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Article de revue

Quelques éléments sur les conditions d'une « importation » (Note liminaire à la traduction du texte de S. Silbey et P. Ewick)

Pages 101 à 111

Notes

  • [1]
    Dans le cadre d’un séminaire animé par L. Israël à l’ENS Cachan en 2002-2003 : « Traduire la sociologie américaine. Autour de The Common Place of Law ». Participants : G. Cassan, D. Didier, É. Gardella, M. Giraudeau, R. Lutaud, C. Ollivier, J. Pélisse, M. Plessz, M. Pujuguet, M. de la Rudelle, Y. Siblot, J. Souloumiac, M. Trespeuch, G. Truc, C. Vigour, B. Williams.
  • [2]
    Dans Courts, Law and Politics in Comparative Perspective (Yale University Press, 1996), H. Jacob remarque ainsi comment le terme « law » prend des connotations différentes, y compris au sein du monde anglo-saxon : « the difficulties [to disentangle law from variations in connotations] multiply when going beyond the English language. We translate as law the French la loi and le droit, the German Gesetz and Recht and the Japanese Ho and Horitsu, even though the connotations in the original language differ significantly from the connotations of the English word. In part, differences in French and German usages stem from the distinction between common law and civil law system » (p. 397).
  • [3]
    Sur l’histoire du mouvement Law and Society et l’émergence de courants critiques en son sein, voir DEZALAY (Y.), SARAT (A.) et SILBEY (S.), 1990. « D’une démarche contestataire à un savoir méritocratique, éléments pour une histoire sociale de la sociologie juridique américaine », Actes de la recherche en sciences sociales ; VAUCHEZ (A.), 2001. « Entre droit et sciences sociales, retour sur l’histoire du mouvement Law and Society », Genèses, n°45 ; MUNGER (F.), 1998. « Mapping Law and Society » in A. Sarat, M. Constable, D. Engel, V. Hans and S. Lawrence, 1998. Crossing Boundaries: Traditions and Transformations in Law and Society Research, Northwestern University Press.
  • [4]
    Du nom d’un college du Nord-Est des États-Unis où enseigne A. Sarat.
  • [5]
    A. VAUCHEZ, op.cit., p. 136.
  • [6]
    Voir A. SARAT et T. R. KEARNS (ed.), 1993. Law in Everyday Life, The Amherst Series in Law, Jurisprudence and Social Thought, The University of Michigan Press.
  • [7]
    SARAT et KEARNS, op.cit., p. 60.
  • [8]
    Dans « Conformity, Contestation and Resistance: An Account of Legal Consciousness », New England Law Review.
  • [9]
    M. Garcia-Villegas, « Symbolic Power Without Symbolic Violence, Critical Comments on Legal Consciousness Studies », colloque Law and Society, Budapest, juillet 2001 et Droit et Société n°53, 2003.
  • [10]
    Sur ce point, la lecture de l’item « conscience juridique » dans le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit (sous la direction de A. J. Arnaud) est éclairante, aucune référence n’est faite aux Legal Consciousness Studies, même dans la nouvelle édition de 1993.
  • [11]
    Provenant de quatre comtés du New Jersey, choisis en fonction de la composition de leur population, les personnes ont été sélectionnées selon une méthode d’échantillonnage assurant une certaine représentativité à la population enquêtée, en particulier en regard des statuts socio-économiques et du critère racial.
  • [12]
    Voir la note critique qu’en propose M. W. McCann dans l’American Journal of Sociology, vol. 105, n°1, 1999.
  • [13]
    Une exception à notre connaissance chez I. Kostiner, 2003. « Exploring the Invisible: On the Empirical Study of Legal Consciousness », communication au colloque Law and Society, Pittsburgh.
  • [14]
    Voir Actes de la recherche en sciences sociales, n°144, 2002. « Traduction : les échanges littéraires internationaux ».
  • [15]
    Comme l’illustrent les débats relatifs aux traductions de M. Weber ou les controverses portant sur les traductions de Freud.
  • [16]
    SILBEY (S.) et EWICK (P.), 1997. « Devant la loi : la construction sociale du juridique ». In : KOURILSKY-AUGEVEN (C.) (dir.), Socialisation juridique et conscience du droit, Collection « Droit et Société. Recherches et Travaux », LGDJ, Paris, pp. 33-56.
  • [17]
    Bien que celles-ci fassent référence, pour définir l’expression « before the law », à la parabole de Kafka intitulée « Vor dem Gesetz » et toujours traduite en français par « Devant la loi », il nous a semblé que cette référence n’aidait pas à éclairer le sens de l’expression anglaise.
  • [18]
    BERGER (P.) et LUCKMANN (T.), 1986. La Construction sociale de la réalité, Traité de sociologie de la connaissance, Paris, Méridiens-Klincksiek.
  • [19]
    Ce terme central de legal consciousness est traduit par C. Kourilsky-Augeven par « conscience juridique », qui renvoie selon nous à la dimension juridique au sens académique du terme que Silbey et Ewick cherchent justement à éviter.
  • [20]
    La fécondité de cette dernière proposition a été mise en évidence dans les travaux de J. Pélisse et de G. Truc, deux des traducteurs. Voir PÉLISSE (J.), 2003. « Consciences du temps et consciences du droit chez des salariés “à 35 heures” », Droit et Société n°53 ; Truc (G.), 2003. Le Congé de paternité, entre normes et pratiques, Mémoire de maîtrise de sociologie, Université Paris X-Nanterre.
English version

