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Article de revue

Les médecins, la tumeur et l'enfant

Une sociologie de la décision médicale. Le cas d'un service d'oncologie pédiatrique (enquête)

Pages 61 à 80

Notes

  • [1]
    Les services d’oncologie pédiatrique ont pour objectif la prise en charge d’enfants atteints de tumeurs solides, cancers se présentant sous la forme d’une masse individualisée, la tumeur principale, accompagnée ou non de métastases. Les tumeurs solides s’opposent aux tumeurs liquides, cancers atteignant des cellules sanguines, que soignent les services d’hématologie.
  • [2]
    Il existe trois principaux traitements du cancer : la chimiothérapie, qui vise à détruire des cellules ou à maîtriser leur prolifération par l’administration de médicaments, le plus souvent par voie veineuse ; la chirurgie, qui permet de retirer des tumeurs cancéreuses lors d’opérations ; la radiothérapie, qui consiste à circonscrire ou à détruire des cellules cancéreuses en les exposant à des rayons.
  • [3]
    Il s’agira donc d’appréhender à un niveau microsociologique la manière dont se matérialisent les revendications, particulièrement intenses dans le domaine de l’oncologie, de traiter le patient comme une « personne globale ». Si l’« intérêt du patient », à une époque où la rationalisation de l’activité médicale fait débat, est une notion en vogue dans le monde médical, elle paraît particulièrement structurante quand il s’agit d’un enfant. Un enfant dont la figure est souvent exaltée dans nos sociétés occidentales (Ariès, 1973), et qui ne peut être tenu pour responsable de ce qui lui arrive : il n’y a pas, pour reprendre une expression utilisée par Strauss dans une série de recherches sur la prise en charge des maladies chroniques en médecine adulte, de « mourants peu méritants » en pédiatrie (Strauss, 1992).
  • [4]
    Ces informations sont également codées dans une perspective médico-légale de renforcement des droits à l’information de la personne malade (Amar et Minvielle, 2000).
  • [5]
    Outre le dossier médical, qui assure la présence constante de l’enfant dans le service, il existe un « dossier de soins » ou dossier infirmier, central pour la prise en charge au quotidien de l’hospitalisation, et qui ne peut être ouvert que durant l’hospitalisation de l’enfant et dans lequel sont codées divers paramètres (température, pouls, tension…) ainsi que des éléments de transmission plus précis sur la douleur et « l’état général » de l’enfant.
  • [6]
    M. Berg a souligné l’importance du dossier médical dans les réflexions menées par le personnel médical en montrant qu’à partir du moment où l’activité de représentation inclut un travail de classement, la représentation est de facto incluse dans les événements qu’elle est censée représenter (Berg, 1996). Cela rejoint l’idée de B. Latour selon laquelle « nous pensons avec nos yeux et nos mains » (Latour, 1996).
  • [7]
    Une infirmière du service, conviée au comité éthique.
  • [8]
    Cette toxicité est définie par les effets secondaires néfastes du traitement.
  • [9]
    L’encadrement juridique de la recherche biomédicale a été défini par la loi Huriet du 20 décembre 1988.
  • [10]
    Décès, hospitalisation, surdosage médicamenteux, etc.
  • [11]
    C’est un tel « acharnement thérapeutique » qui est reproché à Nicole Delépine. Pédiatre et cancérologue, cette dernière est au cœur d’une vive polémique qui l’oppose à tous les spécialistes français de l’oncologie pédiatrique : procès, audits, rapports, courriers incendiaires. Elle fait essentiellement deux affronts à la communauté médicale « légitime » : le refus d’appliquer les protocoles standardisés, et le refus catégorique de mener des essais cliniques. Cf. E. Lanez, « Les méthodes dérangeantes du docteur Delépine », Le Point, 17 janvier 2003, p. 48.
  • [12]
    « La cour d’appel d’Angers rend Alexis à ses parents », Le Monde, 26 juillet 2005.
English version

1L’enjeu principal d’une prise en charge médicale en oncologie pédiatrique [1] est de proposer une trajectoire thérapeutique en adéquation avec ce que l’on sait sur l’enfant, pris dans sa globalité, et ce que l’on sait sur la tumeur qui l’habite et le définit comme « malade ». Une tumeur qui peut diminuer de taille et être vaincue, ou résister aux traitements [2], et s’étendre. Une tumeur qui, par différents symptômes, engendre des effets externes sur le corps de l’enfant. Qui doit donc être saisie, comprise et localisée, dans un dialogue constant avec l’évolution quotidienne de « l’état général » (somatique, psychologique, etc.) de l’enfant.

2Dans cette perspective, deux éléments nous paraissent centraux. Premier élément : la coordination des divers professionnels de santé qui investissent de leurs savoirs l’enfant et/ou sa tumeur dans un contexte de cognition socialement et géographiquement distribuée. Elle l’est socialement car les différents membres du service sont porteurs de savoirs qui rendent compte du point de vue que leur confèrent leur rôle et leur place dans la division du travail. Elle l’est aussi géographiquement puisque la prise en charge de l’enfant s’étend à un réseau comprenant des hôpitaux de proximité, divers centres médicaux spécialisés ou encore des visites infirmières à domicile. On tentera donc d’identifier les objets qui équipent l’action et assurent une « mise en relation » de ces connaissances (Vinck, 1999).

3Deuxième élément : la stabilisation du « fait » médical. Savoir ce qu’a l’enfant et décider de ce dont il a besoin. Une telle stabilisation repose sur un raisonnement médical dont les principaux éléments sont concentrés au sein d’une structure organisationnelle centrale dans l’activité du service : les réunions dites « pluridisciplinaires » (ou « staffs médicaux »), durant lesquelles divers spécialistes se réunissent pour discuter des cas de différents enfants. Ces réunions leur permettent d’identifier la maladie de l’enfant et de réfléchir à une trajectoire thérapeutique adéquate. En d’autres termes, ils y définissent ce que Strauss a nommé « le premier niveau du travail d’articulation » : « les traits principaux de l’arc de travail, les tâches principales à effectuer » (Strauss, 1992).

