Notes
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[1]
Osservatore Romano, 2 février 2008 « Oggi anche san Brandano navigherebbe in rete ».
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[2]
Juin 2008.
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[3]
Cette recherche s’appuie sur des enquêtes menées dans le cadre d’une thèse sur l’économie des monastères (EHESS, Università delgi Studi di Trento). Sur soixante entretiens réalisés en France, vingt entretiens menés dans quatre abbayes masculines et deux féminines abordaient notamment Internet. Des enquêtes ont aussi été effectuées en Italie, en Allemagne et en Belgique.
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[4]
J-F Mayer (2003, p.76) note que pour les jeunes qui souhaitent entrer dans la vie religieuse, le premier contact se fait souvent sur le web. L’abbé de Tamié dit aussi que le dernier postulant arrivé a connu l’abbaye de cette façon.
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[5]
« On appelle utopie tout système idéologique total visant implicitement ou explicitement par l’appel à l’imaginaire (utopie écrite) ou par passage à la pratique (utopie pratiquée) à transformer radicalement les systèmes sociaux globaux existants » (Séguy, 1971, p. 331).
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[6]
A deux reprises des moines m’ont souligné l’importance d’Internet pour la connaissance de leur hôtellerie. Dans une abbaye de Prémontrés en Normandie, le frère hôtelier déclarait avoir beaucoup plus d’hôtes individuels depuis la mise en place de leur site, et en Italie, près de Padoue, l’hôtelier bénédictin citait Internet comme l’un des meilleurs moyens de faire connaître leur abbaye aujourd’hui.
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[7]
Les données statistiques ont été construites à partir de l’Annuaire pratique des Lieux Monastiques (2008) sur la base de 305 monastères français, et grâce au logiciel SPSS. Pour chaque monastère, cet annuaire donne, s’il y a lieu, le site et l’adresse courriel de la communauté. Il est donc possible de construire une base de données statistiques enregistrant pour chaque monastère l’existence d’une adresse et d’un site, de même que l’existence d’un magasin, d’une hôtellerie et le secteur d’activité.
-
[8]
Source : IPSOS Média juin 2006.
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[9]
Proportion des 60 ans et plus dans les communautés religieuses : hommes : 50,4 %, femmes : 77 % (Recensement INSEE 1999).
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[10]
Ce tableau est réalisé en pondérant chacun des ordres pour une meilleure pertinence, ainsi les chiffres qui apparaissent prennent comme base un nombre identique de monastère pour chacun des ordres représentés, à partir des chiffres bruts obtenus sur SPSS.
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[11]
Les chartreux sont des quasi ermites, vivant la plupart de leur vie en solitude avec quelques moments seulement en communauté.
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[12]
Il est précisé qu’« une grille en matière solide » doit séparer les lieux pour les moniales et ceux pour les laïcs dans les parloirs et les chapelles, Art. 111 des Constitutions, in « Règles et Constitutions des Moniales déchaussées de l’Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-carmel », adaptées selon les directives du Concile Vatican II et les normes canoniques en vigueur approuvées par la Siège Apostolique en l’an 1991.
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[13]
Il s’agit d’un site web animé par des dominicains.
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[14]
Nous parlons d’Internet en général, pas seulement du site du monastère.
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[15]
La Pierre-qui-Vire, édité par l’abbaye pour présenter la communauté, 64 pages, non daté (vers la fin des années 90).
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[16]
Les frères de Tamié nous ont gracieusement donné accès aux statistiques de visite de leur site.
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[17]
Les visites sur les pages « homélies » représentent 6,6 % du total des pages visitées en 2008.
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[18]
39 % des visites sur le site se font directement (49 % par un moteur de recherche et 12 % par d’autres sites)
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[19]
Au 2 septembre 2008, le site abbayes.net, portail de la vie monastique, enregistrait 143 503 visiteurs depuis sa création en 2005.
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[20]
D. Hervieu-Léger (1986) évoque la « non-modernité monastique ».
1Lorsque l’on étudie les changements opérés par Internet dans la société, ce n’est pas aux moines que l’on s’intéresse d’abord. Pourtant, les ordres religieux ont très vite adopté ce nouveau média, et les journaux catholiques tels l’Osservatore Romano [1] du Vatican ou La Croix [2] évoquent régulièrement la manière dont ils l’utilisent en le plaçant au cœur d’une réflexion sur l’évolution des ordres religieux dans la modernité. Plus d’un tiers des monastères français possèdent leur propre site. Cependant, Internet peut aussi être le lieu des contradictions avec la vie religieuse : désengagement contre engagement absolu, possibilité d’une omniprésence au monde contre extramondanité notamment. En réalité, l’adoption rapide de ce nouveau média n’a rien d’étonnant, d’une part, au vu de l’accueil réservé aux autres outils de communication dans l’histoire – l’imprimerie par exemple a été introduite dans les monastères dès 1498 (Eisenstein, 1991). Ensuite et aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, par sa nature même qui est en accord avec ce que recherchent les monastères. Cependant, si Internet peut correspondre à certaines demandes du monde monastique, il peut aussi entrer en conflit avec les fondements mêmes du monachisme. Jusqu’où la facilité de présence au monde que permet Internet n’altère-t-elle pas l’extramondanité de la vie religieuse ? Si, pour les moines, Internet apparaît comme un nouveau moyen d’être présent dans le monde tout en restant hors du monde – malgré des différences d’utilisation –, nous verrons qu’il peut aussi créer des tensions avec l’éthique de vie monastique. Pour demeurer dans l’utopie monastique, les moines ont développé une approche alternative d’Internet. Nous nous bornerons ici à étudier les sites web et les usages d’Internet par les moines – donc strictement les ordres contemplatifs –, à partir d’entretiens réalisés auprès d’eux, d’enquêtes sur les sites monastiques et d’une étude statistique élaborée à partir de l’Annuaire Pratique des Lieux monastiques 2008 [3].
