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Article de revue

La monographie n'est pas une comparaison comme les autres

Les études de l'intercommunalité et leur territoire

Pages 23 à 36

Notes

  • [1]
    Dans la suite, nous utilisons « comparaison » (et ses synonymes, analyses comparées ou comparatives) pour désigner l’étude de cas spatialement distincts, par opposition à la monographie. Cette opposition, contestable sur un plan épistémologique, recoupe toutefois une définition implicite dominante, en particulier dans les réflexions à visée méthodologique : « L’étude de cas unique n’est a priori pas du ressort de la comparaison, dans la mesure où celle-ci consiste dans la mise en regard systématique d’au moins deux termes » (Vigour, 2005 : 178).
  • [2]
    Ainsi « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (Durkheim, 1986 [1895] : 137).
  • [3]
    On peut penser à la comparaison incongrue envisagée par Everett C. Hugues qui, non sans malice, entendait comparer les avocats, les psychiatres et les prostituées au motif qu’ils étaient tous détenteurs d’un savoir coupable sur leurs clients (Becker, 1997 : 29-37).
English version

Introduction

1Comment justifier aujourd’hui une recherche monographique ? La question peut paraître provocatrice dans un dossier consacré à la comparaison, mais elle reflète la démarche de cet article, à savoir réfléchir « en creux » aux problèmes posés par l’analyse de plusieurs cas [1]. La question mérite un traitement différencié entre disciplines et à l’intérieur des disciplines, car la comparaison n’a pas le même statut en histoire et en science politique par exemple (Baby et Zancarini-Fournel, 2010). Dans ce dernier cas, elle connaît depuis quelques années une institutionnalisation progressive qui revêt désormais la forme d’un domaine spécialisé de connaissances (les politiques comparées), disposant de revues francophones (Revue Internationale de Politique Comparée), anglophones (Comparative Political Studies, Comparative Politics, Comparative European Politics) et de manuels (pour les plus récents : Seiler, 2004 ; Gazibo et Jenson, 2004). Cette vigueur de la méthode comparée, qui doit aussi aux ressources symboliques et aux usages politiques qui peuvent en être faits (Bruno, 2008), lui donne progressivement la force et la faiblesse de ce qui peut être considéré comme une dimension constitutive de l’institutionnalisation : la naturalité, c’est-à-dire une propension à s’imposer progressivement sur le mode de l’évidence.Cette propension est bien illustrée par la publication d’une série d’ouvrages (Thiriot, Marty et Nadal, 2004 ; Seiler, 2004 ; Nadal, Marty et Thiriot, 2005) qui entendent accompagner et promouvoir le développement de la politique comparée. Initialement, l’entreprise affiche l’objectif de « créer une dynamique de recherche, entre des spécialistes de terrains parfois lointains et les tenants de méthodes diversifiées, mais partageant tous l’exigence du regard comparé » (Thiriot et alii, 2004 : 12). Elle prend cependant une tournure finalement plus ambitieuse et systématique, considérant que « le cadre national n’est plus pertinent pour l’analyse des politiques publiques. Cette dernière est forcément comparative, le niveau d’observation optimal étant l’union européenne et son extension à l’ensemble des pays permettant d’obtenir une compréhension plus fine et plus exacte des contraintes qui déterminent ou surdéterminent les politiques publiques, tant dans leurs contenus que dans leur élaboration et dans leur mise en œuvre » (294). Au gré de l’exercice salutaire de clarification et de solidification méthodologiques, la comparaison acquiert une naturalité qui réside dans sa « pertinence » et son caractère « optimal ».

2Cette « pertinence » ne saurait toutefois être entérinée sans que s’instruise le débat scientifique avec ce qui est souvent figuré comme une alternative, la monographie, soit l’étude minutieuse et longitudinale d’un seul cas. Les arguments sur ce choix de méthode sont aujourd’hui encore étonnamment implicites au vu de ses conséquences décisives. Notre intention ici est d’éclairer l’alternative en sortant d’un débat de postures qui risque de reproduire les querelles entre réalistes et idéalistes, les uns trouvant dans les arguments des autres un motif de confirmation de leurs critiques, adressées ici aux réductions empiriques arbitraires ou au mépris pour l’administration de la preuve, là au foisonnement désordonné des matériaux ou à la faiblesse des ambitions théoriques (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1983 : 92 et s.). Cela suppose de placer le propos et l’argumentation dans l’entre-deux du raisonnement sociologique, en saisissant « le double mouvement par lequel la science simplifie le réel et complique la raison », pour reprendre la célèbre formule de Gaston Bachelard.