4Nous appréhenderons ici l’activité décisionnelle comme un dispositif de mise en accord permettant de définir la situation médicale d’un enfant à travers un raisonnement qui se déploie dans une unité de temps et de lieu. Nous porterons une attention particulière aux équipements qui soutiennent ce dispositif. Nous en distinguerons principalement deux. D’un côté le dossier médical, qui assure un codage des informations sur l’enfant et sa tumeur. De l’autre, les protocoles thérapeutiques, qui permettent un codage des savoirs généraux sur les différents types de tumeurs.

5Cependant, au quotidien, la réaction tumorale et les effets externes qu’elle engendre à un instant t sur le corps de l’enfant peuvent venir bouleverser la mise en accord initiale, en débordant des cadres prévus par la première décision. Une réaction tumorale qui représente donc une incertitude de poids et un problème pratique quotidien pour les médecins. Par conséquent, il est possible d’appréhender l’activité décisionnelle de staff comme une tentative de circonscrire cette incertitude, de tenir la tumeur dans une définition réfléchie, et ainsi de stabiliser un univers professionnel dans un contexte où les réactions tumorales sont perçues comme « inacceptables » par la possible mort d’un enfant (nous parlerons dans ces cas de situations « froides »). Quand la situation se complique, que la tumeur résiste aux traitements, entraîne diverses complications ou fait rechuter l’enfant, le fait médical se déstabilise, et les médecins s’appuient sur la souplesse et la réactivité du dispositif ainsi présenté, que nous dirons « à géométrie variable », pour redéfinir la situation (nous parlerons dans ces cas de situations « chaudes »). Ainsi, quand les situations « chauffent », comment l’univers professionnel déstabilisé redéfinit-il ses positions par des opérations de requalification de la situation ? Selon le degré de complexité du « cas » auquel sont confrontés les médecins, dans quelle mesure la souplesse du dispositif de mise en accord peut-il pour laisser rentrer des acteurs hétérogènes dans le processus de décision [3] ?

6Pour répondre à ces questions, nous opérerons en trois temps. Après avoir présenté les conditions de la construction et du soutien d’une sphère autonome du « médical » au sein du service, nous nous pencherons sur « ce qui se dit » et « ce qui se joue » dans les séances de staff afin de saisir la façon dont les médecins déploient leur dispositif de mise en accord par un raisonnement dont il s’agira de présenter les ressorts. Enfin, nous étudierons la manière dont ce dispositif s’adapte et s’ajuste, est adapté et est ajusté, selon les incertitudes engendrées par la réaction tumorale.

Des équipements qui soutiennent l’action en oncologie pédiatrique : la construction d’une autonomie du « médical »

L’enfant, corps et dossier…

7En moyenne, les enfants restent de deux à quatre jours en secteur d’hospitalisation, le « flux » d’enfants étant relativement important dans le service. Pourtant, les prises en charge d’enfants atteints de cancers sont longues, les maladies traitées étant dites « chroniques ». Cela s’explique aisément : la prise en charge de l’enfant s’étend à un réseau, dont le service apparaît comme le « cerveau », là où se prennent les grandes décisions concernant la trajectoire thérapeutique de l’enfant, et là où se réalisent les soins qui exigent un certain degré de technicité.

8La gestion de cette trajectoire thérapeutique est orchestrée au jour le jour par le médecin référent de l’enfant (celui qui l’a vu en première consultation). Avec l’aide de sa secrétaire médicale, il s’appuie sur le dossier médical de l’enfant qui, codant les informations et les évènements jugés « pertinents » sur l’enfant et sa tumeur [4], permet de coordonner l’action des multiples professionnels qui interviennent dans la mise en œuvre du traitement. En ce sens, nous dirons que l’enfant est un corps, occasionnellement présent dans le service, et un dossier, qui en assure sa présence constante.

Le rôle du staff médical et les deux « temps » de la prise en charge

9Le dossier médical joue par ailleurs un rôle important dans la production de relations de travail hiérarchisées. En assurant une concentration des informations jugées nécessaires à la prise en charge médicale de l’enfant et aux décisions qui la concernent, il consacre l’autonomie de la profession médicale dans le service, ce que suggère son appellation (dossier médical[5]). Une concentration d’informations qui se concrétise chaque semaine par la tenue d’un staff médical au sein duquel les cas de certains enfants sont discutés par une équipe médicale pluridisciplinaire : internes, médecins oncologues du service, radiothérapeutes, anatomo-pathologistes, radiologues, etc.

10Quand l’enfant est corporellement présent dans le service, un certain nombre de professionnels participent, à leur manière, à sa prise en charge dite « globale », avec l’idée que la thérapeutique ne se limite pas au seul aspect médical, mais concerne également les aspects ludiques, scolaires, psychologiques et sociaux. Cette prise en charge « globale » se matérialise par la tenue régulière de réunions regroupant l’ensemble du personnel (des médecins aux psychologues, en passant par les infirmières, l’institutrice, l’assistance sociale ou l’éducatrice). Elle s’enracine donc dans un temps propre de l’enfant : il s’agit, autant que faire se peut, de respecter son « rythme de vie » et d’assurer une certaine continuité entre l’extérieur et l’intérieur de l’hôpital, y compris lors des soins.

11Ce que nous souhaitons montrer, c’est que le dossier médical et le staff médical, dans leur agencement au quotidien, soutiennent et construisent, à côté de ce temps propre de l’enfant (que nous appellerons « temps P »), caractérisé par une constante circulation des savoirs et des informations sur l’enfant et sa tumeur, une seconde temporalité : le temps stabilisé du dossier médical (temps S). Dans le cours de ce temps S, le staff permet aux médecins de définir le nombre et la qualité des professionnels qui vont intervenir autour de l’enfant par la mise en acte d’une certaine ligne thérapeutique. Ce qui n’empêche pas que, lors de la « mise en œuvre » des « grandes décisions » (ce que Strauss appelle la « gestion de trajectoire »), de nombreuses autres décisions soient prises. Il s’agit, en fonction des examens cliniques quotidiens des enfants (réalisés par les internes), et d’observations de l’équipe soignante au jour le jour, d’ajuster les doses de médicaments, de gérer les éventuels effets secondaires.