Le monde à la portée des moines
Se faire connaître sans aller dans le monde
2Contrairement à d’autres sites web religieux, les sites des monastères ne se veulent pas initialement des espaces de pratique religieuse ou de construction d’une « cyber-religion » (Højsgaard, 2005), mais visent à présenter leur institution. Le monastère, en tant qu’utopie du Royaume de Dieu déjà là et encore à venir (Séguy, 1971) se doit de se faire connaître comme témoignage du paradis en devenir. Cependant, cette utopie du jardin d’Eden est aussi un lieu clos : « La fermeture protège la société utopique à la fois contre la corruption de l’extérieur et contre la menace des étrangers » (Boudon, 1986). Ainsi, grâce à Internet, la mission d’information va pouvoir passer par le site du monastère, sans ouvrir le monastère au monde et sans que les moines aient à s’y rendre. La clôture est donc, semble-t-il, préservée. Si l’on regarde ce que proposent les sites, on retrouve en général ces différentes rubriques : histoire, communauté spiritualité, hôtellerie, produits monastiques ou travail. Ils ne diffusent pas seulement des informations touristiques (horaires de visites, plans d’accès), mais tentent aussi de faire passer quelque chose de la spiritualité de la communauté. Parfois même, une rubrique est destinée à ceux qui s’intéressent de près à la vie monastique et souhaitent l’expérimenter ou s’y engager [4]. Souvent, les sites contiennent des extraits de la règle de l’ordre ainsi que le déroulement concret de la vie monastique. Ceci s’identifie à la mission monastique de diffusion de l’utopie religieuse dans le monde. Conformément à l’éthique monastique, il n’est pas nécessaire de s’y rendre pour l’effectuer. En cela, Internet apparaît comme un outil qui permet à ceux qui se sont retirés du monde d’y être présents, de manière active (les informations sur le site peuvent changer rapidement), alors qu’en réalité, ils en sont sortis.
« Prie et travaille » (extrait du site de l’abbaye N.D. de Belloc) [www.belloc-urt.org, 2004]
« Prie et travaille » (extrait du site de l’abbaye N.D. de Belloc) [www.belloc-urt.org, 2004]
3Cependant, les sites monastiques, si l’on y retrouve en général les mêmes rubriques, ne sont pas tous construits sur le même ton, car certains présentent vraiment la communauté, tandis que d’autres se limitent à un exposé théorique et désincarné de la vie monastique de l’ordre. Parfois, seuls des passages de la Règle sont censés expliquer ce que signifie la vie en communauté ou la vie de prière comme dans la page web partiellement reproduite ici (figure 1), alors que sur d’autres sites, on trouve des photos autant de la communauté que des événements la concernant (professions, journées de rencontre...). Certains sites donnent alors l’impression de décrire froidement une vie monastique qui pourrait tout aussi bien être celle d’un autre monastère. Dans ce cas, qui désigne le « nous » : la communauté particulière ou les moines en général ? Cet aspect désincarné de certains sites monastiques étonne par rapport à la grande humanité que prône par ailleurs le monachisme. Les moines et moniales craindraient-ils de se révéler sur Internet ? D’en dire trop alors qu’ils doivent vivre cachés ? Ou cela ne révèle-t-il pas plus simplement une méconnaissance de l’informatique et du web ? Car l’organisation et la mise à jour du site nécessitent du temps, et coûtent cher si les religieux font appel à un professionnel, ne serait-ce que pour l’ouverture du site.
Du point de vue économique : la publicité passive
4Du point de vue économique, Internet peut se révéler d’une grande utilité dans la vie monastique. Il n’est pas dans l’éthique économique des monastères de faire de la publicité pour leurs produits. Le monastère est un système utopique, et en cela un « système idéologique total » [5] où tout sans concession doit être intégré dans l’utopie. Cependant, si l’utopie du monachisme est de témoigner du Royaume de Dieu déjà là dans le monastère et encore à venir pour le reste du monde, les moines n’en sont pas moins encore sur Terre et doivent subvenir à leurs besoins. Or, l’économie est contraire à l’utopie puisqu’elle n’aura pas lieu d’être dans le paradis. Les moines tâchent donc de travailler à la recomposition de leurs activités économiques (Jonveaux, 2006) pour pouvoir les intégrer dans l’utopie sans l’altérer. L’une de ces recompositions consiste à ne pas entrer dans toutes les dimensions de l’économie capitaliste, comme par exemple la publicité. Toutefois, les moines ont besoin de vendre leurs produits pour vivre, de les faire connaître et Internet permet une forme de publicité passive dans le sens où les moines peuvent présenter leurs produits en dehors d’une démarche publicitaire et sans paraître s’engager directement. Une fois que le produit est affiché sur le site, vient voir qui veut : les moines n’incitent pas et ils n’ont pas l’impression de faire de la publicité puisque cette information est mise sur le même plan que celles concernant la communauté. Interrogés sur leurs pratiques publicitaires, les moines n’évoquent pas d’emblée le site Internet, il s’agit pour eux d’information. Il en va de même pour l’hôtellerie. Bien que cette activité soit reconnue comme non-lucrative, ce qui entraîne une interdiction légale de publicité, les moines ont besoin de la faire connaître. Internet permet alors une forme de publicité détournée, niée [6]. Enfin, le site permet de donner des informations sur les produits que le client ne trouvera pas nécessairement dans le magasin à moins de les demander. Pour ce monde de silence que sont les monastères, les sites Internet peuvent devenir le lieu d’une parole silencieuse accessible à tous.
5La vente en ligne peut offrir aussi nombre d’avantages dans le sens où cela leur permet de pratiquer une forme d’économie voilée, purifiée d’argent liquide. La transaction par carte bancaire est moins visiblement mercantile, et le rôle commercial des moines se résumera principalement à faire le colis, ce qui, pouvons-nous dire, n’a rien de particulièrement commercial. Grâce à Internet, les moines peuvent mettre l’économie à distance d’eux-mêmes tout en l’intégrant avec plus d’acuité dans le monde économique moderne, de même que leur relation au monde est mise à distance par le truchement d’Internet.