3Suivant ce principe, c’est sur les problèmes de généralisation que nous voulons faire débattre comparaison et monographie. En effet, un certain « bon sens scientifique » consiste à indexer la portée des analyses à celle du territoire d’études ou, ce qui revient au même, à considérer que la généralisation devient d’autant plus problématique qu’on a travaillé sur un faible nombre de cas voire, pire encore, sur un seul. Nous voudrions défendre l’idée inverse en montrant comment la comparaison, lorsqu’elle est confrontée au problème du nominalisme, peut être amenée à y répondre en territorialisant ses explications, c’est-à-dire en réduisant leur portée. C’est ce qu’illustrent par exemple les travaux de science politique consacrés aux institutions intercommunales, dont nous sommes familiers. Mais avant d’engager cette démonstration, un préambule s’impose pour qualifier l’opposition entre monographie et comparaison.

En finir avec un faux débat théorique

4Cette opposition peut être rapporté aux luttes de classement et de position dans les institutions, à l’instar des rivalités entre l’Ecole de Chicago et l’université de Columbia (Bulmer, 1984), ou encore aux visées nomologiques qui fondent par exemple la sociologie durkheimienne [2]. Lorsqu’on entreprend de n’étudier qu’un seul cas, on court ainsi le risque de s’entendre demander un jour ou l’autre, dans une version académique assez conforme à l’esprit d’un jury de thèse, « en quoi ce que vous observez est-il représentatif d’autres cas ? ». Cette question invite à opérer un petit détour par les réflexions de l’enquête ethnographique, inspiré des travaux de l’Ecole de Chicago. Lorsqu’il s’adressait à ses étudiants, le sociologue Howard Becker leur posait en effet la question suivante : en quoi votre travail peut-il être utile à un chercheur de l’Arizona, du Minnesota ou même d’Amérique du Sud ? Ce faisant, il les incitait à concevoir l’intérêt de la thèse non par référence à la connaissance du terrain proprement dit (la vie dans les quartiers populaires de Chicago par exemple), mais par référence à des phénomènes qui peuvent se formuler sans en référer au terrain (les modes de peuplement, le type d’habitat, les pratiques déviantes). Il invitait ainsi ses étudiants à « délocaliser la recherche », ce que nous avons tenté de faire dans nos propres travaux.

5Ces derniers portent sur la sociohistoire d’une institution politique, l’institution de coopération intercommunale de l’agglomération de Chambéry (Guéranger, 2003). Ils se concentrent plus précisément sur la question du changement institutionnel, ou ce que les politistes nomment l’institutionnalisation, c’est-à-dire les processus qui renforcent l’institution sur le mode de la contrainte ou de la naturalité. Un tel travail trouve deux modalités de dialogue avec d’autres travaux. Il peut d’abord être comparé aux observations réalisées sur d’autres institutions intercommunales, dans d’autres territoires. Par exemple, l’injonction au consensus politique porté par les élus locaux fait écho à la régulation consensuelle qui caractérise la communauté urbaine de Bordeaux (Savary 1998), ou au régime de consensus en vigueur dans celle de Lille (Desage 2005). Il peut également être rapproché des processus d’institutionnalisation mis à jour dans d’autres types d’institutions, à l’instar des mécanismes d’intégration institutionnelle constatés au niveau européen, par référence aux concepts de spill over ou de path dépendance (Pierson, 2000). De même, les relations entre élus et fonctionnaires intercommunaux illustrent bien le jeu des anticipations croisées qui caractérise les villes françaises de plus de 20 000 habitants (Roubieu, 1999) ou la haute fonction publique européenne (Eymeri, 2003). Suivant en cela les conseils de Howard Becker, la recherche se « délocalise » ainsi de Chambéry à Bordeaux, Lille, Bruxelles ou dans les villes de plus 20 000 habitants.

