Couverture de TT_022

Article de revue

Déviance en ligne

Enquête sur les serveurs illégaux de jeux vidéo

Pages 115 à 134

Notes

  • [1]
    Souvent appelés par leur nom anglais : Massively Multiplayer Online Role Playing Games, ou par l’acronyme MMORPG. Un des plus connus dans les pays occidentaux étant actuellement World of Warcraft (Blizzard, 2004).
  • [2]
    Je souhaite remercier mes relecteurs anonymes, ainsi que Vinciane Zabban, Éric Dagiral, Caroline Jullien, Antonio Casilli et Natalia La Valle pour l’acuité de leurs nombreuses remarques. Je remercie également Pauline Barraud de Lagerie et Marie Trespeuch pour leur soutien tout au long de la rédaction de cet article.
  • [3]
    En anglais, il est nommé selon le locuteur, private server, pirate server ou freeshard.
  • [4]
    Les données nécessaires à la reproduction de l’univers de jeu original sont répliquées. En revanche, la plupart des données associées au personnage du joueur ne peuvent pas être copiées du jeu officiel vers un serveur privé. Il s’agit en premier lieu des traces laissées par les interactions du personnage joué avec l’environnement de jeu.
  • [5]
    Quand l’interaction concerne un petit groupe inséré dans une activité ludique comportant davantage de membres, Goffman parle d’apartés collusoires (collusive byplay) en référence aux acteurs de théâtre qui interpellent le public. C’est l’exemple du groupe de tricheurs, qui a déjà fait l’objet de plusieurs recherches en game studies (De Paoli et Kerr, 2012). Notre cas se rapproche en revanche de ce que Goffman qualifie de postjeu (postplay) : l’activité d’un groupe qui pratique à l’écart des membres du jeu source (Goffman, 1961, 55?56).
  • [6]
    Le dispositif sociotechnique constitué du site de référencement et des serveurs privés couple étroitement la popularité du serveur et les profits réalisés. Pour cette raison, les serveurs lucratifs proposant un service ludique de qualité finissent toujours par attirer plus de joueurs que leurs homologues non lucratifs et par attirer l’attention de l’entreprise créatrice.
  • [7]
    La persistance caractérise l’accès à toute heure à l’univers de jeu. Ce monde est en partie irréversible, les actions d’un personnage dans le jeu peuvent donc avoir des conséquences sur l’environnement dans lequel évoluent les autres.
  • [8]
    Tous les 3 à 4 mois en moyenne pour un serveur populaire, même si les données des personnages sont répliquées préventivement sur un nouveau serveur privé par les opérateurs les mieux organisés.
  • [9]
    Ils ont majoritairement entre 14 et 25 ans. Cette fourchette d’âge est évaluée en nous basant sur l’âge de la dizaine d’opérateurs qui a décliné nos entretiens, ainsi qu’à partir de la collecte de 300 fiches de présentation d’opérateurs. Pour être acceptés sur les forums de fans, ils doivent en effet souvent se décrire par eux-mêmes et indiquer leur âge.
  • [10]
    Ces indicateurs peuvent être des redresseurs de torts issus du jeu officiel, ou des membres de forums de fans qui se trouvent fréquemment en concurrence et souhaitent parfois procéder à un règlement de compte.
  • [11]
    L’arrêté d’application date du 30 mars 2009. L’usage cible surtout la lutte contre la pédophilie et les fraudes relatives aux jeux d’argent et de hasard sur internet.
  • [12]
    Sauf dans le cadre des enquêtes commanditées par l’Autorité de Régulation des Jeux En Ligne (ARJEL), focalisées sur la poursuite des sites illégaux de jeux de hasard sur internet qui peuvent être suspectés de blanchiment (Filippetti A. et Lamour J.-F., 2011).
English version

1Le jeu de rôle massivement multijoueur (MMORPG)[1] qui nous intéresse ici est d’inspiration médiévale fantastique et une multitude de jeunes, avant tout des adolescents, y participent sur Internet [2]. Comme dans la plupart des jeux en ligne, l’objectif est de punir par les armes des monstres en lutte contre un peuple pacifique. Imaginons un joueur qui contrôle dans le jeu un chamane. Celui-ci doit explorer un pays de marécages programmé pour lui causer des problèmes. Son personnage n’est pas seul, ses alliés sont joués par des amis d’école et des joueurs qu’il fréquente dans le jeu depuis quelques années. Dans ces marais imaginaires, le collectif de joueurs combat plusieurs heures durant de dangereux reptiles, comme tous les jours. Une fois le massacre achevé, notre chamane, victorieux, peut enfin toucher ses récompenses. Cette fois-ci, trois épées enflammées, quelques gemmes magiques et l’amélioration des capacités du sortilège qu’il utilisa. Des distinctions sans fondement matériel, qu’une partie des parents des joueurs vus en entretien qualifient de puériles et d’insignifiantes. Mais ces récompenses permettent aux joueurs en ligne de se comparer à d’autres participants et de s’en distinguer, elles sont donc au cœur des dynamiques de jeu et motivent souvent à payer des bonus ou à renouveler son abonnement pour accéder au jeu et continuer l’aventure.

2Regardons maintenant du côté des créateurs d’un MMORPG dont la tâche est aussi d’assurer son bon fonctionnement. Pour mener à bien celle-ci, certains salariés sont rémunérés pour scruter l’activité en ligne des fans du jeu. Ils identifient à cette occasion des copies illégales du jeu sur plusieurs sites internet, copies aussi appelées serveurs privés [3], qui sont des contrefaçons chargées de reproduire ailleurs l’environnement du jeu [4], sous l’autorité d’un opérateur indépendant, hors du contrôle de l’entreprise créatrice (cf. figure 1).