La tumeur et les protocoles thérapeutiques

12Comme nous l’avons déjà souligné, l’accompagnement de l’enfant passe par une lutte contre la tumeur qui l’habite et le définit comme « malade ». Cette lutte nécessite un investissement en savoirs sur cette tumeur. Autrement dit, il faut la connaître pour la combattre. Un enjeu central est donc de la caractériser, de lui donner un nom, de la coder.

13Or l’oncologie est une spécialité particulière en ce qu’il existe de nombreux protocoles de traitements standardisés, car validés par des instances scientifiques nationales ou internationales. L’utilisation de tels « guides de pratique », dont l’élaboration s’inscrit dans un mouvement plus général de développement des recommandations de pratique clinique en médecine depuis une dizaine d’années, visant à chasser les « mauvaises » pratiques, afin de limiter les dépenses inutiles et de rendre le système de santé plus efficient (Kerleau, 2000), permet aux médecins d’asseoir leurs décisions sur des référentiels stables : dans un univers médical où les savoirs scientifiques ne sont pas toujours pleinement établis, de tels protocoles permettent de « refroidir » les situations en limitant de fait les possibilités de controverses. Agissant comme des « ressources » dans l’activité décisionnelle (Castel et Merle, 2001), ils sont donc essentiels à la construction du dispositif de mise en accord.

14C’est équipés de tels outils d’aide à la décision que les médecins raisonnent, de leur salle de consultation à la salle de staff. Penchons-nous donc sur ce raisonnement afin de saisir le déploiement du dispositif de mise en accord, en situation « froide ».

Au cœur du dispositif de mise en accord : « ce qui se dit » et « ce qui se joue » en staff

L’arrivée de l’enfant dans le service : un cadre tout fait ?

15La « première consultation » permet au médecin de prendre connaissance du dossier médical de l’enfant et de réaliser un examen clinique, afin d’aboutir à un premier diagnostic. Dès cette étape, les médecins s’appuient sur les protocoles thérapeutiques. La situation est « froide », la « vérité » l’emporte sur les controverses :

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« On connaît les règles de traitement. Ce sont des choses qu’on apprend, ce sont des protocoles de traitement qui ont été élaborés ou au sein de la société française des cancers de l’enfant, ou au niveau international, donc on sait par exemple que pour un neuroblastome stade 4 il faut faire tel ou tel traitement. »

17L’étape suivante est une confirmation du diagnostic, suivie d’un bilan d’extension. C’est avec ces informations, complétées par une éventuelle première hospitalisation, que les médecins, en staff, discutent de l’enfant, sous sa forme-dossier. Mais si la décision de traitement d’un nouveau patient est déterminée en amont de la discussion pluridisciplinaire, par la mise en acte d’une ligne thérapeutique dite « standard », de quoi les médecins parlent-ils lors de ces réunions ? La discussion de staff permet tout d’abord aux médecins de prendre connaissance du dossier de l’enfant. Il peut arriver qu’ils déterminent le degré de gravité de la maladie, qu’ils envisagent les éventuels problèmes psychologiques et sociaux propres à l’enfant et à sa famille, mais aussi qu’ils anticipent la suite du traitement, proposent de nouveaux examens, d’autres bilans, qu’ils programment une évaluation du traitement proposé.

18De telles discussions symbolisent la souplesse du dispositif de mise en accord, les médecins anticipant d’éventuelles complications de la situation (auxquelles ils sont quotidiennement confrontés), le tout dans un environnement sécurisant. En effet, dans un domaine où de la qualité des décisions prises peut dépendre la survie des patients et la légitimité de l’institution, le staff a pour les médecins « une dimension rassurante ». Il leur permet d’échapper en partie à l’incertitude qui pèse sur les décisions individuelles, en ce qu’il « favorise le cumul des connaissances de tous les participants, la confrontation des points de vue de chacun et la prise de décision collective » (Castel et Merle, 2001).

19Entrons en salle de staff pour saisir « ce qui se dit » en staff et relever le raisonnement engagé par les médecins dans de telles situations « froides ».

Le mode de raisonnement médical. « Montée en généralité » et « montée en singularité »

20Lundi après-midi. Il est 14 heures. « On commence par X », annonce le chef de service, aujourd’hui « secrétaire de staff », pendant qu’un second médecin, chargé de la gestion informatique de la séance, ouvre le dossier du patient correspondant.

21À l’annonce de l’enfant, son médecin référent, ou, parfois l’interne chargé de sa prise en charge quotidienne en hospitalisation, à l’aide du dossier médical, le présente succinctement, en rappelant son âge et sa maladie, et en insistant sur l’histoire de sa prise en charge. Ici, ce malade est un « nouveau patient » :

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« Donc X, c’est une jeune fille de 10 ans, qui est suivie pour un mésothéliome péritonéal évoluant depuis un an et demi. (…) Elle a été hospitalisée mi-mai 2005 à l’hôpital A, avec découverte de granulations péritonéales aboutissant à la réalisation d’une laparoscopie. Les prélèvements analysés dans plusieurs laboratoires ont confirmé cette hypothèse. La laparoscopie du 25 avril, selon le Dr B., a permis de retrouver une ascite de moyenne abondance avec syndrome inflammatoire. Un bilan en juillet 2005 a montré la persistance de l’ascite avec un épanchement pleural gauche. Une discussion avec le Dr M. à l’hôpital B a poussé à la suspicion d’une maladie de Whipple, avec traitement par Rocéphine et Bactrim. (…) Elle a été réhospitalisée en novembre 2005 pour des masses péritonéales plus importantes. Les biopsies péritonéales revues par le Dr. F. ont poussé en faveur d’un mésothéliome épithélioïde. »

23Dès cette présentation, nous pouvons souligner que l’enfant qui arrive dans le service est déjà connecté à un certain nombre d’éléments qui l’ont défini comme malade : le mésothéliome péritonéal, les hôpitaux A et B et les nombreux médecins qui ont eu son dossier en main, les examens qui ont été réalisés pour confirmer le diagnostic, les « laboratoires », les médicaments qui lui ont été prescrits, etc. Son dossier, en façonnant sa trajectoire thérapeutique, oriente déjà la discussion qui va suivre (Berg, 1996) [6].