6Ces deux modalités illustrent en pratique la distinction qu’opère Bernard Lahire (2005), à la suite de Jean-Claude Passeron, entre deux usages de l’analogie : l’analogie ordinaire et l’analogie savante. L’analogie ordinaire, ou quotidienne, est celle qui correspond à « l’air de famille » de Wittgenstein. Elle mobilise principalement nos capacités, affinées avec l’âge et l’expérience, à déceler des ressemblances ou des dissemblances. L’analogie savante, en revanche, fonctionne par l’intermédiaire du concept qui est, toujours selon Jean-Claude Passeron, un « mixte logique », savant mélange de « nom commun » et de « nom propre ». Une façon de dire que l’analogie savante rapproche des entités qui ne sont ni complètement génériques ni complètement idiosyncrasiques. C’est pour cette raison précise qu’utiliser un concept suppose de se demander jusqu’où il est approprié de le faire. Si l’on suit ces auteurs, le « raisonnement analogique » constitue le raisonnement de base en sociologie (voire dans les sciences sociales). Nous passons ainsi notre temps à comparer, en usant de ressemblances et de concepts.

7Du point de vue du raisonnement scientifique, il n’y a donc aucune différence de nature entre la monographie et la comparaison puisqu’il s’agit fondamentalement… de comparer. Cette idée déjà ancienne (voir par exemple Przeworski et Teune, 1970) justifie tout autant le travail de codification et de clarification plus poussées de la comparaison que l’entreprise de déspécification et de réhabilitation de la monographie (Desage, 2006). Elle justifie également de rechercher les différences entre ces méthodes – si toutefois elles existent – du côté des pratiques scientifiques.

Du nominalisme et des difficultés pratiques de s’en émanciper

8Le nominalisme est un problème classique qui n’est évidemment pas inhérent à la méthode comparative, mais cependant bien illustré par les difficultés que pose l’examen de plusieurs cas, a fortiori lorsqu’ils sont situés dans des pays différents. A titre d’exemple, les enquêtes menées sur plusieurs « métropoles » aux Etats-Unis et en Europe (Hoffmann-Martinot et Sellers, 2007) butent sur la grande variété des définitions données d’un pays à l’autre. Dans cet ouvrage, les auteurs ne succombent pas à l’illusion projetée par le terme, mais ils ne parviennent pas à construire leur propre définition de la « métropole » en raison de la dépendance pratique à l’égard des systèmes (statistiques) nationaux. Les travaux comparatifs sur l’intercommunalité en science politique rencontrent des difficultés du même type.

9La relance du chantier de réforme des collectivités locales engagée au début des années 1990 met fin au désintérêt persistant de la science politique pour les institutions intercommunales. Plusieurs travaux sont ainsi lancés dans le sillage des principales réformes, loi de 1992 (Moquay, 1996 ; Michel, 1997 ; Nevers, 1998) et loi de 1999 (Baraize et Négrier, 2001), qui modifient en profondeur le paysage intercommunal. Ces recherches partagent un même objectif scientifique – expliquer l’application (ou l’appropriation) localisée de ces réformes – et une méthode identique – la comparaison. Ce sont certes des comparaisons très différentes les unes des autres, tant par la durée de l’enquête (thèse ou évaluation), par son organisation (individuelle ou collective) ou par le choix des cas (proximité ou éloignement géographique). Il n’en demeure pas moins qu’elles sont empruntes d’une même forme de nominalisme juridique qui consiste à comparer entre elles des institutions créées (plus souvent transformées) par la loi, des institutions qui recouvrent des réalités très différentes tant sur le plan institutionnel (compétences exercées, nombre de communes membres, régime fiscal, etc.) que sur les plans politique (type de régime, type de leadership, rôle des formations partisanes, etc.) ou organisationnel (taille des appareils administratifs intercommunaux et communaux, délégations à des gestionnaires privés, etc.). En quoi ce nominalisme juridique peut-il être rapproché du choix de méthode ?