Figure 1
Figure 1
Un serveur privé réplique l’architecture logicielle du serveur officiel d’un jeu en ligne, mais pas la plupart des données des personnages joués

3Un tel serveur privé permet donc d’organiser son propre jeu avec son ordre social autonome. Certains joueurs jugent les opérateurs de ces serveurs plus à même que l’entreprise d’organiser un jeu qui leur convienne. C’est ainsi que les participants du MMORPG qui nous intéresse se désolidarisent du service ludique offert et s’en vont rejouer la scène du jeu ailleurs, ils s’en vont « jouer dans leur coin » [5]. Ces regroupements sont comparables en bien des points aux bandes de jeunes délinquants qui s’écartent du reste de la société (Whyte, 1996 ; Lascoumes et Robert, 1974 ; Hagedorn, 2005). Mais contrairement au jeu officiel, le serveur privé transgresse les formes d’ordre social définies au-delà du jeu, à l’échelon du droit national. Il s’agit donc de la copie d’un logiciel qui ne respecte pas le droit d’auteur et offre parfois la possibilité pour le joueur de payer, en dehors du circuit du jeu officiel, des bonus en euros pour faciliter sa partie. Lorsqu’il parvient à attirer des publics en masse, l’opérateur d’un tel serveur engrange des profits qui peuvent en quelques mois s’élever à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Qui l’entreprise doit-elle punir ? Les salariés infiltrés dans ces jeux illégaux pointent souvent du doigt les organisateurs et les joueurs participants à ces jeux copiés, mais ces acteurs sont-ils tous pareillement responsables et de quels moyens dispose réellement l’entreprise pour les punir ?

4Cette entrée en matière permet d’aborder l’exploitation illégale de services ludiques, telle qu’elle est généralement perçue par les salariés du jeu en ligne. Les thèmes soulevés spontanément par ces salariés sont ceux de la désignation et de la punition des fautifs. Comme nous le verrons, cette punition se présente presque toujours sous une forme atténuée, rarement sous les traits d’une incrimination en justice. En revanche, les sanctions appuyées sur des menaces de recours au droit sont beaucoup plus courantes.

5Notre sujet est peu étudié dans la littérature scientifique, mais il s’inscrit toutefois dans deux champs centraux des sciences sociales. Il s’agit d’une part, de la sociologie de la déviance et d’autre part de la sociologie économique centrée sur l’étude des échanges aux frontières des marchés.

6Un nombre important de recherches s’attarde sur la relation entre l’économie formelle et informelle. Elles nous informent sur les effets qu’a sur les marchés et les entreprises le traitement réservé aux déviances de nature économique. Les systèmes économiques formels et informels se distingueraient par leur rapport à la régulation légale (Portes, Castells et Benton, 1989, Chap.1). La connexion entre ces deux versants de l’économie peut s’établir au travers d’une relation de tolérance bienveillante, de complémentarité ou de concurrence (Sassen, 2007). Puisque, par définition, les activités informelles dérogent au droit, elles sont vulnérables aux sanctions de la part des acteurs du marché. Ceux-ci peuvent alors faire cesser une activité informelle, soit en saisissant la justice, soit simplement en menaçant de le faire. Dans un État qui fait respecter le droit, ces activités ne peuvent pas rester longtemps en concurrence avec les acteurs d’un marché formel, à moins d’être reproduites en permanence ou d’être délocalisées à l’étranger, là où le droit est différent. Ces deux mécanismes interviennent dans notre étude, le premier parce que de nouvelles ouvertures de serveurs se succèdent en permanence, le second lorsqu’un serveur est délocalisé dans un pays qui protège l’identité du propriétaire des requêtes judiciaires d’autres pays. Nous pouvons supposer que le dosage de la fréquence et du type des sanctions appliquées reflète le niveau de risque accepté, mutuellement et en contexte, par les acteurs qualifiés de déviants et ceux qui les désignent comme tels (Cicourel, 1995 ; Ogien, 1986) – comme les carrières des dealers de cannabis et la structuration de la filière de distribution de drogue résultent, par exemple, de la fixation d’un risque d’arrestation connu des divers acteurs (Nouguez, 2003).

7Notre enquête montre que les serveurs qui attirent de plus petites communautés de joueurs, jusqu’à quelques centaines de membres, sont peu rémunérés et reçoivent moins de demandes de fermeture de serveur. En conséquence, ils accueillent des communautés de joueurs qui pourront socialiser au cours des périodes de plusieurs mois qui les séparent de l’application d’une demande de fermeture. Si nous comparons cette durée de vie à celle des communautés du jeu officiel qui existent depuis plusieurs années, nous comprenons pourquoi ces espaces qualifiés de « privés » peuvent former le cadre d’expériences de jeu originales. Ces expérimentations d’amateurs questionnent le cadrage initial des concepteurs du jeu. Certains opérateurs de serveurs de taille modeste prenant conscience du faible risque juridique encouru, rouvrent souvent dans la foulée un nouveau serveur pour accueillir la communauté de joueurs devenus orpheline. Suivant le constat de Becker (1985), le processus de désignation, ou « d’étiquetage » d’un comportement déviant relève, à la fois d’une réaction sociale de la part de ceux qui qualifient et punissent la conduite problématique, mais également de la construction conjointe de carrières déviantes. Dans le cas des serveurs hébergeant de petites communautés, ces carrières peuvent donc perdurer un temps sans être interrompues. Leur caractère déviant gagne en continuité et peut alors fonder le socle de l’identité sociale de ces communautés, hébergées sur des serveurs moins populaires et fédérées autour de modes de jeux expérimentaux, distincts du jeu officiel.

8Toutefois, les sociologues de l’école de Chicago ont eu tendance à sous-estimer la brièveté de certaines carrières déviantes. Cette propriété peut pourtant contrebalancer l’effet d’amplification propre à l’engagement dans de telles carrières (Robert, 2005). C’est ce que nous observons pour les serveurs privés lucratifs les plus populaires, qui peuvent capter des dizaines de milliers de joueurs. Contrairement aux serveurs qui accueillent de plus petites communautés, ils sont spontanément assimilés par les salariés de l’entreprise créatrice à une concurrence directe faite au jeu officiel, dont les quelques dizaines de serveurs de jeu concentrent, eux aussi, chacun plusieurs milliers de joueurs. La plupart de ces serveurs privés populaires font l’objet de fréquentes demandes de fermetures qui sont le plus souvent appliquées par l’hébergeur des données. Cela encourage les opérateurs qui souhaitent s’enrichir à proposer une dynamique de jeu capable de procurer aux joueurs beaucoup de plaisir en l’espace de quelques jours. La dynamique ludique se démarque donc du jeu officiel, conçu pour faire émerger une satisfaction diffuse, sur une temporalité plus longue, de manière à ce que les joueurs renouvellent le paiement de leur abonnement hebdomadaire. Sur ces serveurs privés lucratifs fréquemment poussés à fermer leurs portes, le système d’achat en euros de bonus de jeu a donc pour effet d’accélérer la progression des joueurs, de leur faire voir au plus vite toutes les surprises que le jeu original met parfois des années à prodiguer. Il est alors tentant pour les opérateurs de chercher par tous les moyens d’éviter une fermeture rapide, afin de prolonger autant que possible les rentrées d’argent.