6Cependant, tous les monastères n’utilisent pas les possibilités offertes par ce nouveau média de la même façon. Ainsi existe-t-il un réel clivage par genre dans la vente en ligne. Alors que l’on pourrait penser qu’elle correspond mieux aux besoins des moniales cloîtrées de vendre sans sortir de leur monastère, elles ne sont que 7,7 % à la pratiquer contre 30 % de leurs homologues masculins. L’explication est à chercher en amont, dans la moindre modernité des monastères féminins due non seulement à la clôture et à un éloignement du monde beaucoup plus grand, mais aussi au vieillissement plus avancé.
Des divergences d’utilisation par genre
7Comme on pouvait s’y attendre, l’utilisation d’Internet varie selon le genre de la communauté.
Utilisation d’Internet selon le genre de la communauté [7]
Utilisation d’Internet selon le genre de la communauté [7]
8Ce tableau révèle que 53,6 % des communautés masculines possèdent une adresse et un site contre seulement 26,2 % des communautés féminines. Nous observons que les moines ont une plus grande pratique d’Internet car ils sont plus nombreux que les moniales à posséder site et adresse électronique, tandis que les femmes sont plus nombreuses à avoir seulement l’un des deux. Ces résultats par communauté correspondent à ce que l’on observe dans la société pour les internautes individuels. En effet, le profil de l’internaute français est plutôt jeune et diplômé, alors que les communautés de femmes sont en général plus âgées que celles d’hommes avec un niveau d’étude plus bas (ce qui est aussi lié à la cohorte). De même, on observe dans la société une différence de 6 points entre les hommes et les femmes pour l’utilisation de ce média, et de quasi 20 si l’on prend les grands utilisateurs [8]. La population des plus de 60 ans est proportionnellement beaucoup plus importante chez les moniales que chez les moines [9] ce qui peut expliquer un moindre dynamisme face aux évolutions techniques. Toutefois nous devons aussi prendre en compte les différences de clôture existant entre les ordres masculins et les ordres féminins. Les communautés féminines sont pour la plupart soumises à la stricte clôture papale qui interdit toute sortie des moniales sauf pour raison médicale ou autre motif majeur. Cette moindre ouverture sur l’extérieur peut avoir pour conséquence une plus grande méfiance vis-à-vis des médias modernes, une moindre connaissance et nécessairement, une moindre compétence pour les utiliser.
Le clivage par ordre
Part des monastères et couvents qui disposent d’un site et d’une adresse selon leur ordre [10]
Part des monastères et couvents qui disposent d’un site et d’une adresse selon leur ordre [10]
9La répartition par ordre des monastères possédant un site et une adresse Internet montre une différence d’utilisation en fonction du degré d’ouverture ou d’éloignement du monde. Les clarisses, carmélites et visitandines sont les communautés qui utilisent le moins Internet. Ces ordres ont pour particularité d’être intégralement féminins et régis par la clôture papale – les dominicaines ont une clôture plus souple. Sans doute, au vu des chiffres de la société, la féminité de ces ordres doit-elle avoir un grand rôle explicatif, leur âge aussi car les chartreux [11], plus éloignés du monde, ont paradoxalement une plus grande utilisation. Ceci peut se vérifier avec le chiffre des seules communautés bénédictines, car si 45,7 % des communautés masculines possèdent une adresse et un site, ce chiffre tombe à 29,2 % pour les communautés féminines. Le genre explique en partie cette différence, mais nous devons ajouter l’explication de la clôture. Car, à l’intérieur de l’ordre bénédictin, si les femmes sont soumises à la clôture papale, les hommes ne le sont pas et ont beaucoup plus de contacts avec l’extérieur. De nombreux monastères de bénédictines ne reçoivent encore leurs hôtes que dans des parloirs munis d’une grille, de même qu’une grille sépare dans l’église la place des moniales de celle des laïcs [12]. Cette clôture, héritée d’une époque où la femme était vue comme tentatrice et tentée, est appliquée de manière quasi identique chez les carmélites, visitandines et clarisses. Ainsi, le degré de clôture, lié au genre, permet d’expliquer une part importante des différences observées. Pourtant, les avantages d’Internet pourraient être encore plus pertinents pour ces communautés plus cloîtrées, mais peut-être est-ce là que les risques d’altération de l’idéal monastique sont les plus grands.
Utilisation d’Internet liée aux activités monastiques
10D’autres liens entre l’utilisation d’Internet et les activités monastiques peuvent être observés. Ainsi, plus de 92 % des communautés qui possèdent un site et une adresse ont aussi une hôtellerie, ce qui s’intègre dans une politique générale d’ouverture sur l’extérieur. Ceci se vérifie en croisant l’utilisation d’Internet et le nombre de places à l’hôtellerie : plus la taille de l’hôtellerie est importante, plus l’utilisation d’Internet est élevée. La différence est plus réduite quand on croise l’utilisation avec l’existence d’un magasin : 59,2 % des communautés qui possèdent un site et une adresse possèdent aussi un magasin. Cela s’explique sans doute en partie par le fait que le magasin n’entre pas seulement dans la politique d’ouverture au monde, mais aussi dans la nécessité de survie matérielle – davantage que l’hôtellerie qui n’est pas une activité lucrative.
11La répartition selon la branche de production révèle encore des clivages notables en lien avec l’ouverture sur l’extérieur que suppose la production.