10L’effet structurant exercé par le droit s’explique largement par l’adossement des recherches à une perspective évaluative, marquée par les préoccupations, les calendriers et parfois les subsides des réformateurs. Le questionnement revient alors à saisir et expliquer les effets à court et moyen termes des récentes lois sur l’intercommunalité, et le choix des cas s’oriente naturellement vers la comparaison de plusieurs institutions « modernes ». Aux vieux syndicats intercommunaux parfois centenaires sont préférées les jeunes communautés créées par les lois de la décennie 1990 (communautés de communes, d’agglomération, urbaines), plus intégrées juridiquement. Ce sont ainsi des comparaisons monotypiques qui sont privilégiées au lieu de comparaisons atypiques, pourtant préconisées par certains auteurs [3]. Si la perspective évaluative est légitime, la monotypie traduit (et renforce) une même tendance à naturaliser les cas, à considérer qu’ils sont de même nature, que l’appartenance à une seule catégorie juridique garantit la comparabilité. Le droit exerce ainsi une influence sur la sélection des cas qui peuvent (et doivent) être comparés, une influence d’autant plus décisive qu’il s’agit d’évaluer les effets d’une loi.

11L’émancipation vis-à-vis des catégories juridiques qui guident les choix initiaux se heurte ensuite à des difficultés singulières, ce qu’illustre la variable organisationnelle. A la différence des travaux monographiques plus enclins à examiner les conflits entre niveaux administratifs (Guéranger, 2004) ou la composition des administrations intercommunales (Desage, 2011), l’organisation fait figure de grande absente des travaux comparatifs sur ce thème. Cette absence tient en partie au défaut d’objectif correspondant dans les dispositifs législatifs, mais elle tient aussi et surtout aux évolutions rapides du nombre d’agents communautaires pendant cette période. Dans des contextes où ces organisations évoluent, ou projettent de le faire, il est non seulement difficile de disposer de données stables, mais plus encore de figer l’organisation dans un état qui rend peu compte de ces dynamiques. Ce problème, qui découle aussi de l’adossement des recherches au calendrier législatif, suggère toute la difficulté qu’il y a à comparer concrètement des variables labiles. Il questionne plus fondamentalement l’adéquation des méthodes comparatives vis-à-vis d’objets qui, au-delà d’une ressemblance éphémère, subissent d’importantes et/ou de rapides mutations. L’actualité législative qui guide le choix des cas est, paradoxalement, le facteur qui explique aussi leurs mutations et, in fine, leur caractère insaisissable. Par construction, les enquêtes longitudinales, sur le temps long, se montrent moins liés à l’actualité, mais aussi plus attentives aux changements, a fortiori s’ils sont d’envergure, lorsqu’elles n’en font pas tout bonnement le principal problème de recherche, en étudiant ce qui les favorise (Guéranger, 2003) ou les contrarie (Desage, 2005).

12Les difficultés à dépasser le nominalisme juridique doivent aussi aux possibilités concrètes de réinterroger les cas, du fait des contraintes matérielles du travail d’enquête. Aux dires de certains promoteurs de la méthode comparative, c’est bien là le critère distinctif entre « fausse » et « vraie » comparaisons, entre une juxtaposition d’études de cas et une « comparaison construite » au gré de la reformulation des hypothèses, des questions de recherche et des résultats de terrain (Hassenteufel, 2000, 2005 ; Négrier, 2005). La justesse théorique de cette recommandation laisse toutefois de côté sa dimension pratique, les coûts (financiers, temporels) du déplacement notamment. Dans le cas des études comparées de l’intercommunalité, ces coûts peuvent être considérablement réduits par l’existence d’un collectif de recherche, permettant in fine la formulation de nouvelles questions (Négrier, 2005). Au point de vue théorique selon lequel l’enquête collective pose un problème d’homogénéité de questionnement et de démarche (Hassenteufel, 2000), on opposera donc l’avantage pratique d’un collectif facilitant la réalisation d’enquêtes complémentaires. A défaut, l’éloignement géographique des cas (Moquay, 1996) ou les délais réduits (Nevers, 1998) vont de pair avec la production d’hypothèses plus formalisées – ici la recherche des facteurs favorables au développement des nouvelles institutions – et d’une comparaison par variables plutôt qu’une comparaison par cas (Ragin, 1996). En définitive, la mobilité du questionnement scientifique préconisée par les méthodologues de tous crins ne semble finalement jamais aussi simple que lorsque le chercheur s’octroie le luxe de l’immobilité, c’est-à-dire d’une connaissance de son objet suffisamment « épaisse » (au sens de Clifford Geertz) pour en permettre de nouvelles descriptions.