9Jusqu’où sont prêts à aller les salariés de l’entreprise créatrice chargés de sanctionner les acteurs des serveurs privés pour atteindre leurs objectifs moraux ? Nous tâcherons de répondre à cette question à l’aide des concepts de la sociologie interactionniste qui viennent d’être exposés. Pour ce faire, nous décrirons les interactions sociales et techniques qui amènent les salariés à définir les suspects et les récidivistes parmi tous les acteurs des serveurs privés, ainsi qu’à choisir les sanctions à leur appliquer. Nous montrerons que le droit est rarement saisi, mais qu’évoquer son recours comme une menace intimidante a tendance à suffire pour le faire respecter.

10Notre enquête est issue d’un travail de thèse en cours sur les échanges marchands dans les jeux en ligne. La méthodologie hybride que nous mettons en œuvre s’inscrit dans la lignée des ethnographies du virtuel (Hine, 2000), s’appuyant principalement sur une observation participante dans des jeux en ligne et sur des sites internet, croisée avec des entretiens à domicile. La méthode d’enquête mise en œuvre sera détaillée dans la première partie de l’article. Notre étude s’articule ensuite en deux volets complémentaires qui traitent respectivement de la suspicion qui mène parfois à une sanction et à de la récidive. D’abord, dans la deuxième partie, nous nous intéresserons à ce qui rend suspect et passible d’une sanction certains acteurs aux yeux des salariés de l’entreprise créatrice du jeu. Puis, dans une troisième partie, nous analyserons l’engagement séquentiel dans des carrières déviantes, ce qui traduit la réponse des déviants récidivistes à la traque des salariés. Enfin, nous décrirons comment le fait de chercher à tout prix à mettre fin à certaines carrières peut obliger des salariés redresseurs de torts à s’engager à leur tour dans des carrières déviantes.

Enquêter de biais. Travers et détours d’une recherche sur les pratiques illégales de jeux en ligne

11Les suites judiciaires étant aujourd’hui moins rares, le chercheur qui ne renonce pas à enquêter sur des pratiques illégales court des risques accrus (Laurens et Neyrat, 2010). Écrire à propos de pratiques impliquant des salariés et des produits commerciaux couverts par des départements juridiques accentue encore ce risque. Pour protéger de tels travaux, il paraît nécessaire de prendre en compte cette judiciarisation dans le travail d’enquête (Fassin, 2008). Dans notre cas, la difficulté principale consiste à éviter d’incarner le rôle d’indicateur auprès du « camp adverse », l’identité des enquêtés est donc dissimulée et toutes les pratiques ne seront pas décrites en détail lorsque cela n’est pas nécessaire à notre analyse sociologique.

12En ce qui concerne la méthode d’enquête à appliquer à notre terrain, dans la seule étude entièrement consacrée aux serveurs privés de MMORPG (Debeauvais et Nardi, 2010), les sociologues s’interrogent sur la popularité des serveurs privés d’un jeu alors même que la version officielle peut aussi être accessible gratuitement. Les membres des serveurs privés votent pour le serveur de leur choix sur un site web chargé d’ordonner leur référencement. Or, ce site qui centralise les offres ludiques dissidentes sert aux sociologues de point d’entrée pour choisir un serveur où recruter les joueurs. Ils sont ensuite interrogés à distance avec la messagerie interne du serveur privé sélectionné. Ces choix méthodologiques conditionnent l’entretien à deux titres. D’une part, les recrutements sont fortement soumis à des métriques de classements en ligne. D’autre part, la communication à distance relâche le couplage entre les propos de l’enquêteur et la totalité du contexte d’énonciation local de l’enquêté.

13La méthode mobilisée par ces chercheurs rendant difficile la réalisation d’entretiens supplémentaires en face à face, nous avons donc préféré diversifier les moyens de prise de contact. Nous n’étudions ici que les pratiques autour d’un seul MMORPG, dont les joueurs du jeu officiel sont jeunes en comparaison des autres jeux du genre, la plupart ayant entre dix et vingt-cinq ans. Huit joueurs de serveurs privés qui sont des mineurs ont été recrutés dans le cadre plus large de la thèse, sur des salons spécialisés et des sites de petites annonces permettant l’achat illégal de personnages du jeu. En définitive, ces entretiens couvrent en parts égales les pratiques des deux types de serveurs privés qui nous intéressent : ceux à but non lucratif et ceux à but lucratif. Nous avons recoupé ces entretiens à l’aide d’observations sur internet, en particulier sur les forums d’aide aux fans de serveurs privés, et de discussions en ligne sur des serveurs privés des deux types. Outre les joueurs, nous nous sommes intéressés aux acteurs impliqués dans la surveillance et le déploiement de ces serveurs privés. Nous avons mené un entretien en face à face avec un opérateur de serveur privé lucratif de quatorze ans et douze autres avec des salariés ayant travaillé à un moment de leur carrière dans l’entreprise qui produit le jeu officiel et surveille ces activités illicites.

14Notre démarche a permis de mettre en lumière, d’une manière générale, le goût prononcé des enquêtés, principalement les joueurs et les opérateurs, pour la transgression des règles. Qu’il s’agisse de règles qui concernent le jeu ou celles qui régissent les interactions que nous avons pu avoir avec eux lors du recrutement ou de discussions informelles. La majorité a en particulier eu recours à divers stratagèmes pour tenter de nous soutirer de l’argent contre une promesse de divulgation d’informations, soulignant leur préoccupation pour le profit monétaire. Nous mentionnons également le degré de méfiance dont tous les enquêtés ont si souvent fait preuve à notre égard. Il en ressort également que le contournement du contrôle social exercé par les parents dans le but de limiter l’usage et les dépenses en euros de leur enfant sur le jeu officiel, est une des raisons du jeu sur serveur privé. Parce qu’il est plus discret à réaliser à la maison, car son accès est gratuit et parce que des bonus payants peuvent y être achetés bon marché avec un téléphone mobile, sans éveiller l’attention parentale. Ceci apporte des explications pour comprendre l’usage des serveurs privés en présence d’un public plus jeune. La circulation d’argent dissimulé et l’obtention de reconnaissance par l’exercice d’une activité qualifiée de déviante semblent alors gagner en importance.

