeux complémentaires des lieux classiques de promotion des livres que sont la critique littéraire de la presse « papier » et des médias audio-visuels, ou encore les librairies.

6Cet usage promotionnel des blogs s’observe notamment chez les grands et moyens éditeurs [8], qui ont pourtant accès à la critique traditionnelle et aux librairies. Ils y voient un outil supplémentaire et peu coûteux (en termes de temps et d’argent) permettant d’accroître la visibilité de leurs titres et d’occuper l’espace « médias », comme nous l’explique un responsable du développement numérique d’un grand groupe d’édition :

7« Y a des nouvelles zones, y a des nouveaux espaces… Donc on va pas les laisser à la concurrence. Donc de la même manière que certaines grosses maisons d’édition vont chercher à avoir toutes les têtes de gondoles dans les librairies ou dans les supermarchés, ils essaient d’occuper l’espace médias. […] Y a une prise de conscience, on se dit qu’il y a quand même pas mal de monde qui passe du temps en ligne. Donc ça peut être intéressant. »

8Ces éditeurs font appel à certains blogs en fonction de qualités spécifiques qu’ils reconnaissent à leurs auteurs, notamment une capacité à capter de nouveaux lecteurs, moins sensibles à la critique littéraire dans la presse. En effet, selon ces éditeurs, si les blogs touchent d’autres publics, c’est parce que les blogueurs mettent en œuvre des manières d’écrire particulières, distinctes de celles des critiques professionnels : écriture plus spontanée proche de la conversation et écriture plus subjective où sont davantage exprimées les émotions. Ainsi, le responsable numérique du grand groupe d’édition déjà cité estime-t-il que cette manière spécifique qu’ont les blogueurs d’aborder les livres peut en partie expliquer l’intérêt des éditeurs à travailler avec eux :

9« Disons que les médias traditionnels ont une tendance à objectiver un peu plus leurs propos. Alors que les blogueurs sont plutôt sur la corde du sensible […]. Donc c’est aussi une autre façon de parler au lecteur et à l’acheteur potentiel. »

10C’est cette même logique que suit l’attachée de presse d’une maison d’édition de taille moyenne lorsqu’elle travaille avec des blogs :

11« Ça peut être horriblement mal écrit, mais ça, à la limite, c’est un blog, je m’en fiche de la qualité de l’écriture, hein. C’est pas des critiques. […] [Je recherche] des gens qui sont capables d’être des passeurs de livres. Et on passe un livre quand on est capable de lire correctement un livre et au moins de s’enthousiasmer. Même s’il le lit pas de la même façon que moi, peu importe ! Mais qu’il soit en mesure de donner envie. »

12On observe ainsi que le travail réputationnel que sont censés mener les blogueurs est associé, aux yeux des éditeurs, à la reconnaissance de leur statut de lecteur amateur capable de transmettre un goût par le biais d’une écriture proche de la forme orale (opposé au statut de lecteur professionnel écrivant des critiques). En particulier, leur rhétorique – plus spécifique à la blogosphère et aux réseaux sociaux – participerait d’un modèle de sélection et de prescription [9] plutôt fondé sur le bouche-à-oreille et le partage « horizontal » d’affinités (Auray et Moreau, 2012 ; Beauvisage et al., 2011). L’attachée de presse d’un grand éditeur national évoque ces formes de recommandation circulant entre pairs :

13« Moi j’en ai eu plein comme ça : “Putain, c’est génial, je connaissais pas, je vais passer ça à mon copain, il va transférer”, etc. […] Et ça, […] y a que les blogs ou Facebook ou… enfin c’est Internet quoi, typiquement ! »

14Contrairement aux formes de prescription reconnues aux critiques professionnels, qui fonctionnent sur un registre « vertical » (c’est-à-dire sur une relation hiérarchique entre critique et lecteur), le pouvoir qui est reconnu aux blogs par ces éditeurs opère entre des lecteurs ou des utilisateurs d’Internet auxquels est attribué un même statut, sans distinction hiérarchique très nette.

15Ce statut de « lecteur » conféré au blogueur [10] est parfaitement assumé par deux des quatre blogueurs interrogés : George et Catherine. La description de leur positionnement permet de montrer que celui-ci participe à une promotion des titres de littérature complémentaire de celle des médias sans que ces deux blogueuses ne revendiquent pour autant un tel rôle.