1En traduisant un chapitre de The Common Place of Law, Stories of Everyday Life publié par P. Ewick et S. Silbey en 1998, c’est un courant de recherche encore largement méconnu en France que l’on souhaite présenter et introduire dans les champs de la sociologie du droit et de la sociologie générale. Traditionnellement, les traductions proposées en sociologie relèvent de textes classiques, ayant déjà circulé et étant plus ou moins reconnus en France. L’entreprise porte cette fois-ci sur un courant de recherche récent, qui s’est développé depuis une dizaine d’années aux États-Unis, les Legal Consciousness Studies (LCS).

2Cette note indique les raisons qui ont conduit à proposer cette traduction et les conditions – collectives [1] – dans lesquelles elle s’est déroulée. Après la présentation du courant de recherche et du contexte intellectuel dans lequel l’ouvrage s’inscrit, de ses conditions de production et de réception, nous poserons quelques questions de nature épistémologique relatives à l’activité de traduction elle-même. En effet, par son inscription dans un courant plus large de recherches socio-juridiques américaines, regroupées dans le champ des études Law and Society, cet ouvrage pose de redoutables problèmes de traduction liés aux objets d’étude que sont « les phénomènes légaux » d’une part et la « vie quotidienne » d’autre part. Quoi de plus spécifique aux cultures nationales que le droit ? Quoi de plus incorporé et particulier que « ce qui se passe tous les jours », ce qui est banal et commun et qui, bien souvent, traduit le fait que l’on est ou pas dans « son » pays ? L’ouvrage cherche à mettre en relation cette vie quotidienne et le droit, à dégager la place commune et banale du droit dans la société, à comprendre comment sont organisées les relations entre droit et société, ou plutôt les façons dont le droit fait société et la société fait (du) droit. La diversité des systèmes juridiques (systèmes de droit civil ou common law et systèmes codifiés européens) et des rapports quotidiens au droit engagés et construits par les personnes, oblige ainsi à se poser des questions fondamentales comme la façon de traduire en français le terme « law ». [2] D’où ces interrogations : en quoi consiste l’opération de traduction ? Quelles difficultés avons-nous rencontrées et quels choix avons-nous faits ? Ce n’est qu’en réfléchissant ainsi aux modalités de la traduction, que pourront être abordées la fécondité mais aussi les limites d’une tentative « d’importation » de concepts, notions et méthodes de recherche américains en France.