Suspicion et sanction. La réaction des salariés de l’entreprise créatrice face aux conduites des acteurs des serveurs privés

15La diversité des communautés de joueurs des serveurs privés est fortement conditionnée par les choix économiques de l’opérateur. Certains font fonctionner les serveurs bénévolement, d’autres font en sorte de générer du profit. Ces derniers implémentent des systèmes de paiement en euros qui permettent d’acquérir certains bonus de jeu, c’est-à-dire d’accumuler plus rapidement une grande quantité de victoires et donc de distinctions. Or, ce sont ces versions du jeu qui deviennent populaires et c’est précisément cette popularité qui rend certains serveurs suspects aux yeux de l’entreprise créatrice du jeu. En sélectionnant parmi les serveurs illégaux ceux dont la popularité est présentée comme forte par le site de référencement, les salariés délégués à l’identification des serveurs établissent un critère de suspicion qui ne recoupe que partiellement celui de l’infraction avec le droit. Ce critère distingue donc certains acteurs parmi tous ceux qui dérogent au droit. Dans la suite, nous nous intéressons au cas des opérateurs, ceux qui sont épargnés ou sanctionnés, puis nous expliquerons pourquoi les joueurs ne sont jamais visés directement, mais se retrouvent tout de même sanctionnés. Les formes de sanctions auxquelles sont soumis ces acteurs d’après les données recensées lors notre enquête de terrain sont résumées ci-dessous (cf. tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des sanctions appliquées aux opérateurs des serveurs privés étudiés*

Tableau 1
Serveur lucratif Accès gratuit Bonus payants Infraction au droit d’auteur* Serveur non lucratif Accès gratuit Sans bonus payants Infraction au droit d’auteur* Forte fréquentation Bien classé sur le site de référencement De plusieurs centaines à plusieurs milliers de joueurs Mis en demeure (fermeture) Assigné en justice (fermeture, dédommagements, sursis) Se dérobe aux sanctions (identification retardée ou impossible) Mis en demeure (fermeture) Faible fréquentation Mal classé sur le site de référencement De deux à quelques centaines de joueurs N’est pas sanctionné N’est pas sanctionné

Synthèse des sanctions appliquées aux opérateurs des serveurs privés étudiés*

* Un serveur privé constitue la contrefaçon d’un logiciel soumis au droit d’auteur. Il ne s’agit donc pas ici d’une « copie privée » d’un logiciel acheté, utilisable dans le cercle familial suivant les exceptions mentionnées dans le code de la propriété intellectuelle à l’article L122-5.

Épargner les opérateurs des serveurs « trop privés », sanctionner les opérateurs de serveurs populaires

16Qu’en est-il de l’opérateur d’un serveur privé peu connu ? Ce type d’opérateur n’a pas besoin d’apports financiers, car il commence souvent par héberger le serveur sur son ordinateur personnel, limitant l’accès à très peu de joueurs. Dans de nombreux cas, la boutique en ligne qui permet d’acheter des bonus de jeu n’est alors pas mise en service. L’opérateur cantonne son serveur à l’accueil de rencontres ludiques ponctuelles, entre des amis membres d’un groupe restreint. Mal classés sur le site de référencement, ces serveurs, dont le nombre est de l’ordre du millier, y restent pour autant majoritaires. Souvent dans le but d’impressionner des amis d’école, leurs personnages sont accueillis par le jeune opérateur qui sera parvenu à faire fonctionner seul cette maison de poupées hors la loi. En pratique, les salariés de l’entreprise créatrice tolèrent cette nébuleuse de serveurs domestiques qui, si elle caractérise une offre très diversifiée, n’attire qu’une demande relativement restreinte, en proportion des quelques serveurs lucratifs qui captent un grand nombre de joueurs.

17La poignée de serveurs non lucratifs qui parviennent à gagner en popularité finit par recevoir des demandes de fermetures, auxquelles ceux-ci se contentent de répondre docilement, le plus souvent sans chercher à rouvrir le serveur de manière plus discrète. En revanche, les serveurs lucratifs populaires captent un grand nombre de participants prêts à dépenser de l’argent pour acquérir des bonus de jeu [6]. Certains n’hésitent pas à récidiver lorsqu’ils reçoivent une mise en demeure les enjoignant à cesser leur activité lucrative, pensant avoir les moyens de se prémunir contre les attaques en justice dont ils sont menacés. La poursuite pénale n’est mise en place que pour répondre aux rares cas de réouvertures répétées d’un serveur décidément trop fréquenté. Mais tout comme les demandes de fermeture, la poursuite échoue ou est retardée lorsque l’opérateur investit dans certains moyens de dissimulation d’identité efficaces.

Épargner les joueurs des serveurs privés, mais pas leurs personnages

18Les données des « personnages de jeu » d’un serveur privé sont toujours localisées sur un seul « serveur central ». Si ce serveur vient à fermer sous la pression de menaces, les joueurs membres perdent brutalement toutes les données informatiques qui témoignent de l’histoire collective qu’ils y ont vécue. La persistance de l’univers ludique [7], propriété centrale d’un MMORPG, est en partie remise en question. La centralisation des données dans un seul lieu rend donc superflue la punition au cas par cas des joueurs membres du serveur.

19Les intimidations de l’entreprise créatrice sont renouvelées régulièrement, parvenant à assurer la destruction périodique [8] des données des jeux illégaux de récidivistes. Sous l’effet d’une telle précarité, une partie des opérateurs visés, ainsi que des joueurs membres, finissent par se décourager et quittent les serveurs privés. Un ancien joueur met en lumière ce qu’impliquent ces fermetures récurrentes pour beaucoup de membres de serveurs privés populaires :

20

Vu l’investissement que je mets dans ce jeu à jouer normalement, il n’y a pas d’intérêt à avoir un personnage où ce serait avec des items éphémères [— Et pourquoi c’est plus éphémère que dans le jeu officiel ?] Je sais pas [dans le jeu officiel] j’ai l’impression qu’il y a une continuité […] on a l’impression de s’installer dans le jeu et d’avoir une partie à soi dans le jeu. Les amis dans la guilde, sûrement. S’installer, je veux dire, il y a des métiers, plein d’endroits où je passe du temps à gagner de l’expérience, à avoir une maison. Des investissements et t’es sûr de les garder. T’as pas l’insécurité qui régnerait sur un serveur où tu deviendrais tout puissant un jour, et puis après ben (pause) tu sais pas trop.
(A.F., ancien joueur de serveur privé, 20 ans)