Un travail réputationnel exercé par les blogueurs « malgré eux »

16Parmi les blogueurs interrogés, George et Catherine sont celles qui correspondent le plus à la description et à l’usage qu’en font les éditeurs précédemment cités, alors même qu’elles ne se définissent pas comme dotées d’une autorité en matière de jugement et de prescription. Comme les deux autres blogueurs, elles appartiennent aux fractions diplômées des classes moyennes ou supérieures (avec des diplômes de niveaux bac + 4 ou bac + 5) [11] mais, contrairement à eux, elles ont un parcours professionnel éloigné du milieu littéraire (George est rédactrice en télétravail, Catherine a travaillé comme développeuse dans l’informatique et comme chef de projet dans un groupe d’assurances).

17L’analyse de billets publiés sur leurs blogs – qui concernent presque toujours des livres publiés chez des éditeurs importants [12] – témoigne tout d’abord d’une manière de parler des livres que valorisent ces éditeurs. Contrairement aux deux autres blogueurs étudiés, qui adoptent une approche plus formelle et distanciée, ces deux blogueuses rédigent des chroniques participatives (Renard, 2011), qui mettent en relation l’œuvre lue avec des expériences vécues et se traduisent le plus souvent par une forte implication subjective. Ainsi, Catherine use abondamment du pronom personnel « je » et d’un style non académique, proche du langage parlé spontané. De plus, lorsqu’elle décrit l’objectif de son blog, elle se démarque elle-même d’une lecture analytique :

18« J’ai refermé ce livre scotchée et il m’a fallu du temps pour reprendre pied avec la réalité. » (à propos du roman Le premier été d’A. Percin)

19« Je ne suis pas là pour décrypter un style, l’analyser, le comparer. C’est vraiment dire quel ressenti j’ai eu à la lecture. »

20George emploie quant à elle très souvent points d’exclamations et pronoms personnels. Ces deux blogueuses mobilisent également des catégories morales, notamment pour juger les personnages, et elles font souvent une place – à l’intérieur même de leurs billets – à des préoccupations personnelles et quotidiennes (familiales, de santé, etc.).

21Cette façon de parler des ouvrages peut être associée à un rôle de lectrice plus que de critique, ce qui rejoint en partie les usages que les gros et moyens éditeurs font des blogs et le statut qu’ils leur confèrent. Cependant, si George et Catherine se considèrent davantage comme des lectrices que comme des critiques (elles ne se positionnent à aucun moment comme des concurrentes de la critique professionnelle), elles n’assument pas le rôle promotionnel que les éditeurs accordent aux blogueurs-lecteurs et tout se passe ainsi comme si elles jouaient ce rôle « malgré elles » [13]. Leur objectif premier n’est pas forcément de promouvoir des livres qu’elles ont appréciés, comme en témoigne la place importante des critiques négatives dans les billets qu’elles postent. En entretien, George explique qu’elle rédige un billet sur tous les livres qu’elle lit : elle ne sélectionne donc pas les livres qu’elle aurait particulièrement envie de défendre. Plus qu’un pouvoir d’influence sur des lecteurs, Catherine accorde quant à elle à son blog une fonction de partage de goûts littéraires :

22« - Est-ce que vous pensez que vous avez une certaine influence sur les lecteurs ?

23- Parler d’influence… euh… Je sais que oui j’ai des retours ! On me dit : “Oui, j’ai lu le livre que tu as beaucoup aimé, moi aussi je l’ai aimé.”

24- Des gens qui grâce à vous sont amenés à lire peut-être davantage, vous pensez ?

25- Peut-être davantage ou qu’ils se reconnaissent un peu dans mon billet, dans ce que j’aime, dans mes choix de lecture. C’est comme moi, y a des blogs que je vais suivre plus parce que, voilà, j’ai plus d’affinités littéraires. » Catherine se définit elle-même comme une « lectrice qui donne ses avis » et elle ne pense pas que son avis compte plus que celui des lecteurs qui ne tiennent pas de blog (« C’est pas parce qu’on a un blog que les blogs sont plus légitimes que l’avis d’un lecteur qui n’a pas envie d’avoir un blog. ») De même, George se définit comme une « lectrice » qui émet « des opinions », et elle déclare sur son blog que sa « seule ambition » est de « [s]e faire plaisir, d’écrire sur [s]es lectures ». Comme Catherine, elle endosse ce rôle de lectrice en participant à des activités collectives et interactives autour de la lecture. Elle organise sur son blog des « challenges », qui consistent, pour les participants (dont de nombreux blogueurs), à lire et à commenter un grand nombre d’ouvrages en un temps limité. George et Catherine attachent en outre beaucoup d’importance aux commentaires laissés sur leurs blogs, qui sont nombreux après chacun de leurs billets et auxquels elles apportent souvent une réponse. Elles valorisent ainsi la convivialité avec les lecteurs de leurs blogs et entre blogueurs.