24Au cours de cette discussion, les médecins ne parlent jamais « dans le vide ». Ils ont les yeux rivés sur la toile blanche où est projeté le dossier médical de l’enfant. De clics en clics, ils en viennent toujours, à un moment, à se pencher sur des imageries médicales. Pour cet enfant est discutée une évaluation de son traitement par chimiothérapie :

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Dr. Miavon (oncologue pédiatre) : Bon la question, c’est évaluation après le 3ème cycle…
Dr. Didier (oncologue pédiatre référent de l’enfant) : Pour ce qui est de l’état clinique, il est excellent. On en est au 6ème KT mais à part ça tout va bien (rire).
(Un des médecins ouvre une scintigraphie.)
Dr Sylvestre (radiologue) : Alors, sur la scintigraphie, on repère une localisation stable à la base du crâne. Mais il y a quelque chose d’un peu inquiétant. Voilà comment étaient ses membres inférieurs à la précédente scintigraphie. Donc on voit un micro-truc au tibia gauche, bon ça on savait. Et là regardez il y a ce foyer, qui n’y était pas sur la scinti précédente.
Dr. Ache : Et le reste du corps ?
Dr. Didier : Y’a combien de foyers en tout ?
Dr. Sylvestre : Quatre, oui c’est ça, quatre.
Dr. Didier : Malheureusement le scan n’est pas interprété dans le dossier.
Dr. Pelletier : Ca va faire du boulot pour les radiologues.
Dr. Didier : Moi j’avais dit que ça n’augmentait pas sur le scan. Mais ça n’engage que moi.

26Ici, les médecins ont centré leur discussion sur les « foyers » de localisation des cellules cancéreuses. S’ils continuent à parler d’un malade (car l’imagerie est toujours celle d’un enfant), celui-ci est caractérisé par sa maladie. Maladie qu’un certain nombre de techniques (scintigraphie, scanner) a permis de rendre visible, alors qu’elle était, avant leur mise en acte, « cachée » dans le corps de l’enfant, ne se laissant deviner que par des signes et des symptômes. Ainsi, des radiologues viennent-ils apporter leur savoir spécialisé alors même qu’ils n’ont jamais rencontré l’enfant.

27En outre, il arrive régulièrement aux médecins de rapporter diverses avancées de la connaissance sur telle ou telle maladie, par la médiation d’extraits de la littérature médicale ou par celle de congrès auxquels ils ont participé : chaque médecin du service est ainsi « représentant », dans le cadre de son appartenance à la société française des cancers de l’enfant (SFCE), pour un type de pathologie précise dans les divers groupes, nationaux ou internationaux, qui discutent des « avancées » dans la connaissance, écrivent des protocoles, rédigent des articles.

28Pourquoi, dans de tels cas, parler de « montée en généralité » ? Quand les médecins discutent de la tumeur de l’enfant à partir d’une imagerie médicale, il s’agit en effet de la tumeur singulière de l’enfant. De même, quand ils se penchent sur divers indicateurs biologiques, comme le taux de globules blancs ou de plaquettes, il est toujours question de « son » taux de globules et de « son » taux de plaquettes. Mais ils montent en généralité en ce qu’ils se réfèrent à une « normalité » abstraite et scientifiquement construite (par un certain nombre de disciplines, comme la physiologie, l’anatomie, l’histologie, etc.), qu’ils confrontent à des formes de l’enfant qui ne nécessitent pas sa présence physique, apprenant donc « à caractériser le malade par sa maladie » (Canguilhem, 2002).

29Pour autant, à ce moment, la discussion n’est pas encore close, la définition de la situation ne saurait être complète. À cette « montée en généralité » succède en effet une « montée en singularité », la discussion quittant le terrain de la « maladie », des congrès et des revues, pour en revenir au « malade », à son individualité propre. Une individualité clinique, psychologique et sociale. Le médecin référent de l’enfant, ou les professionnels chargés de suivre le quotidien de l’hospitalisation du malade prennent alors la parole. Dans leurs dires apparaissent des traces de l’organisation quotidienne du travail (temps P). Le personnel para- et extra-médical est donc, par leur médiation, ponctuellement présent, sans l’être physiquement.

L’organisation du travail comme « courroie de transmission »

30Un interne prend la parole à propos d’un enfant pour lequel les médecins discutent du lancement d’une chimiothérapie, lancement qui nécessite un état clinique satisfaisant :

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Dr. Pelletier : Et l’état général ?
Sylvie (une interne) : Eh bien elle paraît assez fatiguée en ce moment. Elle ne joue pas beaucoup, et même quand ses parents sont là, elle ne paraît pas très bien. Sinon on a toujours beaucoup de mal à la faire manger. Elle est dans un cas de dénutrition assez préoccupant.