21Tout comme ce joueur-ci, ceux qui sont indirectement sanctionnés par une fermeture de serveur retournent parfois sur le jeu officiel. Ces joueurs qui sont pourtant sanctionnés ne sont jamais qualifiés publiquement de fautifs, ils ne subissent donc pas l’effet de renforcement de leur engagement caractéristique d’une carrière déviante. Leur défiance à l’égard de l’entreprise créatrice n’est pas stimulée comme peut l’être celles d’opérateurs qui ferment un serveur sous la menace. Ces joueurs, lorsqu’ils n’ont pas eu le temps de nouer des liens forts avec des collectifs de serveurs privés, semblent donc finalement mieux disposés à rejoindre par la suite le jeu officiel.

L’engagement dans des carrières déviantes. Le cas des opérateurs de serveurs lucratifs

22Il est frappant qu’au sein de la multitude d’opérateurs de serveurs privés en infraction avec le droit d’auteur du jeu étudié, seules deux condamnations en justice soient advenues, et qu’elles n’aient visé que des adolescents peu précautionneux, dont l’âge ne dépasse pas 21 ans. Ceux-ci attirent en l’espace de quelques mois plusieurs dizaines de milliers de joueurs, pour un préjudice de l’ordre du million d’euros, ce qui leur a valu, en plus du remboursement des sommes perçues, plusieurs mois de prison avec sursis. Cependant, ces quelques condamnés en justice masquent d’autres pratiques illégales qui demeurent impunies. Puisque des serveurs privés du jeu sont créés depuis maintenant plusieurs années, les opérateurs expérimentés ont donc eu le temps d’acquérir la conscience du danger que revêt une incursion dans le domaine lucratif. Pour éviter des déboires, ils ont appris à partager leurs récits d’incrimination. Les forums d’aide aux fans de serveurs privés servent à rassembler les éléments qui leur permettront d’échafauder une conduite stratégique plus difficile à mettre en défaut. Grâce à ce partage d’informations, ces opérateurs parviennent à la fois à cumuler des profits et à s’assurer l’inaction de l’entreprise créatrice. Les carrières qu’ils suivent se distinguent de celles d’opérateurs qui ne cherchent pas le profit ou n’ont pas de succès. Pour tenter de parvenir à leurs fins, ces opérateurs de serveurs lucratifs se distinguent en déplaçant les données de leur serveur privé chez un acteur aux responsabilités juridiques mal déterminées : le professionnel de l’hébergement de données.

Héberger ses données chez un professionnel

23Pour remédier aux limitations de l’informatique domestique, certains opérateurs ont recours à une entreprise qui propose d’héberger des données sur ses ordinateurs, accessibles sur internet en permanence. L’accueil de publics de joueurs en grand nombre devient possible, ouvrant la porte à d’importants profits en contrepartie du paiement de quelques centaines d’euros par an. Outre la possibilité de faire du profit en améliorant la qualité du service ludique, cela relève tout autant d’une stratégie de gestion des risques légaux les plus probables. L’hébergeur professionnel joue alors le rôle d’un intermédiaire qui gêne les procédures d’incrimination intentées par l’entreprise créatrice.

24Une fois qu’elle a jugé un serveur privé trop populaire et profitable, l’entreprise créatrice du jeu commence par envoyer une notification à l’opérateur, l’enjoignant à cesser son activité. Dans le cas où le serveur n’est pas au domicile, la première difficulté est de contacter la personne par l’intermédiaire de l’hébergeur de données. Un ancien salarié de l’entreprise créatrice du jeu mentionne le ralentissement des procédures qui est habituellement à l’œuvre :

25

[Les hébergeurs professionnels] ils s’en tapent, ils y gagnent des deux côtés. C’est des requins ! […] Ils hébergent les serveurs [privés], toi [opérateur de serveur privé] tu payes ton hébergement. Mais en parallèle, nous, on bosse avec eux pour les faire fermer. Après c’est normal, le mail juridique que tu envoies à cette entreprise dit que c’est à eux de mettre en œuvre les moyens de détecter ces choses-là. Et t’es obligé de leur dire. Mais bon, eux ils te disent « ben ouais, mais nous on met les moyens hein ! », mais qui va le prouver ? Personne va le prouver.
(P.G., ancien salarié)

26Cet ancien salarié nous indique implicitement la raison du problème : la responsabilité juridique des professionnels de l’hébergement de données est floue en raison d’une exception importante précisée à l’alinéa 3 de l’article 6 de la Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique (LCEN) de 2004. Ces hébergeurs ne peuvent être tenus pour responsables tant qu’ils ne regardent pas si leurs propres ordinateurs contiennent des données illicites, mais si quelqu’un d’autre le leur notifie, alors ils doivent « agir promptement ». La marge de manœuvre est donc importante. Pour s’accommoder de cette loi qui la handicape, l’entreprise créatrice tente donc d’abord d’user de son réseau d’anciens salariés, dont certains travaillent pour des hébergeurs de données du pays. Dans les autres cas, la procédure de mise en demeure est ralentie, mais à force d’insister l’entreprise créatrice finit toujours par avoir gain de cause, les hébergeurs n’étant pas prêts à affronter une action en justice. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit à ce stade que de lettres de mise en demeure qui peuvent être ignorées.

Héberger ses données « offshore »

27De manière générale, les transactions marchandes sur internet sont exploitées pour les trafics de biens matériels illégaux entre certains pays, le volume échangé débordant les capacités de contrôle de certaines douanes. Si l’on souhaite faire la même chose avec des services illicites accessibles à distance, dont certains sont parfois qualifiés de « biens immatériels », Internet offre alors deux autres avantages. Ce réseau informatique permet de consulter ou de modifier, depuis chez soi, des données stockées dans un autre pays et également de payer quelqu’un à distance par une multiplicité de canaux de communication, rendant le traçage des transactions complexe.