26Ces manières de tenir leur blog favorisent la densité des interactions entre blogueurs et contribuent ainsi au pouvoir « d’influence » qui est reconnu – notamment par les éditeurs – aux blogs les plus souvent cités par d’autres blogs (et donc bien classés sur le site Wikio). En partageant leurs lectures sur la « blogosphère », ces blogueuses mettent en œuvre ce qui correspond pour certains éditeurs à une forme alternative de prescription, qui les amène à nouer des partenariats avec elles.

Les blogueurs-critiques : une manière concurrente de promouvoir les livres

27Notre enquête a permis de faire émerger un autre type de rôle conféré aux blogs dans le travail réputationnel, qui s’assimile à celui accordé jusqu’alors aux critiques professionnels. Dans cette perspective, les blogueurs sont considérés – et se considèrent eux-mêmes – comme relevant d’un dispositif de réputation concurrent de ceux qui existent déjà. Contrairement à la forme précédente de travail réputationnel, les blogueurs assument ici le rôle promotionnel que leur prêtent les éditeurs et certains écrivains.

Un usage compensatoire des blogs de lecteurs

28Les éditeurs concernés ici sont essentiellement de petits éditeurs qui s’investissent dans la construction d’une visibilité en ligne faute d’accès aux moyens traditionnels de promotion, du fait de la faible diffusion en librairies de leurs livres et de leurs capacités promotionnelles limitées (Legendre et Abensour, 2007). Cet usage compensatoire des blogs concerne aussi des écrivains peu diffusés qui, pour cette raison, s’investissent eux-mêmes dans le travail de promotion de leurs livres (Bois, 2013). Parmi les écrivains interrogés lors de l’enquête, ce sont ces écrivains qui ont développé les liens les plus forts avec certains blogs de lecteurs et qui estiment que ces liens jouent un rôle important dans la promotion de leurs livres :

29« J’ai publié sous mon nom quatre livres. Et j’ai bien vu que c’est les blogs qui m’ont donné le plus. En termes de vente, j’en sais rien, mais en termes de retour critique… heureusement que j’ai eu les blogs. » (Écrivain avec des faibles ventes, anciennement publié chez un grand éditeur, puis publié chez de petits éditeurs)

30De la même manière, les responsables d’un petit éditeur disent avoir répondu favorablement aux sollicitations des blogs « parce qu’on cherche toutes les possibilités pour qu’on parle de nos livres ». Pour ces petites maisons d’édition, la consultation des blogs de lecteurs et la prise de contact avec leurs reponsables représentent une activité quotidienne. C’est notamment le cas pour la responsable d’une petite maison d’édition régionale associative pour qui les blogs constituent « un véritable levier pour […] la visibilité » :

31« Je passe beaucoup, beaucoup de temps à aller lire les blogs […], voir les ouvrages qui ont été chroniqués, les relais éventuellement qui ont été faits autour de nos ouvrages, etc. […] Donc oui, ça prend du temps. Mais c’est le prix à payer. […] Enfin moi, je ne le prends pas du tout comme une contrainte, au contraire, j’ai besoin de ça…. »

32Comme on le voit dans cet extrait, cet usage des blogs « faute de mieux », s’il est vécu comme nécessaire, peut être aussi investi positivement. Il l’est tout d’abord parce que ces petits éditeurs ont une croyance bien plus forte dans le pouvoir promotionnel des blogs que les éditeurs précédents, ce qui leur permet de justifier le temps passé à collaborer avec eux. Les éditeurs qui s’investissent le plus dans la relation avec les blogs se montrent en effet plus sensibles aux indicateurs de l’efficacité de ce type de prescription : la recherche d’éléments de preuve est motivée par cette croyance et elle lui donne des fondements. Ainsi, la visibilité des ouvrages de ce petit éditeur associatif régional sur les blogs littéraires a, selon sa responsable, un effet sur les ventes, comme elle a pu le constater pour certains ouvrages de son catalogue, même si c’est « par intuition » et sans avoir des outils statistiques précis pour le mesurer :

33« On sait très bien que quand [notre dernier ouvrage] est sorti, on a eu un relais absolument incroyable sur la Toile. […] Et ça, ça a été, on le sait, prescripteur, parce que les ventes ont explosé en mai. […] J’ai bien vu qu’à un moment donné, il s’est passé quelque chose. […] Y a eu vraiment une espèce d’énervement en termes de commandes [sourire] et c’est pas venu comme ça par hasard parce qu’il n’était pas encore relayé véritablement sur les librairies. Mais y a eu énormément d’articles sur la blogosphère littéraire qui sont parus et on pense que ça vient de là. Je vois pas d’où ça pourrait venir. »