Un courant de recherche récent : les Legal Consciousness Studies

3En phase d’institutionnalisation, comme le montre l’apparition depuis deux ans de réseaux dédiés spécifiquement aux Legal Consciousness Studies lors des colloques de la Law and Society Association, ce courant de recherche a trouvé dans The Common place of Law son ouvrage de référence. L’émergence de ce courant doit être rapportée à l’histoire du mouvement Law and Society : il se présente ainsi comme une arborescence issue du mouvement critique, développé aux États-Unis dans les années 1980, en réaction à la fois au tournant libéral et au structuralisme en vogue dans le champ scientifique. [3] Les chercheurs qui participent alors au Amherst Seminar[4] développent une approche critique et novatrice en sociologie du droit, inspirées des travaux critiques, les Crits, « de jeunes professeurs de droit issus des universités les plus prestigieuses de la côte Est – notamment Harvard et Yale – [qui] ont pris pour cible privilégiée la Law and Society Association [de l’époque] et sa conception du droit comme simple variable dépendante qui néglige de ce fait la dimension constitutive qu’il peut jouer dans les pratiques des acteurs. » [5] Les chercheurs du Amherst Seminar y opposent une sociologie du droit empirique étudiant « le droit comme une pratique sociale » (S. Silbey), souhaitant réorienter les stratégies de recherche vers le droit en actes (« law in action », A. Sarat), ou réinscrivant les études d’impacts dans le cadre des conceptions herméneutiques et compréhensives des sciences sociales (« interpretive social science », J. Brigham). De là émerge une nouvelle manière d’appréhender les phénomènes socio-juridiques, qui conçoit le droit comme un élément de la construction sociale de la vie quotidienne [6] et ouvre la voie aux études sur la « conscience du droit ».

4Diverses études, dès la fin des années 1980, ont contribué à l’émergence de cette approche sociologique du droit, dont l’unité n’est pas, d’ailleurs, à surestimer. Ces analyses se fondent sur une théorie constitutive de l’action sociale et critiquent les visions instrumentales du droit, qui conçoivent les phénomènes juridiques comme la résultante de dispositifs institutionnels et officiels destinés à intervenir sur cette réalité : « selon nous, les chercheurs qui travaillent sur le droit dans la vie quotidienne doivent abandonner une perspective qui part du droit (the law-first perspective) (…) [Il s’agit] d’aller dans les petites villes, à la campagne et dans les quartiers urbains et d’observer la façon dont les gens dans ces endroits en viennent à nommer, utiliser ou ignorer le droit tel qu’ils le construisent dans leur propre univers. » [7] En 1992, P. Ewick et S. Silbey expliquent que « les manières par lesquelles le droit fait l’objet d’expériences et est compris par les citoyens ordinaires, dans la mesure où ils choisissent d’invoquer la loi, évitent de le faire ou lui résistent, sont une partie essentielle de la vie du droit. » [8]

5Les investigations portent donc sur ces pratiques concrètes de la vie quotidienne dans lesquelles les règles juridiques sont perçues comme des éléments constitutifs de la réalité. Cette attention portée aux routines plutôt qu’à l’exceptionnel, au social en lieu et place des institutions, aux représentations mentales plutôt qu’au système légal coercitif sont des éléments communs à ce courant. [9] Trois autres points communs peuvent être repérés : une approche systématiquement empirique (sans que cela implique un postulat positiviste) ; une position politique favorable aux acteurs sociaux faibles ou marginalisés ; une perspective qui vise à mieux explorer les relations entre droit et changement social à partir d’une approche constructiviste.

The Common Place of Law : méthodologies et réceptions

6L’ouvrage dont nous proposons ici la traduction (partielle) du troisième chapitre paraît en 1998. Il est signé par Patricia Ewick et Susan Silbey, présidente de la Law and Society Association en 1995-1996. Résultat de plusieurs années de recherche, il est tiré d’une étude initiée dans le cadre d’un contrat de recherche sur les usages sociaux du droit au début des années 1990. Lancée par un groupe de travail de la Cour Suprême du New Jersey s’intéressant aux minorités, elle partait d’une problématique relative aux usages différentiels du droit par les citoyens « blancs » et « non blancs ». Les auteurs ont à la fois réalisé un important travail de terrain et proposé des conceptualisations théoriques nouvelles. Le chapitre traduit en témoigne, montrant comment cette étude de la légalité et des consciences du droit s’écarte de recherches et de conceptions antérieurs sur la conscience juridique. [10]

7Rappelons les modalités de l’enquête empirique qui sous-tend le chapitre théorique proposé à la traduction. Visant à saisir les manifestations du droit dans la vie quotidienne, sans imposer a priori une quelconque définition de ce qu’est le droit ou la légalité, les chercheuses se sont heurtées à des problèmes pratiques stimulants d’un point de vue méthodologique, qui ont produit des réponses originales, apparentes dès le choix de la photographie qui figure sur la couverture du livre.