32L’information apportée ici est nécessairement trans-formée, au sens où « fournir une information, comme l’étymologie l’indique assez, consiste à mettre quelque chose en forme » (Latour, 2006). En fait, les informations véhiculées par les internes ont trois principales sources : les différents dossiers (médical et de soins), eux-mêmes (lors des examens cliniques quotidiens qu’ils réalisent), et le personnel soignant, constamment présent aux côtés de l’enfant quand celui-ci est hospitalisé :

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« Un enfant qui suit son traitement habituel est vu à peu près deux fois par jour par nous (les médecins), donc un temps limité. Il y a donc un rôle fondamental du personnel soignant pour ce qui est de la continuité des soins, et d’appel en cas d’évènements imprévus. »

34Ainsi l’organisation du travail est-elle enracinée dans le temps P, avec deux objectifs, constamment entremêlés, qui en font une « courroie de transmission » entre l’enfant investi de savoirs divers (temps P) et la discussion de staff le concernant (temps S) : d’une part appliquer la stratégie thérapeutique décidée ou confirmée en staff médical ; d’autre part faire circuler les informations qui vont permettre la prise en charge quotidienne, dite « globale », de l’enfant, et dont certaines vont servir à faire avancer les discussions de staff, à repérer d’éventuels complications, à proposer une nouvelle définition de la situation. À ce titre, nous pouvons distinguer deux types de circulation des informations : celles qui sont codées dans le dossier médical, donc stabilisées, comme « mémorisation » de l’institution ; celles qui circulent oralement, que ce soit dans les très nombreux face-à-face quotidiens, ou dans des moments plus institutionnalisés, comme les réunions de synthèse ou les entretiens médicaux, réalisés collectivement. Dans ces cas-là, les professionnels « se posent » :

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« Quand il y a un gros problème, pour ce qui est des évolutions du traitement ou l’apparition d’un symptôme important, c’est vrai on se pose, ou une situation familiale qui procure une douleur, on va s’asseoir avec les psys et avec toute l’équipe. Sinon, pour ce qui est de la vie courante, il n’y a pas de moment, on en parle tout le temps ».
(un interne)

36Les internes, dans un travail quotidien de coopération avec les infirmières et les auxiliaires, de même qu’avec le médecin référent de l’enfant, qui, de son côté, rencontre régulièrement la psychologue, l’institutrice ou l’assistante sociale, permettent donc de « faire le lien » entre le temps P et le temps S. Éventuellement codées dans le dossier médical, les informations et les savoirs circulent donc quotidiennement, avant d’être stabilisés en staff médical, pour permettre la discussion et l’opération de mise en accord.

37Tout en assurant la connexion entre les deux temporalités, de tels traducteurs (les internes et le dossier médical) participent de leur séparation, en traçant une frontière entre le « médical » et le reste (para- et extra-médical). D’autant qu’à ce moment, en situation « froide », les protocoles thérapeutiques, malgré des ajustements quotidiens de la trajectoire de l’enfant, continuent de fournir des éléments codés (donc stabilisés) permettant de soigner l’enfant en limitant de fait les possibilités de controverses.

38Mais la tumeur peut résister, engendrer des « complications » ou faire « rechuter » l’enfant. Les savoirs, jusqu’ici stabilisés, se trouvent remis en question. La situation chauffe et le fait médical se déstabilise. Pour reprendre une métaphore utilisée par Strauss, la décision médicale et les efforts, en termes d’organisation du travail et de répartition des tâches, qui permettent d’assurer à la trajectoire de la maladie un cours plus ou moins contrôlable, présentent « une image gyroscopique » : « comme l’instrument auquel cette image fait référence, ceux-ci ne se déroulent pas forcément autour d’un axe parfaitement vertical », puisqu’ « au hasard des contingences rencontrées, ils peuvent s’affoler et s’écarter de leur centre de rotation », pouvant même arriver que le « jeu de trajectoire » se termine par « une totale perte de contrôle, tout à fait comme lorsque le gyroscope s’écroule à terre » (Strauss, 1992). Centrons donc notre attention sur les moments où le dispositif de mise en accord doit faire preuve de souplesse afin que les médecins puissent mobiliser des ressources hétérogènes dans leur activité décisionnelle face à une situation jugée « complexe ». Le tout, dirons-nous, pour faire tenir le gyroscope debout. De tels moments peuvent engendrer plusieurs implications : la multiplication des discussions, dans un contexte d’urgence, sur la nature des complications et la stratégie thérapeutique à mettre en œuvre pour y répondre ; un changement de registre d’activité, les médecins s’engageant dans une logique de recherche par l’inclusion d’enfant dans des essais thérapeutiques ; une redistribution de l’expertise médicale par l’intervention d’acteurs profanes, ici les parents de l’enfant malade, dans une opération de redéfinition de la situation.

Quand cela échappe, tout le monde s’en mêle. La souplesse d’un dispositif « à géométrie variable »

Redéfinir la situation dans l’urgence : le staff ne suffit plus

39« C’est chiant, il faut chercher un autre médicament », s’exclame un des médecins du service lors d’une discussion sur un enfant victime d’une « progression métastatique » (caractérisée par l’apparition de nouveaux foyers de cellules cancéreuses). Ballottés par la maladie, les médecins ne baissent pas les bras. De telles complications peuvent engendrer des débats houleux sur la stratégie thérapeutique à suivre. Car si les médecins fondent leurs raisonnements sur des connaissances partagées (et nous soulignerons une nouvelle fois l’importance des protocoles thérapeutiques), l’incertitude de la réaction tumorale, qui donne lieu à des situations toujours singulières, laisse alors place à la controverse, à la rhétorique et aux « rapports de force » dans les discussions engendrées.

40Mais quels sont les points sur lesquels les débats affleurent ? En général, les médecins s’accordent sur les grandes lignes de traitement. En fait, comme me l’affirme l’un d’eux en entretien, « c’est étonnant parce que c’est toutes les choses les plus bêtes pour lesquelles les gens s’écharpent le plus ». « Les choses les plus bêtes », ce sont des détails de la « mise en œuvre » du traitement. Prenons l’exemple d’un enfant atteint d’une tumeur cérébrale dont les médecins craignaient qu’il ne soit atteint d’une embolie pulmonaire. La première position était de prendre en compte cette embolie, et de lui donner des anti-coagulants pour l’en guérir. La deuxième était de décider de ne rien faire contre cette embolie, de peur que l’enfant ne réagisse mal à ces médicaments. Les arguments, qui mettaient en jeu différentes « convictions médicales », reposaient largement sur des considérations éthiques. En témoigne ce que me dit ce médecin en entretien : « Moi ma position c’était de la traiter, parce que t’as le droit de mourir de ta tumeur cérébrale mais t’as pas le droit de mourir de complications comme une embolie pulmonaire ». Au contraire, cet autre médecin avance : « On ne peut pas jouer au mode de choix de mourir… On ne peut pas faire mourir quelqu’un en lui donnant un médicament qui est toxique ».