34L’usage compensatoire des blogs est aussi investi positivement par les petits éditeurs parce qu’il renforce leur croyance dans le bien-fondé de leur activité éditoriale, qui consiste à défendre une littérature jugée peu médiatique car de qualité. Selon la responsable de la même petite maison d’édition, les blogs confèrent une visibilité à des auteurs publiés chez de petits éditeurs et peu commentés par les médias, mais aussi et surtout à des auteurs « exigeants ». Cette personne précise ainsi que des critiques littéraires de grands médias ont pu lui faire part personnellement de leur évaluation positive des titres reçus en service de presse, tout en déplorant de ne pas avoir la possibilité d’en parler dans leur journal.

35Les petits éditeurs légitiment le recours aux blogs non seulement en pointant leurs capacités à s’intéresser à des livres « de qualité » mais aussi en soulignant la qualité de leurs commentaires. Contrairement aux plus gros éditeurs, ils sont attentifs à la présence d’une analyse argumentée dans les billets et mettent à distance le seul rôle de passeur de goût de lecture dont on a vu qu’il intéressait particulièrement les éditeurs précédents :

36« Y a deux choses en fait sur la Toile qu’on constate. On a tous ces blogs, je dis “blogs de lectrices”, parce que ce sont souvent des femmes en fait derrière, qui en fait donnent des notes aux livres… : “Tiens j’ai aimé ça, allez, 9/10”, et où y a pas de retour constructif sur la lecture faite. C’est : “Ah c’est génial, il faut lire.” Pour moi, c’est pas de la critique. […] On est un peu dans une espèce d’écriture pulsionnelle quoi : “J’ai aimé un truc, ah là là, il faut que je le dise tout de suite.” Ce qui nous intéresse, c’est d’avoir des retours solides et construits sur nos ouvrages. »

37Cette hiérarchisation des blogs repose ici en partie sur l’appartenance sexuée des blogueurs, la référence au féminin intervenant comme justification et marqueur d’une dévalorisation ou d’une incompétence littéraire (Naudier et Rollet, 2007). Si les « blogueuses » constituent une figure-repoussoir pour plusieurs éditeurs et écrivains, c’est aussi en raison de la disqualification des genres littéraires identifiés comme féminins (Radway, 1991).

38En louant au contraire la qualité du contenu de certains blogs, les petits éditeurs les mettent sur le même plan que les critiques littéraires professionnelles auxquelles ils voudraient avoir accès. Pour eux, les critiques des blogs valent autant, voire plus, que celles de la critique professionnelle, notamment parce que les blogueurs ont davantage de temps et de place pour argumenter leur propos. Leur usage compensatoire des blogs les conduit ainsi à faire exister une figure de « blogueur-critique » capable de concurrencer les médias traditionnels. Cette figure existe aussi parce que certains blogueurs investissent eux-mêmes cette forme de travail réputationnel.

Un travail réputationnel assumé par les blogueurs

39Laurence et Éric Bonnargent sont deux blogueurs qui se placent – objectivement et/ou subjectivement – sur le même plan que les critiques professionnels, en assumant un rôle de spécialiste plus que de simple lecteur. Contrairement aux deux blogueuses étudiées dans la partie précédente, ils ont d’ailleurs déjà été mis à cette place en étant invités pour animer ou participer à des débats sur la critique littéraire lors de manifestations littéraires. Contrairement à elles, leur activité de blogueur les a en outre conduits à exercer une activité professionnelle ou quasi-professionnelle dans le milieu littéraire [14].

40Tout d’abord, la forme que prennent leurs billets – qui consistent en des commentaires analytiques sur les livres [15] – leur confère un rôle de critique plus que de lecteur profane [16]. Contrairement aux blogueuses précédentes, il n’y a jamais d’indications sur leur vie quotidienne dans leurs billets. Ces deux blogueurs sont aussi très attentifs aux procédés narratifs et au style d’écriture des livres qu’ils commentent. Ces attitudes leur permettent de se distinguer de certains blogs de lecteurs qu’ils n’estiment pas assez spécialisés (Éric Bonnargent allant jusqu’à refuser l’expression « blog de lecteurs » – et à lui préférer celle de « blog littéraire » – pour qualifier son propre blog) :