Une photo suggestive

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Une photo suggestive

8

Prise en hiver dans une rue très enneigée, cette photographie représente une vieille chaise placée sur une place de parking déneigée. Comme l’expliquent les auteurs, la chaise signale au quartier une possession quant à l’usage de cet espace et un type de propriété. La personne qui l’a placée là invoque implicitement des justifications conventionnelles relatives à la propriété, qui elle-même repose sur l’investissement et le travail (déneiger la place). Dans cet exemple, l’idée juridique formelle de propriété privée (en tant qu’usage exclusif) est appropriée dans la mesure où d’autres droits lui sont associés. Pourtant, la propriété est ici construite très différemment de son sens doctrinal. « Sans titre de propriété ni document officiel, le droit est à la fois présent et absent pour organiser les interactions sociales dans une rue du New Jersey autour de cette construction particulière du concept de propriété privée. »
(P. Ewick, S. Silbey, p. 21)

9Le dispositif d’enquête, qui repose sur des entretiens et le récit d’histoires (« stories »), est décrit en annexe de l’ouvrage : 430 personnes de l’État du New Jersey ont été rencontrées dans le contexte de leur vie quotidienne, lors d’entretiens de deux à trois heures. [11] Pour ne pas induire une définition préalable et extérieure du droit et de la légalité, les auteurs ont construit leurs entretiens en trois parties : faire parler les gens de leur communauté, de leur quartier, de leur travail et de leur famille ; les interroger ensuite sur des événements et pratiques qui les auraient dérangés ou troublés dans leur vie quotidienne, ou, pour reprendre la formule utilisée par Silbey et Ewick face à leurs interlocuteurs, « toutes choses qui n’étaient pas comme vous auriez voulu que ce soit ou dont vous pensiez que cela devait être autrement » ; se centrer enfin sur un événement particulier, choisi par l’interviewé, qu’il est conduit à examiner en profondeur, pour voir quelles en étaient les causes et les responsabilités en jeu, qu’ils s’agissent des siennes ou de celles des autres. Ce n’est qu’à la fin de l’entretien qu’étaient posées des questions relatives à leurs connaissances, expériences et perceptions du droit et de procédures légales plus formelles, de leur effectivité et légitimité.

10Or « la stratégie qui consiste à centrer les entretiens sur les situations qui posent problème peut paraître contradictoire avec le postulat qui consiste justement à dire que le droit opère, probablement le plus puissamment, en rendant le monde non problématique. En effet, en organisant et en donnant sens à la plupart des routines de la vie quotidienne – comme acheter dans une épicerie ou conduire dans une rue – le droit pourrait bien être le plus présent dans ces situations où il est le plus remarquablement absent. Pourtant nous nous sommes centrées sur les problèmes [et non sur les routines], dans la mesure où nous pensons que c’est la meilleure voie pour initier des conversations qui pourraient nous révéler ce caractère quotidien du droit ; la légalité pourrait être mieux étudiée dans ces moments où les routines et le quotidien semblent se rompre. Non seulement les gens s’en rappellent mieux mais ils sont plus prêts à passer du temps pour construire le sens de ces situations » (Ewick et Silbey, pp. 27-28). Cette stratégie de recherche est donc cohérente avec l’usage de stories et l’intérêt porté au caractère « narratif » des matériaux obtenus. P. Ewick et S. Silbey ajoutent à ce sujet qu’elles adoptent « le concept de narrativité (narrative) parce que les gens tendent à expliquer leurs actions à eux-mêmes et aux autres sous la forme d’histoires. Plutôt que d’offrir des principes, des catégories, des règles ou des arguments raisonnables, les gens rendent compte, rapportent et refont vivre leurs activités en les racontant […] » (p. 29).