28Les opérateurs de serveurs lucratifs qui souhaitent interrompre définitivement les procédures juridiques de l’entreprise créatrice tentent donc parfois d’héberger les données à l’étranger. Des sites d’aide à la création de serveurs privés font circuler des listes de plus d’une cinquantaine d’hébergeurs, dits « offshore », disséminés sur tout le globe. Des opérateurs qui les ont testés indiquant leurs appréciations sur l’efficacité de chacun à accueillir un grand nombre de joueurs et à enrayer les procédures judiciaires. Un ancien opérateur de serveur privé lucratif rencontré sur un forum de discussion nous indique sans difficulté la marche à suivre :

29

Tiens, CCPghost c’est un hébergeur francophone avec serveurs offshore. Son propriétaire, Frank, parle français et habite en Amérique centrale. Je le recommande il est très stable et très fiable et tu vas avoir aucun problème avec l’entreprise créatrice du jeu.
(H.F. ancien opérateur de serveur privé)

30Deux finalités sont partagées avec l’usage de sociétés-écrans situées dans des paradis fiscaux (Godefroy et Lascoumes, 2004). Il s’agit de la dissimulation des données du client qui ont un caractère personnel et de la complication des procédures juridiques. Ces entraves sont de même nature que celles rencontrées avec des hébergeurs localisés en France, mais dans certains pays étrangers les procédures judiciaires ralentissent ou parviennent à être stoppées. Quand cela échoue, l’hébergeur soucieux de garder ses clients, conseille parfois lui-même à l’opérateur des logiciels de cryptographie pour mieux dissimuler son identité.

31Deux points distinguent enfin l’hébergement à l’étranger de serveur privé, du service « offshore » classique. D’abord, l’imposition fiscale ne joue pas de rôle pour un serveur privé, car presque aucun pays ne taxe, pour le moment, les particuliers qui réalisent des transactions de « biens virtuels » de jeux vidéo en ligne classiques. Ils restent considérés par les juridictions nationales comme de simples services ludiques sous contrôle de l’entreprise créatrice. Ensuite, les opérations financières n’ont pas à être protégées par ces professionnels de l’hébergement, car les circuits monétaires des serveurs privés sont toujours dissociés de la location de l’espace de stockage des données. L’argent transite par des services de paiements indépendants, situés dans d’autres pays et proposant le débit sur facturation téléphonique ou par micropaiement sur internet. L’administration de la preuve s’en trouve donc grandement compliquée.

32En dernier lieu, un autre type d’intermédiaire aux marges de la légalité parvient à s’enrichir, mais cette fois-ci sans jamais éveiller le moindre soupçon. Il s’agit des passionnés de programmation et d’informaticiens de métier qui arrondissent leurs fins de mois en proposant aux jeunes opérateurs l’amélioration ponctuelle de leur serveur privé. Ces acteurs apparaissent ponctuellement sur certains forums de fans de serveurs privés, mais pas sur les sites de référencement qu’utilisent les salariés de l’entreprise créatrice pour identifier les fautifs. Leurs prestations sont monnayées contre plusieurs centaines d’euros et concernent avant tout l’ajout de dernières nouveautés du jeu officiel. Ce sont des travaux très difficiles à incriminer puisque le service est négocié loin des sites internet ouverts au public, laissant peu de traces pour identifier les auteurs. Ces activités rémunérées peuvent donc se construire sur la durée et par conséquent s’avérer fort rentables. À ce jour, elles n’ont jamais été sanctionnées.

Mettre en échec les anticipations des opérateurs les plus gênants. Les errements des filatures en ligne

33Sanctionner certains opérateurs requiert parfois l’usage de moyens à la limite de la légalité par les salariés redresseurs de torts. Lorsqu’un serveur capte vraiment trop de joueurs, il peut être nécessaire « d’abréger l’enquête » en livrant des preuves à la justice plutôt que de lui déléguer le travail dans sa totalité. Cela advient lorsqu’il faut incriminer un opérateur emblématique, il s’agit habituellement d’un des mieux classés sur le site de référencement, qui s’avère trop difficile à incriminer en respectant le droit à la lettre. Il convient alors d’identifier l’opérateur pourtant précautionneux, qui aura souvent hébergé son serveur à l’étranger. En faisant le récit d’une filature, un ancien salarié indique qu’en l’absence de preuves suffisantes, certains semblent pourtant s’être débrouillés pour se les procurer malgré tout :

34

Ça fait quelques dizaines de mois on va dire qu’on le suivait [un opérateur de serveur privé] bien comme il faut. Et là on arrivait bientôt à terme (rire léger). Donc on allait bientôt le couper en tranche. Le gars, tout infiltré, c’est-à-dire qu’on avait tout, ses différentes adresses email, son compte pour gérer les versements par facturation téléphonique de ses joueurs. […] On a fait une filière bien comme il faut, on a tout remonté, et tout stocké, et là on arrivait à un bon petit paquet.
(M.C., ancien salarié)

35Ce salarié commence par collecter, de manière légale, des données prouvant l’infraction de l’opérateur gênant. Elles sont à ses yeux suffisantes pour qualifier la conduite d’infraction. Faute de preuves solides, l’infraction ne peut cependant pas être prouvée au regard du droit. Il faut donc collecter d’autres preuves, et pour cela accéder à des données personnelles supplémentaires. La procédure à mettre en œuvre dans ce genre de cas prend en compte le profil inattendu des opérateurs de serveur privé :

36

Au début, je me suis dit c’est peut-être des gros gros pirates quoi. Mais en fait nan nan, on s’est aperçu que, bah c’est des jeunes hein, c’est des jeunes ! À partir du moment où tu regardes sur internet, n’importe qui peut arriver à avoir son serveur, donc c’est vraiment simple. […]C’est pas des gens qu’étaient dans des écoles d’ingénieur, c’est pas des gens qui avaient des compétences particulières, non non !
(P.G. ancien salarié)

37Parce que la démarche de création d’un serveur privé est simplifiée, plusieurs milliers de jeunes [9] qui se sont improvisés opérateurs sont allés jusqu’à inscrire leur serveur sur le site de référencement. Comparativement à des informaticiens aguerris qui pratiquent le hacking (Auray et Kaminsky, 2007), ces jeunes décrivent des trajectoires différentes, soumises à l’influence du système scolaire et familial, mais pas encore au monde professionnel. La filature en ligne n’est donc pas la même que pour pister des hackers confirmés (Auray, 2001), elle se concentre ici sur l’exploitation de deux ressorts adaptés à ces jeunes populations, mais bien souvent à la limite de la légalité. Le premier ressort exploite la concurrence qui règne entre les différentes communautés du jeu. À l’image d’enquêtes policières classiques, des indicateurs issus des diverses communautés de fans sont approchés par les enquêteurs salariés de l’entreprise créatrice, recueillant des informations personnelles compromettantes. [10] Le second ressort exploite la gestion naïve des informations personnelles laissées sur internet par ces jeunes. Le peu d’attention aux indices laissés sur internet et l’absence de diversification des codes d’accès qu’ils utilisent ordinairement permettent aux salariés de l’entreprise créatrice de tirer profit de la base de données personnelles du jeu officiel pour les infiltrer. En effet, ces jeunes opérateurs qui ont très souvent commencé leur carrière vidéoludique en jouant au jeu officiel y utilisent les mêmes mots de passe que ceux qu’ils emploient sur les sites internet liés à leurs activités illégales.