41De telles discussions ont eu lieu en salle des internes, un mardi, représentant un cas typique de remise en cause du staff dans son rôle de concentration dans le temps et dans l’espace des discussions thérapeutiques. Comme l’explique un médecin, « si un problème tombe le mardi on va pas attendre le lundi d’après pour parler du traitement ». Un autre exemple de débat qui a débordé le cadre du staff médical a abouti à la convocation de certains membres du personnel soignant à une rencontre avec une cellule d’éthique, réunie sur le site de l’hôpital, à propos d’un enfant lourdement handicapé, et touché par des métastases pulmonaires. La question était de savoir s’il fallait pratiquer l’opération lourde et agressive d’enlever les métastases. Les soignants ont été unanimes, en accord avec le souhait des parents, pour la poursuite du traitement concernant cet enfant « qui [avait] une vie sociale. (…) Je ne vois pas pourquoi on aurait dû le traiter différemment des autres » [7]. Il a été décidé de traiter l’enfant. Inutile de chercher à savoir si c’est « parce que » les infirmières se sont prononcées. La discussion était suffisamment sensible pour que de nouveaux acteurs interviennent dans le processus de décision, que les médecins mobilisent de nouvelles ressources.

Quand les protocoles s’adaptent : intérêt de l’enfant, intérêt « de la science »

42Quand « ça échappe », les médecins peuvent également essayer de ressaisir la tumeur en adaptant eux-mêmes les protocoles thérapeutiques. Pour comprendre cette stratégie, réasseyons-nous sur une des multiples chaises qui peuplent la salle de staff, au milieu de blouses blanches, les yeux rivés sur des dossiers médicaux. « La situation est suffisamment grave pour qu’on propose une inclusion dans une phase 1-2 », avance un médecin alors que le cas d’un enfant victime d’une rechute est discuté par l’équipe pluridisciplinaire. Par une telle affirmation, nous rentrons dans le domaine de la recherche en cancérologie. La tumeur ne rentre plus dans les cadres des lignes thérapeutiques standard. Les protocoles thérapeutiques doivent donc être adaptés. Ainsi, à ce stade, à l’intérêt de l’enfant vient s’ajouter l’intérêt « de la science », puisque, comme l’explique un médecin en entretien, il faut « non seulement faire du bien à l’enfant mais également avancer dans la compréhension sur l’efficacité de telle association de médicaments dans sa maladie ».

43Qu’est-ce qu’une « phase 1-2 » ? Quelle est la nature de la « science » dont nous parlons ici ? Il s’agit en fait du domaine de la recherche clinique, et de l’inclusion d’enfants dans des « essais thérapeutiques ». Les essais de « phase 1 » sont des essais pour lesquels n’est testée que la toxicité [8] : ils recherchent la « dose maximale tolérée » pour telle nouvelle molécule ou pour telle association de médicaments testée. Ce n’est que lors des « phases 2 » que l’efficacité du traitement est évaluée. En pédiatrie, les phases 1 s’accompagnent toujours d’une phase 2 (d’où le terme « phase 1-2 »), les essais qui ne testent que la toxicité étant réalisés en oncologie adulte. Il va de soi qu’ouvrir un protocole nécessite des ressources, apportées par celui qui en est désigné « promoteur ». Ressources cognitives, pour écrire le protocole, mais également financières, pour obtenir la molécule à tester.

44Quand sont testées de nouvelles molécules, le promoteur est le plus souvent le laboratoire pharmaceutique qui produit ces molécules. Le service peut également être promoteur, mais alors il s’agit le plus souvent « d’essais institutionnels », qui utilisent des médicaments déjà en circulation sur le marché, testant alors différentes associations de médicaments. Tous ces protocoles, dans une perspective juridico-éthique [9], sont contrôlés par diverses instances : le comité consultatif de protection des personnes dans la recherche biomédicale (CCPPRB), qui approuve le protocole avant son ouverture, une cellule de pharmacovigilance qui traite des « événements indésirables graves » pouvant survenir pendant l’administration du protocole [10], et qui envoie ses résultats à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) qui, en dernier ressort, peut décider de la fermeture du protocole.

45La recherche clinique s’organise donc comme un « mille-feuilles » de pratiques. C’est l’étage le plus bas de ce mille-feuilles que nous pouvons observer lors des discussions en staff : le moment où, l’essai étant ouvert, il va s’agir d’y inclure les enfants « staffés ». Cette inclusion est régie par des règles définies dans le protocole, la collecte des informations exigées par le protocole est assurée par des attachés de recherche clinique souvent présents lors des staffs. Et les médecins eux-mêmes doivent arbitrer pour savoir si l’inclusion « vaut le coup » pour tel enfant, ce qui correspond en fait à un calcul de type « bénéfice/risque » : considérer l’intérêt de la science sans porter atteinte à l’intérêt de l’enfant. À ce titre, le médecin référent de l’enfant, qui connaît le mieux l’enfant et sa famille, peut avoir le rôle, par diverses « montées en singularité », de calmer les ardeurs de ses collègues qui pourraient avoir tendance à réduire l’enfant à un « cas intéressant » pour la connaissance oncologique.

46Cependant, à ce niveau intervient également un acteur central dans ce processus : les parents, qui, suite à la loi de bioéthique de 1988, doivent donner leur « consentement » à l’inclusion de leur enfant dans le protocole. Pour autant, l’intervention des parents ne se limite pas à une simple signature apposée en bas d’une feuille de consentement. Ils ont également leur mot à dire quant au traitement de leur enfant, peuvent le refuser et contredire l’expertise médicale.