11Point d’aboutissement des premières études portant sur la conscience du droit, The Common Place of Law fait office, depuis sa parution, d’emblème pour toute une série de jeunes chercheurs et chercheuses travaillant dans cette perspective. L’ouvrage a été salué, dès sa sortie, comme une référence non seulement pour les Legal Consciousness Studies mais aussi pour l’ensemble de la recherche socio-juridique américaine. [12] Pourtant, paradoxalement, le livre semble avoir été lu dans une double perspective assez restrictive : pour sa démarche et la re-conceptualisation de la légalité qu’il initie (ou plutôt consacre ou stabilise, nous semble-t-il) ; pour ses résultats empiriques quant aux façons dont les gens construisent et se rapportent au droit. Bien peu d’articles se penchent par exemple sur la méthode, pourtant originale et peut-être discutable. [13] Et surtout, aucun ne reprend strictement la redéfinition de la légalité proposée par P. Ewick et S. Silbey, qui met en jeu deux concepts relativement classiques dans les sciences sociales : « ressources » d’une part et « schèmes culturels » d’autre part. C’est donc un usage flou tout autant qu’emblématique de l’ouvrage que l’on peut déceler et c’est pourquoi, face aux séduisants résultats empiriques ou à la re-conceptualisation de la façon d’aborder le droit, il nous a semblé intéressant de traduire un chapitre à la fois synthétique et théorique. On y trouve l’explicitation des concepts et une proposition de renouvellement du regard que la sociologie peut porter sur le droit.

L’exercice de la traduction et ses enjeux

12L’ambition qui a guidé ce travail collectif de traduction était double : faire connaître l’ouvrage, avec le soutien de S. Silbey, présente lors d’une séance de notre séminaire, et réfléchir aux problèmes épistémologiques et méthodologiques liés à l’exercice de la traduction en sciences sociales. En effet, l’attention a été portée depuis peu aux transferts culturels appréhendés à travers les traductions, en particulier dans le champ littéraire [14], ou aux enjeux en termes de fidélité aux auteurs que porte la traduction [15], dans une logique de mise à disposition de textes classiques à un public élargi. Mais les questions importantes soulevées par l’importation fréquente de termes, de références et de démarches propres à des traditions de recherche étrangères restent trop peu explorées. Dans cette perspective, deux pistes de réflexion méritent d’être examinées. La première, sans doute la plus connue, concerne la terminologie elle-même et les accommodements répétés que tout travail d’importation de concepts ou d’idées suppose, pour tenir à la fois l’impératif de fidélité à l’œuvre originale et la nécessité de produire un résultat intelligible et facilement transférable. Diverses solutions ont été sur ce point envisagées. Parfois, le terme original en anglais est conservé lorsqu’il n’a pas d’équivalent assez « parlant » ou que sa célébrité, surtout pour un titre, rend la traduction difficile (Street Corner Society ou Outsiders). D’autres termes ont été francisés, avec plus ou moins de succès et sans que l’on puisse toujours déterminer le degré d’intentionnalité qui a prévalu lors de la diffusion de ces néologismes (gouvernance, implémentation). Des traductions plus littérales ont également été adoptées, pour garder la référence à une tradition initiale (interactionnisme symbolique, théorie de la mobilisation des ressources). Ici, nous avons cherché systématiquement à traduire en français, sémantiquement autant que conceptuellement, le texte original, mise à part, dans cette note liminaire, la désignation des Legal Consciousness Studies qui permet d’insister sur leur caractère encore purement nord-américain.