Type d’articles produits dans le monastère/couvent selon l’équipement
Type d’articles produits dans le monastère/couvent selon l’équipement
12Les communautés les moins nombreuses à posséder un site et une adresse Internet sont celles qui produisent des articles religieux destinés au clergé (hosties, objets du culte…). Ces produits demeurent dans un cercle restreint de clientèle qui ne nécessite pas un média de large diffusion pour faire suivre l’information. En général, le bouche-à-oreille suffit. En revanche, les deux secteurs qui présentent une utilisation prépondérante d’Internet sont l’alimentation et les produits d’hygiène. Destinés au grand public, ces produits requièrent de recruter largement (sans supposition d’appartenance religieuse). L’écart qui existe entre les produits d’hygiène et les produits alimentaires souligne en outre l’engagement économique majeur que suppose la production dans le secteur de l’hygiène. En effet, ces produits de cosmétique (savons, shampooings, eaux de toilette) présupposent, même s’il est nié, un engagement économique supérieur, pour des articles parfois à la limite de l’utopie monastique. Internet sera alors un moyen religieusement neutre d’atteindre un public plus vaste.
Internet au monastère : protéger la vie religieuse
13Si Internet peut apporter des avantages certains aux monastères, il est aussi le lieu de multiples dangers pour l’éthique monastique du fait de l’extrême liberté qui y règne. Ainsi, si l’on tape « monastère » dans le moteur de recherche Google, le premier site qui s’affiche est monastere.be qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas du tout un site monastique belge, mais celui d’une boîte de nuit appelée « Le Monastère », où les serveuses portent une tenue vaguement religieuse.
14Deux types de risques liés à l’utilisation d’Internet pour le monde monastique peuvent être identifiés : l’un concerne la pratique même des moines confrontée à l’éthique de la vie monastique, l’autre celle des internautes sur leurs sites, pouvant faire leur « marché monastique » pour chercher un lieu de retraite.
Les dangers de l’impersonnalité
15Comme nous l’observions pour retraitedanslaville.org [13] (Jonveaux, 2007), l’impersonnalité est un risque lié à Internet. Si les moines proposent de réserver l’hôtellerie en ligne, ils n’ont aucune idée des motivations réelles de la personne. C’est pourquoi ils préfèrent, surtout à l’occasion du premier séjour, s’entretenir par téléphone avec la personne. En plus du souci de répondre à ses besoins, les moines cherchent à savoir si elle ne va pas troubler la paix du monastère.
16Le danger de l’impersonnalité n’est pas propre à Internet – les moines le signalent aussi pour la vente par correspondance – mais il resurgit avec plus d’acuité pour la vente en ligne. Selon M. Weber, « l’échange muet est l’opposé radical de toute fraternité personnelle » (Weber, 1995, p.412), et c’est ainsi que l’économie « ne peut manquer d’entrer en collision avec l’éthique de fraternité universelle prêchée par les religions de salut » (Tschannen, 1992, p.131). Pour les ventes par correspondance, les moines avaient trouvé différents moyens de repersonnaliser l’échange, ainsi, par exemple, un bénédictin de la Pierre-qui-Vire déclarait :
« On essaie d’éviter de téléphoner mais j’avoue que quand on n’est pas en période de pointe… Il y a certaines occasions qui ne sont qu’un prétexte mais que j’utilise parce que ça va créer un lien que je peux établir pour compléter largement l’aspect simplement mercantile de la transaction. »
18Ou une carmélite :
« Souvent je mets un petit mot, quelque chose en rapport avec la liturgie actuelle parce qu’il y a une fête ou je donne des nouvelles de la communauté. Je trouve que c’est important que les gens qui achètent les hosties chez nous se rendent compte qu’il y a des personnes derrière. »
20Pour cette carmélite, la dimension impersonnelle est l’une des raisons qui les retiennent de développer la vente des hosties par Internet car « c’est de l’écrit et en même temps c’est pas la même chose de prendre sa plume et d’écrire un petit mot sur du papier ». Ce qui signifie que les moines et moniales n’ont pas encore réellement trouvé le moyen de repersonnaliser l’échange par Internet pour l’intégrer dans l’utopie. D’où l’hésitation qui subsiste pour l’utiliser.
Que change Internet dans la manière de vivre le monachisme ?
21A partir de ces observations, peut-on dire qu’Internet modifie la manière de vivre le monachisme ? La question porte surtout sur une éventuelle remise en cause de l’extramondanité des monastères : sont-ils moins extramondains avec Internet ? Le lien existant entre le degré d’utilisation et le degré d’ouverture au monde d’un ordre semble aller en ce sens.
22L’ascèse des moines qui refuse le monde (Weltablehnende Askese), M. Weber la définit comme « cette concentration [exclusive de l’action sur les opérations de salut qui] peut faire apparaître comme nécessaire une séparation formelle d’avec le "monde", d’avec les liens sociaux et mentaux de la famille, de la possession, des intérêts politiques, économiques, artistiques, érotiques, de tous les intérêts relevant de la réalité créée en général, toute implication pratique dans ces liens apparaissant comme une acceptation du monde, laquelle éloigne de Dieu » (Weber, 1996, p.194). De ce point de vue, Internet peut constituer un lien avec le monde susceptible d’altérer cette ascèse. L’un des risques mis en avant par les moines est celui d’une sortie virtuelle de la clôture. Le monastère est un lieu clos sur lui-même, hors du monde, utopie déjà là et encore à venir du jardin paradisiaque. De ce fait, l’ouverture exceptionnelle sur le monde qu’offre Internet peut paraître en contradiction avec l’esprit de la clôture. Comme le dit un moine de Lérins dans une réflexion sur l’usage d’Internet : « On sort moins de sa cellule et peut-être du monastère, mais virtuellement, on est bien plus à l’extérieur » (Marie et Césaire, 2008, p.280). Si les moines quittent volontairement le monde mais qu’ils continuent d’être ouverts sur lui, peut-on dire qu’ils sont extramondains ? Par Internet, ils peuvent certes, diffuser leur utopie dans le monde, mais aussi, prendre part à des activités du monde, se tenir au courant minute par minute de ce qui s’y déroule et finalement, vivre dans l’immédiateté alors que le monastère se veut une prise de recul totale. Comme l’écrit Weber à propos de l’ascèse extramondaine, « participer aux affaires du monde revient à accepter celui-ci, c’est donc une aliénation par rapport à Dieu » (Weber, 1995, p.308). C’est pourquoi, la décision prise par les communautés religieuses consiste souvent à accepter une certaine utilisation d’Internet [14] à des fins strictement fonctionnelles, tout en refusant l’utilisation à titre personnel, et plus encore l’introduction d’Internet dans les cellules. Il peut arriver néanmoins que certains moines, comme l’économe ou l’abbé y aient accès dans leur cellule – il en est ainsi chez des bénédictins bretons, mais là encore, c’est à titre utilitaire, en lien avec leur fonction. Interrogée à ce propos, la prieure d’un Carmel déclare :