41« Y a quand même des blogs où à force […] de raconter la vie du petit dernier, on cherche les liens sur les livres. » (Laurence)

42« Alors, les blogs de lecture, […] ils se contentent d’un avis “j’aime, j’aime pas”, euh pour telle ou telle raison. Alors que ce qu’on va appeler les blogs littéraires, il y a un peu plus d’exigence et on va mettre en perspective un thème, un texte dans l’histoire de la littérature, les courants de pensée. Le blog littéraire est beaucoup plus technique que le blog de lecture. » (Éric Bonnargent)

43Éric Bonnargent refuse ici d’être considéré uniquement comme un lecteur et il s’assume explicitement comme « critique littéraire » : « Je suis blogueur, je tiens un blog. Mais, effectivement, ce qu’on essaie de faire, c’est de la critique littéraire. »

44On retrouve chez ces blogueurs une hiérarchisation interne aux blogs s’appuyant sur des considérations genrées. Dans les propos de Laurence, ce sont avant tout les blogueuses qui sont stigmatisées pour le manque de spécificité littéraire de leur blog. Elle évoque ainsi le « côté un peu filles » des blogs qu’elle n’apprécie pas parce qu’ils abordent une diversité de sujets, y compris la vie personnelle des blogueuses.

45Les manières dont Éric Bonnargent et Laurence tiennent et conçoivent leur blog respectif manifestent également ce rôle de critique dans la mesure où elles montrent leur ambition de peser dans le travail de promotion des livres, en défendant en particulier des petits éditeurs (qu’ils découvrent parfois eux-mêmes), c’est-à-dire ceux-là mêmes qui sont les plus enclins à leur conférer ce rôle de critique [17]. Si, contrairement aux blogueuses précédentes, ils ne publient presque jamais de critique négative, c’est justement dans ce souci de promotion, comme l’explicite Éric Bonnargent :

46« On ne fait pas de critiques négatives. […] On préfère faire aimer des livres plutôt que de les descendre ! […] On préfère inciter à lire plutôt qu’inciter à ne pas lire ! »

47Certaines rubriques de son blog témoignent de ce rôle de promotion, comme c’est le cas des rubriques « Éditeurs sachant éditer » et « Auteurs sur les hauteurs », qui mettent en avant les éditeurs et les écrivains appréciés sur le blog.

48Laurence et Éric Bonnargent pensent en outre avoir un pouvoir de prescription, c’est-à-dire d’influence sur les lecteurs : ils se mettent ainsi eux-mêmes à une autre place que celle de simple lecteur. Laurence se compare à une bibliothécaire ou une libraire donnant des conseils à des lecteurs. Éric Bonnargent, sans nier le fort pouvoir de prescription des médias traditionnels et des grands prix littéraires, pense que son blog a contribué à faire connaître des petits éditeurs et des auteurs qu’il qualifie d’« exigeants », n’ayant pas accès à ces canaux de reconnaissance. Il assume ici un rôle attribué habituellement aux blogs par les petits éditeurs.

49Si Laurence et Éric Bonnargent assument un rôle de critique plus que de lecteur, c’est enfin parce qu’ils pensent pouvoir jouer sur le même terrain – même si c’est à un niveau plus modeste – que les professionnels traditionnellement dotés du pouvoir de fonder la réputation d’un livre. Tous deux espèrent ainsi concurrencer les grands prix littéraires par leur travail sur leur blog. Depuis 2007, Biblioblog décerne son propre prix littéraire et c’est clairement cet objectif de concurrence qui anime ce projet.

50Ne sont en effet en lice pour ce prix que des romans « peu médiatisés » et donc peu susceptibles de remporter de tels prix. Laurence pense que son blog et le prix qu’il décerne permettent de découvrir des ouvrages qui sont ensuite consacrés par des prix littéraires reconnus. C’est ce qui apparaît dans certains de ses billets :

51« Il y a tout juste deux ans, je découvrais et vous vantais les mérites du premier roman d’Estelle Nollet, On ne boit pas les rats kangourous. Roman qui quelques mois plus tard était finaliste du Prix Biblioblog 2010 et remportait le Prix Roblès 2010. »