38Certaines de ces démarches peuvent être illégales dans la mesure où le droit national réserve les infiltrations de groupes soupçonnés de certaines infractions à des cyberpatrouilles habilitées [11] (Quemener, 2011, 823). Ce passage des salariés de l’entreprise à des conduites qui enfreignent la loi peut se comprendre dans la mesure où les cyberpatrouilles sont, dans le cas des jeux en ligne, encore peu reconnues [12]. Les entreprises de jeux vidéo en ligne classiques qui ne sont pas perçues comme « à risque » ont donc davantage de mal à faire aboutir leurs plaintes. En l’absence de cyberpatrouilleurs assermentés, les enquêteurs de l’entreprise se retrouvent donc en première ligne. Ils prennent conscience de l’importance des montants accumulés par certains jeunes opérateurs de serveurs lucratifs et pourraient en venir à se demander si, pour gagner leur vie, il ne serait pas raisonnable de faire comme ceux qu’ils pourchassent, mais en tout état de cause sans courir le risque d’une incrimination.

Conclusion

39Le recours à la sanction et en particulier à sa déclinaison pénale est couramment rencontré dans l’industrie des jeux d’argent et de hasard, notamment en réponse aux pratiques de blanchiment d’argent (Trespeuch, 2011 ; Pons, 2006). L’enrichissement illégal n’est pas soupçonné aussi promptement dans les jeux vidéo en ligne classiques, car le gain d’argent réel au cours d’une partie n’y est pas un objectif attendu. Dans le cas du jeu en ligne étudié, nous remarquons que l’enrichissement joue effectivement un rôle important dans le déclenchement d’une incrimination. Pourtant, les sanctions appliquées impliquent le droit le plus souvent de manière indirecte, au travers de simples menaces de recours en justice. Ceci est le résultat d’une négociation implicite des salariés de l’entreprise avec les acteurs engagés dans le fonctionnement et l’usage de serveurs privés. Il s’agit d’un processus contingent (Ogien, 1986) dans lequel les dimensions sociales et techniques jouent un rôle important. Les salariés de l’entreprise créatrice du jeu appliquent des sanctions qui répondent de manière différenciée aux conduites des acteurs impliqués dans le fonctionnement et l’usage des serveurs privés illégaux.

40Les infractions qui ont été exposées ne sont pas à première vue des déviances survenues dans une entreprise. Elles ne se situent pas à proprement parler à l’intérieur d’une entreprise telle qu’elle est définie légalement, puisque ce sont des infractions au droit d’auteur d’un logiciel commercial dont l’entreprise est propriétaire. Ce processus de sanction définit de manière pragmatique le périmètre d’action des salariés de l’entreprise créatrice. Les normes sous-jacentes qui définissent l’entreprise de manière formelle y tiennent un rôle utile, mais ce n’est pas toujours celui d’être respectées. C’est ainsi que les salariés de l’entreprise créatrice tolèrent, à des degrés divers, certaines pratiques pourtant en infraction avec le droit des auteurs qu’ils devraient théoriquement protéger avec constance. Contrairement à la part des opérateurs de serveurs lucratifs peu habiles qui ferment rapidement leur jeu, une poignée d’opérateurs de serveurs lucratifs hébergés à l’étranger parvient toutefois à pérenniser une activité illégale, attirant progressivement de nombreux joueurs. C’est dans ce genre de cas qu’une filature, dont le caractère légal est discutable, peut viser l’opérateur et modifier encore une fois le périmètre d’action de l’entreprise.

41En dehors des très rares cas de poursuites en justice, nous constatons que la sanction la plus courante reste sans incidence judiciaire. Elle consiste à menacer d’une attaque en justice pour inciter à fermer les serveurs devenus trop populaires sur le site de référencement. Cette fermeture advient donc à la suite d’une simple demande d’arrêt du service illégal, envoyée à l’hébergeur des données qui décide généralement d’y répondre positivement. Toutefois, ces fermetures sont ponctuées par les ouvertures de nouveaux serveurs, relativement faciles à mettre en place. La courte durée de vie des serveurs privés incite les opérateurs à modifier les règles du jeu pour permettre une progression accélérée des personnages, ce qui a pour l’instant un effet stabilisateur sur la taille des communautés de joueurs des serveurs. L’action répressive de l’entreprise créatrice du jeu induit donc pour le moment la délégation à une sphère économique informelle de services ludiques qui se distinguent du jeu original.

42Nous pouvons toutefois nous interroger sur la responsabilité que l’entreprise créatrice fait porter aux opérateurs, parfois très jeunes, et dans une moindre mesure aux joueurs. Leur sanction apparait davantage comme le fruit d’une « économie de l’imputation » qui met fin à la recherche d’un coupable (Dodier, 1995). Occultant la prise en compte des conduites, plus discrètes, des certains autres acteurs des cercles privés de jeux vidéo en ligne, à commencer par ceux, souvent plus âgés, qui monnayent la programmation de modifications des logiciels de serveurs privés.