« On l’utilise pour ce qui est utilitaire, moi je l’utilise, la sœur économe l’utilise, vraiment pour des questions utilitaires. Ensuite on a choisi en communauté de ne pas l’utiliser pour les relations personnelles. On résiste aux pressions, parce que ça m’est arrivé qu’il y ait des gens qui me demandent, est-ce que je peux écrire à telle sœur par Internet, je dis non. Mais, j’explique toujours pourquoi. Parce que c’est vrai qu’on peut être cloîtrées par des murs et être complètement sorties par son ordinateur et vice versa, on peut être dehors, par exemple quand on va chez le docteur, on est enfermées. Donc il y a une vigilance à avoir. »
24L’important semble de circonscrire l’utilisation d’Internet pour des motifs liés à la vie communautaire, notamment les activités économiques, et finalement, ne l’utiliser que comme simple outil de communication pour joindre des personnes ou effectuer des commandes. A l’abbaye de Tamié a été installée une salle informatique, ce qui permet un certain contrôle social entre les moines (le réseau est coupé après le dernier office pour que les moines n’aient pas la tentation de passer du temps le soir sur Internet). Là encore, les communautés masculines adoptent une position plus ouverte vis-à-vis de ce média, car pour les communautés étudiées, les moines avaient accès, dans une certaine mesure à Internet tandis que chez les moniales, il ne s’agissait que de certaines sœurs, selon leur fonction.
25Finalement, une dimension de clôture se retrouve sur Internet, car les moniales ne vont pas l’utiliser comme une ouverture sur le monde, mais comme un outil répondant à un besoin précis à un moment précis. Les religieux ne vont jamais sur Internet sans un but déterminé, ils ne « naviguent » pas de page en page, mais reproduisent sur la toile la clôture monastique. Cette clôture est parfois représentée concrètement par des filtres installés sur les ordinateurs qui empêchent d’accéder à certains sites, pornographiques par exemple, comme cela se fait dans les entreprises. Mais si l’on se réfère à l’éthique de clôture, ce n’est pas simplement aller voir qui serait nocif, mais plutôt le fait de vagabonder infiniment, qui briserait l’esprit de clôture et de séparation du monde. Ainsi, tout comme dans le monde réel, les moines reconstruisent dans le monde virtuel une clôture monastique.
26Le second changement apporté par Internet concerne les laïcs, qui peuvent avoir accès aux monastères sans sortir du monde, connaître ce qui auparavant demeurait caché à celui qui n’en franchissait pas les murs. Internet rend possible une relation avec ce monde hors du monde, par des liens spirituels, des nouvelles de la communauté. Le monachisme vient au monde, sans démarche concrète. Se pose alors la même question que pour la retraite par Internet des dominicains : la facilité d’accès au monde monastique sur la toile ne nuit-elle pas au monachisme, en facilitant l’accès à ce qui théoriquement devrait demander des efforts pour y parvenir? Devant les questions suscitées par ce nouveau média, nous aurions pensé que les congrégations avaient elles aussi pris le problème en main pour tâcher d’y répondre. Pourtant d’après les carmélites, aucune direction n’est donnée par la congrégation, chaque communauté est libre d’adopter la position qu’elle souhaite, en accord avec les règles et constitutions.
27De plus, le monde monastique est un monde caché et ce silence sur lui-même fait partie de sa propre essence. A la fin d’un livre sur la Pierre-qui-Vire, l’abbé déclare : « Nous n’avons pas cherché à tout dire, ni à satisfaire votre soif par une multitude d’informations » [15]. Or, Internet est au contraire ce lieu de l’information totale et immédiate. Les moines sont confrontés à cette tension entre le dire dans un lieu où tout est dit, et le non-dire pour demeurer fidèles à leur éthique. Ainsi, le frère chargé du site Internet de Tamié éprouve parfois une gêne par rapport à la mise en ligne des chroniques du monastère : « Moi je suis assez mal à l’aise par rapport à cette chronique parce que ça fait assez voyeurisme, d’une certaine manière ». Tout ne peut pas être su du monastère car c’est un lieu hors du monde, où ne peuvent entrer que ceux qui ont vécu les rites de passage requis. La vie monastique à l’intérieur de la clôture est nécessairement secrète. Les moines se tiennent donc vigilants face à ce nouveau média qui pourrait altérer la vie religieuse en rendant la clôture plus poreuse et mettant en lumière ce qui doit rester caché dans le silence du cloître.
Un autre Internet : l’utopie monastique appliquée au web
L’utopie de la communauté monastique virtuelle
28Pour dépasser les comportements consuméristes qui risquent d’être appliqués aux sites monastiques, certains monastères tentent d’insérer les internautes dans leur communauté spirituelle. Ceci implique par exemple la mise en ligne de l’homélie du dimanche, de l’Evangile ou de la phrase du jour de la règle de saint Benoît, mais aussi des photos de la communauté, de l’annonce d’événements comme les professions. Internet peut alors devenir un relais de la communauté pour les familiers du monastère, ceux qui se sentent appartenir, mais de loin, à cette communauté. L’étude des statistiques du site de Tamié [16] révèle que les homélies sont très lues [17] et que la plupart des visites proviennent de connaisseurs du site [18]. Comme le soulignent M. Lövheim et A. Linderman, « la possibilité de maintenir un site temporellement hétérogène pour construire collectivement l’identité religieuse indique en outre que ces types de réseaux fonctionnent mieux pour connecter les individus et l’ensemble de la communauté que les communautés "traditionnelles" organisées autour de l’homogénéité et de la stabilité » (Højsgaard, 2005, p.137). Il ne s’agit pas ici réellement de construire une communauté religieuse mais de relayer de manière peut-être plus concrète le lien invisible d’une communauté de prière.