Quand les parents interviennent…

47Nous en arrivons donc à la troisième implication que nous souhaitions dégager. Arrêtons-nous sur cette discussion à propos d’un enfant dont la tumeur continue de résister après neuf mois de chimiothérapie :

48

Dr Miavion : Moi j’ai un peu de peine si on arrête tout. Je sais pas il y a un problème de cohérence.
Dr Didier : Depuis juin 2005 on dit qu’elle va mourir et elle est toujours là. Moi j’suis pour qu’on continue.
Dr Viar : Son état se dégrade tout de même.
Dr Didier : Comment ça ? Bien sûr que non, sur la radio c’est stable.
Dr Viar : Peut-être pas neurologiquement, mais son état général est moins bon, depuis octobre ça se dégrade, elle va moins bien.
Dr Didier : L’état neurologique et psychologique fait discuter de la poursuite d’un traitement. La stabilité lésionnelle et la demande thérapeutique spécifique de la part de ses parents incitent à poursuivre une chimiothérapie à dose réduite.

49Ici, nous voyons concrètement apparaître la « demande thérapeutique spécifique » de la part des parents. Au quotidien, le problème posé pour les médecins par l’intervention des parents dans la discussion médicale est le suivant : il s’agit de respecter leurs choix et leur avis, et, dans le cadre de ce que l’on a nommé la « modernité médicale », les parents sont juridiquement protégés en ce sens, sans pour autant leur faire porter la responsabilité des décisions qui seront prises. Les médecins sont donc à la recherche d’un « juste milieu », puisqu’il faut décider sans paternalisme et sans démagogie.

50Le staff joue donc un rôle essentiel. En tant qu’il est collectif, il permet aux médecins de prendre une certaine distance avec les affects. Un médecin seul aurait tendance à suivre des parents « jusqu’au-boutistes ». La discussion collective permet donc d’être « raisonnable » et d’éviter ce que les médecins, avançant des arguments éthiques (« la fin ne justifie pas les moyens »), appellent « l’acharnement thérapeutique » [11]. Cependant, l’avis des parents peut souvent faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre, quand aucun traitement ne paraît évident aux médecins.

51Une telle intervention peut aboutir à un rapport de force engagé avec les médecins. En témoigne, en moins d’un an, l’émergence de deux feuilletons médiatisés durant lesquels la justice a été saisie par des parents qui contestaient une décision médicale concernant le cancer de leurs enfants : par l’intermédiaire de juges et d’avocats, un dispositif juridique s’est immiscé dans les relations entre un praticien oncologue pédiatre et son patient mineur, accompagné de ses parents. Dans l’une de ces deux « histoires », le père d’un jeune adolescent qui en était à sa troisième chimiothérapie s’oppose à la décision d’un oncologue du Mans de pratiquer sur son enfant une autogreffe de moelle. Conforté par le « deuxième avis » d’un oncologue, et aidé par l’Union nationale des associations citoyennes de santé (l’Unacs), il se voit dirigé, par son avocat, vers le docteur Delépine. Quelque temps après, la justice a tranché : les parents ont obtenu le droit de faire soigner leur enfant selon leur choix [12].

52L’incertitude constitutive de l’activité médicale en oncologie pédiatrique oblige donc les médecins à déployer leurs raisonnements au sein d’un dispositif de mise en accord « à géométrie variable », capable de s’adapter à des situations singulières. Dans les cas complexes, les protocoles thérapeutiques doivent se renouveler, la parole doit se redistribuer, les positions de chacun se renégocier : les discussions se tendent, se complexifient, peuvent déborder du cadre du staff médical, pour se poursuivre dans la salle des internes, par mails ou dans des comités éthiques. Si l’assouplissement n’est pas suffisant, le dispositif se tend, pour finalement se briser, un dispositif juridique prenant temporairement le relais. Le gyroscope s’est bel et bien écroulé. Ce que, finalement, personne ne souhaite.

Conclusion : l’enfant sous le regard médical

53Notre travail a proposé d’appréhender l’activité décisionnelle en oncologie pédiatrique comme un moyen de circonscrire l’incertitude de la réaction tumorale, rendue inacceptable par la mort possible d’un enfant. Au sein du staff pluridisciplinaire, les médecins opèrent une « qualification » des différentes situations pathologiques, qui apparaît comme une opération cognitive, car interactive et discursive, soutenue par divers équipements : les dossiers médicaux et les livres de protocoles.

54La genèse de tels équipements s’inscrit dans un mouvement plus général de normalisation des pratiques oncologiques, rendu essentiel dans un univers où les connaissances sont toujours en cours d’élaboration. Ce mouvement, qui fait de l’hôpital une entité scientifico-technique de plus en plus importante, n’empêche cependant pas les controverses de fleurir. Celles-ci apparaissent quand les situations « chauffent », et ce qui est construit comme le « subjectif » de la situation médicale (« dire le bien » pour l’enfant), jusqu’alors soumis à l’objectivité d’un « médical » autonome (« dire le vrai » sur sa tumeur), acquiert une autonomie à travers les « demandes spécifiques » de la part des parents. Certes, ce sont toujours les médecins qui contrôlent la situation. Ce sont eux qui proposent les solutions thérapeutiques et dévoilent les alternatives : ils peuvent par exemple tenter de refroidir la situation en adaptant les protocoles thérapeutiques, faisant rentrer l’enfant dans le champ des « essais cliniques ». Mais même dans de tels cas, les parents peuvent refuser l’inclusion et influer la décision, le « subjectif » devenant alors hors d’atteinte de l’expertise médicale. Disons-le autrement. En situation froide, le regard médical unifie l’enfant par la lorgnette de sa maladie. En situation chaude, l’enfant est partagé en deux régions : une part « objective », accessible à l’expertise médicale ; une part « subjective », dont d’autres acteurs que les médecins peuvent et doivent témoigner. C’est en ce sens, comme le préconise N. Dodier, qu’il est possible « de clarifier les actes qui sont associés au terme incertain d’éthique médicale » (Dodier, 1993), ainsi que de penser la remise en cause locale de la hiérarchie en vigueur dans l’univers hospitalier. De telles complications permettent en effet aux divers acteurs de renégocier leurs positions. Les médecins, et notamment les internes, peuvent intervenir dans la controverse sur la stratégie thérapeutique à mettre en œuvre, ce qui leur donne l’occasion de « se montrer » à leurs collègues, tandis que le personnel paramédical peut aussi exiger d’avoir son mot à dire, comme l’en atteste la multiplication des « cellules éthiques » locales dans les centres hospitaliers.