52De même, Éric Bonnargent précise que L’Anagnoste a plusieurs fois mis en avant des livres qui ont ensuite reçu un grand prix littéraire (le prix Médicis en littérature étrangère), alors qu’il a un discours très virulent sur la plupart des grands prix. Éric Bonnargent a aussi comme spécificité de se positionner comme concurrent direct de la critique professionnelle. Selon lui, « l’éclosion des blogs vient incontestablement d’un mécontentement envers la critique traditionnelle » [18] et il estime que les commentaires de livres postés sur les « bons » blogs littéraires sont de meilleure qualité que ceux que l’on trouve dans la presse traditionnelle, qui ont comme défauts d’être trop superficiels car soumis à un calibrage, et peu objectifs du fait du manque d’indépendance des titres de presse vis-à-vis des grands groupes d’édition. Ainsi, selon lui, les critiques des médias classiques ne sont pas bien placés pour juger de la qualité d’un livre alors que les blogueurs peuvent jouer ce rôle, y compris en « dénichant des talents ignorés de la presse écrite » ou en faisant connaître des auteurs avant que la critique professionnelle ne s’y intéresse : « On peut voir qu’un gars comme Roberto Bolaño, ce sont les blogs qui l’ont fait connaître. On en a parlé bien avant sur les blogs, avant que la presse s’en empare à cause de ce succès. »

Conclusion

53Notre enquête, fondée sur une analyse détaillée du contenu de quatre blogs et sur des entretiens approfondis auprès de leurs responsables et auprès d’éditeurs et d’écrivains, nous a permis d’étudier les usages des blogs, et ainsi de mettre au jour deux types de travail réputationnel portant sur les livres de littérature.

54Dans le premier cas de figure, des éditeurs moyens et grands tentent de contribuer, avec certains blogueurs influents sur la blogosphère, au succès des livres de littérature. En publiant des évaluations profanes éloignées des formes de la critique professionnelle mais très visibles en ligne, George et Catherine sont susceptibles, selon les éditeurs, d’attirer un public plus large que celui des connaisseurs ou des spécialistes de littérature. Leurs blogs viennent ainsi renforcer, compléter, la promotion déjà assurée par les médias traditionnels.

55Un deuxième type d’agencement du travail des acteurs étudiés consiste en une coopération entre des blogueurs reconnus pour leurs compétences littéraires et de petits éditeurs, avec lesquels ils partagent une conception et des critères d’évaluation de la littérature. Laurence et Éric Bonnargent sont perçus, agissent et/ou se définissent comme des critiques et ils concourent à une reconnaissance des livres dans des cercles spécialisés d’amateurs de littérature. Seuls ces deux derniers blogueurs se posent en concurrents des autorités prescriptives établies, par la forme même de leurs commentaires, par leurs prises de position mais aussi par leur propre réputation auprès des éditeurs et de certains écrivains.

56Ces résultats nous amènent à nuancer l’idée d’une transformation radicale des processus et des formes de réputation des livres de littérature qui serait liée à l’expansion des critiques amateur sur le web. Si notre enquête ne permet pas de mesurer le pouvoir effectif des blogs de lecteurs, d’autres travaux récents soulignent que la visibilité sur Internet ne subvertit pas les modes traditionnels de prescription et les hiérarchies culturelles établies (Bastard et al., 2012 ; Benhamou et al., 2012). Bien que la place des blogs semble ainsi marginale dans la division du travail réputationnel, elle n’est toutefois pas nulle, comme en témoignent les deux manières de parler et d’évaluer les livres que les acteurs traditionnels de la réputation ont repérées. Plusieurs acteurs concernés – éditeurs, libraires, écrivains, organisateurs de manifestations littéraires [19], et blogueurs eux-mêmes – sont même persuadés que les blogs de lecteurs vont jouer un rôle de plus en plus important à l’avenir. De fait, on peut considérer que cette croyance dans l’impact des blogs constitue également un indicateur de l’influence qu’ont progressivement acquis ces espaces de critique amateur.

57Enfin, si la typologie proposée dans cet article donne à voir deux modes distincts de construction de la réputation des livres via les blogs, elle révèle aussi l’existence de hiérarchies entre les deux manières d’être blogueur (ces hiérarchies, marquées par les rapports sociaux de genre, sont mobilisées, comme on l’a vu, par la deuxième catégorie de blogueurs, qui tient à se distinguer de la première). Dans la mesure où tous les éditeurs (quel que soit le rôle qu’ils confèrent aux blogueurs) placent l’activité de critique au-dessus de celle de lecteur, les blogueurs qui assument un rôle de critique sont les plus susceptibles d’acquérir une réputation littéraire. Ainsi, contrairement à George et Catherine, Laurence et Éric Bonnargent ont été invités à s’exprimer sur leur activité de blogueur lors de manifestations littéraires et ils ont accédé grâce à leur blog à des positions professionnelles dans l’univers littéraire. La réputation des « évaluateurs » eux-mêmes entre donc en jeu dans le travail réputationnel, ce que l’on peut aussi observer à propos des critiques traditionnels. En effet, en comparant les blogueurs à la critique professionnelle, les acteurs interrogés livrent aussi – directement ou « en creux » – leurs points de vue sur cette dernière : soit elle est perçue comme ayant le monopole des avis « sérieux » sur les livres, soit elle est perçue comme pouvant être concurrencée sur ce terrain parce qu’elle ne fait pas toujours preuve de l’exigence qu’on attend d’elle [20].