29Ces sites ont donc pour but d’informer et de dire ce qui habituellement n’est pas dit puisque les moines ont peu de relations directes avec le monde. Plusieurs sites, comme ceux de Fleury, Tamié ou encore En Calcat proposent une page de questions-réponses sur la vie monastique, du type : « A quoi servent les moines ? », « Est-ce que vous n’avez jamais envie de sortir de votre monastère ? », « Comment devient-on moine ? », etc. Ces questions sont orientées vers ceux qui ont une moindre connaissance du monde monastique, toutefois il n’est pas certain que ces personnes accèdent au site. Une nouvelle aporie surgit autour du public visé et des moyens de l’atteindre réellement. Car si Internet permet avec une assez grande facilité de diffuser le message utopique des monastères, il ne donne aucune garantie sur son efficacité, et surtout sa réception. Certes, les sites enregistrent souvent le nombre de visiteurs [19], mais il est difficile de savoir exactement le motif de la visite. La lecture des chiffres de Tamié laisse penser qu’il existe deux types de public : ceux qui cherchent une information sur le monastère et ceux qui se sentent un lien avec la communauté. Par conséquent, la difficulté est la même que pour le site retraitedanslaville.org – un site animé par des dominicains qui proposent une retraite de Carême sur Internet (Jonveaux, 2007) : ceux qui viennent sont déjà engagés dans l’Eglise, à ceci près que le but premier des moines par leur site n’est pas la conversion mais l’information.
30Ainsi se retrouvent sur les sites monastiques les trois fonctions d’Internet pour la religion identifiées par Lövheim et Linderman : information, interactivité avec la réponse aux questions et interdépendance entre les membres (Højsgaard, 2005, p.126).
Les moines au cœur de la modernité
31Par leur engagement sur Internet, les moines se retrouvent au cœur de la modernité alors que leur image dans la société est résolument anti-moderne [20]. Que ressort-il de cette tension entre tradition et modernité ? La première réaction des laïcs peut être la déception : on croyait les moines hors des contingences du monde moderne et de ses engouements éphémères, voici qu’on les retrouve sur Internet. Selon M. Halbwachs, la religion répond au besoin de continuité de la société, « puisque tout le reste de la vie sociale se développe dans la durée, il faut bien que la religion en soit retirée. De là, l’idée qu’elle nous transporte dans un autre monde, que son objet est éternel et immuable » (Halbwachs, 1994, p.192). Internet ne semble donc pas a priori correspondre à l’image que la société se fait des moines.
32Cependant, si elle attend qu’ils soient l’image même de la tradition, les témoins vivants d’un Moyen-Âge mythique, elle attend aussi qu’ils lui apportent ce dont elle a besoin ici et maintenant. Si certains aimeraient croire que les moines s’éclairent encore à la bougie, ils apprécient néanmoins de pouvoir trouver en ligne les renseignements concernant leur séjour en hôtellerie, voire de réserver en ligne. De plus, les laïcs ne voient pas directement les moines utiliser Internet, contrairement au téléphone portable qui peut sonner à la ceinture du moine pendant la visite. De ce fait, les apparences sont sauves tandis que les commodités modernes sont aussi intégrées. Les sites Internet monastiques se trouvent en fait à la croisée du moderne et du traditionnel, moderne par le média utilisé, traditionnel par l’image qu’ils vont développer. Les moines conservent leur particularité en faisant des sites « traditionnels » si l’on peut dire. En effet, leurs sites, souvent sur fond de grégorien, arborent une présentation en lettres gothiques – en un mot, une présentation monastique qui fait une large place à l’histoire.
33Hormis la commodité de ce média et la tension entre tradition et modernité, ce qui se joue ici est la plausibilité de l’utopie monastique au XXIème siècle. Certes, les monastères sont cette utopie hors du monde et du temps, et c’est cela que la société attend d’eux, néanmoins, selon J. Séguy, « l’utopie monastique a ses limites, celles-là même des structures ou des systèmes de plausibilité d’une époque ou d’un lieu » (Séguy, 1971, p.336). Le monastère ne pourra être plausible aujourd’hui que s’il est un minimum accessible, et cela par les moyens du temps. Or, aujourd’hui, le moyen d’accès aux objets éloignés est le plus souvent Internet. De plus, à l’heure de l’exculturation du catholicisme (Hervieu-Léger, 2003), Internet va pouvoir être un moyen sécularisé, déchargé des référents catholiques traditionnelles, d’atteindre les individus éloignés de la religion. Toutefois, ceci n’est pas propre aux monastères, mais à toute utilisation par l’Eglise catholique ou les ordres religieux de ce nouveau média (Meyer, 2008).
Une manière différente de vivre Internet
34D’après H. Desroche, « l’utopie comme le millénarisme peuvent être simultanément définis comme projets imaginaires de sociétés alternatives. Ils sont essentiellement le projet d’un Ailleurs, d’un Tout Autre : autre régime des liens humains, autre régime des biens économiques, autre régime de travail ou de loisirs, autre régime d’autorité, autre régime de vie culturelle ou cultuelle, autre terre, autres cieux, autre homme, autres dieux » (Desroche, 1973, p.228). Autre Internet, pouvons-nous ajouter, car comme pour l’économie, la solution trouvée par les moines de s’engager sur Internet tout en restant moines porteurs d’une utopie, est de vivre différemment ce média.