13Les choix de traduction sont également contraints par l’existence de traductions et de modalités d’analyse préalables. Un texte antérieur, recoupant sur certains points ce chapitre, avait déjà été traduit en français, dans le cadre d’un ouvrage dirigé par C. Kourilsky-Augeven [16], et nous a obligé à réfléchir à chacun de nos choix, et notamment à ceux qui différaient des termes adoptés par les premiers traducteurs. Ainsi, là où « devant la loi » a été retenu par C. Kourilsky-Augeven et M.-J. Fay, nous avons traduit « before the law » par « face au droit » qui nous semble plus facilement intelligible et plus cohérent avec le sens de l’expression originale. [17] De même, nous avons choisi de traduire « the social construction of legality » par « la construction sociale de la légalité » plutôt que par « la construction sociale du juridique », à la fois pour garder la proximité sonore avec « la construction sociale de la réalité » [18], qui renvoie à la démarche constructiviste, et parce que parler de « légalité » plutôt que de « juridique » permet de ne pas déterminer à l’aide de critères eux-mêmes juridiques ce que l’on cherche à étudier, à savoir les représentations quotidiennes et populaires du droit. De manière plus générale, les options choisies reflètent un intérêt différent porté au courant des LCS, lu à travers la question de la socialisation juridique par C. Kourilsky-Augeven, et appréhendé ici dans une optique plus générale de sociologie culturaliste du droit.

14Cette question du culturalisme permet d’aborder le second enjeu porté par toute opération de traduction, notamment en sciences humaines et sociales : la difficulté à isoler un texte de son substrat scientifique mais aussi social. Pour cette traduction d’un texte important de la tradition d’études de la conscience du droit [19], comment tenir compte de la variabilité des systèmes judiciaires nationaux qui fait, par exemple, que le rapport au contentieux judiciaire n’est pas le même en France et aux États-Unis ?

Conclusion : transferts scientifiques, importations conceptuelles et sociétés

15Un premier élément concerne la manière dont l’importation d’un concept s’insère, par l’intermédiaire de son traducteur ou de son exégète, dans le champ scientifique existant. De ce point de vue, cette traduction répond et se distingue à la fois d’une première importation des LCS dans le champ des études sur la socialisation juridique, et se propose d’ouvrir de nouvelles voies en direction d’une sociologie du droit plus attentive aux représentations des acteurs. [20]

16Le transfert du courant des LCS soulève une autre question : dans quelle mesure importe-t-on plus que des concepts lorsque l’on transfère des outils de recherche pour travailler sur des sociétés différentes ? La question est d’autant plus importante qu’elle n’est pas immédiatement visible : le droit, la justice, les avocats se retrouvent bien dans l’ensemble des civilisations occidentales. Mais désigne-t-on la même chose lorsqu’on utilise ces mots ou leurs équivalents « traduits », en particulier lorsqu’on travaille sur les perceptions et les représentations des acteurs ? Il ne s’agit pas ici de prôner l’autisme scientifique ou l’impossibilité des transferts de connaissance. Bien au contraire, ces quelques remarques conclusives sont plutôt une invitation à mettre en lumière tout l’intérêt d’une opération de traduction qui, au-delà de la question de l’accessibilité, ouvre des perspectives passionnantes relatives à l’épistémologie même des sciences sociales. Celles-ci ne sont-elles pas indissociablement des produits et des analyses des sociétés dont elles proviennent et qu’elles étudient ?

Notes

  • [1]
    Dans le cadre d’un séminaire animé par L. Israël à l’ENS Cachan en 2002-2003 : « Traduire la sociologie américaine. Autour de The Common Place of Law ». Participants : G. Cassan, D. Didier, É. Gardella, M. Giraudeau, R. Lutaud, C. Ollivier, J. Pélisse, M. Plessz, M. Pujuguet, M. de la Rudelle, Y. Siblot, J. Souloumiac, M. Trespeuch, G. Truc, C. Vigour, B. Williams.
  • [2]
    Dans Courts, Law and Politics in Comparative Perspective (Yale University Press, 1996), H. Jacob remarque ainsi comment le terme « law » prend des connotations différentes, y compris au sein du monde anglo-saxon : « the difficulties [to disentangle law from variations in connotations] multiply when going beyond the English language. We translate as law the French la loi and le droit, the German Gesetz and Recht and the Japanese Ho and Horitsu, even though the connotations in the original language differ significantly from the connotations of the English word. In part, differences in French and German usages stem from the distinction between common law and civil law system » (p. 397).
  • [3]
    Sur l’histoire du mouvement Law and Society et l’émergence de courants critiques en son sein, voir DEZALAY (Y.), SARAT (A.) et SILBEY (S.), 1990. « D’une démarche contestataire à un savoir méritocratique, éléments pour une histoire sociale de la sociologie juridique américaine », Actes de la recherche en sciences sociales ; VAUCHEZ (A.), 2001. « Entre droit et sciences sociales, retour sur l’histoire du mouvement Law and Society », Genèses, n°45 ; MUNGER (F.), 1998. « Mapping Law and Society » in A. Sarat, M. Constable, D. Engel, V. Hans and S. Lawrence, 1998. Crossing Boundaries: Traditions and Transformations in Law and Society Research, Northwestern University Press.
  • [4]
    Du nom d’un college du Nord-Est des États-Unis où enseigne A. Sarat.
  • [5]
    A. VAUCHEZ, op.cit., p. 136.
  • [6]
    Voir A. SARAT et T. R. KEARNS (ed.), 1993. Law in Everyday Life, The Amherst Series in Law, Jurisprudence and Social Thought, The University of Michigan Press.
  • [7]
    SARAT et KEARNS, op.cit., p. 60.
  • [8]
    Dans « Conformity, Contestation and Resistance: An Account of Legal Consciousness », New England Law Review.
  • [9]
    M. Garcia-Villegas, « Symbolic Power Without Symbolic Violence, Critical Comments on Legal Consciousness Studies », colloque Law and Society, Budapest, juillet 2001 et Droit et Société n°53, 2003.
  • [10]
    Sur ce point, la lecture de l’item « conscience juridique » dans le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit (sous la direction de A. J. Arnaud) est éclairante, aucune référence n’est faite aux Legal Consciousness Studies, même dans la nouvelle édition de 1993.
  • [11]
    Provenant de quatre comtés du New Jersey, choisis en fonction de la composition de leur population, les personnes ont été sélectionnées selon une méthode d’échantillonnage assurant une certaine représentativité à la population enquêtée, en particulier en regard des statuts socio-économiques et du critère racial.
  • [12]
    Voir la note critique qu’en propose M. W. McCann dans l’American Journal of Sociology, vol. 105, n°1, 1999.
  • [13]
    Une exception à notre connaissance chez I. Kostiner, 2003. « Exploring the Invisible: On the Empirical Study of Legal Consciousness », communication au colloque Law and Society, Pittsburgh.
  • [14]
    Voir Actes de la recherche en sciences sociales, n°144, 2002. « Traduction : les échanges littéraires internationaux ».
  • [15]
    Comme l’illustrent les débats relatifs aux traductions de M. Weber ou les controverses portant sur les traductions de Freud.
  • [16]
    SILBEY (S.) et EWICK (P.), 1997. « Devant la loi : la construction sociale du juridique ». In : KOURILSKY-AUGEVEN (C.) (dir.), Socialisation juridique et conscience du droit, Collection « Droit et Société. Recherches et Travaux », LGDJ, Paris, pp. 33-56.
  • [17]
    Bien que celles-ci fassent référence, pour définir l’expression « before the law », à la parabole de Kafka intitulée « Vor dem Gesetz » et toujours traduite en français par « Devant la loi », il nous a semblé que cette référence n’aidait pas à éclairer le sens de l’expression anglaise.
  • [18]
    BERGER (P.) et LUCKMANN (T.), 1986. La Construction sociale de la réalité, Traité de sociologie de la connaissance, Paris, Méridiens-Klincksiek.
  • [19]
    Ce terme central de legal consciousness est traduit par C. Kourilsky-Augeven par « conscience juridique », qui renvoie selon nous à la dimension juridique au sens académique du terme que Silbey et Ewick cherchent justement à éviter.
  • [20]
    La fécondité de cette dernière proposition a été mise en évidence dans les travaux de J. Pélisse et de G. Truc, deux des traducteurs. Voir PÉLISSE (J.), 2003. « Consciences du temps et consciences du droit chez des salariés “à 35 heures” », Droit et Société n°53 ; Truc (G.), 2003. Le Congé de paternité, entre normes et pratiques, Mémoire de maîtrise de sociologie, Université Paris X-Nanterre.
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