13Redisons-le ici : le nominalisme n’est évidemment pas un problème spécifique aux travaux comparatifs et l’usage de l’analogie ordinaire est tout aussi fréquent dans les monographies. Ce qu’illustrent toutefois les travaux sur l’intercommunalité, c’est qu’il prend une dimension spécifique dans les comparaisons : dépendance accrue vis-à-vis de catégories extérieures (juridiques, statistiques) dans la définition des cas, difficulté à saisir et intégrer le changement d’objets nominalement identiques, limites matérielles à la production itérative des descriptions. Autrement dit, le nominalisme guette les réflexions quelle que soit la méthode retenue, mais les études comparées sont contraintes de s’y résigner plus précocement. La difficulté à extraire l’explication des « territoires » apparaît comme une conséquence autant qu’un symptôme de cette résignation.

Les études comparées et le tropisme territorial

14Comment tenir en même temps la fidélité aux études de cas et la nécessité de généraliser et de produire des explications transversales ? Ce dilemme classique des travaux de sciences sociales trouve des réponses différentes selon les auteurs. Dans les recherches qui nous intéressent ici, c’est toutefois une même solution pratique qui est retenue et consiste à territorialiser les modèles explicatifs, c’est-à-dire à considérer que l’explication est attachée à un territoire singulier. Ce tropisme territorial prend concrètement deux formes distinctes.

15La première forme revient à multiplier à l’envi les variables explicatives dans une combinaison finalement si complexe qu’elle en devient idiosyncrasique. Dans sa recherche consacrée aux effets de la loi de 1992 en milieu rural, Patrick Moquay (1996) entend montrer que le développement de nouvelles communautés de communes ne peut se comprendre que par référence à une multitude de variables, une douzaine au total, qui vont par exemple du sentiment d’appartenance aux conflits entre intérêts, en passant par le type de régime politique ou encore l’existence d’un projet commun. Ces différents éléments, qui constituent autant de facteurs favorables à l’intercommunalité, se mêlent ensemble pour tisser ce que l’auteur nomme le « substrat local » dans lequel le processus intercommunal s’enracine. La définition et la combinaison des facteurs restent toutefois peu formalisées car elles « ne [visent] pas la représentativité des territoires retenus (par rapport à des catégories nationales), mais plutôt une certaine diversité des situations d’enquête » (38). Le même type d’analyse a été mis en œuvre peu après par Jean-Yves Nevers (1998) dans son étude des communautés créées en région Midi-Pyrénées, avec quelques différences notables toutefois sur la nature des variables prises en compte. Dans ces deux cas, le modèle explicatif proposé par les auteurs ne prend de sens que localement, tant par la définition des variables qui le composent que par la façon dont elles interagissent.

16La deuxième forme du tropisme territorial consiste à spatialiser un concept de portée générale, en le qualifiant de « territorial ». Les travaux d’Hervé Michel (1997) illustrent bien ce procédé. Son intention est là encore d’expliquer la création de nouvelles institutions sous l’effet de la loi de 1992, en enquêtant sur plusieurs territoires, en l’occurrence plusieurs départements de l’ouest de la France. L’auteur centre alors l’explication sur la « structure des gouvernements locaux », ce qu’il rapporte principalement à la stratégie des principaux leaders politiques : le conseiller général en milieu rural, le maire de la ville et le président du conseil général dans les villes moyennes, le maire de la ville centre dans les grandes agglomérations. La définition du leader (ou du leadership) est donc dépendante du territoire dans lequel il se place, si bien que l’explication dépend in fine de catégories géographiques assez rudimentaires (rural, agglomération, ville moyenne) plutôt que de variables sociologiques plus générales, par exemple les ressources professionnelles, partisanes ou politiques. Cette territorialisation du concept est également à l’œuvre dans l’étude menée suite à la loi de 1999 (Baraize et Négrier, 2001) qui, pour expliquer ses effets immédiats dans huit agglomérations, les rapporte au « leadership d’agglomération » et à la « culture politique territoriale ».