Références

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  • Bastard I., Bourreau M., Maillard S., Moreau F., 2012. De la visibilité à l’attention : les musiciens sur Internet, Réseaux, 175 (5), 19-42.
  • Beaudouin V., Pasquier D., 2014. Organisation et hiérarchisation des mondes de la critique amateur cinéphile, Réseaux, 183 (1), 125-159.
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  • Becker H. S., 1988. Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion.
  • Becker H. S., 2002. Les Ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte.
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Mots-clés éditeurs : Internet, éditeurs, critique littéraire, réputation, blogs de lecteurs

Date de mise en ligne : 15/09/2015

https://doi.org/10.3917/tt.026.0063

Notes

  • [1]
    Cette expression distingue ces blogs de ceux tenus par des « professionnels » de la critique littéraire « traditionnelle » (i. e. s’exprimant aussi sur des supports papier ou audio-visuels largement diffusés).
  • [2]
    Nous emploierons cette expression dans la suite de cet article. Un blog est un site internet de publication régulière d’articles ou de « billets » qui portent sur les centres d’intérêt de son auteur (« blogueur »). Les « blogs de lecteurs » dont nous parlons ici ont pour objet exclusif ou quasi-exclusif la publication de commentaires de livres lus par les auteurs des blogs. On trouve aussi parfois l’expression de « blogs littéraires » dont se saisissent – comme nous le verrons – certains blogueurs pour affirmer leur activité de « critique » et non pas simplement de « lecteurs ».
  • [3]
    Par « littérature », nous entendons non seulement la « littérature générale » mais aussi la littérature « de genre » (policier, fantastique, sentimental, etc.). Les blogs qui nous intéressent ne sont pas spécialisés dans un genre ou un écrivain en particulier. Ils se distinguent donc des blogs de fans par exemple.
  • [4]
    « Quel type de média vous influence pour vous donner envie de lire un livre ? », Livres Hebdo, mai 2012.
  • [5]
    Notre point de vue est proche de celui de Sébastien Dubois pour qui le travail de construction de la réputation est « un processus social » qui implique la coopération de plusieurs acteurs et qui emprunte plusieurs voies, permettant plus ou moins d’aboutir à un « consensus » sur la valeur d’une œuvre (Dubois, 2008 : 108).
  • [6]
    Nous reprenons ici la définition du « travail réputationnel » donnée par Stephen Zafirau (2008). Dans cet article, « travail réputationnel » et « promotion » sont donc utilisés comme des synonymes, l’un comme l’autre désignant l’activité qui construit la réputation.
  • [7]
    Dans les deux cas, les blogueurs reçoivent des livres en service de presse de la part d’un grand nombre d’éditeurs. Ce sont eux qui choisissent les livres qu’ils souhaitent recevoir en faisant leur choix dans le catalogue envoyé par l’éditeur ou en sollicitant l’éditeur pour recevoir un livre qui les intéresse, sans obligation de rédiger une chronique. Chez les blogueurs-lecteurs, la grande majorité des livres commentés provient de services de presse, ce qui n’est pas le cas pour les blogueurs-critiques (qui s’en procurent aussi beaucoup en librairies ou en bibliothèques).
  • [8]
    Il faut préciser que tous les grands éditeurs ne recourent pas aux blogs pour promouvoir leurs ouvrages car, ayant un accès routinisé à la presse littéraire, ils ne perçoivent pas toujours la nécessité de ce travail réputationnel en ligne. Néanmoins, il semblerait que cet usage soit de plus en plus observé dans la politique promotionnelle des grandes maisons d’édition.
  • [9]
    Par « prescription », nous entendons influence sur le choix des lecteurs. La prescription est donc l’un des résultats possibles du travail réputationnel.
  • [10]
    Ce statut de « lecteur » et non de « critique » est également perceptible au travers des concours que les grands éditeurs organisent à destination des blogueurs au moment du lancement d’un livre. Ces concours consistent en des questions sur le contenu du livre ou la vie de l’auteur, et l’éditeur offre un nombre limité de livres à gagner aux participants. Ce qui est sollicité ici c’est bien la capacité du blogueur à montrer qu’il est un lecteur de livres.
  • [11]