35Là encore, les moines appliquent sur Internet leur utopie du Royaume de Dieu : ce Royaume de Dieu qui advient doit être présent, visible sur Internet. D’un point de vue théorique, cela revient à appliquer dans le monde virtuel l’utopie du monastère déjà parcelle de paradis. Il est en réalité essentiel pour les moines que leurs sites marquent la différence, sinon, ils perdraient dans le monde virtuel cette position de saints si chèrement acquise dans le monde réel, et un abbé observe en effet, qu’« il faut être présent sur Internet ». L’espace utopique s’élargit à l’espace virtuel, le monastère doit y continuer l’espace réel, donc l’utopie, sous peine de la dénaturer.
36Ainsi, un site monastique reprend certaines caractéristiques de différenciation que l’on trouve dans l’étude de l’économie monastique. Tout d’abord, il est sobre : le visiteur y trouve un certain repos des yeux dû à l’absence de publicité, et il se veut reposant par la musique de fond, souvent grégorienne, extraite des offices de l’abbaye. Or, c’est bien cela que le monde recherche dans le monastère, un lieu reposant loin du stress de la société, un lieu hors du temps. D’autre part, une grande place sera faite à la dimension spirituelle, et finalement, toutes les rubriques présentes voudront faire vivre au visiteur une expérience monastique en quelques minutes. La dimension économique est aussi présente avec la page des produits, parfois en vente en ligne ; cependant, certains monastères possèdent un site particulier pour la vente. Cette distinction fait référence aux tensions présentes dans l’économie monastique sur la cohabitation entre les dimensions spirituelle et économique. De même que certaines communautés ne souhaitent pas avoir de magasin dans l’enceinte du monastère mais à l’extérieur, certains monastères ne souhaitent pas vendre leurs produits sur la même page web que la présentation de la spiritualité. L’abbaye de Flavigny par exemple possède un autre site pour la vente de produits monastiques. Mais du fait qu’il est séparé du site religieux, il est beaucoup plus économique que les pages intégrées aux sites d’abbaye. En effet, on peut y trouver une rubrique de promotions (figure 5), ce qui est déjà rare pour les produits monastiques, dont fait partie une statue de Jean-Paul II de 130 cm. Il serait délicat de mettre Jean-Paul II en solde au milieu des rubriques spirituelles… Ainsi, se retrouvent sur Internet les mêmes tensions que dans le monastère réel, notamment entre économie et vie religieuse. La solution de séparer l’économique du religieux, si elle préserve le religieux équivaut aussi à un échec de l’intégration à l’utopie comme système total. Il s’agit d’une forme de sécularisation en tant que séparation des sphères (Isambert, 1976, p. 575), du religieux d’un côté, de l’économique de l’autre sans intégration de l’une dans l’autre, comme il se devrait dans l’utopie.
« A ne pas manquer ! » [www. traditions-monastiques. com, février 2009]
« A ne pas manquer ! » [www. traditions-monastiques. com, février 2009]
37Comme exemple concret de site monastique, nous pouvons citer celui des Chartreux (figure 6), ordre résolument hors du monde, et sa phrase d’accueil très parlante : « Ami, qui que vous soyez, que les hasards d’Internet ont conduit sur ce site, soyez le bienvenu. Vous n’y trouverez rien ou peu de chose de ce que le monde actuel apprécie, pas même le souci d’être différent. » Cette phrase est typiquement monastique, tout d’abord pas le premier terme, « ami », puis l’accent mis sur « les hasards d’Internet », qui marque une prise de distance des moines vis-à-vis de ce média. Mais surtout, il faut souligner la deuxième phrase, qui se contredit elle-même. Les sites monastiques seront différents car ils ne présentent pas ce que le « monde apprécie », et en réalité, ce que le monde attend des moines, c’est justement cela, être différent en ne suivant pas les modes du monde. Le « désir d’être différent » des moines se traduira plutôt par l’absence des registres à la mode que par l’introduction explicite de l’insolite.
« Ami, qui que vous soyez, que les hasards d’internet ont conduit sur ce site » [wwww. chartreux. org,février 2009]
« Ami, qui que vous soyez, que les hasards d’internet ont conduit sur ce site » [wwww. chartreux. org,février 2009]
38Ainsi, Internet peut être véritablement monastique comme intermédiaire silencieux entre les moines et le monde, leur permettant de se dire dans le monde sans quitter le cloître, notamment par la pratique d’une certaine publicité tout en l’anesthésiant par sa mise à distance, et répondant par là aux exigences de la vie religieuse.
39Internet peut donc se poser en nouveau média, non pas seulement à travers le monde, mais entre le monde et cet « hors-monde » que se veulent les monastères. Plus que tout autre, il contribue à rendre présent au monde cette réalité extramondaine. Cependant, introduisant le monde dans le cloître et permettant aux moines d’accéder au monde de ce même cloître, Internet peut aussi mettre en péril l’éthique de vie monastique en ouvrant virtuellement la clôture et révélant parfois trop de ce monde caché. Les moines reconstruisent alors sur la toile une clôture monastique, qui n’est pas seulement liée aux contenus des sites. Et de même que les monastères sont dans le monde une utopie du Royaume de Dieu, ils tentent de reproduire cette utopie sur Internet, car, en tant que système total, l’utopie doit se retrouver dans chaque partie du tout. Parallèlement, Internet permet une plus grande accession des laïcs au monde monastique, par le biais, et ce n’est pas négligeable, d’un outil plausible pour la société moderne.
40Nous assistons donc, d’une part, à une adoption rapide de ce nouveau média grâce aux avantages qu’il apporte à la vie monastique, comme média silencieux entre le monde et le « hors-monde » monastique, et d’autre part, à la reproduction sur Internet de ce qui fait le monachisme dans toute son utopie de manière à ne pas remettre en cause l’éthique monastique extramondaine.
41Internet pose donc aujourd’hui dans le monde religieux de nombreuses questions, auxquelles toutes les réponses ne sont pas encore apportées car l’introduction de ce média dans le monastère est trop récente pour observer de plus amples changements. Pour les moines eux-mêmes, on en est encore plus à la formulation des questions qu’aux réponses, mais chacun ressent l’urgence d’une réflexion monastique sur ce sujet. Il a été ainsi décidé à l’unanimité que le thème des prochaines rencontres des abbés bénédictins et cisterciens français en 2009 serait l’usage d’Internet.