17Pour différentes qu’elles soient, ces deux manières d’expliquer ont pour point commun d’ériger le territoire en catégorie savante. Qu’il s’agisse de discuter son caractère « urbain » ou « rural » ou intermédiaire, de définir le « substrat local », d’étudier la conjonction de « facteurs locaux », l’effet d’un « leadership d’agglomération » ou d’une « culture politique territoriale », les comparaisons accordent toutes au territoire une vertu explicative qui peut être selon les cas transitoire, centrale ou résiduelle. Cette concession au territoire présente l’avantage de contourner le nominalisme inhérent à l’usage d’un même concept, celui de leadership ou de culture par exemple. Par contraste, les monographies de l’intercommunalité se montrent explicitement soucieuses de s’émanciper du territoire, tout particulièrement celui où leur cas les cantonne. Elles affichent ainsi une même propension à rapporter les processus mis à jour à des phénomènes a-territoriaux (renouvellement du personnel politique, travail des fonctionnaires, socialisation politique, etc.), suivant en cela les conseils de H.S. Becker (voir supra). Mais elles courent alors le risque de désigner par ces termes des réalités différentes ici et là et de succomber ainsi, à leur tour, au nominalisme.

18Le tropisme territorial encourt de son côté d’autres risques qui ne sont pas sans rappeler les critiques adressées aux approches culturalistes, y compris par les comparatistes eux-mêmes (Badie, 1972). En effet, le territoire dont il s’agit est au mieux difficile à conceptualiser, plus souvent implicite, et il ne repose pas sur une définition générique. Lorsqu’une définition lui est donnée, elle fait intervenir des critères difficilement objectivables, à l’instar du sentiment d’appartenance, de la mentalité ou de la culture. Ces difficultés sont d’ailleurs mises en avant par les auteurs eux-mêmes, qui reconnaissent son caractère évanescent (Moquay, 1996 : 477-478). Faute de se référer à une catégorie définie, transposable, la réutilisation et la réfutation sont délicates, du fait de l’incapacité à mener la discussion à partir d’autres cas. Dès lors que les explications sont endogènes, attachées à un territoire spécifique, comment les discuter à l’aide de travaux menés ailleurs ?

19On peut conclure en relevant le paradoxe auquel semble finalement condamné le tropisme territorial. Pour l’illustrer, on utilisera l’analogie avec les consensus intercommunaux (Desage et Guéranger, 2011). Ces consensus, qui s’objectivent dans l’existence d’exécutifs collégiaux et transpartisans et dans des votes qui entérinent les décisions intercommunales à de très larges majorités (souvent à l’unanimité), traduiraient la capacité des acteurs locaux à dépasser les clivages politiques et les intérêts particuliers. Les explications indigènes à ce dépassement sont nombreuses, mais elles font fréquemment référence à une culture locale du compromis, de la négociation : les acteurs chambériens mentionnent un « esprit savoyard », ceux de la communauté urbaine de Lille une « culture nordiste » du compromis, ce qui n’est pas sans faire penser à « l’esprit bordelais » identifié ailleurs. On l’aura compris, la pertinence de l’explication culturaliste (qu’elle soit indigène ou authentifiée scientifiquement) devient d’autant plus suspecte qu’elle est convoquée dans des lieux différents. De façon analogue, la référence aux territoires, envisagés dans leur singularité et leur diversité, semble condamnée à s’affaiblir à mesure qu’elle devient une catégorie explicative plus répandue.