    George a obtenu un diplôme de lettres alors que Catherine a fait des études de gestion. Ces niveaux élevés de diplôme ne sont pas étonnants au regard de ce que l’on sait sur les caractéristiques sociales des forts lecteurs (Donnat, 2011 : 14).
  • [12]
    L’échantillon de dix billets analysés sur le blog de George concerne sept grands ou moyens éditeurs. Du côté de Catherine, aucun petit éditeur n’est représenté.
  • [13]
    Comme l’écrit Sidonie Naulin à propos des blogs de cuisine, il n’est pas évident d’isoler « la dimension proprement évaluative des blogs » car « toute publication, même la plus descriptive, émet en effet indirectement une recommandation et peut être considérée comme prescriptive » (Naulin, 2014 : 35). Même si ces deux blogueuses n’ont pas de « prétention à la prescription », leurs blogs peuvent ainsi exercer de tels effets, comme le souligne également Oriane Deseilligny à propos des blogs de voyage (Deseilligny, 2014). D’ailleurs, elles peuvent être tout à fait conscientes du rôle promotionnel que les éditeurs leur attribuent : « Nous sommes des relais des maisons d’édition », explique ainsi George.
  • [14]
    Au moment de l’enquête, Laurence, titulaire d’une maîtrise de Lettres modernes, est directrice d’une association de promotion de la lecture. Quant à Éric Bonnargent, titulaire d’une maîtrise de philosophie, il exerce à côté de son métier principal de professeur, une activité de chroniqueur de livres dans le Magazine des Livres (lequel l’a contacté via son blog).
  • [15]
    Les commentaires analytiques témoignent d’une attention formelle à la spécificité littéraire des textes et au travail d’écriture, qui s’appuie sur des savoirs de type linguistique, historique et littéraire (Renard, 2011).
  • [16]
    Ces deux blogueurs se rapprochent de l’« esthétique littéraire distanciée » mise en œuvre par les blogueurs amateur de séries étudiés par Anne-Sophie Béliard, par contraste avec la « subjectivité revendiquée » des deux autres blogueuses (Béliard, 2014 : 108 et 112). On retrouve l’opposition soulignée par Dominique Pasquier et Valérie Beaudouin entre deux déclinaisons de la critique amateur de films sur un site web très fréquenté : « Une version centrée sur l’expérience émotionnelle du film qui cherche à convaincre – ou dissuader – de nouveaux spectateurs et une version plus retenue et érudite qui se rapproche dans ses formules et ses thèmes de la critique professionnelle » (Beaudouin et Pasquier, 2014 : 133).
  • [17]
    Dans l’échantillon étudié de critiques postées par Laurence, il y a une majorité de petits éditeurs. Un roman est à la fois le premier de son auteur et le premier de la maison d’édition concernée. Dans l’échantillon de billets postés par Éric Bonnargent, il y a aussi une majorité de petites maisons d’édition et aucune grande maison n’est représentée. De plus, dans les entretiens avec ces deux blogueurs, le soutien aux petits éditeurs est explicite.
  • [18]
    « Littérature & Internet, Éric Bonnargent (alias Bartleby) vs Marc Villemain », Le Magazine des Livres, no 20, novembre 2009.
  • [19]
    Nous avons aussi interrogé des libraires et des organisateurs de manifestations littéraires dans le cadre de notre enquête.
  • [20]
    Faute d’entretiens avec des représentants de cette critique traditionnelle, nous n’avons pas analysé dans notre recherche les points de vue réciproques de ces derniers sur les blogs. Toutefois, des sources indirectes tendent à montrer que la même ambivalence est à l’œuvre chez eux : une tendance à renvoyer les blogs à l’amateurisme (et donc à une autre manière de parler des livres) côtoie ainsi une nécessité de protéger les frontières de la critique (et donc une crainte de se voir concurrencer). Par exemple, quand Pierre Assouline s’exprime sur les blogs de lecteurs sur son propre blog, il critique le manque de « savoir-faire » des blogueurs en leur donnant au mieux une place « à côté » de la critique traditionnelle mais il exprime aussi son souhait de « défendre » la place de la critique professionnelle contre de nouveaux prétendants. Assouline P., 2007. La critique littéraire entre le blog et l’enclume, La République des Livres (http://passouline.blog.lemonde.fr/2007/05/08/la-critique-litteraire-entre-le-blog-et-lenclume/).

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