Bibliographie
Références
- BOUDON (R.), 1986. Dictionnaire critique de sociologie, Paris, PUF.
- DESROCHE (H.), 1973. Sociologie de l’espérance, Paris, Calman-Lévy.
- EISENSTEIN (E.), 1991. La Révolution de l’imprimé dans les premiers temps de l’Europe moderne, Paris, La Découverte.
- MARIE (Fr.), CESAIRE (Fr.), 2008 « Présence du monde sur la toile et séparation du monde », Vies Consacrées, 80/4, pp.273-282.
- HALBWACHS (M.), 1994. Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel.
- HERVIEU-LEGER (D.), 1986. Vers un nouveau christianisme ?, Paris, Le Cerf.
- HERVIEU-LEGER (D.), 2003. Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard.
- HOJSGAAR (M.), WARBURG (M.), 2005. Religion and cyberspace, Oxon Routledge.
- ISAMBERT (F.-A.), 1976. « La sécularisation interne du christianisme », Revue Française de Sociologie, XII, pp 573-589.
- JONVEAUX (I.), 2007. « Une retraite de Carême sur Internet », Archives de Sciences Sociales des Religions, 139, pp.157-176.
- MAYER (J.-F.), 2008. Internet et religion, Infolio.
- SEGUY (J.), 1971. « Une sociologie des société imaginées : Monachisme et utopie », Annales, 2, pp.328-354.
- TSCHANNEN (O.), 1992. Les Théories de la sécularisation, Genève, Librairie Droz.
- WEBER (M.), 1995. Economie et Société (t.2), Paris, Pockett Agora, trad. J. Chavy et E. de Dampierre.
- WEBER (M.), 1996. Sociologie des religions, Paris, Gallimard, trad. J.-P. Grossein.
Notes
-
[1]
Osservatore Romano, 2 février 2008 « Oggi anche san Brandano navigherebbe in rete ».
-
[2]
Juin 2008.
-
[3]
Cette recherche s’appuie sur des enquêtes menées dans le cadre d’une thèse sur l’économie des monastères (EHESS, Università delgi Studi di Trento). Sur soixante entretiens réalisés en France, vingt entretiens menés dans quatre abbayes masculines et deux féminines abordaient notamment Internet. Des enquêtes ont aussi été effectuées en Italie, en Allemagne et en Belgique.
-
[4]
J-F Mayer (2003, p.76) note que pour les jeunes qui souhaitent entrer dans la vie religieuse, le premier contact se fait souvent sur le web. L’abbé de Tamié dit aussi que le dernier postulant arrivé a connu l’abbaye de cette façon.
-
[5]
« On appelle utopie tout système idéologique total visant implicitement ou explicitement par l’appel à l’imaginaire (utopie écrite) ou par passage à la pratique (utopie pratiquée) à transformer radicalement les systèmes sociaux globaux existants » (Séguy, 1971, p. 331).
-
[6]
A deux reprises des moines m’ont souligné l’importance d’Internet pour la connaissance de leur hôtellerie. Dans une abbaye de Prémontrés en Normandie, le frère hôtelier déclarait avoir beaucoup plus d’hôtes individuels depuis la mise en place de leur site, et en Italie, près de Padoue, l’hôtelier bénédictin citait Internet comme l’un des meilleurs moyens de faire connaître leur abbaye aujourd’hui.
-
[7]
Les données statistiques ont été construites à partir de l’Annuaire pratique des Lieux Monastiques (2008) sur la base de 305 monastères français, et grâce au logiciel SPSS. Pour chaque monastère, cet annuaire donne, s’il y a lieu, le site et l’adresse courriel de la communauté. Il est donc possible de construire une base de données statistiques enregistrant pour chaque monastère l’existence d’une adresse et d’un site, de même que l’existence d’un magasin, d’une hôtellerie et le secteur d’activité.
-
[8]
Source : IPSOS Média juin 2006.
-
[9]
Proportion des 60 ans et plus dans les communautés religieuses : hommes : 50,4 %, femmes : 77 % (Recensement INSEE 1999).
-
[10]
Ce tableau est réalisé en pondérant chacun des ordres pour une meilleure pertinence, ainsi les chiffres qui apparaissent prennent comme base un nombre identique de monastère pour chacun des ordres représentés, à partir des chiffres bruts obtenus sur SPSS.
-
[11]
Les chartreux sont des quasi ermites, vivant la plupart de leur vie en solitude avec quelques moments seulement en communauté.
-
[12]
Il est précisé qu’« une grille en matière solide » doit séparer les lieux pour les moniales et ceux pour les laïcs dans les parloirs et les chapelles, Art. 111 des Constitutions, in « Règles et Constitutions des Moniales déchaussées de l’Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-carmel », adaptées selon les directives du Concile Vatican II et les normes canoniques en vigueur approuvées par la Siège Apostolique en l’an 1991.
-
[13]
Il s’agit d’un site web animé par des dominicains.
-
[14]
Nous parlons d’Internet en général, pas seulement du site du monastère.
-
[15]
La Pierre-qui-Vire, édité par l’abbaye pour présenter la communauté, 64 pages, non daté (vers la fin des années 90).
-
[16]
Les frères de Tamié nous ont gracieusement donné accès aux statistiques de visite de leur site.
-
[17]
Les visites sur les pages « homélies » représentent 6,6 % du total des pages visitées en 2008.
-
[18]
39 % des visites sur le site se font directement (49 % par un moteur de recherche et 12 % par d’autres sites)
-
[19]
Au 2 septembre 2008, le site abbayes.net, portail de la vie monastique, enregistrait 143 503 visiteurs depuis sa création en 2005.
-
[20]
D. Hervieu-Léger (1986) évoque la « non-modernité monastique ».