Conclusion

20Notre propos consistait à réfléchir aux problèmes pratiques posés par la généralisation selon qu’il s’agit d’examiner un ou plusieurs cas. Les deux orientations engagent un raisonnement scientifique de même type (le raisonnement par analogie) et font face à des problèmes de même nature (par exemple celui du nominalisme). Les travaux sur l’intercommunalité, qui n’ont évidemment aucune prétention à servir de « modèle », montrent cependant que certains problèmes peuvent être considérablement accentués par les contraintes pratiques de la comparaison : la dépendance vis-à-vis d’autres catégories dans la présélection des matériaux, la difficulté à appréhender le changement, a fortiori lorsqu’il commande le choix des cas, les limites matérielles à la réalisation de nouvelles enquêtes. Ces contraintes permettent alors d’instruire en des termes pratiques les débats de méthode, sur la base d’un principe sur lequel, au moins, un consensus s’opère : les allers-retours incessants et vertueux entre ses livres et son terrain, entre la formulation d’hypothèses et leur confrontation avec le matériau, entre les raisonnements par déduction et par induction. A l’aune de ce principe essentiel, la monographie ne semble plus aussi faible et la comparaison plus aussi forte.

21Ce raisonnement relativise aussi les difficultés présumées de la généralisation, dès lors qu’elle serait étroitement indexée au nombre de cas étudiés, ou que monographies et comparaisons seraient soumises à des soupçons et des justifications scientifiques distincts : aux premières les injonctions sur la généralisation et aux secondes celles sur la comparabilité. Cette distinction ne résiste ni à l’épreuve théorique, ni à l’épreuve des faits. Au contraire, il peut être plus difficile de s’affranchir du périmètre de l’étude lorsqu’il est morcelé et dispersé. Les études comparées de l’intercommunalité se montrent par exemple assujetties au territoire, tant dans la façon dont elles le naturalisent que dans la façon dont elles le convoquent dans l’analyse. Ce recours privilégié (ou secondaire) à une explication territoriale ou locale semble même offrir à peu de frais une nouvelle identité, moins suspecte et plus fréquentable, à un registre d’explication culturaliste. Un tel constat repose sur un examen très circonscrit et ne prétend évidemment pas être étendu à l’ensemble de la discipline, ni même à l’ensemble des travaux consacrés aux objets locaux. Mais il suffit pour rompre avec une conception usuelle et trompeuse de l’alternative monographie/comparaison, et fournit un élément contre-intuitif susceptible d’informer ce choix.

22Cependant, un tel choix n’est pas une simple question de méthode et doit aussi aux transformations plus générales des sciences sociales, l’adossement à la recherche contractuelle ou l’internationalisation par exemple. Pour les études de l’intercommunalité, l’usage de la comparaison est nettement corrélé aux contraintes évaluatives qui peuvent encadrer les temps et les questionnements de recherche. En retour, le recours au territoire est congruent avec les logiques institutionnelles de décentralisation qui l’érigent en catégorie d’action publique, à l’image du « quartier » dans la politique de la ville (Tissot, 2007). Peut-on dire plus clairement la nécessité de replacer les débats scientifiques et méthodologiques au sein d’enjeux politiques qui les structurent et qu’ils structurent en retour ? Dans cette perspective, l’expérience américaine des dernières années montre que les orientations de méthode sont aujourd’hui intimement dépendantes des politiques de financement de la recherche qui, parce qu’elles privilégient les démarches hypothético-déductives et la réalisation de vastes comparaisons, menacent la survie des méthodes qualitatives (Becker, 2009).

Références

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Date de mise en ligne : 16/01/2013

https://doi.org/10.3917/tt.021.0023

Notes

  • [1]
    Dans la suite, nous utilisons « comparaison » (et ses synonymes, analyses comparées ou comparatives) pour désigner l’étude de cas spatialement distincts, par opposition à la monographie. Cette opposition, contestable sur un plan épistémologique, recoupe toutefois une définition implicite dominante, en particulier dans les réflexions à visée méthodologique : « L’étude de cas unique n’est a priori pas du ressort de la comparaison, dans la mesure où celle-ci consiste dans la mise en regard systématique d’au moins deux termes » (Vigour, 2005 : 178).
  • [2]
    Ainsi « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (Durkheim, 1986 [1895] : 137).
  • [3]
    On peut penser à la comparaison incongrue envisagée par Everett C. Hugues qui, non sans malice, entendait comparer les avocats, les psychiatres et les prostituées au motif qu’ils étaient tous détenteurs d’un savoir coupable sur leurs clients (Becker, 1997 : 29-37).

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