55Au fil des revendications pour une médecine plus humaine et plus éthique, c’est donc le dispositif de mise en accord présenté dans ce texte qui est appelé à se transformer et à évoluer, pour acquérir, semble-t-il, inéluctablement plus de souplesse. La démocratie s’est invitée à l’hôpital, et rien ne semble pouvoir la pousser à en sortir. Évitons cependant les abus de généralisation, en soulignant que la cancérologie, qui plus est pédiatrique, reste, sûrement plus que d’autres, une spécialité où de telles questions sont particulièrement sensibles.

Références

  • AMAR, L., MINVIELLE, E., 2000. « L’action publique en faveur de l’usager : de la dynamique institutionnelle aux pratiques quotidiennes de travail, le cas de l’obligation d’informer le malade », Sociologie du travail, 42 (1), pp. 69-90.
  • ARIÈS, P., 1973. L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil.
  • BERG, M., 1996. « Practices of reading and writing : the constitutive role of the patient record in medical work », Sociology of Health and Illness, vol. 18, n°4.
  • CANGUILHEM, G., 2002. « Les maladies », in. Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, p. 35.
  • CASTEL, P., MERLE, I., 2002. « Quand les normes de pratique deviennent une ressource pour les médecins », Sociologie du travail, 44 (3), pp. 337-355.
  • DODIER, N., 1993. L’Expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métailié.
  • KERLEAU, M., 1998. « L’hétérogénéité des pratiques médicales, enjeu des politiques de maîtrise des dépenses de santé », Sciences sociales et santé, 16 (4), pp. 15-32.
  • LATOUR, B., 1996. « Visualization and cognition : thinking with eyes and hands », Knowledge and society, 6.
  • LATOUR, B., 2006. Changer de société Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte.
  • STRAUSS, A., 1992. La Trame de la négociation (textes réunis et présentés par I. BASZANGER), Paris, L’Harmattan.

Date de mise en ligne : 01/11/2008

https://doi.org/10.3917/tt.011.0061

Notes

  • [1]
    Les services d’oncologie pédiatrique ont pour objectif la prise en charge d’enfants atteints de tumeurs solides, cancers se présentant sous la forme d’une masse individualisée, la tumeur principale, accompagnée ou non de métastases. Les tumeurs solides s’opposent aux tumeurs liquides, cancers atteignant des cellules sanguines, que soignent les services d’hématologie.
  • [2]
    Il existe trois principaux traitements du cancer : la chimiothérapie, qui vise à détruire des cellules ou à maîtriser leur prolifération par l’administration de médicaments, le plus souvent par voie veineuse ; la chirurgie, qui permet de retirer des tumeurs cancéreuses lors d’opérations ; la radiothérapie, qui consiste à circonscrire ou à détruire des cellules cancéreuses en les exposant à des rayons.
  • [3]
    Il s’agira donc d’appréhender à un niveau microsociologique la manière dont se matérialisent les revendications, particulièrement intenses dans le domaine de l’oncologie, de traiter le patient comme une « personne globale ». Si l’« intérêt du patient », à une époque où la rationalisation de l’activité médicale fait débat, est une notion en vogue dans le monde médical, elle paraît particulièrement structurante quand il s’agit d’un enfant. Un enfant dont la figure est souvent exaltée dans nos sociétés occidentales (Ariès, 1973), et qui ne peut être tenu pour responsable de ce qui lui arrive : il n’y a pas, pour reprendre une expression utilisée par Strauss dans une série de recherches sur la prise en charge des maladies chroniques en médecine adulte, de « mourants peu méritants » en pédiatrie (Strauss, 1992).
  • [4]
    Ces informations sont également codées dans une perspective médico-légale de renforcement des droits à l’information de la personne malade (Amar et Minvielle, 2000).
  • [5]
    Outre le dossier médical, qui assure la présence constante de l’enfant dans le service, il existe un « dossier de soins » ou dossier infirmier, central pour la prise en charge au quotidien de l’hospitalisation, et qui ne peut être ouvert que durant l’hospitalisation de l’enfant et dans lequel sont codées divers paramètres (température, pouls, tension…) ainsi que des éléments de transmission plus précis sur la douleur et « l’état général » de l’enfant.
  • [6]
    M. Berg a souligné l’importance du dossier médical dans les réflexions menées par le personnel médical en montrant qu’à partir du moment où l’activité de représentation inclut un travail de classement, la représentation est de facto incluse dans les événements qu’elle est censée représenter (Berg, 1996). Cela rejoint l’idée de B. Latour selon laquelle « nous pensons avec nos yeux et nos mains » (Latour, 1996).
  • [7]
    Une infirmière du service, conviée au comité éthique.
  • [8]
    Cette toxicité est définie par les effets secondaires néfastes du traitement.
  • [9]
    L’encadrement juridique de la recherche biomédicale a été défini par la loi Huriet du 20 décembre 1988.
  • [10]
    Décès, hospitalisation, surdosage médicamenteux, etc.
  • [11]
    C’est un tel « acharnement thérapeutique » qui est reproché à Nicole Delépine. Pédiatre et cancérologue, cette dernière est au cœur d’une vive polémique qui l’oppose à tous les spécialistes français de l’oncologie pédiatrique : procès, audits, rapports, courriers incendiaires. Elle fait essentiellement deux affronts à la communauté médicale « légitime » : le refus d’appliquer les protocoles standardisés, et le refus catégorique de mener des essais cliniques. Cf. E. Lanez, « Les méthodes dérangeantes du docteur Delépine », Le Point, 17 janvier 2003, p. 48.
  • [12]
    « La cour d’appel d’Angers rend Alexis à ses parents », Le Monde, 26 juillet 2005.

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