Bibliographie

Références

  • Auray N., 2001. La place des hackers dans l’innovation informatique: une comparaison des cas hollandais, français et américain, Paris, Colloque ICUST 2001.
  • Auray N., Kaminsky D., 2007. The professionalization paths of hackers in IT security: the sociology of a divided identity, Annals of Telecommunications, vol. 62, n° 11, 1312–1326.
  • Becker H.S., 1985. Outsiders: études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié.
  • Cicourel A.V., 1995. The social organization of juvenile justice, New Brunswick (NJ), Transaction Publishers.
  • Debeauvais T., Nardi B., 2010. A qualitative study of Ragnarök Online private servers: in-game sociological issues, Proceedings of the Fifth International Conference on the Foundations of Digital Games, 48–55.
  • Dodier N., 1995. Les hommes et les machines: la conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié.
  • Fassin D., 2008. L’éthique, au-delà de la règle, Sociétés contemporaines, vol. 71, n° 3, p. 117.
  • Filippetti A., Lamour J.-F., 2011. Rapport d’information sur la mise en application de la loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, Paris, Assemblée Nationale.
  • Godefroy T., Lascoumes P., 2004. Le capitalisme clandestin: l’illusoire régulation des places offshore, Paris, La Découverte.
  • Goffman E., 1961. Encounters: Two studies in the sociology of interaction, Oxford, Bobbs-Merrill.
  • Hagedorn J.M., 2005. The global impact of gangs, Journal of Contemporary Criminal Justice, vol. 21, n° 2, 153–169.
  • Hine C., 2000. Virtual ethnography, London & Thousand Oaks, Sage Publications Ltd.
  • Lascoumes P., Robert P., 1974. Les bandes d’adolescents: une théorie de la ségrégation, Éditions ouvrières.
  • Laurens S., Neyrat F., 2010. Enquêter, de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe en Bauges, Éditions du Croquant.
  • Nouguez É., 2003. Réseaux, capital social et profit dans le deal de cannabis, terrains & travaux, vol. 4, n° 1, 56–81.
  • Ogien A., 1986. L’ordre de la désignation. Les habitués dans les services hospitaliers, Revue Française de Sociologie, vol. 27, n° 1, p. 29.
  • De Paoli S., Kerr A., 2012. L’agencement de la triche. Aborder la triche dans les MMORPG comme un imbroglio, trad. Zabban V., Réseaux, vol. 173-174, n° 3-4, p. 235.
  • Pons N., 2006. Cols blancs et mains sales : économie criminelle, mode d’emploi, Paris, Odile Jacob.
  • Portes A., Castells M., Benton L.A., 1989. The informal economy: Studies in advanced and less developed countries, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
  • Quemener M., 2011. Justice et cybercriminalité : état des lieux et préconisations, in Bauer A. (dir.). La criminalité en France. Rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, Paris, Editions CNRS, 815–831.
  • Robert P., 2005. La sociologie du crime, Paris, La Découverte.
  • Sassen S., 2007. The global city: One setting for new types of gang work and political culture, in Hagedorn J.M. (ed.). Gangs in the global city. Alternatives to traditional criminology, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 97–119.
  • Trespeuch M., 2011. Le secteur français des jeux d’argent à l’heure numérique : émergence et transformation d’un marché contesté, thèse de doctorat, Cachan, École Normale Supérieure.
  • Whyte W.F., 1996. Street corner society: la structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte.

Notes

  • [1]
    Souvent appelés par leur nom anglais : Massively Multiplayer Online Role Playing Games, ou par l’acronyme MMORPG. Un des plus connus dans les pays occidentaux étant actuellement World of Warcraft (Blizzard, 2004).
  • [2]
    Je souhaite remercier mes relecteurs anonymes, ainsi que Vinciane Zabban, Éric Dagiral, Caroline Jullien, Antonio Casilli et Natalia La Valle pour l’acuité de leurs nombreuses remarques. Je remercie également Pauline Barraud de Lagerie et Marie Trespeuch pour leur soutien tout au long de la rédaction de cet article.
  • [3]
    En anglais, il est nommé selon le locuteur, private server, pirate server ou freeshard.
  • [4]
    Les données nécessaires à la reproduction de l’univers de jeu original sont répliquées. En revanche, la plupart des données associées au personnage du joueur ne peuvent pas être copiées du jeu officiel vers un serveur privé. Il s’agit en premier lieu des traces laissées par les interactions du personnage joué avec l’environnement de jeu.
  • [5]
    Quand l’interaction concerne un petit groupe inséré dans une activité ludique comportant davantage de membres, Goffman parle d’apartés collusoires (collusive byplay) en référence aux acteurs de théâtre qui interpellent le public. C’est l’exemple du groupe de tricheurs, qui a déjà fait l’objet de plusieurs recherches en game studies (De Paoli et Kerr, 2012). Notre cas se rapproche en revanche de ce que Goffman qualifie de postjeu (postplay) : l’activité d’un groupe qui pratique à l’écart des membres du jeu source (Goffman, 1961, 55?56).
  • [6]
    Le dispositif sociotechnique constitué du site de référencement et des serveurs privés couple étroitement la popularité du serveur et les profits réalisés. Pour cette raison, les serveurs lucratifs proposant un service ludique de qualité finissent toujours par attirer plus de joueurs que leurs homologues non lucratifs et par attirer l’attention de l’entreprise créatrice.
  • [7]
    La persistance caractérise l’accès à toute heure à l’univers de jeu. Ce monde est en partie irréversible, les actions d’un personnage dans le jeu peuvent donc avoir des conséquences sur l’environnement dans lequel évoluent les autres.
  • [8]
    Tous les 3 à 4 mois en moyenne pour un serveur populaire, même si les données des personnages sont répliquées préventivement sur un nouveau serveur privé par les opérateurs les mieux organisés.
  • [9]
    Ils ont majoritairement entre 14 et 25 ans. Cette fourchette d’âge est évaluée en nous basant sur l’âge de la dizaine d’opérateurs qui a décliné nos entretiens, ainsi qu’à partir de la collecte de 300 fiches de présentation d’opérateurs. Pour être acceptés sur les forums de fans, ils doivent en effet souvent se décrire par eux-mêmes et indiquer leur âge.
  • [10]
    Ces indicateurs peuvent être des redresseurs de torts issus du jeu officiel, ou des membres de forums de fans qui se trouvent fréquemment en concurrence et souhaitent parfois procéder à un règlement de compte.
  • [11]
    L’arrêté d’application date du 30 mars 2009. L’usage cible surtout la lutte contre la pédophilie et les fraudes relatives aux jeux d’argent et de hasard sur internet.
  • [12]
    Sauf dans le cadre des enquêtes commanditées par l’Autorité de Régulation des Jeux En Ligne (ARJEL), focalisées sur la poursuite des sites illégaux de jeux de hasard sur internet qui peuvent être suspectés de blanchiment (Filippetti A. et Lamour J.-F., 2011).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions