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Article de revue

Faire payer des droits sur la musique en ligne ?

La difficile construction d'un dispositif de perception (entretien)

Pages 81 à 100

Notes

  • [1]
    Le Code de la propriété intellectuelle reconnaît des droits d’auteur à l’auteur et au compositeur (éventuellement la même personne) d’un morceau de musique ; et également, depuis 1985, des « droits voisins du droit d’auteur » aux producteurs et aux interprètes qui interviennent sur ce morceau.
  • [2]
    Sociétés spécialisées en fonction du type d’ayant-droit et du type de support : droits de représentation (SACEM) et de reproduction (SDRM) des auteurs-compositeurs, droits des artistes-interprètes (ADAMI, SPEDIDAM), droits des producteurs de phonogrammes (SCPP, SPPF), droit de copie privée des auteurs et des producteurs (SORECOP), rémunération équitable (SPRE).
  • [3]
    Formellement, les auteurs qui adhèrent à la SACEM lui cèdent leur droit d’autoriser et d’interdire la diffusion de leurs œuvres, en échange de quoi ils la chargent de percevoir en leur nom les droits liés à l’utilisation de leurs œuvres. La rémunération reçue est proportionnelle aux perceptions effectuées sur l’utilisation de leurs productions.
  • [4]
    Par exemple J. Ferrat, qui a signé plusieurs tribunes dans Le Monde.
  • [5]
    Il s’agit d’agents des sociétés de gestion collective qui ont prêté serment au ministère de la Culture, et sont habilités à établir des constats de contrefaçon qui ont valeur de preuve dans un dossier judiciaire.
  • [6]
    SESAM est une société multi-répertoire, créée par plusieurs sociétés d’auteurs pour autoriser les sites Web à utiliser des œuvres protégées, musicales et visuelles, à titre d’illustration. Le repérage et la licitation de ces sites sont du ressort du DRIM. « La partie SESAM » signifie donc : en ce qui concerne les sites utilisant de la musique à titre illustratif et accessoire.
  • [7]
    Service de téléchargement de musique à la demande.
  • [8]
    Nous laisserons de côté, par la suite, les aspects liés à la perception de droits de reproduction sur les CD-ROM, ludiques ou éducatifs, dans la mesure où ils s’écartent de notre problématique liée à la diffusion de musique en ligne.
  • [9]
    Du répertoire national et international : national, car tout adhérent SACEM doit y déposer l’intégralité de ses œuvres ; international, par le biais de nombreux accords de réciprocité signés avec les sociétés d’auteurs étrangères, par lesquels ces sociétés licitent leurs consœurs pour percevoir en leur nom sur leur territoire.
  • [10]
    JMP fait référence aux débats sur la responsabilité juridique des hébergeurs et des fournisseurs d’accès dans le « piratage ». Les éditeurs et les sociétés d’auteurs soutiennent que ces prestataires techniques devraient effectuer un contrôle auprès des sites qu’ils hébergent et des internautes qui utilisent leurs infrastructures, dans la mesure où ils en ont les moyens. Les hébergeurs et fournisseurs d’accès rétorquent qu’il n’est pas de leur ressort, ni dans leur mission, d’effectuer un travail de police privée auprès de leurs abonnés. Les négociations entre sociétés de gestion collective et fournisseurs d’accès et d’hébergement n’ont pas abouti à ce jour.
  • [11]
    Donc un sociétaire de la SACEM qui dénonce l’usage illicite de ses œuvres par un site.
  • [12]
    L’exception de courte citation est une disposition du Code de la propriété intellectuelle qui permet de citer une œuvre sans être justiciable du paiement de droits d’auteurs. Certaines interprétations du droit considéraient que les extraits musicaux mis en ligne pouvaient bénéficier de cette exception ; elles ont été écartées par la jurisprudence Chérie FM : SPPF, UPPFI c./ SA Chérie FM, SA NRJ, TGI Paris, 15 mai 2002.
  • [13]
    Littéralement « de pair à pair » : il s’agit de réseaux permettant aux internautes de s’échanger des fichiers entre eux, sans avoir recours à un site centralisé. Des services tels que Kazaa peuvent réunir jusqu’à un million d’utilisateurs simultanés. Pour une présentation de Napster, pionnier des services de peer-to-peer, comme système d’échange sociotechnique, voir Beuscart, 2002.
  • [14]
    En outre, les services de peer-to-peer, dont aucun de taille significative n’est basé en France, sont hors de portée juridictionnelle et leur attaque judiciaire est plutôt laissée aux associations de producteurs américains (la RIAA en particulier).
  • [15]
    Outre les deux procès cités par JMP, quelques décisions (notamment la première, dite affaire Brel et Sardou, publiée dans RIDA 171, TGI Paris 14 août 1996, Art Music France c./ Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications, p. 361, note C. Caron) font référence parmi les juristes, unanimes quant au fait qu’elles ramènent la diffusion musicale sur Internet dans le champ ordinaire du droit de la diffusion musicale. La lecture des revues de référence montre que doctrine et jurisprudence convergent pour qualifier la mise en ligne d’œuvres musicales comme une reproduction et une communication au public (même si la jurisprudence est plus assurée sur le premier point que le second) ; cette évolution rejoint le travail législatif en cours aux niveaux européen et français.
English version

1Une majorité des acteurs de la production culturelle – artistes, éditeurs, sociétés de gestion collective, administrations culturelles – déplore régulièrement, depuis plusieurs années, que « le droit d’auteur n’est pas appliqué sur Internet ». Les éditeurs et une partie des auteurs s’estiment « volés » par les internautes bénéficiant de leurs œuvres sans contrôle, et stigmatisent les pratiques de nombreux acteurs de l’Internet « qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils font », tandis que les acteurs publics nationaux et européens réfléchissent aux aménagements juridiques qui permettront l’« application » du droit d’auteur.

2Cette circulation non régulée des œuvres sur Internet contraste avec la façon dont, pour les autres modes de diffusion, le droit d’auteur et les sociétés de gestion collective structurent le fonctionnement du marché de la musique. Le Code de la propriété intellectuelle garantit en effet aux différents intervenants de la production musicale – auteurs, compositeurs, musiciens, interprètes, producteurs – le droit d’autoriser et d’interdire la reproduction ou la diffusion de leurs œuvres, ainsi qu’une rémunération de celles-ci proportionnelle aux recettes liées à l’exploitation. Il définit les conditions de validité des contrats entre les intervenants, protège les auteurs contre le pouvoir du producteur, et l’ensemble des acteurs de la production contre la contrefaçon. Il passe en revue les différents modes d’exploitation et précise pour chacun d’eux les modalités de rémunérations des auteurs pour la diffusion. Il définit enfin les statuts, les pouvoirs et les modalités de contrôles des sociétés de gestion collective, chargées de percevoir et de répartir – en un mot d’administrer – ces droits.

3En effet, « l’histoire des sociétés de gestion collective se confond avec le droit d’auteur. Ou plutôt, ce qui est présenté comme la genèse historique du droit d’auteur est en réalité la genèse historique des sociétés de gestion collective » (Paris, 2002) : le droit d’auteur est indissociable de ses pratiques, et les acteurs centraux de ces pratiques sont les sociétés de gestion collective. Dans le cas du marché de la musique, les droits d’auteur et droits voisins du droit d’auteur [1] sont en effet administrés par pas moins de 8 sociétés de gestion collective. [2] Aussi appelées sociétés de perception et de répartition, leur fonction est de percevoir des redevances auprès des utilisateurs de musique (radios, télévisions, concerts, ambiances sonores, boîtes de nuits, cafés, etc.), qu’elles répartissent ensuite à leurs sociétaires. [3]

4Dans cette régulation de la rémunération des œuvres, la SACEM (Société des Auteurs et Compositeurs et Éditeurs de Musique) occupe une place centrale : elle perçoit la majorité des droits musicaux (637 millions d’euros en 2001, sur un total d’environ 800 millions d’euros pour l’ensemble de la gestion collective), dont elle redistribue ensuite une partie à d’autres sociétés. Pour cela, elle s’appuie sur un appareil de perception très efficace, qui lui permet de recenser tout à la fois les œuvres diffusées sur les médias audiovisuels et les concerts donnés dans les bars. Chaque type d’utilisation de musique fait l’objet d’un tarif et chaque type d’utilisateur de musique fait l’objet d’une forme de contrôle adaptée. Le fonctionnement du droit d’auteur repose donc, dans ce domaine, sur un ensemble de routines efficacement instrumentalisées : tarifs forfaitaires, organismes de contrôle, fiches de déclaration des œuvres diffusées, clés de répartition… Les litiges judiciaires sont exceptionnels, et relèvent davantage des grippages de la machine de perception que de son fonctionnement régulier. La dimension patrimoniale du droit d’auteur est donc un assemblage complexe de ressources juridiques, de routines de travail, d’outils de perception et de procédures. C’est un tel assemblage que les sociétés de gestion collective tentent aujourd’hui de construire, non sans difficultés, pour la circulation des œuvres en ligne.

5La diffusion et la généralisation des supports numériques ont en effet conduit les sociétés d’auteurs à organiser une perception de droits d’auteurs sur les œuvres numériques. La SACEM est un acteur central de cette évolution, en association avec les autres sociétés de gestion collective. La circulation croissante d’œuvres numériques, sous des formes diverses et selon des modalités d’échanges multiples, représente pour ces sociétés une ressource potentielle vers laquelle il faut tracer les sillons de la perception. Sous la pression des sociétaires, prompts à s’insurger, en interne ou sur la scène médiatique [4], de la circulation anarchique et hors rémunération de leurs œuvres sur le réseau Internet, des cadres des sociétés d’auteurs ont été chargés de produire dans le domaine du numérique des dispositifs similaires à ceux existant pour les autres types de supports et de diffusion. C’est seulement lorsque de tels dispositifs, toujours fragiles, sont établis, que peut s’établir l’équivalence entre d’une part la diffusion d’une œuvre et d’autre part la rémunération de son auteur, par la médiation complexe des sociétés de gestion collective.

6Pour décrire cette construction, je me placerai en un lieu stratégique de la mise en place des nouveaux dispositifs : au sein de la SACEM, et plus précisément au sein du DRIM (Département Reproduction Internet Médias), chargé de la perception des droits sur les supports numériques. La mise en œuvre du droit d’auteur sur Internet ne se résume pas à la transposition des principes de droit contenus dans le Code de la propriété intellectuelle à de nouveaux types de support. Ce que laisse voir l’observation et les entretiens avec les acteurs chargés de cette « application », c’est bien plutôt la construction complexe et négociée de dispositifs de perception de redevances, d’arrangements plus ou moins solides entre les acteurs sur les modalités de cette perception, de routines de travail plus ou moins efficaces. Le droit n’est qu’un élément de cette construction, référent mobilisé de façons diverses et plus ou moins efficaces par les acteurs.

7Nous suivrons le récit qu’en fait l’un de ses principaux artisans, responsable du DRIM, un service de perception de la SACEM composé de 15 personnes en moyenne (selon la présence ou non de pigistes intérimaires), dont 9 agents assermentés. [5] Le service est chargé de collecter des redevances sur l’utilisation de musique sur les nouveaux medias numériques : support CD-ROM, diffusion sur Internet, illustration musicale de sites Web, sonneries de téléphones téléchargeables sur le Web, etc. La double formation de notre interlocuteur en droit et en informatique le dispose tout particulièrement à occuper ce poste, créé – comme le département – en juillet 2002. Après une certaine insistance de ma part, il accepte en décembre 2002 de dégager un moment dans son emploi du temps pour me recevoir. L’entretien, à la fois dense et cordial, a porté sur le travail de son service et les rapports avec les clients. Mon interlocuteur évoque les différentes techniques et stratégies mises en œuvre afin de construire des canaux de perception efficaces et susceptibles de se routiniser afin d’assurer une réalité au droit d’auteur sur Internet. Son récit recoupe ceux d’autres membres des sociétés de gestion collective comme de leurs clients (les diffuseurs de musique). Il s’organise autour des grandes questions suivantes : Pourquoi construire ces dispositifs ? Comment repérer les utilisateurs de musique ? Comment les requalifier en clients ? Comment lutter contre le piratage ? Je mettrai en regard, chaque fois que cela est nécessaire, ce dispositif de perception émergent avec ceux existant pour d’autres modes de diffusion.

Le paradoxe de la perception numérique

8Organiser la perception sur Internet ne signifie pas simplement faire affirmer la validité de la règle de droit dans cet espace, mais mettre en place un ensemble d’éléments juridiques, techniques et organisationnels et les assembler progressivement en un dispositif cohérent et efficace. En l’occurrence, pour qu’existe un jour une perception et une redistribution efficaces des droits d’auteurs sur la circulation numérique des œuvres, les membres du DRIM doivent : justifier qu’ils sont légitimes pour percevoir des droits sur les différents modes de diffusion ; établir des tarifs pour ces diffusions ; identifier l’ensemble des diffuseurs relevant des différents tarifs ; convaincre les diffuseurs de payer ; produire enfin des routines de perception (tarifs acceptés, contrôle systématique des clients enregistrés dans une base de données, mise en place de lettres types, etc.), et pouvoir espérer qu’un jour la perception numérique soit un secteur rentable.

9Le paradoxe apparent de cette activité est en effet qu’elle est fortement déficitaire et représente donc un coût net pour les auteurs sociétaires.

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« De toutes façons tout le DRIM de manière générale ce n’est que de la perception ; et ensuite, effectivement, il y a le département de répartition, documentation-répartition, à qui nous transmettons en fait une masse financière, avec le listing des œuvres utilisées, les caractéristiques des œuvres… les modalités d’exploitation lorsque c’est du payant pour qu’ils puissent associer un prix et une œuvre. Et ensuite la répartition, c’est fait à partir de ces deux types de données.
Q – Et ça représente déjà des sommes importantes, ou c’est un peu…
R – Oh non, comparé aux perceptions totales de la SACEM le multimédia c’est peanuts (rires). Je veux dire, le seul secteur qui génère de l’argent, actuellement, c’est celui de la téléphonie mobile. Tout ce qui est, je veux dire partie SESAM [6] entre guillemets, les montants sont très faibles ; donc pour générer beaucoup d’argent il faudrait dire qu’on atteigne 90 ou 95 % des sites sous autorisation, ce qui me semble être une utopie. Tout ce qui est musique à la demande, justement les Vitaminic [7] and co, ils gagnent pas un rond. Alors que bon, même si tous les contrats sont assujettis de minima, le principe c’est quand même le pourcentage sur le chiffre d’affaires, donc que ce soit 6 ou 8 ou 12 % de zéro, eh ben ça fera toujours zéro. […]
Q – J’ imagine qu’il y a eu un débat sur le fait qu’en termes de perception, enfin d’importance des perceptions, pour ce qui est des petits sites Web, de particuliers ou de sites institutionnels, enfin j’imagine qu’on met en balance le coût du développement d’outils, dont vous dites qu’il est relativement important, et l’importance potentielle des perceptions ?
R – Ouais, ça c’est le même problème pour le contrôle de manière générale en phono, quoi ; c’est trouver la balance entre ce qu’on va engager comme moyens pour effectivement faire du contrôle et de la recherche de clients, et ce que ça va nous rapporter, l’image de marque, les services rendus aux sociétaires. Il est certain qu’actuellement, dans le domaine du multimédia, il coûte plus cher qu’il rapporte. Ne serait-ce que si on prend effectivement les locaux, le matériel, les salariés, sans parler même du développement. Ça c’est certain ; seulement on peut pas faire autrement. C’est un investissement à long terme […] mais on n’a pas le choix. »

11Le paradoxe de la perception déficitaire n’est levé qu’en considérant qu’à long terme, si le marché de la diffusion numérique des œuvres se développe réellement, la part proportionnelle prélevée par les sociétés d’auteurs permettra d’amortir les frais de construction du dispositif. À court terme, la construction de ces dispositifs obéit à d’autres logiques : l’impératif pour la SACEM de remplir ses missions, régulièrement rappelé par la presse comme par les sociétaires.

12Cet extrait laisse en outre clairement apparaître la structuration de l’activité de perception-répartition autour des types de support : à chaque type de diffusion musicale (sonneries téléphoniques, Webradios et WebTV, musique à la demande, CD-ROM [8], illustration sonore de sites) correspond une technologie, un secteur économique et un mode de perception adapté.

Les tentacules du droit d’auteur : repérer les utilisateurs

13Avant d’aborder la question des méthodes utilisées pour identifier les utilisateurs de musique sur Internet, il peut être heuristique de revenir sur les dispositifs de perception et de contrôle à l’œuvre pour les modes de diffusion traditionnels. La justification théorique et pratique de la gestion collective, plus encore lorsqu’elle est monopolistique comme c’est le cas pour la SACEM, réside en effet dans la possibilité d’une perception efficace. Il s’agit certes de réduire les coûts de transaction en centralisant les négociations (Besen, Kirby, Salop, 1992) entre auteurs et utilisateurs de musique, mais aussi de réaliser des économies d’échelle par la construction de dispositifs de contrôle communs. La centralisation de la gestion de l’ensemble des œuvres en un seul répertoire et l’existence d’un représentant unique des auteurs permettent aux utilisateurs et diffuseurs de musique d’avoir accès à un répertoire large et de négocier avec un seul interlocuteur. Réciproquement, disposant de la quasi-totalité du répertoire [9], cet interlocuteur se trouve en mesure de développer des outils de perception et de contrôle de la licéité des diffusions musicales sur le territoire. Il peut en outre raisonnablement présumer, du fait de son monopole, que les auteurs qu’il défend sont concernés par chacune des diffusions musicales qu’il contrôle. Cette présomption de compétence pour agir sur toute diffusion musicale justifie des procédures de contrôle très uniformes.

14Outils de collecte de l’information et routines de travail sont mis en œuvre par des agents assermentés. L’organigramme de la SACEM témoigne d’une double division du travail, territoriale et par mode de diffusion.

15La mise en place d’une organisation territoriale permet un maillage du territoire. Sur les quelques 1 500 employés de la SACEM, une moitié environ travaille à la perception des droits de diffusion sur l’ensemble du territoire. Ils sont répartis dans une centaine de délégations régionales, réparties de façon uniforme sur le territoire national (DOM compris), chapeautées par 7 directions régionales. La mission de ces délégations consiste à « délivrer les autorisations nécessaires à la diffusion des œuvres » (secrétaire général, délégation de Grenoble). Certes, du point de vue des membres de ces bureaux de perception, dans un monde idéal, « si tout se passait bien, les gens viendraient : “je veux organiser un bal la semaine prochaine, comment est-ce que je dois m’y prendre ?” ». Néanmoins, dans la mesure où il existe des individus qui « ne connaissent pas leurs obligations », il échoit à ces délégations une importante fonction de contrôle. Chacune d’elle héberge à cet effet un certain nombre d’agents assermentés, habilités à constater les fraudes. La délégation épluche ainsi les calendriers des salles des fêtes de la région, les journaux, les programmes d’action culturelle des différentes mairies, les affiches de spectacles, etc., et compare les renseignements ainsi obtenus avec les déclarations enregistrées. Les agents régionaux se renseignent ensuite auprès de différentes instances (police, mairie…) afin d’obtenir des renseignements sur les spectacles et diffusions non licites, avant d’en contacter les organisateurs pour leur proposer un contrat régularisant leur situation ; la plupart du temps, un accord à l’amiable est trouvé. D’autres dispositifs permettent par exemple de contrôler l’exactitude des déclarations des œuvres diffusées. À la direction générale de Grenoble, pour environ 5 000 lieux de diffusion de musique licite, le secrétaire général estime à moins de 5 % la part de contentieux. L’essentiel des lieux physiques de diffusion musicale, du supermarché à la boîte de nuit, du salon de coiffure au concert associatif, du restaurant au bal populaire municipal, se trouvent ainsi contrôlés.

16La division du travail repose aussi sur le mode de diffusion. Les services régionaux sont complétés par des dispositifs centralisés (dans un grand immeuble à Neuilly) chargés d’assurer la perception et le contrôle des différents modes de diffusion musicale. Ainsi le département des médias audiovisuels est chargé d’établir et de renouveler régulièrement les contrats autorisant les radios et télévisions à faire usage de leur répertoire, et de réclamer et gérer les listes des œuvres diffusées transmises par ces médias. Les tarifs de ces autorisations sont régulièrement renégociés avec les différents intéressés – dans le cas des grands médias audiovisuels notamment, ou avec les associations professionnelles représentatives, de façon plus ou moins conflictuelle.

17Le fonctionnement du droit d’auteur repose donc, dans le domaine de la musique, sur un ensemble de routines efficacement instrumentalisées. Le droit formel n’est qu’exceptionnellement mobilisé, en cas de contestation sérieuse des routines. Comme le conclut T. Paris, « le système du droit d’auteur apparaît très machinal et repose essentiellement sur des dispositifs qui sont, plus que de grands principes, les véritables références pour les acteurs sociaux » (Paris, 2002). C’est un tel assemblage de règles, d’outils et de routines de repérage que les entrepreneurs du droit d’auteur, au sein des sociétés de gestion collective, tentent aujourd’hui de construire pour la circulation des œuvres en ligne.

Transposition et invention de dispositifs de repérage

18Un aspect essentiel de l’activité du DRIM est de repérer les diffuseurs de musique en ligne susceptibles de payer des droits. Si ces derniers sont évidemment très nombreux, il ne sont pas tous aisément repérables physiquement, et leur inscription dans une base de données client nécessite la mise en place d’outils et de routines de travail spécifiques et plus ou moins efficaces. Les extraits qui suivent dessinent, de façon quasi-exhaustive, l’éventail des techniques mises en œuvre pour le repérage des utilisateurs de musique sur Internet, l’ensemble des modalités d’établissement d’un lien entre le percepteur et le perçu.

19

« Q – Pour la perception, en gros c’est quoi les différents outils que vous possédez, ou que vous mettez en place, enfin je sais pas… C’est D.S. qui m’avait dit que vous vous étiez occupé notamment de mettre en place des petits moteurs de recherche…
R – Alors c’est assez difficile. Je veux dire on a deux types d’action : soit c’est manuel, soit c’est automatisé. Manuel, on le fait parfois sur des actions ciblées, parce qu’on sait qu’il y a un potentiel et que financièrement ça va être rentable. L’automatisé se fait surtout au niveau de SESAM. Dans les autres secteurs ça reste manuel ; mais parce qu’il n’y a pas des centaines de milliers d’interlocuteurs. En matière de téléphonie mobile, il y a quarante, cinquante interlocuteurs ; donc on les connaît et on les a connus assez vite. En matière de Webradio, WebTV, c’est pareil il y en a cinquante ou soixante, donc ça se cerne somme toute assez vite. Après, bon, il y en a qui apparaissent, disparaissent. Mais ceux qui ont une activité je dirais pérenne, il n’y en a pas tant que ça. La musique à la demande il y en a encore moins. Ceux qui font de la musique à la demande pour une exploitation commerciale, du style Vitaminic, il y en a très peu. Il y en a 5 ou 10 ; le marché s’est très vite régulé, auto-régulé, au moment de l’éclatement, enfin de la crise financière. »

20Pour certaines activités utilisant de la musique, les interlocuteurs, relativement peu nombreux, peuvent donc être identifiés « manuellement ». Dans ce cas, ils sont identifiés par la veille systématique : navigation, lecture de la presse spécialisée, participation aux listes de diffusion, etc. Ces techniques sont assez proches de celles mises en œuvre pour d’autres supports de diffusion.

21

« Et par contre le domaine où on peut se poser la question du manuel, c’est tout ce qui va être purement SESAM : donc illustration de sites Internet avec des œuvres, généralement des œuvres musicales. Parce que là on sait très bien qu’il y a potentiellement des dizaines et des dizaines de milliers de sites Internet. Nous, on a trois grandes catégories qui sont les particuliers, les sites associatifs et les sociétés.
Q – Oui, c’est les tarifs qu’il y a sur le site de SESAM…
R – Voilà. Et on a essayé différents types d’actions, par exemple pour tout ce qui est sociétés ; comme on travaille… il y a le répertoire de la vidéo institutionnelle. Alors on s’est rapproché de la vidéo institutionnelle, on a pris leur fichier client et pendant six mois on a testé en essayant tous les sites Internet de leurs clients. […] Après il reste deux grands domaines, qui sont l’associatif et le domaine du particulier. Le domaine du particulier est pour ainsi dire impossible ; parce que faire une démarche auprès de tous les particuliers c’est… inapplicable. Et deuxièmement ils le prennent très mal. Donc c’est assez délicat ; sauf après à aller trouver des accords avec les hébergeurs, des choses comme ça. Mais enfin bon, vu les problèmes qu’il y a actuellement sur la responsabilité des uns et des autres, personne n’a trop envie de se mouiller. [10] Donc je pense pour l’instant ça avancera pas beaucoup. Et troisième domaine qui est le domaine du culturel, non de l’associatif, bon souvent ça va ensemble (rires)… là effectivement, il y a deux possibilités : soit c’est de trouver un outil qui permet d’aller faire du contrôle, soit du manuel. Alors on est en train de voir, là c’est pareil, parce que la SACEM connaît très bien les associations, donc pour bénéficier aussi bien de leurs fichiers que des contacts et de l’expérience qu’ils ont. Le manuel est impossible dans ce secteur-là.
Q – Sur Google, tout la journée…
R – Oui voilà ; le manuel on l’a fait, par exemple… parce que, une des premières fois qu’on a rencontré les hébergeurs, ils nous ont dit “Non, non, on a mis des filtres en place, il n’y a strictement aucune utilisation d’œuvre musicale ou quoi que ce soit sur nos sites.” Bon j’ai pris un stagiaire, et je lui ai dit “Va voir les sites hébergés, de particuliers hébergés, par catégorie d’hébergeur quoi, pour chaque hébergeur, pour voir s’il y a des œuvres musicales ou pas.” Et là, ben effectivement ça demande… alors ça va parce que maintenant ils font tous comme Yahoo à classifier leurs sites. Donc c’est plus, la recherche est plus facile ; mais ça demandait à cliquer sur chacun des sites…
La dernière possibilité c’est de trouver des outils qui permettent d’automatiser les recherches. […] Sur le contrôle des sites Internet, alors là on travaille sur des outils effectivement. Que ce soit pour le texte, pour l’écrit, pour les sites Internet. C’est très cher et c’est très compliqué. Et là ça demande effectivement des outils très pointus, pour pouvoir aller vérifier qu’il y a bien des œuvres musicales mises à disposition sur le site Internet ; que le site Internet est de la compétence de la SACEM. Parce que là aussi il faut pas aller constater qu’il y a une œuvre musicale sur un site allemand, ça nous servira à rien parce que de toutes façons c’est pas nous qui allons le liciter. Donc… rien que ces deux paramètres, déjà, ont posé beaucoup de problèmes. Là on commence justement à avoir des solutions pour régler le problème. Tout ce qui va être recherche texte, il n’y a pas de problème. Aller analyser des mots clés sur un site Internet, déterminer s’il y a présomption d’utilisation ou pas, ça il y a plusieurs sociétés qui le font ; mais en fait ça ne nous satisfait pas.
Q – D’accord ; donc vous faites ça en externe ?
R – Oui. Ça demande en fait à aller vérifier derrière. Ce qu’il nous faut en fait, c’est un outil qui puisse nous dire, à 99 %, “Oui il y a des œuvres musicales sur tel ou tel site Internet.” Et encore, après il y a un autre problème derrière, c’est est-ce que cette œuvre musicale est protégée ou pas ? […] Un outil, quel qu’il soit, lui il ne fera pas la différence, entre une œuvre du domaine public, une œuvre non protégée et une œuvre protégée. Donc là on sait très bien que si un jour on utilise ce type d’outil, on s’expose à ce que la personne nous dise “attendez, c’est la deuxième symphonie de Beethoven, donc il y a rien à payer”, quoi. […] Mais pour l’instant les outils sont pas en place ; ils le seront. Et puis ensuite c’est des outils… faut voir s’ils sont efficaces ou pas. Actuellement en fait, le contrôle des sites, ce sont en fait les deux actions que je nommais, c’est-à-dire d’une part on s’est dit “Bon, on va faire une recherche sur un périmètre très ciblé”, et on prend du personnel en plus et on fait ça pendant x mois.
Q – Vous prenez des pigistes…
R – Voilà. Et puis deuxième type d’action, c’est effectivement, quand on tombe sur une adresse dans un magazine, c’est le sociétaire qui va faire une réclamation. [11] La dénonciation aussi, ça se fait de plus en plus : c’est “Ouais, vous m’avez envoyé un courrier parce que j’utilise de la musique sur mon site, mais l’autre là, il paie pas j’en suis sûr.” Donc voilà ; mais il n’y a pas d’outil aujourd’hui, il n’y a pas d’outil automatisé actuellement en place pour aller chercher tout ça. »

22Pour des catégories telles que les sites des sociétés commerciales ou des associations culturelles, les clients potentiels sont très nombreux, et il est difficile sinon impossible de les identifier de façon systématique ex nihilo. Le plus souvent néanmoins, un grand nombre de ces acteurs ont déjà été clients de la SACEM à un autre titre, et les membres du DRIM peuvent bénéficier des outils de recensement élaborés pour d’autres actes de diffusion (par exemple la vidéo institutionnelle). Ici, le travail de construction de liens de perception, matérialisés dans une base de donnée réactualisée et la signature de contrats avec chacune des sociétés utilisant des œuvres protégées sur son site, est facilité par les objets (le fichier client) du dispositif de perception sur un autre support.

23Restent les très nombreux clients potentiels, radicalement nouveaux venus dans le monde du droit patrimonial : sites personnels, associatifs, de petites entreprises, utilisant une illustration sonore ou musicale, proposant le téléchargement d’un nombre très réduit d’œuvres, l’écoute partielle de quelques morceaux. Dans ce cas, le paradoxe de la perception déficitaire est fortement accru, puisque les coûts de perception augmentent, alors que l’importance des sommes collectées diminue : il s’agit en effet souvent de sites générant peu, sinon aucun chiffre d’affaire. Ensuite, l’identification des utilisateurs (à requalifier en clients) est plus complexe techniquement et ne trouve pas nécessairement sa solution dans le répertoire de moyens de perception pourtant riche de solutions inventées par les sociétés de gestion collective. Ces utilisateurs ne figurent dans aucune base de données, sont trop nombreux pour être recensés manuellement ou à partir de sources secondaires telles que les journaux spécialisés, n’appartiennent à aucune association professionnelle, etc. La « régularisation » des sites se fait donc de manière très empirique, en fonction de leur visibilité et des opportunités : dénonciation, délation, repérage par hasard par un pigiste, etc. La mise en œuvre du droit s’effectue ici par tâtonnements. Les membres du DRIM espèrent lui donner un peu d’universalité grâce à l’automatisation du repérage, mais la mise en œuvre technique s’avère difficile et reste à l’état de projet.

Construire un cadre d’interaction

24Il ne suffit pas de repérer les clients potentiels redevables de droits d’auteurs ; il faut encore les convaincre de payer, dans un contexte où les arguments en faveur de la libre circulation des œuvres sont très prégnants. C’est ce que JMP et ses collègues nomment le travail de « pédagogie » : faire accepter à l’interlocuteur la nécessité de rémunérer les auteurs et donc de payer une redevance à la SACEM qui les représente. C’est la base de la discussion, qui portera ensuite, de façon plus négociable, sur la qualité commerciale ou non du site, sur la rétroactivité des droits, etc. Le diffuseur de musique est alors qualifié – au sens juridique du terme – comme destinataire de la règle de droit. Ce travail de requalification des utilisateurs de musique en clients se fait plus ou moins facilement, selon leur familiarité avec le texte et les pratiques du droit d’auteur.

25Dans cette « définition de la situation », le droit joue un rôle décisif, comme ressource argumentative la plupart du temps : les membres de la SACEM sont d’autant plus assurés dans leur négociation qu’ils étoffent leur discours de cas de jurisprudence allant dans le sens d’une application stricte du droit d’auteur sur Internet. Dans ce domaine comme dans d’autres, la doctrine et la jurisprudence – encore très incertaines – ne prescrivent pas strictement des actions, mais organisent la prévisibilité des sanctions.

26

« Il faut [pour travailler au DRIM] avoir une bonne connaissance du Code de la propriété intellectuelle, savoir expliquer après de manière simple pourquoi les sociétés d’auteur interviennent. Ce qui dans le domaine du multimédia, est assez compliqué, parce qu’on s’adresse à une population qui est aussi bien une population de professionnels, mais qui est en très grande majorité une population qui ne connaît absolument rien au droit d’auteur, voire au droit tout court. Quand on s’adresse à Citroën parce qu’ils mettent de la musique sur leur site Internet, on tombe sur les juristes de Citroën. À la limite si on arrive à tomber sur le juriste qui traite des licences et des brevets, ça va aller ; parce qu’encore, c’est pas trop loin. […] Mais souvent, la plupart du temps, ils connaissent bien le droit qui est spécifique à leur secteur d’activité, ils n’ont aucune idée des connaissances de la propriété intellectuelle. Donc ça demande beaucoup de pédagogie et beaucoup d’explications. Et puis alors après il y a une frange encore plus grande qui sont toutes les personnes qui ne connaissent strictement rien du droit, où là il faut prendre à zéro, et puis leur expliquer […]
Q – Oui du style l’informaticien qui a mis en place sa Webradio
R – Voilà. Ça et puis les supports c’est pareil ; il y a des supports où à partir du moment où c’est diffusé à titre gratuit on considère que… Il y a deux facteurs qui gênent beaucoup, d’une part, c’est 1 : la notion de gratuité. On a toujours dit “Internet c’est gratuit”, Internet on a tout ce qu’on voulait, les ressources, etc. Donc c’est sûr le jour où on arrive en disant “Non, non, en fait il faut payer”… Et puis 2 : un raisonnement qui s’est développé par la suite, qui a été de dire en ce qui concerne la musique : c’est grâce aux sites Internet que les musiques sont plus connues, donc ça favorise la vente du supports. Donc, en fait on fait de la promotion ; et quand on fait de la promotion, on devrait pas payer de droits d’auteur.
Q – Oui c’est un raisonnement qui… enfin qui tourne.
R – Oui ça, et puis bon l’exception, la courte citation [12] ; ça aussi on me l’a sorti x fois. À partir du moment où on utilise 30 secondes est-ce qu’on peut pas bénéficier de la courte citation pour pas payer de droits… »

27Ce travail de construction d’un cadre d’interaction n’est pas symétrique, loin s’en faut. Le droit, ici au sens du droit formel, comme ensemble de règles susceptibles d’être utilisées par les acteurs dans le cadre d’un contentieux, y joue un rôle déterminant. Seuls les acteurs dotés d’une forte compétence juridique et d’une bonne connaissance du fonctionnement ordinaire du droit d’auteur (les grands acteurs économiques du secteur) sont en mesure de s’opposer à la définition de la situation de la SACEM. Ici comme dans bien d’autres secteurs, le droit ne fonctionne pas comme un texte dont les acteurs déchiffreraient le sens, et qu’ils appliqueraient sous peine d’être sanctionnés par les tribunaux. Il s’agit plutôt d’une ressource, plus ou moins efficace selon sa mise en forme (la précision et la légitimité de l’interprétation, le poids de la jurisprudence qu’elle parvient à s’attacher notamment).

28Les litiges et les incertitudes réglés par les tribunaux sont en effet très minoritaires dans la mise en place de la structure du marché de la musique en ligne, et aucun tarif ni aucune procédure de perception ne se sont, à ce jour, décidés dans un tribunal. En revanche, le droit est un facteur déterminant des négociations de la perception, et finalement de l’accord entre le DRIM et les acteurs économiques : la prévisibilité de certaines de ses sanctions oriente les acteurs vers un accord leur économisant les frais et le travail d’un conflit juridique. Les membres de la SACEM sont d’ailleurs certains que le droit leur est favorable sur un certain nombre de points :

29

« Q – Et ça se passe bien, ou c’est très conflictuel ? [la négociation des tarifs]
R – Ça se passe… mieux maintenant. Parce que, bon je pense qu’il y a eu une évolution des mentalités. Il y a eu des procès en France et à l’étranger ; par rapport à l’utilisation de la musique, pour tout ce qui est numérique, Internet, téléphone portable and co ; et le principe du droit d’auteur n’a jamais été remis en cause.
Q – Ça serait quoi les grands… les grands procès ?
R – Par exemple en France il y a eu un procès, je sais plus si c’est NRJ ou Chérie FM…
Q – Oui, celui de Chérie FM je l’ai lu… J’ai vu aussi celui de MC Solaar sur la téléphonie mobile.
R – Voilà, je crois que ce sont les deux seuls en France. En Allemagne il y a eu beaucoup plus que chez nous. Et tous ces procès… en plus, si on prend celui de Chérie FM, bon il est particulier, parce qu’il porte sur un point très précis. Mais il évacue complètement la problématique qui est courte citation pour diffuser les œuvres sur Internet, quoi. Donc, en fait les acteurs maintenant n’ont plus le raisonnement qui est de dire on doit pas payer, c’est de la promotion, ça nous coûte trop cher, etc. »

30On voit donc que quelques éléments de jurisprudence construisent la prévisibilité du droit sur la légitimité de la SACEM à intervenir, et la possibilité d’un accord entre les parties sur la nécessité de construire un système de perception. Il s’agit moins d’une « évolution des mentalités » que d’une probabilité plus grande pour la SACEM de gagner en cas de litige, qui constitue une ressource décisive de la négociation pour requalifier les entités en clients, les contraindre à négocier en regard de la règle (quel tarif ?) et non la règle elle-même (faut-il vraiment payer ?) Les acteurs postulent la cohérence du droit et en déduisent sa prévisibilité : « faire jurisprudence signifie aussi faire référence pour les acteurs » (Paris, 2002).

31La connaissance du droit est cependant loin d’être bien partagée, de même que la capacité à construire des interprétations crédibles, voire d’affronter un procès. Elle l’est dans le cas de grands acteurs, qui mobilisent leur expertise juridique pour négocier ou contester les tarifs proposés, la légitimité de la SACEM à intervenir, ou simplement retarder le moment où il faut s’acquitter des redevances. Certains services de musique à la demande refusaient encore, à la date de l’entretien, de souscrire au contrat-type proposé par la SACEM, sans être réellement sous la menace d’un procès. À l’opposé, dans les interactions entre le DRIM et les sites ou services de particuliers ou d’amateurs, les ressources juridiques sont très inégalement partagées. Les services amateurs et de petite dimension n’ont souvent d’autre choix que de signer ou de fermer le service, même quand la proposition de la SACEM leur paraît contestable. Par exemple, le fondateur d’une Webradio amateur de dimension très modeste (entre dix et vingt visites par jour) a été contacté par la SACEM qui se proposait de le « régulariser ». Utilisant un outil de diffusion américain clé en main, proposé par la société live365, il s’acquitte d’une redevance de 10$ par mois, qui inclut, selon live365, le paiement de droits d’auteur (aux sociétés américaines). La Webradio amateur se disait donc en règle. « Et là ils m’ont répondu, oui on connaît, mais ce contrat n’est pas valable. J’ai dit que si, ils ont dit que non. J’ai demandé pourquoi, ils m’ont juste répété qu’il n’était pas valable. » Le fondateur a finalement décidé de fermer sa Webradio, plutôt que de payer la somme réclamée (de l’ordre de 200 euros par an).

32D’autres acteurs enfin, même « petits », s’affilient au syndicat professionnel chargé des négociations avec la SACEM afin de bénéficier de sa protection et de sa capacité de négociation.

Requalifier les « pirates » ?

33Il faut bien garder à l’esprit que l’ensemble de ces moyens de diffusion, en voie de « régularisation », ne représentent qu’une part infime de la circulation réelle de musique sur Internet. L’essentiel des échanges s’effectue en effet entre utilisateurs plus ou moins anonymes, au moyen de logiciels de plus en plus sophistiqués tel que les services de peer-to-peer.[13] Néanmoins, les différents acteurs de ces réseaux – fabricants des logiciels, gros et petits utilisateurs – ne sont pas considérés comme « régularisables », mais comme simples « pirates ». Cette requalification différente s’accompagne de registres d’action similaires, mais différemment hiérarchisés : la répression pour les producteurs des outils et les gros utilisateurs, la pédagogie pour les autres. Cette répression n’est pas dans les attributions directes du DRIM. [14] En revanche, comme les sociétés de gestion collective se reconnaissent un pouvoir de « normalisation » des utilisateurs de peer-to-peer, le service a pu participer à certaines expériences de lutte contre la piraterie.

34Celle qui est relatée ici relève de la pédagogie et n’a été mise en place que de façon temporaire. Elle s’inscrit dans une démarche visant à inquiéter le pratiquant de téléchargement musical, à dénaturaliser sa démarche en lui soutenant que son action est illégale et condamnable (en toute hypothèse, sur la base d’une interprétation dominante du droit, qui reste une interprétation tant que le dispositif technique n’a pas été soumis au travail de qualification juridique par un tribunal, à l’occasion d’une plainte).

35

« C’était un outil […] de surveillance des réseaux peer-to-peer. Et en fait, tout simplement, l’outil analysait le réseau ; et quand il voyait passer du téléchargement musical, il prenait l’adresse IP de la personne qui télécharge, et il lui envoyait en fait un mail, tout simplement, pour dire en gros “Attention ce que vous faites c’est pas bien, c’est illégal.” Mais c’était simplement un mail d’information. […] Je pense qu’une des seules façons de faire évoluer effectivement les mentalités de manière globale, sans parler que du P2P… concernant l’utilisation des œuvres sur Internet, c’est le pédagogique. Donc là le mail au moins expliquait pourquoi c’était interdit, qu’est-ce qu’il fallait faire, auprès de qui il fallait se renseigner. Euh l’outil… alors faisait un traitement effectivement automatisé des adresses IP, mais il y avait pas de conservation de données ensuite au sein du système.
Q – Donc c’était légal vis-à-vis de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Liberté) ?
R – Alors non en fait, on a interrogé la CNIL, et elle a refusé parce qu’elle considère l’adresse IP comme une donnée nominative indirecte, et à partir du moment où il y a un traitement automatisé, ben… il fallait lui soumettre ; et la CNIL a refusé que… enfin n’a pas refusé… a donné un avis défavorable à l’utilisation de l’outil. »

Conclusion

36

« Parce que actuellement le multimédia ça paraît comme un joyeux foutoir ; et qu’il est absolument pas régulé par le droit. Or on sait depuis le début que c’est régulé par le droit ; ça, ça commence à passer petit à petit dans les mentalités, par contre ça apparaît toujours comme un joyeux foutoir. Or c’est de moins en moins le cas. »

37Ce dernier extrait peut être lu comme un résumé parfait de la situation du droit d’auteur sur Internet, tout comme une maxime de l’activité quotidienne des membres du DRIM. Le multimédia (l’Internet en particulier) n’est que très peu régulé par les dispositifs technico-juridiques qui assurent la réalisation quotidienne du droit. En revanche, « c’est régulé par le droit », puisque les juristes de la SACEM, et une grande partie de la profession avec eux, disposent d’un argumentaire juridique et jurisprudentiel suffisant pour être certains de remporter un procès éventuel contre un utilisateur de musique récalcitrant. [15]

38Bien sûr, le DRIM n’est pas le seul lieu en France où se construisent les modalités de mise en œuvre du droit d’auteur pour la musique en ligne, et partant les structures d’un marché de la musique sur Internet. Le sort du peer-to-peer, en particulier, se joue en de nombreux autres lieux : dans les négociations avec les fournisseurs d’accès, dans la production législative réduisant l’impunité des internautes ou facilitant la poursuite des contrevenants, chez les producteurs d’outils de traçage des « pirates », dans les procès américains contre les producteurs de logiciels de peer-to-peer… Néanmoins, on y aperçoit les logiques à l’œuvre chez les entrepreneurs du droit que sont les sociétés de gestion collective. Et l’existence de possibilités de diffusion licite, même faiblement appliquées, est un préalable indispensable à la mise en œuvre – éventuelle – d’une répression systématique des diffusions illicites.

39Le DRIM apparaît en définitive comme un lieu privilégié pour l’observation de l’émergence des structures du marché de la musique en ligne. S’y joue en effet, comme nous avons pu le voir, la construction d’une régulation efficace de la diffusion des œuvres sur Internet, à laquelle s’ajoute une détermination des tarifs adéquats. C’est par cette double construction de dispositifs de régulation et de tarifs qu’il devient possible d’associer des flux monétaires à des flux de circulations d’œuvres musicales.

RÉFÉRENCES

  • BESEN (M.), KIRBY (N.), SALOP (C.), 1992. « An economic analysis of copyright collectives », Virginia Law Review, vol.78.
  • BEUSCART (J.-S.), 2002. « Les usagers de Napster, entre communauté et clientèle. Construction et régulation d’un collectif sociotechnique », Sociologie du Travail, 44-4, pp. 461-480.
  • PARIS (T.), 2002. Le Droit d’auteur : l’idéologie et le système, Paris, PUF.

Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/tt.006.0081

Notes

  • [1]
    Le Code de la propriété intellectuelle reconnaît des droits d’auteur à l’auteur et au compositeur (éventuellement la même personne) d’un morceau de musique ; et également, depuis 1985, des « droits voisins du droit d’auteur » aux producteurs et aux interprètes qui interviennent sur ce morceau.
  • [2]
    Sociétés spécialisées en fonction du type d’ayant-droit et du type de support : droits de représentation (SACEM) et de reproduction (SDRM) des auteurs-compositeurs, droits des artistes-interprètes (ADAMI, SPEDIDAM), droits des producteurs de phonogrammes (SCPP, SPPF), droit de copie privée des auteurs et des producteurs (SORECOP), rémunération équitable (SPRE).
  • [3]
    Formellement, les auteurs qui adhèrent à la SACEM lui cèdent leur droit d’autoriser et d’interdire la diffusion de leurs œuvres, en échange de quoi ils la chargent de percevoir en leur nom les droits liés à l’utilisation de leurs œuvres. La rémunération reçue est proportionnelle aux perceptions effectuées sur l’utilisation de leurs productions.
  • [4]
    Par exemple J. Ferrat, qui a signé plusieurs tribunes dans Le Monde.
  • [5]
    Il s’agit d’agents des sociétés de gestion collective qui ont prêté serment au ministère de la Culture, et sont habilités à établir des constats de contrefaçon qui ont valeur de preuve dans un dossier judiciaire.
  • [6]
    SESAM est une société multi-répertoire, créée par plusieurs sociétés d’auteurs pour autoriser les sites Web à utiliser des œuvres protégées, musicales et visuelles, à titre d’illustration. Le repérage et la licitation de ces sites sont du ressort du DRIM. « La partie SESAM » signifie donc : en ce qui concerne les sites utilisant de la musique à titre illustratif et accessoire.
  • [7]
    Service de téléchargement de musique à la demande.
  • [8]
    Nous laisserons de côté, par la suite, les aspects liés à la perception de droits de reproduction sur les CD-ROM, ludiques ou éducatifs, dans la mesure où ils s’écartent de notre problématique liée à la diffusion de musique en ligne.
  • [9]
    Du répertoire national et international : national, car tout adhérent SACEM doit y déposer l’intégralité de ses œuvres ; international, par le biais de nombreux accords de réciprocité signés avec les sociétés d’auteurs étrangères, par lesquels ces sociétés licitent leurs consœurs pour percevoir en leur nom sur leur territoire.
  • [10]
    JMP fait référence aux débats sur la responsabilité juridique des hébergeurs et des fournisseurs d’accès dans le « piratage ». Les éditeurs et les sociétés d’auteurs soutiennent que ces prestataires techniques devraient effectuer un contrôle auprès des sites qu’ils hébergent et des internautes qui utilisent leurs infrastructures, dans la mesure où ils en ont les moyens. Les hébergeurs et fournisseurs d’accès rétorquent qu’il n’est pas de leur ressort, ni dans leur mission, d’effectuer un travail de police privée auprès de leurs abonnés. Les négociations entre sociétés de gestion collective et fournisseurs d’accès et d’hébergement n’ont pas abouti à ce jour.
  • [11]
    Donc un sociétaire de la SACEM qui dénonce l’usage illicite de ses œuvres par un site.
  • [12]
    L’exception de courte citation est une disposition du Code de la propriété intellectuelle qui permet de citer une œuvre sans être justiciable du paiement de droits d’auteurs. Certaines interprétations du droit considéraient que les extraits musicaux mis en ligne pouvaient bénéficier de cette exception ; elles ont été écartées par la jurisprudence Chérie FM : SPPF, UPPFI c./ SA Chérie FM, SA NRJ, TGI Paris, 15 mai 2002.
  • [13]
    Littéralement « de pair à pair » : il s’agit de réseaux permettant aux internautes de s’échanger des fichiers entre eux, sans avoir recours à un site centralisé. Des services tels que Kazaa peuvent réunir jusqu’à un million d’utilisateurs simultanés. Pour une présentation de Napster, pionnier des services de peer-to-peer, comme système d’échange sociotechnique, voir Beuscart, 2002.
  • [14]
    En outre, les services de peer-to-peer, dont aucun de taille significative n’est basé en France, sont hors de portée juridictionnelle et leur attaque judiciaire est plutôt laissée aux associations de producteurs américains (la RIAA en particulier).
  • [15]
    Outre les deux procès cités par JMP, quelques décisions (notamment la première, dite affaire Brel et Sardou, publiée dans RIDA 171, TGI Paris 14 août 1996, Art Music France c./ Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications, p. 361, note C. Caron) font référence parmi les juristes, unanimes quant au fait qu’elles ramènent la diffusion musicale sur Internet dans le champ ordinaire du droit de la diffusion musicale. La lecture des revues de référence montre que doctrine et jurisprudence convergent pour qualifier la mise en ligne d’œuvres musicales comme une reproduction et une communication au public (même si la jurisprudence est plus assurée sur le premier point que le second) ; cette évolution rejoint le travail législatif en cours aux niveaux européen et français.

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